[37,0] LIVRE XXXVII. [37,1] I. Après la prise d'Aristonicus, des députés de Marseille vinrent à Rome solliciter le pardon des Phocéens, ses fondateurs, dont le sénat avait ordonné de raser la ville et d'anéantir le nom, pour les punir d'avoir, dans cette dernière guerre, et auparavant dans celle d'Antiochus, porté les armes contre le peuple romain. Cette grâce leur fut accordée. On s'occupa ensuite de récompenser les rois qui avaient fourni des secours contre Aristonicus. Mithridate, roi de Pont, reçut la Haute Phrygie ; les fils d'Ariarathe, roi de Cappadoce, qui avait péri dans cette campagne, obtinrent la Lycaonie et la Cilicie. Ainsi le peuple romain traita mieux les fils de son allié, que leur mère ne traita ses enfants ; car, tandis qu'en leur bas âge il étendait leur empire, leur mère leur ravissait la vie. Laodice avait eu du roi Ariarathe six enfants mâles, dont plusieurs étaient déjà adultes : craignant donc de perdre bientôt le gouvernement de l'état, elle fit périr cinq d'entre eux par le poison. Le plus jeune, dérobé par sa famille à la cruauté de sa mère, se trouva seul souverain par la mort de Laodice, dont le peuple punit la cruauté en l'immolant. Enlevé aussi par une mort soudaine, Mithridate laissa un fils qui porta son nom. Ce prince arriva plus tard à un tel degré de puissance, qu’il effaça et les rois de son siècle, et ceux qui l'avaient précédé. Pendant quarante-six années, il fit la guerre et disputa la victoire aux Romains ; battu par Sylla, par Lucullus, par d'autres habiles capitaines, enfin par le grand Pompée, il reprit toujours les armes avec plus de vigueur et d'éclat ; ses défaites le rendaient plus terrible. Enfin, il périt chargé d'années, non sous les coups de ses rivaux, mais par une mort volontaire et dans le royaume de ses aïeux, dont il transmit l'héritage à son fils. [37,2] II. Le ciel même, par ses prodiges, présagea sa future grandeur. Dans l'année qui le vit naître, dans celle où il parvint au trône, parut pendant soixante-dix jours une comète dont la vive lumière semblait embraser tous les cieux. Sa surface en occupait le quart, son éclat effaçait le soleil ; son lever, son coucher duraient quatre heures. Dans son enfance, Mithridate se vit en butte aux pièges de ses tuteurs, qui, le plaçant sur un cheval indompté, le forçaient à lancer des dards en courant ; mais le jeune prince, maniant son coursier avec une adresse au dessus de son âge, déjoua ces complots. Ils eurent alors recours au poison : dans cette crainte, il but fréquemment des antidotes, et par de puissants remèdes, il se mit si bien à l'abri de leurs embûches, que, dans sa vieillesse même, il tenta vainement de s'empoisonner. Craignant ensuite qu'à défaut de poison, ses ennemis n'employassent le fer, il feignit une vive passion pour la chasse. Ainsi, pendant sept années, ni à la campagne, ni à la ville, il ne coucha sous l'abri d'un toit ; mais, errant au fond des bois, il passait la nuit sur différents points des montagnes, sans que personne connût sa retraite. Là, il s'habituait tantôt à fuir, tantôt à poursuivre les bêtes sauvages, quelquefois même il éprouvait ses forces contre elles. Par ce genre de vie, il évita les embûches, et endurcit son corps à toutes les souffrances. [37,3] III. Arrivé à l'âge d'administrer son empire, il songea moins à le régir qu'à l'étendre. Les Scythes, jusque là invincibles, qui avaient détruit Zopyrion, général d'Alexandre-le-Grand, avec ses trente mille soldats ; qui avaient massacré le roi Cyrus et ses deux cent mille Perses, et mis en fuite Philippe, roi de Macédoine, cédèrent à ses heureux efforts. Cette conquête ayant accru ses forces, il occupa le Pont et bientôt la Cappadoce. Puis, méditant l'invasion de l'Asie, il quitte en secret son royaume, et, à l'insu de tous, la parcourt avec quelques amis pour s'instruire par lui-même de l'état du pays et de la position de chaque ville. Il passe de là en Bithynie ; et, comme s'il eût été maître de l’Asie, il étudie tous les lieux qui peuvent lui assurer la victoire. Rentrant alors dans son royaume, où déjà on le croyait mort, il y trouve un fils en bas âge, dont Laodice, sa soeur et son épouse, était accouchée en son absence. Alors tandis qu'on le félicitait et de son retour, et de la naissance d'un fils, le poison menaçait sa vie. Laodice, le croyant mort, s'était abandonnée à ses amis ; elle espéra couvrir sa faute par un forfait plus affreux, et, à son arrivée, lui prépara du poison. Instruit de ce complot par un esclave, Mithridate en punit les auteurs. [37,4] IV. L’'hiver étant survenu, il le passa, non dans les festins, mais dans les camps, non au sein du repos, mais dans les exercices militaires, non parmi des compagnons de plaisir, mais avec de dignes rivaux ; s'exerçant à diriger un coursier, à disputer le prix de la lutte ou de la course. Son armée s'accoutumait aussi, par des exercices journaliers, à supporter comme lui la fatigue, et se rendait invincible comme son roi. S'étant uni à Nicomède, il envahit la Paphlagonie et la partage avec son allié. Instruit que ces deux princes venaient d'occuper cette contrée, le sénat leur envoie des députés avec l'ordre de la rendre à son premier maître. Mithridate, regardant sa puissance comme égale à celle de Rome, répond avec fierté que ce royaume était échu en héritage à son père, et s'étonne de voir contester au fils un droit dont le père a joui sans débat. Et, bravant les menaces, il envahit encore la Galatie. Nicomède, n'ayant nul titre à alléguer, promet de rendre la Paphlagonie à son souverain légitime. Puis, donnant à son fils le nom de Pylémène, porté par les princes de ce pays, il conserva sa conquête à l’aide de ce nom supposé, comme s'il l'eût restituée à la famille de ses rois. Les ambassadeurs ainsi joués retournèrent à Rome.