[44,0] Livre XLIV. [44,1] I. L'Espagne, limite de l'Europe, servira aussi de terme à cet ouvrage. Les anciens l'appelèrent d'abord Ibérie, du nom de l'Ebre, puis Espagne, de celui d'Hispanus. Située entre l'Afrique et la Gaule, elle est bornée par l'Océan et les Pyrénées. Moins vaste que ces deux contrées, elle est aussi plus fertile. Elle n'est pas, comme l'Afrique, dévorée par un soleil ardent, ni fatiguée, comme la Gaule, de vents continuels. Tenant le milieu entre l'une et l'autre, elle doit à ses chaleurs tempérées, à ses pluies bienfaisantes et douces, cette abondance de fruits de tout genre qu'elle fournit à ses habitants, et même à l'Italie et à Rome. Elle produit en abondance, non seulement du blé, mais du vin, du miel et de l'huile ; on y trouve des mines et des races d'excellents coursiers ; aux riches récoltes que produit sa surface, il faut ajouter aussi les trésors cachés que renferme son sein. Elle produit beaucoup de lin et de genêt, et nulle terre n'est plus fertile en minium. Les fleuves n'y ont pas ce cours impétueux et rapide qui les rend dangereux ; ils coulent avec lenteur, baignant les prairies et les vignobles ; le flux et reflux de l'Océan les rend fort poissonneux, et plusieurs roulent de l'or dans leurs flots. L'Espagne ne touche à la Gaule que par le dos des Pyrénées : partout ailleurs la mer l'environne. Sa forme est à peu près carrée, sauf que la mer la resserre un peu vers les Pyrénées, dont l'étendue est de six cent mille pas. Le climat de l'Espagne est partout également sain, parce que nulle vapeur marécageuse n'altère la pureté de l'air. D'ailleurs, un vent de mer y règne, qui, pénétrant dans toutes les provinces et dissipant les exhalaisons de la terre, entretient la santé des habitants. [44,2] II. Le corps de l'Espagnol est dur à la faim, à la fatigue, et son coeur sait braver la mort. Ils sont tous d'une sobriété sévère. Ils préfèrent la guerre au repos : si les ennemis leur manquent au dehors, ils en cherchent au dedans. Souvent, en cachant un secret, on les a vus mourir dans les tortures, plus attachés à leur secret qu'à leur vie. On vante la fermeté de cet esclave, qui, dans la guerre punique, ayant vengé son maître, rit aux éclats dans les tortures, et, triompha, par son visage tranquille et joyeux, de la colère de ses bourreaux. Leur corps est agile, leur esprit remuant. Presque tous tiennent plus à leurs armes, à leurs coursiers de guerre, qu'à leur propre sang. Leurs jours de fêtes se célèbrent sans festins. Après la deuxième guerre punique, ils apprirent des Romains l'usage des bains chauds. Dans une si longue suite de siècles, ils n'ont eu de grand capitaine que Viriathe, qui, pendant dix années, disputa la victoire aux Romains (tant leur courage opiniâtre se rapproche de celui des bêtes sauvages !), et Viriathe même n'était pas un chef élu par eux ; mais ils le suivirent comme habile à prévoir et à éviter les périls. Sa simplicité fut égale à sa valeur : souvent vainqueur des armées consulaires, il ne changea, après ces exploits, ni ses armes, ni ses vêtements, ni son genre de vie ; il resta tel qu'il s'était montré dans sa première campagne, en sorte que le dernier de ses soldats eût paru plus riche que le général. [44,3] III. Plusieurs auteurs ont écrit qu'en Lusitanie, sur les rives du Tage, le vent féconde les cavales. Cette fable est née de la fécondité des juments, de la multitude des chevaux de la Galice et de la Lusitanie, où leur merveilleuse légèreté a pu faire supposer que le vent leur avait donné naissance. Les Galiciens se prétendent issus des Grecs. Ils disent qu'après le siège de Troie, Teucer, odieux à son père Télamon à cause de la mort d'Ajax, son frère, et ne pouvant rentrer dans son pays, se retira à Chypre, et y fonda une ville qu'il appela Salamine, du nom de son ancienne patrie : qu'à la nouvelle de la mort de son père, il voulut regagner son royaume, dont Eurysace, fils d'Ajax, lui ferma l'accès ; qu'alors, abordant sur les côtes d'Espagne, il s'empara du pays où s'élève aujourd'hui Carthagène ; qu'il passa alors dans la Galice, et donna son nom aux peuples qui l'habitent. Une partie de ces peuples s'appellent Amphiloques. Ce pays produit en abondance le cuivre, le plomb et le minium, qui a donné son nom au fleuve voisin. Il est aussi fort riche en or ; on en trouve souvent, en labourant, dans les mottes de terre fendues par la charrue. Sur les confis de cette terre s'élève une montagne sacrée, dont le fer ne doit pas souiller le sol ; mais si par hasard la foudre vent y déchirer la terre, chose assez fréquente en ces lieux, on peut recueillir, comme un présent des dieux, l'or qu’elle a découvert. Les soins du ménage, l'agriculture, sont le partage des femmes ; les armes, le brigandage, occupent les hommes. Le fer de ce pays est fort dur ; mais l'eau, plus puissante encore, y ajoute une nouvelle force : on dédaigne chez eux une arme qui n'a pas été trempée dans le Bilbilis ou le Chalybs. De là le nom de Chalybes, donné à ceux qui habitent les bords dé ce dernier fleuve. Le fer y est plus renommé que partout ailleurs. [44,4] IV. Les bois des Tartésiens, où les Titans firent, dit-on, la guerre aux dieux, sont habités par les Cunètes : Gargoris, le plus ancien de leurs rois, leur apprit à recueillir le miel. La faiblesse de sa fille lui ayant donné un petit-fils, honteux de cette infamie, il chercha divers moyens pour faire périr l'enfant ; mais celui-ci dut à la fortune d'échapper à ces hasards, et son aïeul, touché de tant de périls, le laissa parvenir au trône. L'ayant fait d'abord exposer, il envoya quelques jours après chercher le corps : on trouva l'enfant allaité par diverses bêtes sauvages. Rapporté au palais, le roi le fît jeter dans un sentier étroit où passaient chaque jour les troupeaux : au lieu d'ôter simplement la vie à son petit-fils, il voulait, dans sa cruauté, le faire écraser sous les pieds des animaux. L'enfant ne fut pas blessé, et ne manqua même pas de nourriture. On le livra alors à des chiens dont on avait depuis plusieurs jours irrité la faim, et ensuite à des pourceaux. Loin que les bêtes le déchirassent, quelques-unes vinrent lui offrir leur lait. Le roi le fit enfin jeter à la mer : alors parut plus clairement la faveur des dieux qui le protégeaient. Dans la violence de la tempête, au milieu du chant furieux des vagues, il fut doucement porté sur le rivage, comme si un vaisseau l'y eût conduit, et, quelques instants après, une biche vint lui offrir ses mamelles. Dans la suite, l'enfant, suivant sa nourrice, acquit une merveilleuse légèreté, et il vécut longtemps parmi les troupeaux de cerfs, parcourant aussi vite qu'eux les bois et les montagnes. Enfin, arrêté dans des filets, il fut offert en présent au roi. Celui-ci reconnut son petit-fils à la ressemblance des traits et à certaines marques imprimées sur son corps à sa naissance. Etonné de tant de hasards et de périls, il le choisit pour lui succéder. On lui donna le nom d'Habis. A peine élevé au trône, il déploya tant de vertus, qu'on reconnut le dessein des dieux dont la main l'avait arraché à tant de périls. Il soumit à des lois son peuple encore barbare ; il lui enseigna le premier à atteler des boeufs à la charrue, à féconder ses sillons, et, se rappelant ses souffrances passées, il obligea les hommes à quitter leur nourriture sauvage pour des aliments plus doux. Ses aventures nous sembleraient fabuleuses, si nous ne lisions aussi que les fondateurs de Rome furent allaités, par une louve, et Cyrus, roi de Perse, par une chienne. Il interdit à son peuple tout travail d'esclave, et le distribua dans sept villes. Pendant plusieurs siècles, le sceptre resta dans sa famille. Géryon régna sur une autre partie de l'Espagne, entièrement composée d'îles. Les pâturages y sont, si riches que les bestiaux y périraient d'embonpoint, si on ne les laissait quelque fois sans nourriture. Les troupeaux faisaient la seule richesse des hommes de ce temps : ceux de Géryon étaient si renommés, que l'attrait d'un tel butin conduisit Hercule d'Asie en Espagne. On dit d'ailleurs que Géryon n'avait pas trois corps, comme l'a raconté la fable ; mais qu'ils étaient trois frères si étroitement unis, qu'ils semblaient n'avoir qu'une même âme. On ajoute qu'ils n'attaquèrent pas Hercule ; mais que, voyant leurs troupeaux enlevés, ils le combattirent pour les recouvrer. [44,5] V. Après la chute des royaumes d'Espagne, les Carthaginois furent les premiers maîtres du pays. Les Gaditains, suivant l'ordre reçu dans un songe, ayant emporté de Tyr, d'où les Carthaginois tirent aussi leur origine, les ornements du culte d'Hercule, pour venir fonder une ville en Espagne, furent attaqués par les peuples voisins, jaloux de leurs rapides progrès. Les Carthaginois les secoururent comme des parents : par leurs succès, ils préservèrent les Gaditains de toute insulte, et subjuguèrent pour eux-mêmes la plus grande partie du pays. Plus tard, encouragés par ces premières victoires, ils envoyèrent Amilcar avec une nombreuse armée pour conquérir toute la province. Ce général, après de grandes actions, se livrant en aveugle à la fortune, tomba dans des embûches où il perdit la vie. Asdrubal, son gendre, envoyé à sa place, fut assassiné par l'esclave d'un Espagnol, qui vengeait sur lui le meurtre injuste de son maître. Annibal, fils d'Amilcar, leur succéda, et les surpassa tous deux. II effaça leurs exploits par la conquête de l'Espagne entière ; puis, tournant ses armes contre Rome, on le vit, pendant seize années, fatiguer l'Italie par ses victoires. Les Romains, ayant envoyé les deux Scipions en Espagne, chassèrent d'abord les Carthaginois de la province, engagèrent ensuite, contre les naturels eux-mêmes, une guerre longue et acharnée. La province ne fut soumise, et les Espagnols ne reçurent le joug, que lorsque César-Auguste, maître de l'univers, eut porté chez eux ses armes victorieuses, et qu'ayant adouci ce peuple sauvage, et poli par des lois la barbarie de leurs moeurs, il eut réduit l'Espagne en province romaine.