[24,0] LIVRE XXIV. [24,1] Tel était l'état de la Sicile, lorsque les dissensions de Ptolémée Ceraunus, d'Antiochus et d'Antigone, inspirèrent à la plupart des villes grecques, excitées par les Spartiates, le désir de profiter de ces troubles pour recouvrer leur liberté : elles s'envoient mutuellement des députés, s'engagent par une alliance, et courent aux armes. Pour ne point paraître faire la guerre à Antigone, leur souverain, elles attaquent les Etoliens, ses alliés, sous prétexte qu'ils avaient envahi le territoire de Cirrhé, consacré à Apollon du consentement de la Grèce entière. Elles défèrent le commandement à Areas, qui réunit ses forces, saccage les villes, désole les campagnes, et brûle ce qu'il ne peut emporter. Du haut de leurs montagnes, les bergers étoliens sont témoins de ces ravages : ils se rassemblent au nombre de cinq cents, tombent sur ces brigands épars, auxquels l'effroi et la fumée des incendies dérobaient leur petit nombre, en égorgent neuf mille, et les obligent à fuir. Sparte voulut recommencer la guerre ; mais plusieurs peuples lui refusèrent leur appui, pensant qu'elle songeait à soumettre la Grèce et non à l'affranchir. Cependant les rois posent les armes, Ptolémée reste seul maître de la Macédoine par l'expulsion d'Antigone, fait la paix avec Antiochus, et s’allie avec Pyrrhus en lui donnant la main de sa fille. [24,2] N'ayant plus rien à craindre au dehors, son âme impie et criminelle se prépare à des forfaits domestiques : il dresse des pièges à sa soeur Arsinoé, pour ôter la vie à ses enfants et la dépouiller elle-même du royaume de Cassandrée. Son premier artifice fut de feindre un vif amour pour elle et de demander sa main : car ce n'était que sous l'apparence d'une réconciliation qu'il pouvait arriver jusqu'aux fils de sa soeur, dont il avait usurpé les états : mais Arsinoé connaissait la perfide de son frère. Il assure, pour calmer ses défiances, "qu'il veut partager le trône avec ses enfants ; que, s'il leur a fait la guerre, ce n'était pas peur leur ravir le sceptre, mais pour le mettre lui-même entre leurs mains : il demande qu'un député vienne recevoir ses serments ; il est prêt à s'engager devant lui, en présence des dieux de la patrie, par les voeux les plus solennels." Arsinoé ne savait quel parti prendre ; elle craignait, en accordant sa demande, d'être trompée par un parjure, et d'exciter, par un refus, sa colère et sa cruauté. Plus effrayée pour ses enfants que pour elle, et pensant que cette union leur assurerait un appui, elle lui envoie Dion, un de ses courtisans. Ptolémée le conduit dans un temple de Jupiter, lieu révéré dès longtemps par les Macédoniens ; et en embrassant les autels, portant ses mains sur les simulacres des dieux et sur les lits où reposaient leurs statues, il déclare, avec les serments les plus énergiques, "que c'est de bonne foi qu'il demande la main de sa soeur; qu'il lui donnera le titre de reine ; qu’il ne reconnaîtra bas d'autre épouse, et n'aura d'autres enfants que les siens." Remplie d'espoir et oubliant ses craintes, Arsinoé s'entretient elle-même avec son frère : la douceur de son visage, la tendresse de ses regards, la rassurent autant que ses serments, et, malgré son fils Lysimaque, qui s'écrie "qu'elle est trompée," elle devient l'épouse de Ptolémée. [24,3] Cet hyménée est célébré avec la plus grande magnificence et une joie universelle. Ptolémée, en présence de ses soldats assemblés, place le diadème sur la tête de sa soeur, et la salue du nom de reine. Arsinoé, recouvrant son titre que lui avait ravi la mort de Lysimaque, son premier époux, ne peut contenir sa joie ; elle invite elle-même le prince à venir dans sa ville de Cassandrée : c'était pour s'emparer de cette place que Ptolémée avait ourdi sa trame. La reine prend les devants, prépare une fête pour l'entrée de son époux ; fait orner les maisons, les temples, les lieux publics ; veut que partout on dresse des autels, on prépare des victimes ; elle envoie enfin à sa rencontre, la tête parée d'une couronne, ses fils Lysimaque, âgé de seize ans, et Philippe, de trois ans plus jeune, tous deux d'une rare beauté. Pour mieux déguiser ses desseins, Ptolémée les accueille avec tendresse, leur prodigue les signes d'une affection trop vive pour être sincère, et les couvre longtemps de ses baisers. Arrivé aux portes de la ville, il ordonne de se saisir de la citadelle et d'égorger les deux enfants. Réfugiés près de leur mère, ils sont massacrés sur son sein, dans ses derniers embrassements. Arsinoé demande, avec des cris de douleur, quel crime elle a commis par son hymen ou depuis son hymen ; elle s'offre aux meurtriers pour sauver ses fils ; elle saisit leurs corps et cherche à les couvrir du sien ; elle veut recevoir les blessures destinées à ses enfants. Enfin, privée même de leurs restes, les cheveux épars, les vêtements déchirés, on l'entraîne de la ville avec deux esclaves, on l'exile en Samothrace, d'autant plus malheureuse, qu'elle n'avait pu mourir avec ses enfants. Mais les crimes de Ptolémée ne restèrent point impunis : les dieux punirent tant de parjures, tant de sanglants forfaits ; bientôt, détrôné par les Gaulois, il tombe entre leurs mains, et périt par le glaive comme il l'avait mérité. [24,4] La Gaule, chaque jour plus peuplée, et ne pouvant suffire à ses nombreux enfants, envoya trois cent mille hommes chercher loin d'elle une autre patrie. Les uns s'arrêtèrent en Italie, et, maîtres de Rome, la livrèrent aux flammes ; d'autres, guidés par le vol des oiseaux : car les Gaulois se plaisent plus que tout autre peuple dans la science des augures, traversent l'lllyrie en égorgeant les barbares qui les arrêtent, et viennent s'établir en Pannonie. Ce peuple farouche, audacieux et guerrier, le premier depuis Hercule qui dût à ses exploits l'admiration du monde et le nom d'immortel, franchit la cime redoutée des Alpes et les lieux dont le froid semblait avoir fermé l'accès. Vainqueur des Pannoniens, il fit longtemps la guerre aux nations voisines. Animé par le succès, il se partagea en deux corps : l'un envahit la Grèce, et l'autre la Macédoine, portant partout le fer et le carnage. Telle était la terreur du nom gaulois, qu'on vit des rois, prévenant leur attaque, acheter d'eux la paix à prix d'or. Ptolémée, roi de Macédoine, fut le seul qui apprit leur approche sans effroi. Égaré par les furies vengeresses, il marche contre eux à la tête d'une poignée de soldats en désordre, comme s'il était aussi facile de vaincre que d'assassiner. Les Dardaniens lui font offrir un renfort de vingt mille hommes ; il le refuse avec mépris, disant "que la Macédoine état perdue, si, après avoir seule soumis l'Orient tout entier, elle avait besoin des Dardaniens peur défendre ses frontières ; qu'il avait pour soldats les fils de ceux qui, sous Alexandre, avaient vaincu l'univers." Instruit de cette réponse, le prince dardanien dit que cet illustre empire de Macédoine allait s'écrouler bientôt par la témérité d'un jeune homme sans expérience. [24,5] Les Gaulois, sous les ordres de Belgius, envoient des députés à Ptolémée pour connaître ses volontés et offrir de lui vendre la paix ; mais le roi se glorifia, devant les siens, d'avoir réduit les Gaulois à demander la paix par crainte de la guerre. Aussi fier avec les députés qu'au milieu de ses courtisans, il répondit que, pour obtenir la paix, les Gaulois devaient lui livrer leurs armes et lui donner leurs généraux en otage ; qu'il n'ajouterait point foi à leurs paroles avant de les avoir désarmés. Cette réponse entendue, les Gaulois s'écrièrent, avec un rire de mépris, que le roi verrait bientôt si c'était par crainte ou par pitié qu'ils lui avaient offert la paix. Peu de jours après, une bataille s'engage : les Macédoniens vaincus sont taillés en pièce ; Ptolémée, couvert de blessures, est fait prisonnier et sa tête, mise au bout d'une lance, est promenée sur le champ de bataille pour épouvanter l'ennemi. Un petit nombre de Macédoniens trouva son salut dans la fuite : le reste fut pris ou tué. Quand cette nouvelle se fut répandue en Macédoine, les cités ferment leurs portes : partout règne la consternation : les citoyens pleurent leurs enfants massacrés ; ils tremblent pour leurs villes ; ils invoquent les noms de leurs rois Alexandre et Philippe, comme ceux de divinités protectrices. "Sous leur empire, disent-ils, la Macédoine n'avait pas seulement été libre, elle avait vaincu le monde entier ; qu'ils défendent cette patrie, que la gloire de leurs exploits a élevée si haut ; qu'ils secourent leur peuple abattu, précipité à sa ruine par la folle audace du roi Ptolémée." Dans l'abattement général, Sosthène, l'un des principaux Macédoniens, dédaignant ces voeux inutiles, assemble la jeunesse, arrête les Gaulois dans l'ivresse de leur victoire, et préserve la Macédoine de leurs ravages. Son courage et ses services le firent préférer, malgré l'obscurité de sa naissance, à tous les nobles qui briguaient alors la couronne de Macédoine ; mais, proclamé roi par l'armée, ce fut comme général, et non comme roi, qu'il voulut recevoir le serment de ses soldats. [24,6] Cependant Brennus, qui, à la tête d'un corps de Gaulois, avait envahi la Grèce, instruit de la victoire de Belgius et de la défaite des Macédoniens, ne put voir sans colère, qu'après un premier triomphe, on eut abandonné à la hâte un si riche butin et les dépouilles de l'Orient. Il rassemble quinze mille cavaliers, cent cinquante mille fantassins, et fond sur la Macédoine. Tandis qu'ils dévastent les campagnes, Sosthène, à la tête des Macédoniens, vient leur offrir la bataille ; mais sa troupe, faible et en désordre, cède bientôt au nombre et à la force. Les Macédoniens battus se renferment dans les murs de leurs villes, et Brennus, sans obstacle ni péril, désole la Macédoine. Bientôt, comme s'il dédaignait le butin que lui offre la terre, il ose tourner ses regards vers les temples des dieux, et dire, par une raillerie impie, que les dieux sont assez riches pour donner aux hommes. Il marche donc contre Delphes, et, sacrifiant la piété à la passion de l'or, la faveur céleste à la cupidité, il répète que les dieux n'ont pas besoin de trésors, puisqu'ils les prodiguent aux mortels. Le temple d'Apollon à Delphes est situé sur un roc du mont Parnasse, escarpé de toutes parts, la ville doit son origine au concours nombreux des voyageurs qui, pour défendre la sainteté du lieu, s'établirent sur ces rochers. Le temple et la ville sont protégés, non par des murailles, mais par des précipices : la nature seule, sans la main de l'homme, les a entourés de fortifications, et l'on peut douter si c'est la majesté du dieu, ou la force de ces remparts, qui doit étonner le plus. Vers le milieu, les rochers s'enfoncent en forme d'amphithéâtre ; aussi le bruit des voix humaines et le son de la trompette, s'il vient à résonner dans ces lieux, retentit avec fracas, grossi et multiplié par l'écho des rochers qui se répondent. Ce phénomène remplit d'étonnement et d'une terreur religieuse ceux qui en ignorent la cause. Dans les sinuosités du roc, vers le milieu de la montagne, est une plaine étroite où s'ouvre une cavité profonde, qui sert de passage aux oracles. De là s'exhale, poussée comme par le souffle des vents, une vapeur froide qui égare l'esprit des devins, et les force à répondre au nom du dieu qui les agite. Là, se voient les riches offrandes des rois et des peuples, attestant, par leur magnificence, et les réponses du dieu et la reconnaissance de ceux qui le consultent. [24,7] A la vue du temple, Brennus hésita longtemps s'il devait aussitôt en ordonner l'attaque, ou donner à ses soldats, fatigués d'une longue marche, la nuit pour se reposer. Emanus et Thessalorus, chefs gaulois, qui s'étaient associés à lui dans l'espoir du butin, veulent qu'on attaque à l'instant un ennemi sans défense, qu'épouvante leur soudaine arrivée ; que l'espace d'une nuit pouvait lui rendre le courage, et lui amener même des secours ; que les routes, libres encore, allaient peut-être se fermer devant eux. Mais les soldats gaulois, trouvant, après de longues privations, un pays rempli de vin et de vivres, dans la joie de leur succès et de cette abondance nouvelle, avaient quitté leurs étendards : épars dans la campagne, ils se répandaient partout en vainqueurs, Les Delphiens gagnèrent ainsi du temps. A la nouvelle de l'arrivée des Gaulois, l'oracle avait, dit-on, défendu aux paysans d'enlever de leurs fermes les vins et les récoltes ; on comprit enfin la sagesse de cet ordre, quand on vit les Gaulois, arrêtés par le vin et l'abondance de toutes choses, laisser aux peuples voisins le temps d'accourir à Delphes. Les habitants, aidés de leurs alliés, mirent la ville en état de défense, avant que les Gaulois, retenus par le vin, comme par une riche proie eussent rejoint leurs étendards. Brennus avait soixante-cinq mille fantassins, choisis dans toute son armée ; les Delphiens et leurs alliés comptaient à peine quatre mille soldats : plein de mépris pour cette poignée d'hommes, Brennus, pour exciter les siens, leur montrait ce magnifique butin, disant que ces statues, ces chars qu'ils apercevaient de loin étaient d'or massif, et qu'ils trouveraient dans le poids de ces objets plus de richesse encore que la vue du butin ne semblait leur en promettre. [24,8] Excités par ces paroles, et échauffés d'ailleurs par les débauches de la veille, les Gaulois s'élancent tête baissée dans le péril. Les Delphiens, se confiant moins dans leurs forces que dans la divinité, résistaient à des ennemis qu'ils méprisaient, et, du haut de la montagne, accablaient de traits ou de pierres les Gaulois qui voulaient l'escalader. Tout à coup, au plus fort de cette lutte, les prêtres de tous les temples, les devins eux-mêmes, les cheveux épars, couverts de leurs bandelettes et de leurs insignes sacrés, s'élancent au premier rang, pleins d'égarement et de trouble ; ils s'écrient que le dieu est arrivé, que par le faîte entrouvert, ils l'ont vu s'élancer dans le temple ; que, tandis qu'ils imploraient son appui, un jeune guerrier d'une merveilleuse beauté a paru à leurs regards, accompagné dé deux vierges armées, sorties des temples voisins de Minerve et de Diane ; que leurs yeux n'en sont pas seuls témoins ; qu'ils ont entendu le sifflement de son arc et le cliquetis de ses armes. Puis, avec les plus vives prières, ils pressaient les combattants de marcher, guidés par leurs dieux, au massacre de l'ennemi, et de s'associer à leur victoire. Enflammés par ce discours, tous à l'envi s'élancent au combat ; ils sentent à leur tour la présence des dieux ; la terre tremble : un fragment détaché de la montagne va écraser l'armée gauloise, les plus épais bataillons tombent renversés avec un affreux carnage. Bientôt une tempête s'élève. ; la grêle et le froid achèvent les blessés. Brennus, frappé lui-même et ne pouvant supporter ses souffrances, d'un coup de poignard met fin à sa vie. Ainsi furent punis les auteurs de cette guerre. Un autre chef gaulois se hâte de quitter la Grèce avec dix mille soldats blessés ; mais la fortune ne fut pas même propice à leur retraite. Toujours en alarme, sans asile pendant la nuit, et accablés le jour de fatigues et de dangers, les pluies continuelles, la glace, la neige, la lassitude, la faim et les veilles, plus meurtrières encore, détruisirent les tristes restes de cette malheureuse armée. Dans le désordre de leur fuite, les peuples qu'ils traversaient les poursuivaient comme une proie. Enfin, de cette nombreuse armée, qui croyait naguère, dans la confiance de ses forces, pouvoir lutter contre les dieux, il ne resta pas même un homme pour retracer un si grand désastre.