[11,0] SATIRE XI : Le luxe de la table. 1-20. Atticus, s'il fait bonne chère, passe pour grand seigneur, mais si c'est Rutilus, on dit qu'il est fou. De qui les gens rient-ils plus fort, en effet, que d'un Apicius sans argent ? Partout, aux bains, sur la place publique, au théâtre, on ne parle que de Rutilus. Car il est vigoureux, son corps est d'un jeune homme, il peut porter le casque, il a le sang chaud, et le voilà, dit-on, qui va, sans que le tribun l'y contraigne, mais non plus ne s'y oppose, signer un engagement qui le mettra sous la coupe d'un entraîneur du cirque. Que de Romains se font attendre aux portes d'un marché par les créanciers qu'ils envoyèrent souvent promener ! Ils ne vivent que pour bien manger. Celui qui a la meilleure table, c'est le plus obéré, il ne va pas tarder à se casser les reins, il entrevoit déjà la ruine. En attendant, ce genre d'hommes cherchent leur régal à travers tous les éléments, jamais une question de prix ne se met en travers de leurs fantaisies ; et même en vérité, plus elles leur coûtent et plus ils en jouissent. Ils n'ont d'ailleurs pas de peine à rassembler les sommes qu'ils jetteront par la fenêtre ; ils mettent leur vaisselle au Mont-de-piété ; ils brisent le buste de leur mère et en tirent quatre cents sesterces pour s'offrir un bon morceau dans un plat de terre ; ainsi s'acheminent-ils au pauvre ragoût des gladiateurs. 21-45. Qu'importe donc de savoir quelle est la situation de l'amateur ; car ce qui chez Rutilus est débauche prend chez Ventidius un nom flatteur et tire de sa renommée un prestige. J'ai mauvaise opinion de qui sait de combien l'Atlas dépasse les monts de Libye, mais ignore de combien une petite bourse diffère d'un coffre-fort. C'est le ciel qui a fait descendre chez les hommes le " Connais-toi toi-même " ; gravons-le dans nos esprits, méditons-le sans cesse, soit que nous songions au mariage, soit que nous briguions un siège de sénateur. Thersite n'a point réclamé la cuirasse d'Achille, sous laquelle Ulysse s'exposa à la risée. As-tu une cause difficile à plaider ? consulte-toi, interroge-toi. Demande-toi si tu es un orateur plein de force ou un simple discoureur, tel Curtius ou Mathon. Il faut connaître sa mesure et ne pas la perdre de vue, dans les grandes choses comme dans les petites, même s'il s'agit d'acheter un poisson et de façon à ne pas reluquer un mulet quand on n'a que le prix d'un goujon dans sa bourse. A qui laisse sa gourmandise croître en proportion inverse de ses ressources, quel sort est réservé pour quand son bien se trouvera tout entier dans un ventre capable d'engloutir revenus, argenterie, terres et troupeaux ? Ce qui attend de tels grands seigneurs après qu'ils seront ruinés, c'est de perdre jusqu'à leur anneau ; aussi Pollion a-t-il le doigt nu pour mendier. Ni la mort prématurée ni le trépas violent ne guettent les prodigues, mais c'est la vieillesse, plus à craindre que la mort. 46-55. Ils passent en général par plusieurs paliers que je vais dire. Ayant emprunté de l'argent dans Rome, ils le dépensent au nez du créancier ; quand il ne leur reste à peu près rien, le prêteur tremble pour sa créance : alors ils prennent la fuite et courent vers Baïes et ses huîtres. [11,50] On n'éprouve pas plus de honte aujourd'hui à faire banqueroute qu'à quitter pour les Esquilles la bruyante Suburre. Ces exilés n'emportent qu'un regret, qu'une tristesse : avoir à vivre toute l'année sans les jeux du Cirque. Pas une goutte de sang ne perle à leur front. II reste peu de citoyens à vouloir retenir l'honneur, ce grotesque qui s'enfuit de Rome. 56-76. Tu vas voir aujourd'hui, Persicus, si mes beaux préceptes ne sont pas mis en pratique dans ma vie, mes moeurs, mes actions, si je vante les légumes tout en les méprisant chez moi, et si je demande tout haut à mon esclave de la bouillie tout en lui disant dans l'oreille : " Des gâteaux ". Tu m'as promis de venir dîner chez moi et je te recevrai comme Evandre ; tu viendras tel Hercule ou Enée, celui-ci moins grand que l'autre, mais comme lui d'une race qui touchait au ciel : tous deux s'élevèrent dans les astres, l'un par les eaux, l'autre par les flammes. Voici le menu : à aucun marché il n'emprunte son lustre. Des pâturages de Tibur viendra un gros chevreau, le plus tendre de tout le troupeau, qui n'a pas eu le temps de goûter l'herbe ni de mordre aux branches d'un jeune saule et qui a plus de lait que de sang ; ensuite, asperges des montagnes : la fermière a quitté ses fuseaux pour aller les couper ; puis de gros neufs tout chauds encore dans leur foin, avec les mères qui les ont pondus ; raisins conservés depuis des mois, aussi beaux encore qu'ils l'étaient sur le cep ; poires de Signia et de Syrie, mêlées dans les corbeilles à de fraîches pommes parfumées, rivales de celles de Picenum : tu pourras les manger sans crainte, les froids ont séché l'automne et elles n'ont plus d'âcreté. 77-182. Ce modeste repas eut jadis été une débauche pour nos sénateurs. Curius faisait cuire à son petit foyer des légumes qu'il avait cueillis lui-même ; aujourd'hui n'en voudrait pas le plus sale des esclaves à la chaîne, car il a encore au palais la saveur d'une vulve de truie dégustée dans une chaude taverne. Un dos de porc séché sur la claie faisait autrefois un plat de fête ; on y ajoutait, aux anniversaires, un morceau de lard pour la famille avec un peu de viande fraîche, s'il restait un morceau de la dernière victime immolée. Tel cousin invité, qui avait été trois fois consul, général, dictateur, arrivait avant l'heure, portant sur l'épaule la houe qui avait dompté le sol de la montagne. Quand on tremblait aux noms de Fabius, du neveu de Caton, des Scaurus et des Fabricius, quand les censeurs redoutaient leur sévérité réciproque, personne ne se faisait un souci de savoir quelle tortue naquit dans l'Océan pour venir régaler les descendants des Troyens sur leur lit superbe ; il n'y avait alors que des lits étroits et nus, au chevet de bronze orné d'une tête d'âne couronné autour de laquelle on voyait jouer de petits campagnards. Ainsi maison et mobilier avaient même simplicité que la table. [11,100] Le soldat ignorant ne sachant rien des merveilles de l'art grec, s'il trouvait dans sa part du butin pris aux villes vaincues des coupes sorties de la main de grands artistes, les brisait pour parer son cheval ou pour dresser sur son casque la louve de Romulus s'apprivoisant en vue des destins de Rome, les deux jumeaux sous leur rocher et le dieu représenté nu, s'élançant avec le bouclier et la lance. Il jetait tout cela aux yeux de l'adversaire qui succombait à ses coups. En ces temps, on servait des gâteaux de farine sur des plats toscans. Ce qu'on possédait d'argent était pour briller sur les armes : voilà tout ce qui pouvait donner prise à la jalousie. Les temples avaient alors l'accueil plus majestueux ; et une voix retentit en pleine nuit au coeur de Rome, quand les Gaulois, des bords de l'océan, se mirent en marche vers l'Italie : les dieux voulaient jouer le rôle de l'oracle. Ainsi nous avertit Jupiter, dans sa providence à l'égard des Latins, du temps que sa statue était d'argile et que l'on n'y avait pas mis sa corruption. A cette époque, nous fabriquions nos tables, et c'était avec le bois de nos arbres ; un vieux noyer y était employé, si l'Eurus l'avait renversé. Mais de nos jours, les riches n'ont plus aucun plaisir à manger, ne trouvent saveur ni à turbot ni à daim, ni parfum aux roses, si la vaste table ne fait pas reposer son disque sur un léopard en ivoire à la gueule béante, une de ces merveilles sculptées dans les défenses que nous envoient les gens des portes de Syène, les Maures agiles, l'Indien plus bronzé que le Maure et les chasseurs des forêts d'Arabie où la bête les dépose quand elles lui pèsent trop à la tête. Voilà ce qui aiguise l'appétit des riches, voilà ce qui les met en train. Avoir un pied de table en argent, c'est pour eux porter au doigt un anneau de fer. Loin de moi le convive orgueilleux qui compare ma maison à la sienne et méprise les fortunes modestes ! Il n'y a pas chez nous le moindre brin d'ivoire, même pas en dés ou en jetons : jusqu'à nos couteaux qui ont le manche en os ! Cependant ils ne donnent aucun mauvais goût aux viandes, et la poularde qu'ils découpent ne perd rien de sa saveur. Je n'ai pas de maître d'hôtel, prince de son art, élève du savant Tryphérus, chez qui l'on apprend à détailler d'un couteau émoussé des mets de choix, tétines de truie, lièvre, sanglier, antilope, oiseaux de Scythie, flamant, chèvre gétule ; et ce festin sylvestre révolutionne tout Suburre ! Détacher un filet de chevreuil ou une aile de poulet d'Afrique n'est pas dans les moyens de mon écuyer tranchant ; il est mal dégrossi et ne connaît que tranches de viande grillée. Un petit esclave habillé sans luxe, mais contre le froid, te présentera des coupes plébéiennes payées quelques as. Je n'ai ni Phrygien ni Lycien, ni serviteur acheté très cher au marchand d'esclaves. Quand tu voudras quelque chose, demande-le en latin. Tous mes gens sont pareils, avec leurs cheveux courts et droits, [11,150] aujourd'hui peignés tout exprès en l'honneur de mes hôtes. L'un est le fils d'un rude berger, l'autre d'un bouvier ; il pense à sa mère qu'il n'a pas vue depuis longtemps, il est triste, il a la nostalgie de sa cabane et de ses chevreaux. Ce jeune esclave a la physionomie et le caractère brillants d'honnêteté : que ne lui ressemblent donc ceux que revêt l'éclat de la pourpre ! Il n'apporte pas aux bains une voix enrouée, des testicules de la grosseur du poing ; il n'a pas fait épiler ses aisselles et n'a pas à cacher avec confusion sous le vase d'huile un membre gonflé. Il te versera du vin récolté sur les montagnes d'où lui-même est venu et sur les pentes desquelles il a joué ; vin et serviteur ont la même patrie. Mais peut-être t'attends-tu à ce qu'un choeur vienne nous chanter des chansons libertines de Gadès et à voir des danseuses au milieu des applaudissements s'abattre à terre en jouant de la croupe : voilà ce que contemplent les jeunes épouses penchées sur leurs maris et qu'ils n'oseraient décrire devant elles : aiguillon aux sens languissants, fouet aux désirs des riches, plus vivement senti toutefois de l'autre sexe, qui vibre mieux ; la volupté bientôt, excitée par les oreilles et par les yeux, ne se confient plus. Ce ne sont pas là divertissements pour mon modeste intérieur. Je les laisse, ces claquements de castagnettes, ces airs que rougirait de chanter l'esclave nue du plus sordide mauvais lieu, ces cris obscènes, ces raffinements de jouissance, je les laisse à celui-là qui souille en vomissant des mosaïques de marbre ; toute licence à la richesse ! Le jeu et l'adultère ne sont honte que chez les petites gens ; que les riches s'y adonnent, et cela devient élégante distraction ! Nous aurons aujourd'hui à notre table des agréments tout autres. Tu y entendras des poèmes d'Homère et de Virgile, tous deux si sublimes qu'on ne sait lequel mérite la palme. Et qu'importe, pour de tels chefs-d'oeuvre, de quelle voix ils sont récités ? 183-208. Aujourd'hui donc, au large affaires et soucis ! donne-toi du bon temps, puisque tu t'es réservé une journée de loisir. Ne pense pas à tes placements ; et si ta femme se met à sortir dès le matin pour ne rentrer qu'à la nuit, tais-toi, refrène ta colère, même si tu lui vois la robe salie et froissée, les cheveux en désordre, des rougeurs au visage et aux oreilles. Laisse à la porte tout motif de chagrin, oublie ta maison, tes esclaves, ce qu'ils cassent, ce qu'ils gâchent, et avant tout l'ingratitude des amis. Et pendant ce temps commencent, au signal du drapeau, les jeux mégalésiens qui vont se dérouler pour les fêtes de la déesse de l'Ida ; le préteur est là, véritable triomphateur, mais que ruinent les chevaux ; et puissé-je ne pas blesser le peuple qui déborde l'enceinte du Cirque en disant que Rome aujourd'hui y est tout entière ; des clameurs me frappent l'oreille, j'en conclus à la victoire des verts : s'ils succombaient, on verrait la ville tomber dans une morne tristesse, [11,200] tout comme le jour où les Consuls furent vaincus dans la poussière de Cannes. Que la jeunesse aille à ces spectacles ; il convient à cet âge de crier, de faire des paris téméraires, d'aimer s'asseoir à côté d'une jeune fille en toilette. Nous, quittons la toge et allons offrir notre vieille peau aux rayons du soleil printanier. Tu peux déjà sans ridicule te rendre aux bains, quoi qu'il y ait encore une bonne heure avant la sixième as. Mais on ne pourrait mener cette vie cinq jours de suite, elle nous briserait de fatigue ; et la rareté des plaisirs nous les fait meilleurs.