[11,0] LIVRE XI. Histoire d'Alexandre-le-Grand depuis son avènement au trône jusqu’à la mort de Darius. [11,1] I. La mort de Philippe agita d'impressions bien différentes les peuples divers qui composaient son armée. Ceux-ci, fatigués de son joug oppresseur, sentaient renaître en eux l'espoir de la liberté ; ceux-là, effrayés du projet d'une campagne lointaine, s'applaudissaient d'en être affranchis ; quelques-uns voyaient avec douleur le flambeau qui avait éclairé les noces de la fille, allumer le bûcher du père : les amis du prince songeaient avec effroi aux suites d'une révolution si soudaine ; l'Asie venait d'être attaquée, l'Europe était mal soumise ; les Illyriens, les Thraces, les Dardaniens, les autres peuples barbares étaient des alliés douteux et infidèles ; s'ils se révoltaient à la fois, comment pourrait-on leur résister ? Mais Alexandre montait sur le trône, et son génie fut un remède à tous ces maux : il assembla le peuple ; et mêlant ; dans un discours plein d'adresse, les consolations et les conseils, il dissipa les craintes, et remplit les coeurs d'espérance. Il n'avait alors que vingt ans ; mais il annonça avec tant de modestie les projets qu'il méditait, qu'on vit bien que ses actions surpasseraient ses promesses. Il n'imposa aux Macédoniens d'autre charge que celle du service militaire, et gagna tellement leur affection, qu'ils croyaient n'avoir pas changé de prince : c'était, disaient-ils, dans un autre corps, la même, âme royale. [11,2] II. Le premier soin d'Alexandre fut de rendre à son père les honneurs funèbres : il fit égorger sur son tombeau tous les complices du meurtrier, et ne pardonna qu'à son frère Alexande Lynceste, respectant en lui les auspices de sa royauté ; car ce prince l'avait, le premier, salué du nom de roi. Il fit mourir aussi Caranus, fils de sa marâtre, en qui il craignait de trouver un rival. Dès les premiers instants de son règne, il réprima plusieurs peuples révoltés, et étouffa des séditions naissantes. Animé par ces succès, il vole en Grèce, convoque une assemblée à Corinthe, à l'exemple de son père, et se fait proclamer général à sa place. Il se dispose ensuite à pousuivre la guerre que Philippe avait commencée contre la Perse. Au milieu de ses préparatifs, il apprend "que Thèbes et Athènes viennent de le trahir pour s'allier aux Perses, et que c'est l'orateur Démosthène qui les a poussées à la révolte : séduit par l'or des Barbares, il a déclaré que l'armée Macédonienne avait péri avec son roi sous le fer des Triballiens, et il a produit, en pleine assemblée, un témoin qui disait avoir été blessé lui-même dans le combat où le roi avait perdu la vie. Ce bruit est devenu le signal d'un soulèvement presque universel, et les garnisons macédoniennes sont partout assiégées." Pour arrêter ces mouvements, Alexandre lève des troupes, et fond si brusquement sur les Grecs, qu’ignorant même son départ et sa marche, ils pouvaient à peine en croire leurs yeux. [11,3] III. Eu traversant la Thessalie, il avait, exhorté les habitants à la fidélité ; il leur avait rappelé les bienfaits de son père Philippe, et les liens qui l'unissaient à eux du côté de sa mère issue du sang des Éacides. Séduits par ces discours, les Thessaliens l'élurent chef suprême de leur nation, comme l'avait été son père, et remirent en ses mains les trésors et les revenus de l'état. Cependant les Athéniens, qui, les premiers, l'avaient trahi, furent les premiers à s'en repentir ; et, passant du mépris à l'admiration, ils élevèrent au dessus de leurs anciens héros celui dont naguère ils dédaignaient la faiblesse et l'enfance. Ils lui firent demander la paix : Alexandre reçut leurs députés, et, après de vifs reproches, consentit à leur pardonner. Il marcha ensuite vers Thèbes, prêt à montrer la même indulgence s'il trouvait la même soumission. Mais les Thébains eurent recours aux armes, et non aux prières. Ils furent battus, et épuisèrent toutes les rigueurs de la plus affreuse servitude. On délibérait dans le conseil sur le projet de raser la ville : les Phocéens, les Platéens, ceux d'Orchomène et de Thespies, alliés d'Alexandre et compagnons de sa victoire, rappelaient la ruine de leurs villes et les cruautés des Thébains : on reprochait aux vaincus et leurs liaisons actuelles avec les Perses, et leurs anciens attentats contre la liberté commune ; "ils étaient devenus, disait-on, l'exécration des peuples de la Grèce, qui tous avaient juré de détruire Thèbes, après la défaite des Perses." On ajoutait à ces accusations le récit de leurs anciens forfaits, racontés par la fable, et tant de fois exposés sur la scène ; on s'efforçait de les rendre odieux, en joignant au récit de leurs dernières trahisons le tableau de leur ancienne infamie. [11,4] IV. Cléadas, l'un des prisonniers, ayant obtenu la permission de parler, répondit que "si Thèbes s'était révoltée, ce n'était pas contre le roi, qu'elle avait cru mort, mais contre les héritiers de son trône ; que, quoi qu'elle eût fait, elle avait été crédule, et non perfide ; qu'enfin, la perte de son armée l’avait déjà cruellement punie ; qu'on ne voyait plus dans ses murs que des vieillards et des femmes, troupe faible et innocente, déjà exposée aux derniers excès de la violence et de l'outrage ; qu'il implorait la pitié d'Alexandre, non pour ses concitoyens, déjà presque entièrement détruits, mais pour le sol de sa patrie, qui n'était point coupable ; pour une ville qui avait donné le jour à des héros, et même à des dieux. " Il invoque ensuite des souvenirs encore plus sacrés pour le roi ; il lui rappelle qu'Hercule, tige des Eacides, est né à Thèbes ; que Philippe, son père, y passa son enfance ; il le conjure enfin "de faire grâce à une ville qui a vu naître ou élever dans ses murs les dieux et les grands rois qu'il compte parmi ses ancêtres." Mais rien ne put désarmer le courroux d'Alexandre : Thèbes fut détruite, son territoire partagé entre ses vainqueurs, ses citoyens vendus à l'encan, et la haine, plus que l'intérêt, présida à l'enchère. Athènes, touchée de pitié, ouvrit ses portes aux fugitifs, malgré les menaces d'Alexandre. Indigné de cette audace, le roi renvoya les députés qui venaient, pour la seconde fois, implorer la paix, avec ordre de lui livrer les orateurs et les généraux, dont les conseils avaient excité tant de révoltes. Décidés à tous les sacrifices pour éviter la guerre, les Athéniens allaient obéir ; il leur fut permis de garder leurs orateurs, s'ils exilaient, leurs généraux : ceux-ci se retirèrent aussitôt près de Darius, et ne contribuèrent pas médiocrement à rehausser la puissance des Perses. [11,5] V. A son départ pour l'Asie , Alexandre fit périr tous les parents de sa marâtre, que Philippe avait comblés de dignités et d'honneurs. Il n'épargna pas même ceux d'entre les siens qui lui paraissaient dignes du trône, pour ne laisser aucune semence de trouble dans la Macédoine, qu'il allait quitter ; enfin, il entraîna après lui ceux des rois tributaires qui avaient montré quelques talents, et confia aux plus faibles la défense de ses états. II s'embarque ensuite avec son armée, et, à la vue des côtes de l'Asie, enflammé d'ardeur et de courage, il élève douze autels aux dieux dont il implore le secours. II distribue à ses courtisans tous ses domaines de Macédoine et d'Europe, en déclarant que l'Asie lui suffisait. Avant de quitter le rivage, il offre aux dieux des victimes : il leur demande la victoire pour cette Grège que les Perses ont si souvent outragée, et qui lui a commis le soin de sa vengeance : il est temps qu'on voie passer en de plus dignes mains un empire qu'ils ont possédé pendant tant d'années. Ses soldats partageaient son espoir : oubliant et leurs enfants, et leurs femmes, et les fatigues d'une expédition lointaine, ils se croyaient déjà maîtres de l'or de la Perse et des trésors de l'Orient ; ils ne songeaient ni à la guerre, ni à ses périls, mais aux richesses qui en seraient le prix. Dès qu'ils touchèrent au rivage, Alexandre y jeta le premier javelot, comme sur une terre ennemie, et s'élança de son vaisseau, tout armé, et bondissant de joie ; il fit égorger des victimes, en priant les dieux de rendre cette contrée docile à son empire. A Ilion, il honora aussi, par des sacrifices funèbres, les mânes des héros morts dans la guerre de Troie. [11,6] VI. En marchant à l'ennemi, il interdit le pillage à ses soldats : ils devaient, disait-il, respecter son nouveau domaine, et ne pas désoler une contrée dont ils venaient prendre possession. Trente-deux mille fantassins, quatre mille cinq cents cavaliers, et cent quatre-vingt-deux vaisseaux composaient toute son armée : voilà avec quelles forces il subjugua l'univers, laissant l'admiration partagée entre l'audace de l'entreprise et le prodige de l'exécution. Il s'associa pour une expédition si périlleuse, non des hommes pleins de jeunesse et de vigueur, mais de vieux guerriers qui avaient servi longtemps sous son père et sous ses oncles, et qui semblaient choisis moins pour combattre que pour donner des leçons de l'art militaire. On n'y voyait aucun capitaine qui n'eût plus de soixante ans, et la troupe d'élite, qui veillait sur les étendards, ressemblait au sénat de quelqu'ancienne république : aussi, sur les champs de bataille, tous songeaient à vaincre, non à fuir ; tous comptaient sur la vigueur de leurs bras, non sur l'agilité de leurs pieds. Cependant Darius, roi de Perse, plein de confiance en ses forces, et dédaignant d'employer la ruse, répétait sans cesse à ses généraux, "qu'il fallait laisser les stratagèmes à qui voulait dérober la victoire :" loin d'écarter l'ennemi de ses frontières, il le laissa pénétrer au coeur de ses états, trouvant plus glorieux de le repousser que de prévenir sen approche. La première bataille se livra dans les plaines voisines d'Adrastie : l'armée des Perses était forte de six cent mille hommes, et le génie d'Alexandre ne contribua pas moins à leur défaite que la valeur des Macédoniens. On fit un grand carnage des Barbares : les Grecs ne perdirent que neuf fantassins et cent vingt cavaliers. Le roi, pour exciter l’émulation de ses soldats, fit ensevelir les morts avec pompe, leur érigea des statues équestres, et accorda des privilèges à leurs familles. Après sa victoire, la plus grande partie de l'Asie se soumit à lui. Il en vint souvent aux mains avec les généraux de Darius, et ses armes ne firent qu'achever des triomphes déjà commencés par la terreur de son nom. [11,7] VII. Au milieu de ces succès, on vint lui annoncer, sur la déposition d'un captif, qu'Alexandre Lynceste, gendre d'Antipater, gouverneur de la Macédoine, tramait une conjuration contre lui : craignant que le supplice du coupable n'excitât des troubles dans son royaume, il le fit jeter dans les fers. Il marcha ensuite vers la ville de Gordium, située entre les deux Phrygies : il aspirait à s'en rendre maître, non pour la piller, mais parce qu'on y gardait en dépôt, dans le temple de Jupiter, le joug du chariot de Gordius, et que d'anciens oracles promettaient "l'empire de l'Asie à celui qui saurait en délier les noeuds." Voici l'origine de cette tradition. Gordius labourait dans ce pays avec des boeufs de louage, lorsque des oiseaux de toute espèce vinrent voltiger à ses côtés. II se rendit à la ville voisine, pour consulter les augures : en y arrivant, il rencontra une jeune fille d'une rare beauté, et lui demanda quel augure il devait interroger : cette fille, initiée par ses parents à l'art de la divination, s’instruit du prodige dont il veut connaître le sens, lui annonce qu'il sera roi, et promet de s'unir à celui qu'attendent de si hautes destinées. Gordius regarde une offre si belle comme un heureux prélude de son règne. Après son mariage, des troubles éclatèrent en Phrygie, et l'oracle, consulté sur le moyen de calmer ces discordes, répondit "qu'elles finiraient quand le pays aurait un roi." Interrogé de nouveau sur le choix du prince, le dieu ordonna aux habitants de couronner le premier qu'ils trouveraient, à leur retour, se dirigeant sur un chariot vers le temple de Jupiter. Gordius parut le premier, et fut aussitôt proclamé roi. Ce prince déposa dans le temple de Jupiter, et consacra à ce dieu, en mémoire de son élévation ; le chariot qui le portait lorsqu'il avait reçu la couronne. Midas, son fils et son successeur, initié par Orphée aux mystères et aux rites sacrés, répandit dans toute la Phrygie le culte des dieux, et dut à leur protection, plus qu'à la force des armes, une vie paisible et fortunée. Alexandre, maître de la ville, entra dans le temple de. Jupiter, et se fit montrer le joug du char de Gordius : ne pouvant trouver l'extrémité des courroies, cachée dans l'épaisseur du noeud, il éluda brusquement l'oracle, en tranchant ces liens d'un coup d'épée ; et, ayant ainsi divisé le noeud, il découvrit les bouts qui y étaient enfoncés. [11,8] VIII. Sur ces entrefaites, ors lui annonça que Darius s'approchait avec une puissante armée : pour n'être pas surpris dans les défilés, il franchit à la hâte le mont Taurus, et parcourt cinq cents stades d'une seule traite ; arrivé aux bords du Cydnus, qui traverse la ville de Tarse ; séduit par la beauté de ses eaux, il quitta son armure, et se jeta, couvert de sueur et de poussière, dans les flots presque glacés de ce fleuve. A l'instant, ses nerfs se raidissent ; il perd l'usage de la voix : on désespérait déjà de le sauver ; on ne voyait même aucun moyen de retarder son trépas. Un seul de ses médecins, nommé Philippe, promettait de le guérir ; mais une lettre de Parménion, venue la veille de Cappadoce, rendait ses secours suspects : ce général, sans connaître la maladie d'Alexandre, lui écrivait de se méfier du médecin Philippe, corrompu, disait-il, par les trésors du roi de Perse. Cependant le roi aima mieux s'abandonner à la foi douteuse d’un médecin, que d'attendre une mort assurée. II reçoit la coupe des mains de Philippe, lui présente la lettre, et boit, les yeux fixés sur le visage du médecin : le voyant calme et sans trouble, il se rassura lui même, et fut guéri quatre jours après. [11,9] IX. Cependant Darius venait lui présenter la bataille, à la tête de quatre cent mille fantassins et de cent mille cavaliers. Alexandre ne pouvait sans inquiétude comparer le petit nombre des siens à cette multitude d'ennemis ; mais il songeait aussi qu'avec cette poignée de soldats il avait fait de vastes conquêtes, et soumis de puissantes nations. Son espoir triompha de ses crantes ; et, pour ne pas refroidir par de plus longs délais le courage de ses soldats, il parcourut les rangs à cheval, parlant à chaque peuple un langage particulier. Aux Illyriens et aux Thraces, il ventait les trésors qui allaient être leur proie ; il enflammait les Grecs par le souvenir de leurs anciens combats et de la haine mortelle qu'ils portaient aux Perses ; il citait aux Macédoniens, tantôt l'Europe déjà soumise, tantôt l'Asie à demi subjuguée, et il leur rappelait avec orgueil que le monde n'avait point eu de rivaux pour eux : il leur montrait d'ailleurs, dans ce dernier triomphe, et le terme de leurs fatigues et le comble de leur gloire. Tout en les animant ainsi, il ordonnait des haltes fréquentes, pour accoutumer peu à peu leurs regards au spectacle de l'armée innombrable des Perses. Darius ne mettait pas moins de soins à disposer son armée : il ne s'en reposa pas sur ses lieutenants ; il parcourut tous les rangs en personne ; il exhorta ses soldats au nom de la gloire de leurs pères, et de cette domination d'éternelle durée qu'ils tenaient des deux immortels. Enfin, la bataille commença : on combattit avec fureur, et les deux rois furent blessés. Le succès resta douteux jusqu'à l'instant où l'on vit fuir Darius : aussitôt les Perses tombèrent de toutes parts ; on leur tua soixante et un mille fantassins et dix mille cavaliers, quarante mille furent faits prisonniers ; les Macédoniens perdirent cent trente hommes de pied et cent cinquante cavaliers. On trouva le camp des Perses rempli d'or et de précieuses dépouilles ; la mère de Darius, ses deux filles, et sa femme, qui était aussi sa soeur, tombèrent aux mains des vainqueurs. Alexandre veut les voir et les consoler : à l'aspect des soldats qui l'entouraient, elles crurent leur dernier instant arrivé, et s'embrassèrent l'une l'autre, en poussant des cris de douleur ; puis, se jetant aux pieds d'Alexandre, elles le supplièrent de leur accorder, non pas la vie, mais le temps d'ensevelir les restes de Darius. Le roi, touché d'une si vive tendresse, leur dit que Darius vivait, et que leurs jours étaient en sûreté. Il voulut qu'elles fussent traitées en reines, et fit espérer aux jeunes princesses une alliance digne de leur royale naissance. [11,10] X. Alexandre ne put voir sans en être ébloui les trésors de Darius et les magnificences du faste asiatique. Dès lors il commença d'aimer les festins somptueux et le luxe de la table : il se laissa séduire par les charmes de Barsine, l'une de ses captives ; et, plus tard, il en eut un fils, qui reçut le nom d'Hercule. Cependant, songeant que Darius respire encore, il envoie Parménion surprendre la flotte des Perses, et d'autres généraux conquérir les villes d'Asie : au premier bruit de la victoire d'Alexandre, elles se soumirent au vainqueur, et les gouverneurs se livrèrent eux-mêmes avec leurs trésors. Le roi marcha de là vers la Syrie : plusieurs souverains de l'orient vinrent à sa rencontre, couverts de leurs ornements royaux. Traitant chacun selon sa conduite, il accorda aux uns son alliance, et détrôna les autres, pour leur substituer de nouveaux rois. On distingua parmi ces princes Abdolonyme, qui avait longtemps vécu dans la misère, louant ses bras pour nettoyer les puits et arroser les jardins : Alexandre le fit roi de Sidon, à l'exclusion des grands du pays, qui se seraient crus maîtres par le droit du sang, et non par la volonté de leur bienfaiteur. Tyr envoya à Alexandre une couronne d'or d'un grand poids, à titre de félicitation. Le roi parut flatté de ce présent, et annonça aux députés qu'il avait dessein d'aller à Tyr s'acquitter d'un voeu fait à Hercule : ceux-ci l'engagèrent à choisir plutôt, pour son sacrifice, l'ancienne ville et l'ancien temple de Tyr. Alexandre comprit qu'ils craignaient de le voir au sein de leur cité : dans sa fureur, il menaça de renverser leurs murailles, et vint aussitôt débarquer dans l'île. Les Tyriens, comptant sur l'appui des Carthaginois, ne montrèrent pas moins d'ardeur, et le reçurent les armes à la main. Animés par l'exemple de Didon, qui avait fondé Carthage et soumis à ses lois la troisième partie du monde, ils eussent cru se déshonorer en montrant moins de courage pour la défense de leur liberté, que n'en avaient déployé leurs femmes pour la conquête d'un empire. Ils envoyèrent à Carthage ceux des habitants qui ne pouvaient combattre, et en firent bientôt venir des secours : mais, peu de temps après, la trahison les livra à l'ennemi. [11,11] XI. Rhodes, l'Égypte, la Cilicie, se soumirent sans résistance à Alexandre. Il se rendit ensuite au temple de Jupiter Ammon, pour consulter l'oracle sur sa destinée future et le secret de sa naissance ; car sa mère Olympias avait avoué à Philippe "qu'Alexandre n'était pas né de lui, mais d'un serpent d'une grandeur prodigieuse :" Philippe lui-même, peu d'instants avant sa mort, avait déclaré qu'Alexandre n'était pas son fils, et ces soupçons l'avaient porté à répudier son épouse, comme convaincue d'adultère. Voulant donc s'attribuer une origine immortelle, et réparer en même temps l'honneur d'Olympias, Alexandre se fit précéder d'émissaires chargés de corrompre les prêtres, et de leur dicter d'avance les réponses qu'il désirait : à son entrée dans le temple, tous le proclament fils de Jupiter Ammon, et, fier d’une si glorieuse adoption, le roi veut qu'on le croie issu du maître des dieux. Il demande ensuite si les meurtriers de son père ont tous été punis : on lui répond "que son père ne peut mourir, mais que les mânes de Philippe sont assez vengés." Enfin l'oracle, interrogé sur le succès de ses armes, lui promet de perpétuelles victoires et l'empire de l'univers : il ordonne à ses courtisans de révérer en lui non plus un roi ; mais un dieu. De ce moment, son orgueil n'eut plus de bornes, et une arrogance inouïe remplaça dans son âme cette affabilité qu'il devait à la littérature grecque et à l'éducation macédonienne. A son retour du temple d'Ammon, il fonda Alexandrie, la peupla d'une colonie de Macédoniens, et en fit la capitale de l'Égypte. [11,12] XII. Darius, réfugié à Babylone, écrivit à Alexandre pour obtenir la permission de racheter, par des sommes immenses, la liberté des princesses captives : Alexandre demanda pour rançon, au lieu de ses trésors, son empire tout entier. Bientôt une nouvelle lettre de Darius lui offrit la main de sa fille, et une partie de son royaume : le vainqueur répondit que c'était lui offrir ce qu'il possédait déjà : il voulait que Darius vînt remettre entre les mains du vainqueur et son sort et sa couronne. Alors, réduit au désespoir, Darius reprend les armes, et va lui présenter la bataille avec cent mille chevaux et quatre cent mille fantassins. Mais il apprend dans sa marche que son épouse, blessée d'une chute, est morte dans les douleurs de l'enfantement ; qu'Alexandre l'a pleurée et lui a rendu les derniers devoirs, guidé par l'humanité seule, et non par l'amour, puisqu'il ne l'avait vue qu'une fois, tandis qu'il allait souvent consoler ses jeunes filles et sa mère. Darius, après tant de batailles perdues, effacé encore en générosité, sentit qu'il était vraiment défait, et déclara que, s'il ne pouvait vaincre, il se félicitait du moins de trouver un vainqueur si généreux. II lui écrit donc une troisième fois : il le remercie de n'avoir pas traité sa famille avec rigueur ; il lui offre ensuite la plus grande partie de son empire, tous les pays qui s'étendent jusqu'à l'Euphrate, la main de l'une de ses filles, et trente mille talents pour la rançon des captifs. Alexandre lui répond "que les remerciements sont inutiles entre ennemis ; qu'il n'a songé ni à gagner la bienveillance de son adversaire, ni à se ménager une ressource contre le sort incertain des armes, ni à obtenir une paix plus favorable, s'il venait à succomber ; qu'il s'est contenté de suivre les penchants de son âme, instruite à repousser la force et à épargner le malheur ; il promet à Darius ses bienfaits et sa clémence, si, content du second rang, il renonce à marcher son égal. Il ajoute que, si deux soleils ne peuvent à la fois éclairer le monde, la terre ne peut, sans danger, obéir à deux souverains ; qu'il choisisse donc, ou de se soumettre aujourd'hui, ou de combattre demain ; et qu'il ne se flatte pas de trouver dans ce nouveau combat une fortune plus favorable." [11,13] XIII. Le lendemain, les deux armées se rangent en bataille. Alexandre, accablé de fatigue, s'endormit tout à coup avant l'action. Ses soldats n'attendaient plus que lui : Parménion eut peine à l'éveiller. Ses officiers s'étonnaient de voir ce prince, qui reposait à peine dans les instants de sécurité, s'abandonner au sommeil en ce moment de péril. II leur répondit "qu'à ses vives inquiétudes il avait senti succéder la confiance et le calme, certain de pouvoir combattre à la fois toutes les forces de Darius, qui, en se divisant, auraient peut-être prolongé la guerre." Chaque armée, avant l'action, contemplait ses ennemis : le nombre des Barbares, la hauteur de leur taille, la richesse de leur armure, frappaient les Macédoniens d'étonnement ; les Perses se demandaient comment cette poignée d'hommes avait pu mettre en déroute leurs innombrables armées. Cependant les deux rois parcouraient tous les rangs : Darius rappelait aux siens, "que si l'on comptait les hommes, on trouverait à peine un Grec contre dix Perses ;" Alexandre exhortait ses soldats "à ne s'effrayer ni de la multitude des Barbares, ni de leur haute stature, ni de cette couleur nouvelle pour eux : c'était la troisième fois qu'ils combattaient cet ennemi ; la fuite ne devait pas l'avoir rendu plus redoutable, et il portait dans l'âme, en marchant contre eux, le décourageant souvenir de ses défaites et de son sang versé à grands flots sur deux champs de bataille : l'armée de Darius comptait plus d'hommes, et la sienne plus de soldats." Enfin, il les excitait à mépriser cette armée brillante d'or et d'argent, plus faite pour les enrichir que pour leur résilier, puisque du fer, et non de l'éclat des armes, dépendait la victoire. [11,14] XIV. Ensuite, on en vint aux mains : les Macédoniens couraient au combat, pleins de mépris pour des ennemis vaincus tant de fois ; les Perses préféraient la mort à la honte d'une nouvelle défaite. Peu de batailles ont été aussi sanglantes. Darius, voyant son armée vaincue, voulait périr avec elle ; ceux qui l'entouraient le forcèrent à fuir. On lui conseillait même de faire rompre le pont du Cydnus, pour arrêter la poursuite de l'ennemi : il refusa d'assurer son salut, en abandonnant aux vainqueurs tant de milliers de ses soldats, et de fermer à son armée une route ouverte pour lui. Cependant Alexandre affrontait les plus grands périls, s'élançait toujours au plus épais de la mêlée, et s'appropriait les dangers dont il écartait ses soldats. Cette victoire fit passer en ses mains l'empire de l'Asie, dans la cinquième année de son règne : la fortune le servit si bien, que depuis ce temps aucun peuple ne se souleva, et que les Perses, après tant de siècles de puissance, subirent docilement le joug. De riches présents et trente-quatre jours de repos furent la récompense de son armée. Il fit ensuite la revue du butin : il trouva à Suze quarante mille talents : il prit aussi Persépolis, capitale de l'empire des Perses, ville depuis long temps illustre, remplie des dépouilles de l'univers, et dont la ruine seule fit connaître la richesse. Ce fut alors que huit cents Grecs, captifs et mutilés par les Barbares, vinrent se présenter devant lui, en le suppliant de les venger de la cruauté des Perses, comme il avait déjà vengé la Grèce. Il leur permit de retourner dans leur patrie ; mais ils aimèrent mieux accepter des terres qu'il leur accorda, dans la crainte d'inspirer à leurs familles plus d'horreur que de joie. [11,15] XV. Cependant les parents de Darius, empressés de plaire au vainqueur, chargent le roi de chaînes d'or, et le retiennent à Thara, village des Parthes : les dieux avaient voulu, sans doute, que la puissance des Perses vînt s'éteindre sur le territoire du peuple auquel le destin réservait leur empire. Alexandre, qui poursuivait Darius, y arriva le lendemain, et apprit que la nuit précédente on l'avait fait partir dans un chariot couvert. Aussitôt, ordonnant à son armée de le suivre, il partit à la hâte avec six mille cavaliers : il eut à repousser dans sa marche plus d'une attaque périlleuse. Enfin, après une course de quelques milles, qui n'avait offert aucune trace du passage de Darius, il faisait reposer sa cavalerie fatiguée, lorsqu'un soldat trouva, au bord d'un ruisseau voisin, Darius, abandonné dans son chariot, percé de coups, mais respirant encore : un captif fut appelé pour lui servir d'interprète ; et le roi, reconnaissant le langage d'un concitoyen, dit que, "dans ses malheurs, il se consolait encore, en songeant qu'il parlait à un homme qui pourrait le comprendre, et que ses dernières paroles ne seraient pas perdues." Il le charge de dire à Alexandre, "que, sans avoir jamais rien fait pour lui, il mourait comblé de ses bienfaits, puisque sa famille captive avait trouvé dans ce prince la générosité d'un roi, et non la dureté d'un vainqueur ; que, mieux traité par son ennemi que par ses parents, il avait vu les jours de ses enfants et de sa mère conservés par Alexandre, et mourait de la main de ses proches, qui lui devaient leur vie et leurs états : c'était au vainqueur à fixer leur récompense ; pour lui, la seule reconnaissance qu'il pût, à ses derniers moments, témoigner à Alexandre, c'était de prier les dieux du ciel et des enfers, et ceux qui veillent sur les rois, de lui accorder la victoire et l'empire de l'univers. Enfin, il ne réclamait pour lui-même qu'une faveur légitime, et qui coûterait peu à son vainqueur ; il ne voulait qu'une sépulture. Peu lui importait, ajouta-t-il, la punition de ses meurtriers ; mais la cause des rois demandait vengeance, et l'univers attendait un exemple : l'intérêt d'Alexandre l'y obligeait autant que sa justice ; et négliger ce devoir, c'était s'exposer à la fois au danger et à la honte. Pour unique gage de sa foi royale, il tendit la main au soldat, qu'il chargea de toucher en son nom la main d'Alexandre, " et expira bientôt après. A cette nouvelle, Alexandre alla voir le corps de Darius : il versa des larmes sur une mort si indigne de cette haute fortune, célébra ses funérailles avec une pompe royale, et fit ensevelir ses restes dans le tombeau de ses ancêtres.