[32,0] LIVRE XXXII. [32,1] I. APRÈS la défaite d'Antiochus, les Étoliens, qui l'avaient engagé à faire la guerre à Rome, se trouvèrent seuls contre elle, inégaux en forces, et privés de tout appui. Vaincus bientôt après, ils perdirent cette liberté, que seuls entre tant de peuples grecs, ils avaient conservée sans attente contre la domination de Sparte et d'Athènes. Cette servitude, subie si tard, ne leur en parut que plus dure : ils songeaient à ces temps où, avec leurs propres forces, ils avaient résisté à la puissance formidable des Perses ; où, dans la guerre de Delphes, l'impétueuse valeur des Gaulois, terreur de l'Italie et de l'Asie, était venue se briser contre eux. Ces glorieux souvenirs leur rendaient plus amère encore la perte de leur liberté. Vers le même temps, Messène et l'Achaïe se disputent le premier rang, et bientôt en viennent aux armes. Dans cette guerre fut pris l'illustre Philopemen, général des Achéens : non que, dans le combat, il eût ménagé sa vie ; mais, en ralliant les siens, renversé par son cheval dans un fossé qu'il voulait franchir, les ennemis se précipitèrent en foule sur lui. Les Messéniens, le voyant abattu, soit par crainte de son courage, soit par respect pour sa gloire, n'osèrent lui donner la mort. Mais comme si la prise d'un tel ennemi eût terminé la guerre, ils le promenèrent en triomphe dans toute leur ville. Le peuple se précipitait sur son passage ; on eût dit qu'il accourait pour voir son général, et non un chef ennemi. Les Achéens n'eussent pas été plus avides de le voir victorieux, que ne le furent leurs ennemis de le contempler vaincu. Ils le firent paraître au théâtre, pour montrer à tous les regards un général que personne ne pouvait croire prisonnier. Puis, l'ayant conduit en prison, ils lui firent présenter du poison, par respect pour son courage. Philopémen le reçut avec la joie d'un vainqueur : il demanda d'abord si Lycortas, commandant des Achéens, le premier après lui par ses talents militaires, avait survécu au combat. Apprenant qu'il état échappé, il dit que les Achéens n'avaient pas tout perdu, et expira. Bientôt la guerre se rallume, les Messéniens sont vaincus, et portent la peine du meurtre de Philopémen. [32,2] II. Cependant, en Syrie, le roi Antiochus, chargé d'un pesant tribut par les Romains qui l'avaient vaincu, pressé par le manque d'argent, ou excité par sa cupidité, espérant faire servir de prétexte à son sacrilège le tribut qu'il avait à payer, attaque de nuit, avec ses soldats, le temple de Jupiter d'Elymée. A cette nouvelle, les habitants accourent et le massacrent avec toutes ses troupes. Plusieurs villes de la Grèce ayant adressé à Rome des plaintes sur les insultes qu'elles recevaient de Philippe, roi de Macédoine, et la cause se discutant dans le sénat entre les députés de ces villes et Demetrius, fils de Philippe, envoyé par son père pour le justifier, le jeune prince, accablé par les nombreux griefs allégués contre son père, resta tout à coup sans parole. Le sénat fut touché de cette timidité, qui déjà l'avait fait aimer à Rome, lorsqu'il s'y trouvait comme otage, et il obtint gain de cause. Ce fut donc la modestie et la pudeur, plutôt que les paroles de son fils, qui obtinrent à Philippe cette faveur ; et le sénat fit assez voir, par les termes de son arrêt, qu'il avait moins voulu absoudre le roi, qu'accorder au fils la grâce du père. Ce succès valut à Demetrius, non de la reconnaissance, mais de l'envie et de la haine. Persée, son frère, devint son rival et son ennemi ; et Philippe, qui lui devait sa grâce, ne put voir sans colère que la personne de son fils eût eu plus de pouvoir sur le sénat, que l'autorité paternelle et la dignité royale. Pénétrant le dépit de son père, Persée calomniait chaque jour près de lui Demetrius absent : il le rendit odieux, puis suspect ; il lui reprocha, tantôt l'amitié de Rome, tantôt des trahisons méditées contre son père. Il l'accuse, enfin, d'avoir voulu attenter à ses jours, et à l'appui de sa plainte, produisant des accusateurs et subornant des témoins, il commet le crime qu'il impute à son frère. Enfin, il pousse son père à un affreux parricide, et remplit de deuil tout le palais. [32,3] III. Après le meurtre de Demetrius, Persée, délivré d'un rival, montra envers son père, non seulement moins de respect, mais même une coupable audace : il se conduisit plutôt en roi qu'en héritier du trône. Irrité de ses hauteurs, Philippe regrettait chaque jour la mort de Demetrius, et soupçonnant enfin un complot, il mit à la question les accusateurs et les témoins. L'imposture fut dévoilée, et déchiré à la fois par l'idée du crime de Persée et de la mort de Demetrius innocent, il en eût tiré vengeance, si la mort ne l'avait prévenu ; car, peu de temps après, il mourut de chagrin, laissant, contre Rome, de grands préparatifs de guerre, dont Pensée se servit plus tard. Il avait engagé dans son parti les Gaulois Scordisques, et sans sa mort les Romains eussent eu à soutenir une guerre périlleuse. Les Gaulois, après leur funeste expédition contre Delphes, où ils avaient éprouvé le pouvoir des dieux plutôt que la force des ennemis, privés de Brennus leur chef, et se voyant sans patrie, s'étaient réfugiés, les uns dans la Thrace, les autres en Asie. Un de leurs corps s'établit au confluent du Danube et de la Save, et prit le nom de Scordisque. Les Tectosages, de retour à Toulouse, leur antique patrie, et en proie à la peste, ne furent délivrés de ce fléau, que lorsque, d'après l'avis d'un oracle, ils eurent jeté dans le lac de cette ville l'or et l'argent fruit de la guerre et du sacrilège. Longtemps après, ces trésors furent enlevés par Cépion, consul romain : l'argent montait à cent dix mille livres pesant, et l'or à cinq millions. Cépion et son armée portèrent plus tard la peine de ce sacrilège, et l'invasion des Cimbres contre Rome punit l'enlèvement des trésors sacrés. Un grand nombre de Tectosages, attirés par l'appât du butin, rentrèrent en Illyrie, pillèrent les Istriens, et s'établirent dans la Pannonie. Les Istriens sont, dit-on, originaires de la Colchide : des habitants de cette contrée, envoyés, par Æétas leur roi, à la poursuite des Argonautes qui avaient ravi sa fille, entrèrent du Pont-Euxin dans l'Ister, remontèrent le lit de la Save, en suivant les traces des ravisseurs, portèrent leurs barques à bras à travers les montagnes jusqu'aux rivages de la mer Adriatique, à l'exemple des Argonautes qui s'y étaient vus forcés par la grandeur de leur navire, et, ne les y trouvant plus, craignant la colère de leur maître, ou fatigués d'une si longue navigation, ils s'établirent près d'Aquilée, et s'appelèrent Istriens, du nom du fleuve qu'ils avaient remonté en quittant la mer. Les Daces descendent des Gètes : ces peuples, sous le règne d'Orole, s'étant mal défendus contre les Bastarnes, ce prince, pour punir leur lâcheté, voulut que, dans le sommeil, ils missent leurs pieds où se place ordinairement la tête, et servissent leurs femmes comme elles les servaient auparavant. Cette loi fut maintenue jusqu'à ce qu'ils eussent effacé, par leur courage, l'ignominie de leurs premiers revers. [32,4] IV. Telles étaient les nations que Persée, lorsqu'il eut succédé à son père, cherchait à entraîner dans une ligue commune contre Rome. Cependant la guerre éclatait entre Eumène et le roi Prusias, près duquel Annibal s'était réfugié depuis la paix conclue entre Antiochus et les Romains : Prusias, plein de confiance dans les talents d'Annibal, avait rompu le traité, et pris le premier les armes. Les Romains, dans le traité conclu avec Antiochus, ayant mis pour condition qu'Annibal leur serait livré, celui-ci, averti par le roi, s'était réfugié dans la Crète. Longtemps il y vécut tranquille ; mais, voyant que ses grandes richesses excitaient contre lui l'envie, il fit déposer, dans le temple de Diane, des vases remplis de plomb, qui semblaient renfermer ses trésors ; et les Crétois se croyant par là maîtres d'un gage qui les assurait de lui, il se retira chez Prusias, emportant son or coulé dans des statues qu'il portait avec lui, de peur que la vue de ses richesses ne mît ses jours en péril. Prusias, battu sur terre par Eumène, ayant voulu combattre sur mer, Annibal, par une ruse nouvelle, lui procura la victoire. Il fit renfermer dans des vases de terre des serpents de toute espèce, qui furent, pendant le combat, lancés sur les vaisseaux ennemis. Les soldats d'Eumène se moquèrent d'abord de voir combattre avec l'argile ceux qui ne pouvaient vaincre par le fer. Mais quand leurs vaisseaux commencèrent à se remplir de serpents, ils ne purent résister à un double péril, et cédèrent la victoire. Dès que le bruit de ce combat parvint à Rome, le sénat envoya des députés pour forcer les deux rois à la paix, et se faire livrer Annnibal. Celui-ci en fut instruit, et, ayant pris du poison, il prévint far sa mort l'arrivée des ambassadeurs. Cette année vit mourir les trois plus grands capitaines de l'univers, Annibal, Philopémen et Scipion l'Africain. Pour Annibal, soit que, la foudre à la main, il fit trembler l'Italie, soit que, rentré dans Carthage, il y gouvernât la république, on ne le vit jamais ni se coucher pendant ses repas, ni boire plus d'un setier de vin. Maître de nombreuses captives, il montra une continence à peine croyable dans un Africain ; telle fut, enfin, sa modération, que, commandant des armées formées de nations diverses, jamais ses soldats n'attentèrent à sa vie ; jamais ils ne conspirèrent contre lui, quoique souvent ses ennemis les eussent pressés de faire l'un et l'autre.