[7,0] LIVRE VII. Digression sur la Macédoine antérieurement à Philippe. [7,1] I. La Macédoine s'appela autrefois Émathie, du nom de son roi Émathion ; elle conserve encore les premiers monuments de sa valeur. Les accroissements de ce pays furent tardifs, et ses limites longtemps resserrées : les habitants s'appelaient alors Pélages et la contrée Péonie. Mais plus tard, par le courage de ses rois et l'activité : guerrière de ses habitants, elle soumit d'abord les nations voisines, et, s'étendant de peuple en peuple, recula jusqu'aux extrémités de l'Orient les bornes de sa puissance. La Péonie, qui fait aujourd'hui partie de la Macédoine, fut, dit-on, gouvernée par Pélégon, père d’Astéropée, qui s'illustra au siège de Troie parmi les défenseurs d'Ilion. Europe régna dans la partie opposée, à laquelle il donna son nom. Enfin Caranus, appelé en Macédoine par un oracle, vint en Émathie, à la tête d'une nombreuse colonie grecque : il s'empara d'Édesse, à la faveur d'une pluie abondante et d'un brouillard épais qui déroba sa marche aux habitants, et s'y introduisit en suivant un troupeau de chèvres que le mauvais temps chassait vers la ville. Alors, au souvenir de l'oracle, qui lui avait ordonné "de prendre des chèvres pour guides en allant chercher un empire," il s'établit en ce lieu, et se fit dès lors un devoir sacré de placer dans toutes ses expéditions des chèvres à la tête de ses soldats, pour être guidé par elles dans ses nouvelles entreprises, comme il l'avait été dans sa première conquête. Ce fut pour éterniser sa reconnaissance, qu'il donna à la ville d'Édesse le nom d'Égée ; aux habitants celui d'Égéades. Vainqueur de Midas et de plusieurs autres princes qui régnaient dans le pays, il les dépouilla ; et, s'étant mis lui seul à leur place, il unit en un seul corps de nation les peuples divers de la Macédoine, et établit sur de solides fondements la monarchie qu'il venait de fonder et d'agrandir. [7,2] II. Après lui régna Perdiccas, prince dont la vie fut illustre et dont les dernières paroles eurent la célébrité d'un oracle. Vieux et mourant, il indiqua à son fils Argée le lieu où il voulait être inhumé : il ordonna qu'on y ensevelît aussi ses successeurs, ajoutant que "tant que leurs cendres y reposeraient, le sceptre resterait dans sa maison." La superstition populaire attribua l'extinction de sa race, dans la personne d'Alexandre, au choix que fit ce prince d'une autre sépulture. Argée mérita l'amour de ses peuples par la douceur de son gouvernement : il laissa le trône à son fils Philippe, qui, enlevé par une mort prématurée, institua Érope, encore au berceau, héritier de ses états. Les Macédoniens étaient sans cesse en guerre avec les Illyriens et les Thraces, et, endurcis à la guerre par cette lette continuelle, ils devinrent, par leurs exploits, la terreur de leurs voisins. Les Illyriens, méprisant la faiblesse d'un roi pupille, attaquent les Macédoniens, qui, d'abord vaincus, déposent le jeune prince dans un berceau, le placent derrière l'armée, et reviennent à la charge avec furie : il semblait que la seule cause de leur première défaite fût de n'avoir pas combattu sous les auspices de leur souverain, ou que l'espoir superstitieux de triompher avec lui, dût leur assurer la victoire. Ils avaient d'ailleurs compassion d'un prince au berceau, que leur défaite précipiterait du trône dans la captivité. Aussi, dans cette seconde bataille, ils font un carnage affreux des illyriens, et montrent à l'ennemi que ce n'était pas le courage, mais la présence de leur roi qui naguère leur avait manqué. Amyntas, successeur d'Érope, joignit à l'éclat de son mérite la gloire d'avoir donné le jour à Alexandre, qui, doué par la nature de tous les genres de talents, se présenta même aux jeux Olympiques, et y disputa tous les prix. [7,3] III. Cependant Darius, roi de Perse, honteusement chassé de la Scythie, et craignant que sa fuite ne le déshonorât chez tous les peuples, envoya Mégabaze avec une partie de ses troupes, pour soumettre la Thrace et les contrées voisines, dans lesquelles il comptait envelopper aisément la Macédoine. Docile aux volontés de son maître, Mégabaze députe des ambassadeurs vers Amyntas, et lui fait demander des otages, comme gages de la paix qu'il lui propose. Accueillis avec bienveillance, admis à la table du roi, ces envoyés, échauffés par le vin, prièrent Amyntas "de joindre aux plaisirs de la bonne chère ceux d'une douce familiarité, en appelant à sa table ses femmes et celles de son fils : c'étaient, disaient-ils, chez les Perses un gage d'alliance et d'hospitalité." Elles paraissent, et les dépités barbares portent sur elles des mains impudiques : Alexandre prie son père, au nom de son âge et de son rang, de quitter la salle du festin, et promet de modérer lui-même la gaîté brutale de ses convives. Bientôt, il fait sortir pour quelques instants les femmes, sous prétexte d'embellir leur parure et d'ajouter à leurs grâces. Il leur substitue quelques jeunes gens, auxquels il fait prendre des vêtements de femmes, et il leur ordonne de réprimer, avec le fer caché sous leurs robes, l'insolence des envoyés : ceux-ci furent tous égorgés. Mégabaze, ignorant leur mort, et ne les voyant pas reparaître, envoie Bubarès en Macédoine, avec une partie de ses troupes, dédaignant de marcher en personne à une expédition facile et sans importance, et craignant de s'avilir contre de si obscurs ennemis. Mais, avant d'avoir livré bataille, Bubarès, épris de la fille d'Amyntas, pose les armes, l'épouse, et devint ainsi le gendre du prince qu'il voulait combattre. [7,4] IV. La mort d'Amyntas suivit de près le départ de Bubarès. Alexandre, son fils et son successeur, dut à l'alliance de Bubarès non seulement la paix sous le règne de Darius, mais la même faveur de Xerxès, qui, lorsqu'il inonda la Grèce comme un torrent, lui donna tout le pays situé entre l'Olympe et l'Hémus. Au reste, la valeur d'Alexandre contribua, autant que la libéralité des Perses, à l'agrandissement de son empire. Le sceptre de Macédoine passa ensuite, par ordre de succession, à Amyntas, fils de Ménélas, son frère. Ce prince s'illustra aussi par son activité et ses talents militaires. Son épouse Eurydice lui donna trois fils, Alexandre, Perdiccas et Philippe, père d'alexandre-le-grand, avec une fille nommée Eurynoé : il eut aussi de Gygée, Archelaüs, Aridée et Ménélas. Il fit une guerre sanglante aux Illyriens et aux Olyithiens. Sa femme Eurydice forma le projet de l’assassiner, et de donner à son gendre sa main et la couronne : le roi eût été victime de cette trahison, si sa fille ne lui eût révélé les dérèglements et les complots de sa mère. Échappé à tant de périls, il mourut dans un âge avancé, laissant la couronne à Alexandre, l'aîné de ses fils. [7,5] V. Dès le commencement de son règne, Alexandre achète, à prix d'argent, la paix avec les Illyriens, et leur remet en otage son frère Philippe : bientôt après il le livre encore aux Thébains, pour prix de leur alliance. Les brillantes qualités de ce jeune prince trouvèrent ainsi une heureuse occasion de se développer. II resta trois ans à Thèbes, et reçut ses premières leçons dans une ville où régnait la pureté des moeurs antiques, dans la maison même d'Épaminondas, sage philosophe et grand capitaine. Alexandre périt bientôt après ; il ne put échapper aux pièges de sa mère Eurydice ; Amyntas avait épargné, dans une épouse criminelle, la mère de ses enfants, qu'elle-même devait égorger un jour. Perdiccas subit aussi le sort de son frère Alexandre, et l'on vit cette mère dénaturée sacrifier à une infâme passion les enfants à qui elle devait l'impunité de ses crimes. Le meurtre de Perdiccas parut d'autant plus atroce, qu'il avait un fils au berceau, dont l'âge encore si tendre aurait dû toucher le coeur d'Eurydice. Philippe resta longtemps tuteur du jeune prince, sans prendre le titre de roi ; mais l'âge de son pupille ne promettant que des secours éloignés à ce royaume menacé par de puissants ennemis, Philippe céda aux voeux du peuple, et consentit à régner. [7,6] VI. A peine élevé au trône, il fit concevoir à la nation les plus hautes espérances : son génie annonçait un grand homme, et un ancien oracle avait prédit que le règne d'un des fils d'Amyntas serait une époque de gloire pour la Macédoine il restait, par les crimes de sa mère, l'unique objet de cette prédiction. Le meurtre de ses frères ; indignement égorgés, la crainte de périr comme eux, le nombre de ses ennemis, la faiblesse d'un empire épuisé par une longue suite de guerres, troublèrent les premières années de son règne et tourmentèrent sa jeunesse. Incapable de résister à la fois à tant de peuples, qui, se soulevant de toutes parts, semblaient ligués contre la Macédoine, il résolut de les combattre tour-à-tour : il désarme les uns par des traités, séduit les autres par l’argent, et se hâte d'écraser les plus faibles, pour rendre la confiance à ses soldats ébranlés, et frapper de terreur les rivaux qui méprisaient sa jeunesse. Les Athéniens, attaqués les premiers, tombent dans ses embûches, et Philippe, maître de la vie de ses captifs, les renvoie tous sans rançon, pour ne pas s'exposer à une guerre plus redoutable. Aussitôt il passe aux Illyriens, en massacre plusieurs milliers, et s'empare de la ville fameuse de Larisse. La Thessalie était dans une paix profonde : il s'y jette à l'improviste, non pour la piller, mais pour joindre à ses troupes la formidable cavalerie de ces contrées ; et bientôt la réunion de ces forces composa use armée invincible. Après ces heureux succès, il épousa Olympias, fille de Néoptolème, roi des Molosses : Arruba, successeur de Néoptolème, cousin et tuteur de la jeune princesse, dont il avait épousé la soeur Troade, fut l'auteur de cette alliance qui causa ses revers et sa ruine. II espérait étendre sa puissance par l’amitié de Philippe, qui le dépouilla de ses états et le laissa vieillir dans l'exil. Non content d'avoir repoussé ses ennemis, Philippe va à son tour porter la guerre à des nations paisibles. Au siège de Méthone, en passant au pied des remparts, il eut l'oeil droit crevé d'une flèche : cette blessure ne put ni ralentir son ardeur, ni exciter son ressentiment : peu de jours après, il accorda la paix aux prières des vaincus, et leur donna des preuves de sa modération et même de sa bienveillance.