[1,0] SATIRE I. POURQUOI JUVÉNAL ECRIT DES SATIRES. [1,1] Quoi! toujours écouter sans répondre une fois, Quand de sa Théséide et de sa rauque voix Codrus partout m’écrase? Epopée, élégie, M’auront impunément frappé de léthargie? Quoi donc! il m’aura pris un jour impunément Cet énorme Télèphe, ou l’Oreste assommant, Qui, sans être fini, déjà couvre et surcharge Un livre tout entier, page, revers et marge? On ne connaît pas mieux ses lares, sa maison, Que moi les rocs d’Éole, orageuse prison, Et l’antre de Vulcain, et ta forêt sacrée, O Mars! Le vent qui gronde, et la toison dorée, Et les ombres des morts que torture Éacus, Et les ormes géants lancés par Monychus: Aux jardins de Fronton ces phrases toujours sonnent; Et le platane tremble, et les marbres frissonnent, Sous l’éternelle voix de furieux lecteurs. Petits ou grands, voilà ce qu’ils font, nos auteurs Nous aussi, nous avons tremblé sous la férule Nous avons à Sylla, sur sa chaise curule, Du simple citoyen conseillé le repos. Quand les poètes vont dans Rome par troupeaux, Épargner un papier qu’ils perdraient, c’est démence! Mais pourquoi l’affronter, cette carrière immense Où du fils d’Aurunca les coursiers haletants Bondirent ? — Écoutez, si vous avez le temps! Quand l’eunuque énervé, l’eunuque se marie; Quand, sur le sanglier farouche d’Étrurie, Mévia, le sein nu, lance un dard; quand je vois Aussi riche, lui seul, que nous tous à la fois, Ce tondeur qui rasait ma barbe de jeune homme; Quand la fange du Nil, un esclave, qu’on nomme Crispinus, son manteau sur l’épaule jeté, Évente ses gros doigts dans les bagues d’été, Car le poids d’un rubis est trop lourd et l’accable, Comment ne pas armer la satire implacable ? Fût-il un cœur de fer, qui peut se contenir Dans cette ville inique, alors qu’il voit venir Un avocat Mathon dans sa neuve litière, Que de son ventre énorme il remplit tout entière? Puis, d’un illustre ami le cruel délateur, Des nobles qu’il ruine ardent spoliateur? Massa le craint, Carus le flatte; à cet infâme Latinus court, tremblant, prostituer sa femme; Lorsqu’on est supplanté par d’ignobles amants Dont les honteuses nuits gagnent des testaments, Et qui, du sein ridé d’une vieille opulente, Élèvent jusqu’aux cieux leur fortune insolente! Gillon a les trois quarts, Procule n’en a qu’un: Les portions, suivant la taille de chacun! Trafique de ton sang, pâlis, toujours à l’œuvre, Comme si ton pied nu pressait une couleuvre; Pâlis comme un rhéteur, dans son effroi mortel, Au jour où de Lyon il affronte l’autel! Dirai-je le courroux qui m’embrase et me tue, Quand ce pupille, encore enfant, se prostitue; Quand, d’un cortège immense et grossissant toujours, Son vil spoliateur emplit nos carrefours; Quand Marius, bravant la sentence ennemie, (Lorsque l’argent est sauf, qu’importe l’infamie?) Boit dès la huitième heure, et, le front radieux, Jouit, dans son exil, de la fureur des dieux? [1,50] Mais toi, pauvre, appelant des fortunes meilleures, Triste et victorieuse, ô province, tu pleures! Fils de Venusium, quoi! le peuple romain Ne verrait pas flamber ta lampe dans ma main Irai-je donc chanter, poète ridicule, Et le grand Diomède et les travaux d’Hercule, Le cri du minotaure et l’artiste volant, Et sous le flot qui sonne Icare au loin roulant? Quand, les yeux au plafond, un mari peu sévère, Ou ronflant sans dormir, et le nez sur son verre, Du galant de sa femme accepte un testament, Qu’elle-même ne peut recevoir d’un amant; Quand cet autre, qu’un char dans Flaminie emporte, Réclame effrontément le soin d’une cohorte, Pour avoir consumé dans ses nobles travaux Tout l’or de sa famille à nourrir des chevaux: Car, jeune Automédon, il guidait le char même Où Néron caressait le bel enfant qu’il aime. Mes tablettes! allons! Ma colère qui bout N’emplirait-elle pas la cire jusqu’au bout, Quand, superbe, et courbant tes six têtes d’esclaves, Dans ta litière ouverte, infâme, tu nous braves, Toi qu’un sceau contrefait, qu’un testament forgé, Faux Mécène, d’honneurs et de biens ont gorgé? Elle vient la matrone auguste, qui distille Dans le vin de Calès un venin de reptile: Son époux altéré boit la mort d’un seul trait! De cette autre Locuste, on apprend le secret D’envoyer au bûcher, parmi la foule avide, A travers les rumeurs, un mari tout livide! Si tu veux parvenir, brave exil et cachot, Sois digne de Gyare et digne du fer chaud! On vante la Vertu, mais elle a froid. Portiques, Jardins, chevreaux sculptés sur les coupes antiques, Le crime seul les donne. Alors que sans frémir Un père vend sa fille, est-ce qu’on peut dormir? Quand la débauche étreint l’enfance..., ignominie! Oh! l’indignation, à défaut de génie, Sait engendrer des vers rudes, libres, sans loi, Comme nous en faisons, Cluviénus et moi. Du jour où, parmi l’onde immense, universelle, Deucalion heurta les monts de sa nacelle, Et, consultant le sort, vit plein d’étonnement Les cailloux amollis s’échauffer lentement, Tandis qu’aux yeux de l’homme, étranges, inconnues, Sous les mains de Pyrrha naissaient des filles nues; Tout ce qui nous agite, et succès et revers, Crainte, espoir, haine, amour, passeront dans mes vers. Comme il pèse, l’amas de vices qui nous charge! L’avarice jamais n’ouvrit un sein plus large! Le joueur ne vient plus avec sa bourse au jeu: Il met son coffre-fort maintenant pour enjeu. Voici les dés! Quel bruit dans ces luttes perverses!... Malheureux? perdre un coup de cent mille sesterces, Quand ton esclave nu, grelottant, fait horreur, N’est-ce donc, malheureux, qu’une simple fureur? Élevait-on jadis ces villas fastueuses? Tant de mets chargeaient-ils nos tables somptueuses? Mais la sportule est prête: ils courent! voyez-les, Foule en toge, assiégeant le seuil de nos palais. Le patron les regarde au visage, il frissonne: «Viens-tu sous un faux nom pour une autre personne Allons! Fais-toi d’abord connaître, et puis reçois. Il ordonne: un crieur à la tonnante voix [1,100] Appelle tour à tour ces fiers enfants d’Iule; Car ils viennent aussi mendier la sportule. Au préteur! au tribun ensuite! Hâtez-vous, Mais servez l’affranchi; c’est le premier de tous. — Oui, je suis le premier, dit l’autre avec audace, Et je ne crains rien, moi! je défendrai ma place: Je suis né sur l’Euphrate; et ma voix le nierait, Mon oreille est percée et me démentirait. Mais dix mille écus d’or, produit des Cinq-Boutiques, Valent mieux que la pourpre et tous les noms antiques, Puisqu’aux champs Laurentius Corvinus aujourd’hui Fait paître des moutons qui ne sont pas à lui. Licinius, Pallas, ma fortune est plus grande Que la vôtre... Ainsi donc, le tribun, qu’il attende! » Honneur à la richesse! et que des affranchis, Naguère entrés dans Rome avec leurs pieds blanchis, Refusent de céder le pas au tribun même! O richesse! devant ta majesté suprême Chacun s’incline ici pourtant, fléau mortel, On ne t’a pas encor chez nous dressé d’autel! Pas de temple ou l’Argent habite dans sa gloire, Comme la Bonne Foi, la Paix et la Victoire, La Vertu, la Concorde, au fronton de granit, Où la rauque cigogne en criant fait son nid. Mais si le préteur même au bout de l’an calcule Combien son revenu s’accroît de la sportule, Que feront les clients, pauvres, mourant de faim? C’est toute leur ressource, habit, chaussure, pain. Des litières voici la foule grossissante: L’époux traîne sa femme enceinte ou languissante. Parfois même (on connaît la ruse maintenant), Au lieu de son épouse, il montre à tout venant Une litière vide, habilement fermée. — C’est ma Galla, dit-il; servez ma bien-aimée. Vite! Que tardez-vous? —« Paraissez donc, Galla! —Ne la tourmentez point; elle dort!... laissez-la. » Voyons quels nobles soins divisent la journée. La sportule d’abord; lorsqu’elle est terminée, Le forum, où parmi les plaideurs aux cris faux S’élève, dépassant nos bronzes triomphaux, Dun vil Égyptien l’arrogante statue, Et d’urine et de fange incessamment battue. Les vieux clients, chagrins, l’estomac creux, hélas! Quittent le vestibule, et se retirent las. Ils vont, quand l’espérance enfin cesse de luire, Acheter un légume, et du feu pour le cuire. Cependant le monarque, heureux de leur tourment, Des forêts et des mers entasse largement La plus friande proie entre ses dents avides, Et, seul, règne étendu parmi ses couches vides. De cent tables, chefs-d’œuvre antiques, merveilleux, Une seule engloutit les biens de ses aïeux. Le parasite au moins disparaîtra du monde! Mais qui supporterait ce luxe avare, immonde? Quelle gloutonnerie! On ne peut l’assouvir! C’est tout un sanglier qu’elle se fait servir, Un monstre énorme, bon pour nourrir cent convives!... Mais le châtiment suit, plein de souffrances vives, Quand ton ventre qui s’enfle, ayant tout dévoré, Va porter dans le bain un paon mal digéré. De là, plus d’une mort soudaine et foudroyante, Ces vieillards intestats... La nouvelle effrayante Amuse nos soupers; et, joyeux sous le deuil, Les amis en fureur conduisent le cercueil. Que la postérité nous imite! Courage! Mais qu’ajouterait-elle aux vices de notre âge? L’infamie est au comble. Eh bien donc, en avant! [1,150] Nos voiles, ouvrons-les toutes grandes au vent. — « Hé quoi! me direz-vous, poète à l’âme altière, As-tu donc un génie égal à ta matière ? Comme nos devanciers, as-tu ce feu divin, La franchise, qui fait tout dire à l’écrivain? » — Moi! qui donc ai-je peur de nommer? Peu m’importe Que Mucius pardonne ou contre moi s’emporte! — Oui; mais Tigellinus, nomme-le seulement: Traversé d’un long pieu, ton cadavre fumant Va, sous le croc de fer qui le perce et le traîne, Comme une torche ardente illuminer l’arène. — Quoi! cet empoisonneur, dont la main réunit Ses trois oncles, frappés du mortel aconit, Sur de moelleux coussins, dans la plume qu’il foule, De son regard superbe écrasera la foule ?... —S’il vient, presse ta lèvre; ou bien dis: Le voilà! Et pour te dénoncer l’accusateur est là. Tu peux faire combattre Énée et le Rutule: Achille mort, Hylas que cherche et pleure Hercule, Hylas qui tombe avec son urne dans les flots: On ne te défend pas ces vulgaires tableaux. Mais quand Lucilius, implacable, se lève, Quand sa plume frissonne et vibre comme un glaive, Le coupable rougit, et, plus froid que la mort, Son cœur palpite et sue, étreint par le remord!... De là cette fureur, et ces cris, et ces larmes. Réfléchis donc avant le signal des alarmes: On se repent trop tard, le casque une fois mis. — Eh bien! voyons du moins ce qui nous est permis Contre cent que la mort dans leur sépulcre envoie 171 Du vieux Flaminius border la grande voie.