[42,0] LIVRE XLII. [42,1] I. A la mort de Mithridate, roi des Parthes, le sceptre passa à son fils Phrahate. Ce prince allait punir, en attaquant la Syrie, les efforts d'Antiochus contre la puissance des Parthes, lorsque les mouvements des Scythes le rappelèrent à la défense de ses états. Ces peuples s'étaient engagés, par la promesse d'un salaire, à secourir les Parthes contre Antiochus, roi de Syrie ; mais leurs soldats n'arrivèrent qu'après la guerre terminée, et, sous prétexte de retard, le prix promis leur fut refusé. Regrettant d'avoir fait en vain une marche si longue, ils demandaient à être, ou indemnisés de leurs fatigues, ou employés contre un autre ennemi ; et, irrités par le dédain des Parthes, ils vinrent ravager leurs frontières. Phrahate, marchant contre eux, confia son empire à un certain Himère, qui avait livré aux débauches du roi la fleur de sa jeunesse ; celui-ci, oubliant la honte de sa vie passée, et son titre de simple lieutenant, fit gémir sous un joug de fer Babylone et beaucoup d'autres cités. Pour Phrahate, il conduisit à cette guerre un corps de soldats grecs faits prisonniers dans la guerre d'Antiochus, et qu'il avait traités depuis avec hauteur et cruauté : il oubliait que leur haine pour lui, loin de s'éteindre dans la captivité, s'était encore accrue par les affronts. Aussi, en voyant fléchir l'armés des Parthes, ils passèrent dans les rangs ennemis, et assouvirent, par le massacre des Parthes et de Phrahate lui-même, une vengeance si longtemps désirée. [42,2] II. Artaban, oncle paternel de Phrahate, fut fait roi à sa place. Les Scythes, contents d'avoir vaincu et ravagé la Parthie, retournèrent dans leur patrie. Artaban, blessé au bras dans une guerre contre les Thogariens, mourut aussitôt. Il fut remplacé par son fils Mithridate, à qui ses exploits méritèrent le surnom de Grand. Brûlant du désir d'égaler ses ancêtres, il surpassa leur gloire par sa valeur. Il signala son courage dans de nombreuses guerres contre ses voisins ; et réunit plusieurs peuples à son empire. Il combattit avec succès les Scythes, et vengea sur eux l'affront de sa famille. Enfin il attaqua Ortoadiste, roi d'Arménie. Mais, puisque nous passons à l'Arménie ; il faut reprendre d'un peu plus haut l'origine de ce grand empire. On ne saurait le passer sous silence, puisque son territoire est, après celui des Parthes, le plus vaste de tous. En effet, l'Arménie comprend, de la Cappadoce à la mer Caspienne, une longueur de onze cent mille pas ; elle en compte de largeur sept cent mille. Ce royaume eut pour fondateur Armenius, compagnon de Jason de Thessalie. Le roi Pelias, voulant faire périr Jason, dont le courage lui semblait menacer sa puissance, le fait partir en Colchide, avec ordre de lui rapporter cette Toison d'or, si fameuse chez tous les peuples. Il espérait le voir succomber, soit dans les périls de cette longue navigation, soit dans une guerre contre des barbares si redoutés. Jason ayant publié le projet de cette glorieuse expédition, de presque tout l'univers accourut à ses côtés une élite de jeunes guerriers ; de là cette armée de héros, qui reçurent le nom d'Argonautes. Il la ramenait saine et sauve après d'immortels exploits, quand les fils de Pelias l'écartèrent encore de la Thessalie. Suivi alors d'une immense multitude qu'attirait de toutes parts la renommée de son courage, suivi de Médée sa femme, qu'il avait répudiée ou exilée, et reprise ensuite par compassion, et de son beau-fils Médien, que cette princesse avait eu d'Égée, roi d'Athènes, il retourna à Colchos, et rétablit sur le trône son beau-père, chassé de ses états. [42,3] III. Il entreprit ensuite de grandes guerres contre les nations voisines, subjugua plusieurs cités, et, pour réparer les torts de sa première expédition, il joignit les unes à l'empire de son beau-père, dont il avait enlevé la fille Médée, et tué le fils Égiale ; il distribua les autres aux peuples qu'il avait amenés. Après Hercule et Bacchus, qui régnèrent, dit-on, sur l'Orient, il fut le premier mortel qui subjugua ces contrées. Il donna à Reca et à Amphistrate, écuyers de Castor et de Pollux, le gouvernement de quelques peuples. Il fit alliance avec les Albains, qui suivirent, dit-on, Hercule du mont d'Albe en Italie, lorsqu'il conduisait à travers ce pays les troupeaux de Géryon vaincu, et qui, se souvenant de cette antique origine, saluèrent du nom de frères, dans la guerre de Mithridate, les soldats de l'armée de Pompée. Presque tous les peuples d'Orient, reconnaissant en Jason leur fondateur, lui rendirent les honneurs divins et lui élevèrent des temples, que renversa, plusieurs siècles après, Parménion, général d'Alexandre-le-Grand, pour qu'aucun non ne fût, dans l'Orient, plus révéré que celui de son maître. Après la mort de Jason, Medus, émule de ses vertus, fonda en l'honneur de sa mère, la ville de Médée ; il donna son nom à l'empire des Mèdes, fondé par lui, qui domina plus tard tout l'Orient. Près de la terre des Albains, sont les Amazones, dont la reine Thalestris, au rapport de beaucoup d'auteurs, voulut partager le lit d'Alexandre. Armenius, né aussi en Thessalie, l'un des officiers de Jason, ayant réuni les troupes que la mort de Jason avait dispersées, fonde le royaume d'Arménie. Des montagnes de cette contrée sort le Tigre, qui d'abord faible à sa source, va, à peu de distance, se plonger dans la terre ; d'où il ressort large et puissant dans la Sophène, à environ vingt-cinq mille pas, pour aller se jeter dans les marais de l'Euphrate. [42,4] IV. Mithridate, roi des Parthes, après sa guerre d'Arménie, fut détrôné par le sénat des Parthes, à cause de sa cruauté. Orode, son frère, ayant occupé le trône vacant, l'assiégea longtemps dans Babylone, où il s'était renfermé ; la ville affamée fut forcée de se rendre. Mithridate, comptant sur les droits du sang, vint se remettre entre les mains d'Orode ; mais celui-ci vit en lui un ennemi plus qu'un frère, et le fit massacrer sous ses yeux. Il fit ensuite la guerre contre les Romains, et massacra l'armée entière, avec Crassus et son fils. Son fils Pacorus, envoyé pour achever cette guerre, se distingua en Syrie par de grandes actions, excita les soupçons de son père, et fut rappelé. Après son départ, l'armée des Parthes laissée en Syrie est massacrée avec tous ses chefs par Cassius, questeur de Crassus. Peu de temps après, la guerre civile entre César et Pompée déchire l'empire romain. Les Parthes se déclarèrent pour Pompée, soit à cause de l'alliance qu'ils avaient faite avec lui dans la guerre de Mithridate, soit à cause du meurtre de Crassus, dont ils savaient que le fils combattait dans l'armée de César, persuadés que si César triomphait, le jeune Crassus vengerait le sang de son père. Aussi, après la chute du parti de Pompée, ils secoururent Cassius et Brutus contre Auguste et Antoine : quand cette guerre fut finie, ils firent alliance avec Labienus, ravagèrent, sous les ordres du même Pacorus, la Syrie et l'Asie, et attaquèrent, avec de grandes forces, le camp de Ventidius, qui, en l'absence de leur chef, avait, après Cassius, battu l'armée des Parthes. Ventidius, par une terreur simulée, resta dans ses retranchements, et souffrit quelque temps leurs insultes. Puis, profitant de leur sécurité et de leur joie, il envoie une partie de ses légions, dont le choc les ébranle et les disperse. Pacorus, croyant que les siens, dans leur fuite, avaient entraîné les légions romaines, se jette sur le camp de Ventidius, comme s'il eût été sans défense. Alors Ventidius, fait marcher le reste de ses légions, et taille en pièces tout ce corps de Parthes, avec Pacorus lui-même. Jamais, dans aucune guerre, les Parthes n'essuyèrent un plus cruel désastre. Lorsque cette nouvelle parvint dans leur pays, Orode, à qui on venait d'annoncer que ses troupes ravageaient la Syrie et envahissaient l'Asie, Orode, qui voyait avec orgueil Pacorus triompher des Romains, apprenant tout à coup la mort de son fils et le massacre de son armée, tombe de la consternation dans la démence. Il passa plusieurs jours sans parler à personne, sans prendre de nourriture, sans prononcer un seul mot, comme s'il fût devenu muet. Longtemps après, quand sa douleur adoucie lui permit de se faire entendre, il ne prononçait que le nom de Pacorus. Il croyait le voir, l'entendre, lui parler, l'avoir près de lui ; puis, songeant qu'il n'était plus, il recommençait à le pleurer. A ce long deuil, succédèrent d'autres tourments pour ce malheureux vieillard. De ses trente fils, il ne savait lequel il devait destiner au trône, afin de remplacer Pacorus. Les nombreuses concubines de qui il avait eu tant d'enfants, voulaient chacune faire préférer leurs fils, et le fatiguaient de leurs intrigues. Mais le destin des Parthes, dont le trône est presque toujours occupé par des rois parricides, fit échoir le sceptre à Phrahate, le plus scélérat de tous ses fils. [42,5] V. A peine nommé roi, comme si son père eût trop tardé à mourir, il le tua : il fit égorger aussi tous ses frères, et n'épargna pas ses propres enfants ; car, voyant les grands du royaume indignés de tant de forfaits, il fit mourir un de ses fils adulte, afin qu'on ne trouvât personne à nommer à sa place. Antoine, pour punir les Parthes d'avoir fourni des secours contre lui, et contre César, vint l'attaquer avec seize de ses meilleures légions ; mais, maltraité dans plus d'un combat, il s'éloigna à la hâte. Enorgueilli, de ce succès, Phrahate se souilla de nouveaux crimes, et fut chassé par ses sujets. Ayant longtemps importuné de ses prières, d'abord les états voisins, et plus tard les Scythes, il obtint de ces derniers des secours qui le rétablirent sur le trône. Pendant son exil, les Parthes avaient choisi pour roi un certain Tiridate, qui, instruit de l'approche des Scythes, se réfugia avec de nombreux amis près de César, qui faisait alors la guerre en Espagne : il lui livra en otage le plus jeune des fils de Phrahate, que la négligence des gardes lui avait permis d'enlever. A cette nouvelle, Phrahate envoya des députés à César, demandant qu'on lui rendît son fils, et Tiridate son esclave. César ayant entendu tour à tour les plaintes de Phrahate et les prières de son rival (car Tiridate demandait aussi à être rétabli sur le trône, promettant de soumettre la Parthie au pouvoir des Romains, s'il devait sa couronne à leur bienfait), refusa également, et de livrer Tiridate aux Parthes, et de fournir contre eux des secours à Tiridate. Et cependant, pour ne pas paraître tout refuser, il rendit à Phrahate son fils sans rançon, et voulut que Tiridate fût traité avec magnificence, tant qu'il lui plairait de rester près des Romains. Plus tard, lorsqu'ayant terminé la guerre en Espagne, il vint en Syrie pour régler les affaires de l'Orient, Phrahate craignit qu'il n'attaquât les Parthes. Il réunit donc de tout son empire les prisonniers des armées de Crassus et d'Antoine, et les renvoya à Auguste avec les aigles enlevées aux légions. Auguste reçut même en otage ses fils et ses petits-fils, et fit plus par la puissance de son nom, que n'eût pu faire par ses armes aucun autre général.