[1,0] ANTAPODOSIS. [1,1] LIVRE PREMIER. (Préface adressée au Révérend Père Raymond, évêque de l’église d’Elvire en Espagne). Au révérend seigneur Raimond plein de toute sainteté, Evêque de l'Eglise d’Illiberis, Liutprand lévite indigne de l’Eglise de Pavie salut. Père très cher ! vous, m’avez demandé d'écrire les faits de toute l'Europe des Empereurs et des Rois, parce que j'en étais informé non par ouï-dire, mais pour en avoir été témoin moi même. J'ai différé deux ans à vous satisfaire. J'étais surtout effrayé par ma propre insuffisance et par l'envie des détracteurs, ceux-ci sont enflés de vanité, et maigres de science, et selon le dire du savant Boèce, ils ont un morceau de la robe philosophique, et croient l'avoir toute entière. Cependant ces gens-là auraient pu me dire. Nos ancêtres ont déjà tant écrit que ce sont les lecteurs qui manquent et non pas les lectures — et ils ajoutent : Rien n'est dit aujourd'hui que ce qui a déjà été dit auparavant. — Or voici comme je réponds à ces aboiements. Les Philosophes sont comme les hydropiques, plus ils boivent et plus ils ont soif. Plus ils lisent et plus ils ont de désir d'apprendre des choses nouvelles, car s'ils font fatigués par les leçons de Tullius, ils ouvrent un livre de fables pour se ranimer. Car si je ne me trompe, celui qui a la vue faible, a besoin d'interposer quelque chose entre ses yeux et les rayons du soleil. Ainsi la pensée des académiciens, des péripatéticiens, des stoïciens est affaiblie par la méditation de leurs doctrines, à moins quelle ne soit réveillée par l'amusement utile de la comédie, ou par l'histoire délectable des héros. L'exécrable rite des anciens païens, ne saurait être profitable, et même il est nuisible d'en entendre parler, mais faut-il ne point donner de louanges à Jule, à Pompée, à Hannibal et à son frère Asdrubal, à Scipion l'Africain, ce n'est pas leur faute si Jésus-Christ n'a pas vécu de leur temps. S'ils ont vécu saintement, il faut parler de leur bonté. Et lorsqu'ils ont fait des fautes, il faut aussi les savoir et en tirer une correction mémorable. Et personne ne doit se fâcher si je mets ici les faits des Rois faibles et des Princes énervés, leurs crimes seront punis par la puissance de Dieu tout puissant Père, fils, et saint esprit, et les autres seront élevés selon leurs mérites, car voilà la promesse qui nous a été faite par J. C. « Observe et écoute ma voix, et je serai l'ennemi de tes ennemis, j'affligerai ceux qui t'affligent et mon ange me précédera. —Car Jésus-Christ est la sagesse, et c'est lui qui a dit par la bouche de Salomon : Le globe de la terre combattra pour lui contre les insensés. — Et celui qui veut y faire attention le remarquera tous les jours. » CHAPITRE I. Je n'ai pas besoin de parler, mais le bourg de Fréjus me fournit un exemple qui parlera pour moi. Tout le monde sait où ce bourg est situé, et je suis sûr, mon père, que votre prudence s'en est informée, cependant je veux vous expliquer sa situation, parce que je la connais mieux et puis vous en parler plus savamment que les sujets de votre Roi Abderahman, qui ont pu vous en dire quelque chose. Or donc ce bourg est ceint d’un côté par la mer, et de tous les autres par une forêt très épaisse. Et si quelqu'un entre dans cette forêt, il est accroché par les épines, percé par leurs pointes aiguës, en sorte qu'il ne peut ni avancer ni reculer qu'avec beaucoup de peine. Cependant le hasard ou plutôt le juste jugement de Dieu voulut que vingt sarrasins, sortis d'Espagne dans une petite barque, furent poussés là par les vents. 4. Ces pirates entrèrent secrètement pendant la nuit dans le bourg, égorgèrent les adorateurs de Jésus-Christ, et trouvant que le mont Maure attenant à la ville était un bon refuge contre les nations voisines ils s'y fortifièrent. La forêt d'épine devint entre leurs mains plus épaisse et plus poignante, car quelqu'un qui voulait en abattre une pointe trouvait aussitôt celle de l'épée, enfin ils firent en sorte qu’ils n’y laissèrent qu'un chemin très étroit. Alors les sarrasins pleins de confiance dans l'aspérité du lieu, se mirent à parcourir les nations voisines: Ils envoyèrent aussi en Espagne, pour louer la bonté du lieu et le peu de crainte que l'on devait avoir des nations voisines. Les envoyés ramenèrent cent sarrasins, qui vinrent pour prendre une juste idée de la chose. Pendant ce temps-là les Provençaux qui vivaient dans les environs, commencèrent à se quereller entre eux, à s'égorger, à se piller réciproquement, et enfin à se faire les uns aux autres tout le mal qui était en leur pouvoir. Mais comme aucun des partis n'en put faire assez à son gré, ils appelèrent à leur secours ces mêmes Sarrasins, gens aussi rusés que perfides, car leur coutume est non seulement de faire périr leurs voisins mais même de dévaster, et de faire une solitude du pays le plus fertile. Mais quelqu'un a dit que la haine était juste, car elle rongeait celui qui la porte dans son sein ; celui qui veut tromper est trompé, celui qui veut détruire est détruit. Je reviens à mon histoire. Les sarrasins qui ne pouvaient rien par leurs propres forces détruisaient un parti par l'autre et faisant venir de nouvelles forces de l'Espagne ; ils poursuivirent sans miséricorde ceux que d'abord ils avaient paru défendre. Ils dévastent, ils exterminent et ne laissent rien après eux. Toutes les Nations voisines tremblotent de peur, car selon le prophète, l'un de ceux-ci en poursuivait mille, et deux en faisaient fuir dix mille, et cela parce que leur Dieu les avait vendu, et que la Seigneur a voulu leur fin. [1,2] CHAPITRE II. C'EST alors que régnait Léon Porphyrogénète, fils de Basile, et père de ce Constantin qui vit encore et règne glorieusement. Siméon régnait sur les Bulgares, il était chrétien mais fort ennemi de ses voisins les grecs. Alors personne ne connaissait encore la nation des Hongrois, dont à présent toutes les nations ont éprouvé la cruauté, mais que pourtant la puissance du saint Roi Othon fait aujourd’hui contenir dans de justes bornes ainsi que nous le dirons plus bas, car alors cette nation était séparée de nous par de certaines interpositions que le peuple appelé Clusos, en sorte qu'elle ne pouvait sortir ni par l'occident ni par le midi. Alors, Arnulph, Roi très puissant succéda à Charles surnommé le chauve, et régna sur les Bavarois, les Suèves, les Francs, les Teutons, les Lorrains, et les Saxons audacieux. Mais Zwentebald Duc des Maravaniens fut toujours son ennemi et combattit vaillamment contre lui. Gui et Béranger combattaient pour le Royaume d'Italie. Formose, évêque de la ville de Porto, fut fait Pape universel du siège de Rome et à présent nous expliquerons en aussi peu de mots qu'il nous sera possible tout ce qui est arrivé sous leurs règnes. 6. Or donc Léon, père de Constantin Porphyrogénète qui règne aujourd'hui régnait alors glorieusement, saintement, et avec justice et ayant la paix avec tout le monde. Or j'appelle celui-ci Porphyrogénète non pas parce qu'il est né dans la pourpre, mais à cause d'un palais qui s'appelle Porphyra, et puisque ceci se trouva sur notre chemin, nous dirons en passant ce que nous avons pu apprendre sur cette naissance Porphyrogénète. 7. L’Auguste Empereur Constantin qui a donné son nom à la ville a fait bâtir ce palais, et l’a appelé Porphyra, et a voulu que tous ses descendants naquissent dans ce palais, afin qu'ainsi tous ceux qui devaient naître de lui, pussent porter le nom pompeux de Porphyrogénète, et quelques-uns disent aussi que Constantin qui règne aujourd'hui, tire son origine de l'autre. Mais voici la vérité. 8. L'Empereur Basile son aïeul était d'une famille pauvre de Macédonie, et descendit à Constantinople g-tehs g-ptocheias iugo, c'est à dire sous le joug de la pauvreté, et il servait un certain abbé. L'Empereur Michel qui régnait alors, alla dans ce monastère pour faire ses dévotions, et vit ce jeune homme dont la beauté le frappa et il le demanda à l'abbé; dans la suite il lui donna l'office de cubiculaire, et bientôt après il acquit tant d'autorité que tout le monde l'appelait le second Empereur. 9. Mais Dieu visite ses serviteurs, et leurs inflige les pénitences qu'il veut et sa volonté fut que l'Empereur Michel fut pendant quelque temps privé de sa raison, et ainsi il le punissait dans les petites choses afin de le récompenser d'autant plus dans les grandes. Or donc l'on dit que lorsque cet Empereur avait son accès, il faisait couper la tête à quelqu'un de ses amis, et puis quand l'accès était passé, il redemandait la même personne, et si on ne la rendait pas, il faisait décapiter ceux qui avaient exécuté ses ordres, de sorte qu'ensuite on conserva la vie de ceux qu'il condamnait. Mais comme l'Empereur avait déjà joué plusieurs de ces tours à Basile, celui-ci écouta les conseils de ceux qui lui dirent : « Prenez garde qu'une foi les ordres du Roi, ne soient provoqués et exécutés par vos ennemis. Tuez-le plutôt et emparez-vous du sceptre impérial. » — Basile effrayé d'un côté et ambitieux de l'autre, exécuta ce dessein et fut fait Empereur. 10. Peu de temps après notre seigneur Jésus-Christ lui apparut tenant la main droite de l'Empereur assassiné, et il lui dit : « Pourquoi as tu tué ton Roi? c'est-à-dire ton empereur. » Basile s'éveillât en sursaut et sachant bien qu'il était coupable de ce grand crime, il songeait à ce qui lui restât à faire, mais il fut encouragé par ces mots du prophète. « Quelque soit le jour du repentir le pécheur sera sauvé. » Alors Basile pleura, gémit et confessa hautement qu'il était coupable, pécheur, et verseur du sang innocent, et ayant suivi de bons conseils, il se fit des amis qu'il consolait par des subsides temporels, et qui par leurs prières le délivraient du feu éternel de la géhenne ; car il fit bâtir une église d'un travail précieux et admirable, à coté du palais vers l'orient, on l'appelle la neuve, elle est consacrée à saint Michel Archange prince de la milice céleste, ce que les grecs rendent par le mot de Archistratégos. [1,3] CHAPITRE III. 11. Je veux aussi insérer dans mon livre, deux choses mémorables qu'a faites l'Auguste Empereur Léon fils de Basile. La ville de Constantinople jadis appelée Byzance, et aujourd’hui Rome nouvelle est entourée des nations du monde les plus féroces. Au nord sont les Hongrois, les Patzinaces, les Chazares, les Russes que nous appelons Nordmans, et enfin les Bulgares, qui sont très proches voisins. A l'orient est Bagdad. Entre l'orient et le midi sont les habitants de l'Egypte et de Babylone. Au midi est l'Afrique et l'île ennemie de Crète. Mais les autres nations de ces climats lui obéissent, tels sont les Arméniens, les Perses, les Chaldéens, les Avasges. Et les habitants de cette ville surpassent toutes ces nations en richesses autant qu'en science. Et leur coutume afin de n'être point surpris par ces nations, est de mettre des soldats armés dans tous les carrefours et toutes les nuits pour y faire la garde. Et si après le crépuscule l'on trouve quelqu'un dans les rues, il est aussitôt pris, battu, et conduit à la garde où on lui met les fers aux pieds, et où il reste jusques au lendemain qu'il est produit en public. De cette manière la ville est gardée contre les voleurs aussi bien que contre les ennemis. Or donc l'Empereur Léon voulant éprouver la fidélité et la constance des gardes, sortit du palais après le crépuscule et vint à la première garde. Les gardes le voyant fuir et les éviter, l'arrêtèrent et lui demandèrent où il allait. Léon répondit qu'il était un homme tel qu'il y en a beaucoup d'autres et qu'il allait dans un lieu de débauche. Alors les gardes lui dirent : « Nous vous battrons d'importance, et puis nous vous mettrons aux fers, et nous vous garderons jusques au lendemain. — N'en faites rien mes frères, leur dit Léon, mais prenez plutôt l'argent que j'ai sur moi et laissez-moi aller où je voudrai. » Les gardes acceptèrent douze pièces d'or et laissèrent aller Léon, qui alla à la seconde garde; où il fut également saisi et ensuite relâché après qu'il eut donné vingt pièces d'or. Puis Léon vint à la troisième garde, mais il n'y fut point relâché comme dans les deux premières, mais au contraire on refusa tout ce qu'il voulut donner, on le mit aux fers, on le battit à coup de poings et fouets, et on le mit en prison pour le produire le lendemain. Les gardes s'étant retirés, l'Empereur fit venir le geôlier de la prison et lui dit : « Mon ami connaissez-vous l'Empereur Léon? » — Celui-ci répondit : « Comment le connaîtrai-je? je ne me rappelle pas de l'avoir jamais vu. Je vais peu en public, et quand je vois l'Empereur c'est de loin, parce qu'il ne m'est pas permis de l'approcher. Mais vous êtes un singulier homme. Il me semble qu'il vous serait plus avantageux de songer à sortir d'ici, plutôt qu'à parler de l'Empereur, qui est mieux couché que vous. Mais pour que vous abandonniez ce sujet de méditation, je vais vous mettre des fers plus pesants. — Laissez cela, dit l'autre, car je suis moi même l'Empereur Léon, qui ai quitté les honneurs du palais sous de mauvais auspices. » — Le geôlier s'imaginant que cela n'était pas vrai lui dit : « Comment voulez-vous que je prenne pour l’Empereur un homme impur, qui mange son bien avec les courtisanes, mais si vous avez négligé d'observer les astres avant de sortir, moi je n'en méprise pas l'horoscope; car Mars est en triangle, Saturne est en conjonction avec Venus. Lorsque Jupiter est en carré, Mercure est fâché contre toi. Le soleil rond, et la lune à son premier quartier ne promettent rien de bon. »— Alors l'Empereur répondit : « Nous n'osons pas sortir à présent, mais lorsque l'on aura donné le signal du matin, venez avec moi au palais, sous des auspices meilleurs que ceux qui m'en ont fait sortir. Si vous voyez qu'on ne m'y reçoive point comme un empereur, tuez-moi, et je le mériterai si je dis que je suis l'Empereur et que je ne le suis pas. Mais ne craignez point qu'il vous arrive aucun mal, Dieu me sera en aide et vous serez récompensé et non pas puni. » Le Geôlier commençant à croire, attendit le signal du matin et conduisit l'Empereur au Palais. Celui-ci fut reçut avec le respect accoutumé, et son compagnon en devint plus mort que vif, et il pensa qu'il vaudrait mieux pour lui être mort. Surtout lorsqu'il vit tous les dignitaires empressés à le louer, l'adorer, lui ôter son manteau, enfin faire tout ce qui regardait l'office d'un chauqu'un. Alors l'Empereur lui dit : «Vois à présent si ton horoscope est fait avec exactitude. Mais auparavant dis-moi quelle est ta maladie car tu es tout pâle. » Alors le geôlier répondit. Clotho la meilleure des parques ne veut plus filer, Lachésis refuse de travailler davantage. Et la cruelle Atropos n'attend que votre sentence pour rompre le fil de mes jours. La cause de ma pâleur est que mon âme a quitté ma tête, et descendant dans les parties inférieures, de mon corps elle y a conduit mon sang. » L'empereur souriant lui dit : « Reprends, reprends ton âme, et avec elle deux fois deux livres de pièces d'or, et tu n'auras point à répondre de moi, puisque tu ne t'es point enfui. » — Ensuite l'Empereur fit venir et ceux d'entre les gardes qui l'avaient laissé échapper, et ceux qui l'avaient mis en prison, puis il leur dit : « Pendant que vous avez eu la garde de la ville, n'avez-vous pas rencontré des voleurs ou des adultères? Ceux qui l’avaient relâché pour de l'argent, répondirent qu'ils n’avaient rien vu, mais ceux qui l'avaient battu et mis en prison répondirent ainsi : «g-despotia g-sou g-heh g-hagia, c'est-à-dire votre sainte domination a ordonné que tous ceux qui seraient trouvés dans les rues, après le crépuscule, eussent à être battus et mis en prison, or donc saint dominateur voulant obéir à vos lois, nous avons pris hier un homme qui allait dans les mauvais lieux, nous l'avons battu, et nous l'avons mis en prison pour pouvoir le produire à votre commandement. » — Alors l'Empereur dit : « La puissance de mon empire ordonne, que cet homme soit amené ici tout de suite. » — Les gardes vont le chercher, mais ne le trouvant plus, ils reviennent au palais plus morts que vifs et annoncent que cet homme s'est enfui. Alors l'Empereur se déshabilla, et montrant les marques des coups qu'il avait reçu, dit : « Approchez et ne craignez rien, c'est moi que vous avez battu et qui me suis échappé de la prison. Je sais et je crois que vous imaginiez de battre, non pas l'Empereur, mais un ennemi de l'empereur. Mon autorité non seulement désire, mais veut que ceux qui m'ont relâché lorsque je leur semblais un voleur et un conspirateur, elle veut dis-je, qu'ils soient battus, et ensuite chassés de la ville et privés de leurs biens. Et vous non seulement je vous fais part de mes richesses, mais je vous donne toutes celles de ces pervers. » Or donc votre paternité peut imaginer que la ville fut toujours bien gardée depuis, cependant l'Empereur ne fut plus tenté de sortir la nuit de son palais et pourtant on veillait fidèlement à sa sûreté, [1,4] CHAPITRE IV. Je crois qu'il serait absurde à moi de passer sous silence un autre tour du même Empereur. Il faut savoir que le palais de Constantinople est gardé par beaucoup de soldats, qui veillent à la sûreté de l’empereur, et tous les jours on leur donne des vivres et une paye non modique. Or il arriva que douze de ses gardes, après avoir mangé, furent mis de garde dans la plus grande chaleur du jour et l'Empereur avait la coutume de parcourir le palais lorsque tout le monde reposait, et il arriva à l'endroit où ces douze gardes se livraient au sommeil du Léthé, alors comme il était rusé, il introduisit un petit morceau de bois dans la serrure de la porte et entra par ce moyen. Onze des gardes dormaient, mais le douzième faisait semblant de dormir, et avait les mains sur le visage, ou peut être s'éveillât-il dans ce moment et ne le fit-il point paraître, mais il examina attentivement tout ce que disait l'Empereur. Celui-ci étant entré, voyant que tout le monde dormait, mit une livre de pièces d'or dans le sein de chacun des gardes, puis sortit et referma la porte. Et il fit cela afin que les gardes, en s’éveillant, y admirassent cette bonne fortune et pussent s'en féliciter, sans la comprendre. Mais l'Empereur étant sorti, le garde éveillé se leva, prit tout l'or de ceux qui dormaient et se remit à sa place. Cependant l'Empereur qui était curieux de savoir l'effet de sa plaisanterie, neuf heures étant passées, fit venir ses douze gardes et leurs parla en ces termes : « Mon autorité vous ordonne d'avouer ici, si votre sommeil a été interrompu par quelque vision, qui vous ait attristé ou rendu joyeux, ou bien si vous avez vu quelque chose d'extraordinaire en vous éveillant, je vous ordonne également de l'avouer. » —-Ceux qui n'avaient rien vu répondirent qu'ils n'avaient rien vu, puis étonnés de cette question, ils restèrent la bouche ouverte, l'Empereur croyant qu'ils ne parlaient pas vrai, mais qu'ils se taisaient par fourberie, se fâcha et fit à ces pauvres gens des menaces terribles Celui qui avait tout vu, s'adressant à l'Empereur d’une voix humide et suppliante lui parla en ces termes : Empereur très humain, je ne sais ce que ces gens là ont pu voir, mais pour moi j'ai eu un songe si agréable que je voudrais en avoir un semblable tous les jours. Il me sembla que mes onze compagnons qui ne s'endorment pas ordinairement, s'étaient endormis aujourd'hui fort à propos pour moi, tandis que moi-même il me semblait que j'étais éveillé, alors je crus voir votre hautesse impériale, ouvrir doucement la porte, mettre une livre d'or dans le sein de chacun de nous, et puis s'en aller en silence et refermer la porte. Voyant donc que votre domination n'y était plus, et que mes compagnons ronflaient toujours; je me levai joyeux. Je pris leurs onze livres d'or et je les mis dans la poche où était la mienne, ce que je fis en mémoire des apôtres, parce que ma livre d'or jointe aux onze autres faisaient douze. » Je ne sais point Auguste Père si cette vision est bonne, ou ne l’est pas, mais elle m'a rendu très joyeux. Plut à Dieu que votre domination ne donne point une autre interprétation à ce songe. Car je vois clairement que je suis vendeur et devin de ce songe. — L'Empereur étouffait d'envie de rire mais plein d'admiration pour la prudence et l'exactitude de cet homme, il lui dit : « Nous n'avions point entendu dire jusques à présent que tu fusses devin ni vendeur de songes, mais tu nous a expliqué la chose ouvertement et sans aucun détour. Mais comme tu ne peux point avoir la faculté de veiller sans la science de deviner à moins que le ciel ne t'en n'aie accordé le don, soit que cela fait vrai comme nous le croyons et l'espérons, ou que cela soit faux, car on raconte de quelqu'un qu'il avait acquis de grands biens en dormant mais qu'il ne trouva plus rien lorsque le chant du coq l'eut éveillé. Quoiqu'il en soit tout ce que tu as vu ou trouvé t'appartient— Or donc si ceux-là furent confus, et si celui-ci fut content, c'est ce que l'on jugera facilement si l'on veut se mettre un moment à leur place. [1,5] CHAPITRE V. CEPENDANT le vaillant Arnulf était Roi de ces nations qui sont sous la constellation d'Arcturus, mais il ne pouvait vaincre Zwentebald Duc des Maravaniens dont nous avons fait mention plus haut. C'est pourquoi il appela à son secours les Hongrois, nation cupide, audacieuse, ne connaissant point Dieu, mais instruite dans tous les genres de scélératesse, avide de meurtres et de rapines. Et il fut permis à ces gens-là de passer les obstacles fortifiés que nous appelons communément Clusas. Mais peut-on appeler secours, ce qui après la mort d'Arnulf devint la perte de sa nation et de tout le midi et l'occident ? En un mot Zwentebald fut vaincu, subjugué, tributaire. O soif aveugle de régner, jour malheureux et amer! l'humiliation d'un pauvre petit homme, devint la contrition de toute l'Europe. Combien de femmes devinrent veuves, combien de pères pleurèrent leurs enfants, combien de vierges furent corrompues, combien de prêtres et d'hommes de Dieu furent conduits en captivité. Combien de terres habitées furent changées en solitudes! ô ambition aveugle voila ce que tu produis! Mais dis-moi, as tu lu les paroles suivantes, de la vérité : Importe-t-il à l’homme d'acquérir le monde entier si son âme souffre quelque atteinte? Et qu'est ce que l'homme donnera en échange de son âme? — Car si tu n'est point effrayé par la sévérité du véritable juge, l'humanité qui t'est commune avec ceux que tu persécutes, devrait tempérer ta fureur. Car si tu es au-dessus d'eux par tes dignités, tu leurs es semblable par ta nature. Déplorable, misérable condition, semblable à celle des bêtes féroces, des serpents, des oiseaux de proie, qui sont séparés des hommes, par leur cruauté intolérable, et leur mortel venin, et tels sont les Basilics, qui en latin s'appellent Reguli, les Rhinocéros, les Grisons. Toutes ces espèces sont pernicieuses par leur seul regard mais comme elles ont la même origine, elles observent les lois de la parenté et ne se font point de mal entre elles. Et l'homme qui est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, qui connaît sa loi, qui est capable de raison, non seulement n'aime pas son prochain, mais ne peut s'empêcher de le haïr. Voyons ce qu'en dit Jean, cet homme vierge, informé du secret céleste. Le Christ sur la croix lui recommanda sa mère, il remettait une vierge dans les mains d'une vierge, et il dit à ce propos : « Celui qui hait son frère est un homicide, et nous savons que la vie éternelle n’est point faite pour les homicides. » —Revenons à notre histoire. Zwentebald Duc des Maravaniens ayant été vaincu, Arnulf s’empara de son royaume. Et pendant ce temps-là les Hongrois qui avaient observé les issues, et examiné la contrée, commencèrent à machiner dans leurs cœurs tout le mal qu'ils ont fait depuis. [1,6] CHAPITRE VI. 14. TANDIS que ces choses se passaient, Charles surnommé le Chauve échangea la vie présente contre la vie éternelle. Pendant sa vie il avait en Italie deux puissants feudataires l'un appelé Wido, et l'autre Bérenger. Ceux-ci s'étaient liés par un traité qui portait que s'ils survivaient au Roi Charles, l'un servirait l'ambition de l'autre, en sorte que Wido eut la France Romaine, et Béranger l'Italie. Mais il y a plusieurs sortes d’amitiés incertaines et instables qui lient le genre humain, quelque fois l'amitié est produite par l'estime, quelques fois elle est fondée sur les intérêts du commerce, d'autres fois sur le goût de la milice, des arts, de l'étude, et elle s'acquiert dans les diverses sociétés que rassemble l'amour du gain, des plaisirs ou tel autre besoin de l'âme et ses sociétés sont dissoutes par quelque cause de séparation. Mais il y a un genre d'amitié que l'expérience a prouvé ne finir jamais que par la discorde, et c'est celui qui est fondé sur quelque conjuration, car alors l'ennemi rusé du genre humain travaille de toutes ses forces à rompre cette amitié afin de faire fausser aussi les serments qui en sont la base. Car si nous consultons les sages sur l'amitié véritable, ils nous répondront qu'elle ne peut exister qu'entre des hommes de mœurs pures et qui ont les mêmes vertus et les mêmes sentiments. 15. Or donc il arriva que Wido et Bérenger ne se trouvèrent point aux funérailles du Roi. Mais dès que Wido apprit la nouvelle de sa mort, il alla à Rome et sans l'aveu des Francs il reçut l'onction de tout l'Empire des Francs. Pendant ce temps-là les Francs couronnèrent Odon et Bérenger Roi d'Italie. Ensuite Wido prit le chemin de la France, et comme il passa par le pays des Bourguignons pour entrer dans la France appelée Romaine, il y rencontra les envoyés des Francs, qui lui dirent que ceux-ci fatigués d'une longue attente, et ne pouvant se passer de Roi plus longtemps avaient élu Odon. 16. Mais d'autres disent que ce ne fut point là l'occasion qui fit rejeter Wido, car ils racontent que ce Prince venant à Metz, ville capitale du royaume de Lothier, envoya devant lui son maître d'hôtel, pour lui préparer ses aliments à la façon royale. L'Evêque de Metz lui fit aussitôt présenter un grand nombre de viandes comme c'est l'usage des Francs, et le maître d'hôtel lui répondit ainsi : « Si vous me donnez vite un cheval, je ferai en forte que le Roi Wido se contentera de la troisième partie de ce festin. » — Mais l'Evêque répondit : « Il ne nous convient point d'avoir un Roi qui se contente d'un dîner de dix drachmes. Et ainsi ils refusèrent Widon et élurent Odon. 17. Cependant le Roi Wido troublé par l'ambassade des Francs, songea à ses engagements avec Béranger, et voyant qu'il ne pouvait pas régner sur ceux-ci, il songea à ôter à son allié le royaume d’Italie. C'est pourquoi il rassembla une armée, entra dans ce pays et commença à se faire des amis des Camerins et des Spolétins, favorisant également les partisans de Béranger, afin de les détacher de lui, et c'est ainsi qu'il lui déclara la guerre. 18. Les deux partis s'y préparent et rassemblent leurs forces sur la rivière de Trebie qui coule à cinq mille de Plaisance. Il y est plusieurs combats où Widon étant vainqueur, Béranger fut obligé de prendre la fuite. 19. Peu de teµps après Bérenger rassembla une grande multitude dans les champs de Bresse, et il s'y fit un grand massacre, après quoi Bérenger fut encore obligé de fuir. [1,7] CHAPITRE VII. 20. BERANGER voyant qu'il avait trop peu de forces pour résister à Wido, demanda du secours au puissant Roi Arnulf et promit de se soumettre à lui, lui et les siens, dans le cas où il vaincrait Wido, et lui donnerait le royaume d'Italie. Le Roi Arnulf séduit par une si grande promesse, envoya en Italie son fils Zwentebald (qu'il avait eu d'une concubine) à la tête d'une puissante armée. Et les deux armées se trouvèrent en présence près de Pavie, à la chute du jour. Mais Wido avait garni de palissades les bords du Vervavolus en sorte qu'on ne pouvait point le passer, et que l’une des deux armées ne pouvait point attaquer l'autre. 21. Vingt et un jours se passèrent ainsi, et pendant ce temps là un certain Bavarois venait tous les jours reprocher aux Italiens qu'ils étaient mauvais guerriers, et ne savaient pas monter à cheval ; une fois même il s'avança au milieu d'eux, et ayant fait tomber la lance de la main d'un Italien, il retourna joyeux à son camp. Mais l'honneur de la nation fut vengé par Hubald, père de Boniface qui a été fait de notre temps Marquis des Camerins, et des Spoletins. Celui-ci prit son bouclier et s'avança contre le Bavarois, qui fier de sa victoire précédente, fit aussi la moitié du chemin ; son cheval était très souple et tantôt il le faisait aller à toute bride, et tantôt il le retenait. Hubald au contraire courût droit à lui, et comme ils en étaient déjà à se porter différentes blessures, le Bavarois continuait toujours à tourner et retourner son cheval, pour tromper son ennemi comme par autant d'arguments, et comme une fois il tournait le dos pour prendre de l'espace et revenir sur Hubald, celui-ci donne un grand coup d'éperons à son cheval et perce le Bavarois de sa lance avant qu'il put se retourner. Aussitôt Hubald prenant par la bride le cheval de son ennemi, le ramène au camp, où il revient après avoir vengé l'injure des siens. Ensuite les Bavarois tinrent conseil, et retournèrent chez eux, après avoir reçu quelque argent de Wido. 22. Béranger voyant donc que la fortune favorisait son ennemi, se rendit auprès d'Arnulf en même temps que Zwentebald, et recommença ses instances et ses promesses. Arnulf séduit pour la seconde fois rassembla des forces et entra en Italie. Et Bérenger portait son bouclier, pour lui donner des arrhes de sa soumission. 23. Ils furent bien reçus des Véronais et allèrent à Pergame. Les habitants de cette ville se confiant en sa force, ne voulurent point ouvrir à Arnulf, mais celui-ci prit la ville d'assaut, fit égorger les habitants, et fit pendre à la porte, Ambroise comte de la ville, tout revêtu de son baudrier, de ses bracelets, et de ses autres ornements précieux. Et cette façon d'agir remplit de terreur tous les princes et toutes les villes, et celui qui en entendait parler, les deux oreilles lui tintaient 24. Les Milanais, et les Pavians n'attendirent point l'arrivée d'Arnulf, mais ils lui envoyèrent des députés, et promirent de lui obéir et le Roi marcha aussitôt vers Pavie, et envoya à Milan Othon, puissant Duc des Saxons, aïeul de cet Othon qui règne aujourd’hui sur ces mêmes peuples. [1,8] CHAPITRE VIII. 25. Wido voyant qu'il ne pouvait résister à l’impétuosité d'Arnulf, s'enfuit vers Camerino et Spolète, et celui-ci le poursuivit vivement prenant toutes les villes et les châteaux qu'il trouvait sur son chemin. Car il n'y eut aucun château fortifié par la nature elle-même, qui put résister à son courage. Mais qu'y a-t-il d'étonnant à cela, puisque la Reine des villes, la grande Rome ne put résister à son impétuosité, car les Romains lui ayant refusé l’entrée de leur cité, il rassembla ses soldats et leurs parla ainsi en vers : 26. Héros magnanimes dont Mars seconde le courage Et dont les armes resplendissent du métal fauve Que les enfants de Romains cachent dans leurs sceptres, Prenez courage, et que la fureur vous donne des armes Vous n'avez point à combattre Pompée ni l’heureux César Qui dompta nos féroces aïeux, redoutables par leur épée, Et qui faisait remonter sa race jusques à Argos. Mais celui-ci a reçu le jour d'une sainte Bretonne Et aujourd’hui ils savent tordre deux fois le chanvre. Pour prendre des esturgeons, et non porter le bouclier. 27. Les héros animés par ce discours méprisent la vie, et couverts de leurs boucliers et de leurs casques, ils s'avancent vers les murailles. Ils avaient aussi préparé des machines de guerre, et comme on les faisait avancer, il arriva qu'un petit lièvre effrayé courut vers la ville. Les soldats se mirent à courir après, et les Romains qui étaient sur les murailles, croyant qu'on allait livrer l'assaut s'enfuirent avec précipitation. Les soldats d’Arnulf voyant cela, jetèrent contre le mur les bâts et les selles de leurs chevaux et en ayant fait un tas, ils grimpèrent par ce moyen. D'autres prirent une poutre de cinquante pieds de long et brisant la porte ils s'emparèrent de la partie de Rome appelée Léonienne où repose le corps de saint Pierre, prince des apôtres. Et les habitants de l'autre rive du Tibre, frappés de terreur se soumirent aussitôt à leurs nouveaux maîtres. 28. Dans ce temps là, le Religieux Pape Formose était fort persécuté par les Romains, parce qu'il avait engagé Arnulf à venir à Rome. Aussi ce Prince pour venger son injure, fit aussitôt décapiter beaucoup des Princes Romains qui étaient venus à sa rencontre. Et voici quelle était la cause de la haine qui régnait entre le Pape Formose et les Romains. 29. Le prédécesseur de Formose étant mort, une partie des Romains avaient élu pour Pape un certain Sergius, Diacre de l'Eglise de Rome. Mais l'autre partie soupirait après Formose, Evêque de Porto, savant dans les écritures et les doctrines de Dieu, si bien que Sergius devait être ordonné vicaire des apôtres ; le parti de Formose vint avec beaucoup de tumulte, chassa Sergius de l'autel, et fit ordonner Formose et Sergius alla en Toscane où il était protégé par le haut et puissant marquis Adelbert. Dans la suite Formose mourut, Arnulf retourna chez lui, et alors ce même Marquis Adelbert chassa de Rome le successeur de Formose et mit Sergius à sa place ; celui-ci fit aussitôt déterrer le corps de Formose, le fit revêtir de ses habits pontificaux, et le fit placer sur le siège papal, puis, il lui dit : "Puisque tu étais évêque de Porto, pourquoi as-tu eu l'ambition, le siège universel de Rome". Après avoir dit ces mots, cet ignorant impie fit ôter les habits à ce corps mort, lui fit couper trois doigts et le fit jeter dans le Tibre ; ensuite il déposa tous les prêtres qui avaient été ordonnés par lui et les ordonna de nouveau. Très saint Père, s'il a mal fait, c’est une chose dont vous pouvez juger facilement, surtout si vous considérez, que lorsque Judas trahit notre seigneur, ceux qui avaient reçu sa bénédiction apostolique, n'en furent point privés après sa trahison, ni même après sa suspension, excepté peut être ceux dont les vices en avaient empêché l'effet. Car la bénédiction donnée par les ministres du Christ, n'est point versée par le prêtre visible mais par l'invisible, car celui qui plante ne fait rien, celui qui arrose ne fait rien, mais c'est Dieu qui donne la croissance. 31. Quelle fut l'autorité et la sainteté du pape Formose, c'est une chose dont on put juger bientôt après, car des pécheurs ayant trouvé son corps le portèrent à l'église de saint Pierre prince des apôtres, et alors quelques images qui étaient là le saluèrent avec beaucoup de respect. Ce que j'ai souvent entendu raconter par des hommes très religieux de la ville de Rome. Mais revenons à l'ordre des événements. [1,9] CHAPITRE IX. 32. LE Roi Arnulf ne cessa point de poursuivre Wido et marchant vers Camerinum, il mit le siège devant la ville de Firmum où était la femme de Wido ; on entoure la place d'un retranchement: et on prépare les machines. La femme de Wido voyant qu'elle ne pouvait pas échapper, commença à employer des ruses de vipère pour faire périr le Roi. C'est pourquoi elle fit venir un de ses amis, et par des présents considérables, elle chercha à le rendre son complice. Celui-ci assura que l'on ne pouvait rien entreprendre à moins de remettre la place. Alors la femme lui promit et fit même apporter en sa présence beaucoup de livres d'or et l'engagea à faire boire le Roi dans un gobelet qu'elle lui donna, l'assurant que la vie de ceux qui y buvaient n'étaient point en danger mais que seulement il adoucissait la férocité du cœur. Et même elle y fit boire quelqu'un, qui une heure après, se portait encore fort bien. Mais Virgile (Énéide, III, 56) a bien dit : "Quid non mortalia pectora cogis, auri sacra fames" ("Soif sacrée de l'or, à quels forfaits tu pousses les coeurs des hommes" !). Car cet homme prit le gobelet et le porta au Roi, lequel y ayant bu, s'endormit d'un tel sommeil que tout le bruit que faisait l'armée ne put le réveiller de trois jours. Et l'on assure que lorsqu'on voulait l'éveiller, tantôt en le touchant, tantôt en faisant du bruit, il ouvrait les yeux mais ne pouvait ni parler ni entendre. Et lorsqu'on le poussait à bout il mugissait, sans articuler aucune parole. Les autres voyant cela songeaient à se retirer et non pas à combattre. 33. Quant à moi je crois que tout cela fut une juste punition du ciel. Car tandis que la fortune lui était favorable, il n'en attribua la gloire qu'à lui seul, et non au Dieu tout puissant qui est maître de la fortune. Car les prêtres de Dieu, étaient traînés dans les chaînes, les vierges sacrées étaient opprimées par la force. Et les églises n'étaient plus un asile pour ceux qui allaient s'y réfugier. Et au contraire l'on y faisait des symboles des gestes honteux, des chants lascifs et des orgies et même l'on y prostituait publiquement des femmes. 34. Enfin le Roi Arnulf se retirant, fut suivi de près par Wido. Et montant le mont bardonien, il tint conseil avec les siens, de faire crever les yeux à Béranger, et d'être ainsi plus sûr de se rendre maitre de l'Italie. Mais un des parents de Bérenger qui jouissait d'une assez grande faveur auprès d'Arnulf, ayant été informé de ce qui se tramait, en fit part à Bérenger, et celui-ci qui dans ce moment-là tenait une lampe, en présence du Roi, la donna à tenir à un autre et s'enfuit jusques à Vérone. 35. Depuis lors tous les Italiens voyant Arnulf chanceler, commencèrent à le mépriser, et ce Prince étant allé à Pavie, la ville se révolta et fit un si grand carnage de ses soldats, que leurs corps remplirent les voûtes que l’on appelle communément cloaques. Arnulf voyant donc qu'il ne pouvait pas passer par Vérone, prit le chemin d'Hannibal, qu'on appelle le Bardas, et se disposait à passer le mont de Jupiter, et étant arrivé à Iporegia, il trouva que le Marquis Anscaire avait fait révolter cette ville, et jura de n'en point sortir qu'on ne le lui eut livré. Cet homme était peureux et comme dit Virgile (Énéide, XI, v. 338) : "Largus opum, lingua melior, sed frigida bello dextra" ("il était prodigue de ses richesses, excellent orateur, mais piètre guerrier"), c'est pourquoi il quitta le château, et se cacha dans des cavernes proches de la ville. Ce qu'il fit pour que les habitants pussent dire qu'il n'était pas dans leur ville et qu'ainsi Arnulf put se retirer sans fausser son serment. C'est aussi ce que fit le Roi qui acheva heureusement sa marche. 36. Mais étant arrivé chez lui, il mourut d'une maladie très honteuse, car il fut affligé de petits vers que l'on appelle des poux. Et l'on dit qu'ils se multiplièrent à un tel point, que tout l'art des médecins n'en pouvait point diminuer le nombre, mais Dieu seul peut savoir si cette cruelle plaie fut une punition du péché dont il s'était rendu coupable, en appelant les Hongrois et si par ce supplice sa clémence l'a dérobé aux peines éternelles. Car l'apôtre a dit : « Ne jugez point avant le temps, et attendez l’arrivée du seigneur, qui fera voir, ce qui est dans les ténèbres, et qui fera connaître ce qui est dans les cœurs et alors chacun recevra la louange qu'il mérite. [1,10] CHAPITRE X. 37. Cependant la justice de Dieu punit par la viduité la femme de Wido qui avait médité un régicide, car le Roi Wido poursuivant Arnulf mourut sur les bords du fleuve Tarus. Béranger ayant appris sa mort vint aussitôt à Pavie, et s'empara du Royaume. Mais les amis de Wido craignaient sa vengeance, et d'ailleurs les Italiens aiment que leurs maîtres sa querellent entre eux, afin de pouvoir les conduire par cette terreur mutuelle. C'est pourquoi ils choisirent pour leur Roi Lambert, fils de Wido, beau jeune homme a peine sorti de l'adolescence, et peu fait à la guerre. Et le peuple commença à se ranger autour de lui et à abandonner Bérenger. Lambert se trouva bientôt à la tête d’une puissante armée, et Béranger n’osant point l’attaquer se rendit à Vérone où il se trouvait en sûreté. Dans la suite Lambert se montra sévère et à charge aux princes qui envoyèrent vers Bérenger. 38. D'ailleurs Mangifred comte de Milan était depuis cinq ans dans un état de rébellion, et faisait de fréquentes incursions dans les terres de Lambert. Celui-ci ne faisant semblant de rien, ruminait ces mots du psaume : Quand je trouverai le temps, je rendrai justice— et enfin il porta contre lui une sentence de mort ; ce qui remplit de terreur l'âme de tous les Italiens. 39. Cependant Adelbert illustre Marquis des Toscans, et le puissant comte Hildebrand se révoltèrent. Ce marquis Adelbert était si puissant que dans toute l'Italie, on ne l'appelait que le Riche. Sa femme était Berthe, mère de Hugues qui de notre temps est devenu Roi, et c'est elle qui porta son mari à la rébellion. [1,11] CHAPITRE XI. 40. Cependant le Roi Lambert ignorant cette rébellion s'amusait à chasser à Marincum, et il était au milieu des forêts lorsqu'on vint lui annoncer qu’Hildebrand et Adelbert étaient sur le mont Bardonien avec une faible armée; et comme il était très vaillant, il ne se donna pas la peine de rassembler une armée, et alla à leur rencontre avec une centaine de cavaliers qu'il avait autour de lui. 41. Il arriva ainsi à Plaisance, où on lui annonça que les ennemis étaient campés sur les bords du Sesterion prés du bourg ou l'on confère le corps du saint martyre Dominique. Ceux-ci ne sachant point ce qui les attendait, s'amusèrent inutilement à des "tragodeimata" c'est-à-dire à des chansons bachiques et après avoir bien bu, ils se livrèrent au sommeil. Mais le Roi dont le courage était bouillant les attaqua pendant la nuit, égorgea ceux qui s'éveillaient, et parvint enfin aux chefs de cette armée. Et ceux-ci voyant que le Roi lui même les attaquait, bien loin de combattre n'eurent pas même assez de présence d'esprit pour fuir. Cependant Hildebrand s'enfuit et laissa Adelbert caché dans une mangeoire d'écurie; mais on l'y trouva et il fut présenté au Roi, qui lui dit : « Ta femme a été vraiment douée d'un esprit prophétique lorsqu'elle t'a dit que tu serais un Roi ou un âne, car n'ayant pu devenir Roi tu t'es caché dans la mangeoire d'une écurie, avec les animaux. d'Arcadie. Après quelques autres plaisanteries Adelbert fut lié et conduit à Pavie. [1,12] CHAPITRE XII. 42. CES choses ainsi faites Lambert retourna chasser à Marincum, et il y délibéra avec les Princes sur ce qu'il y avait à faire avec les captifs, mais plut à Dieu qu'il n'eut périt dans cette chasse que des bêtes et non pas des Rois, car on dit que le Roi poursuivant un sanglier à toute bride, tomba de cheval et se cassa le col, mais je crois que c'est là une absurdité à laquelle il ne faut point ajouter foi, car on fait sur cette mort une histoire qui me parait; plus vraisemblable, et que l'on croit généralement Magnifred Comte de Milan avait été décapité et n’avait laissé qu'un seul fils appelé Hugues, et celui ci se distinguant par plusieurs belles qualités, Lambert voulut adoucir sa peine par des bienfaits remarquables, et l'admit à sa familiarité de préférence à tout autre. Or il arriva que Lambert se trouva seul dans la forêt de Marinco avec Hugues, et lassé d'attendre un sanglier qui devait passer, il se coucha et s'endormit, confiant la garde de la personne à ce traître qu'il croyait son ami. Mais celui se voyant éloigné de tout témoin, songea à la mort de son père, oubliant qu'elle avait été juste, il ne craignait point de violer ses serments, et d'être appelé Vicaire de Judas qui a trahi notre seigneur. Enfin Hugues saisit un morceau de bois, et en donna de toutes ses forces un coup sur le col du Roi et le rompit. Il avait craint de se servir de son épée par la peur d'être découvert, au lieu que la blessure se trouvant au col, il semblait manifeste que le Roi s'était tué en tombant de cheval. La chose resta longtemps cachée. Mais sous le règne de Bérenger, l'auteur du crime l'avoua lui même. Et comme dit le Prophète : « Souvent le pécheur est loué dans les désirs de son âme, et celui qui fait des iniquités est béni. » Mais comme dit l'auteur de toute vérité : « Il n'y a rien de couvert qui ne soit révélé, rien de caché qui ne vienne aux yeux du public. » 43. Enfin Bérenger fut Roi, Adelbert retourna en Toscane, 44. mais qu'il me soit permis d'écrire en pleurant et de pleurer en écrivant la mort du Roi Lambert, car ses mœurs étaient honnêtes, sa sévérité sainte, et une sainte vieillesse régnait dans son âme, tandis que la jeunesse et la beauté resplendissaient dans son corps, il donnait plus de lustre à la république, qu'il n'en avait reçu d'elle. Et si la mort ne l'avait pas trop tôt enlevé, il eut conquis tout le monde et sa puissance eut succédé à celle des Romains.