[2,0] LIVRE II. Digression sur les Scythes, les Amazones et les Athéniens ; des rois d'Athènes, de la législation de Solon, de la tyrannie des Pisistratides, de leur expulsion qui engagea Athènes dans une guerre avec les Perses, de la bataille de Marathon. Histoire de Xerxès, successeur de Darius, et de sa guerre avec les Grecs. [2,1] I. Pour retracer les actions des Scythes et leurs brillants exploits, il faut remonter à leur origine ; car cette nation jeta autant d'éclat dès sa naissance, qu'au temps même de sa puissante domination. Et elle ne se signala pas moins par la valeur de ses femmes, que par les victoires de ses guerriers : s'ils ont fondé l'empire des Parthes et des Bactriens, leurs femmes ont fondé celui des Amazones ; en sorte qu'à comparer les hauts faits de l'un et de l'autre sexe, on ne saurait auquel décerner le prix du courage. Le peuple scythe a toujours été regardé comme le plus ancien de l'univers, quoique les Égyptiens lui aient longtemps disputé ce titre. Selon ceux-ci, "dans les premiers temps du monde, la plupart des contrées étaient ou brûlées par les ardeurs excessives du soleil, ou glacées par la rigueur du froid ; et, bien loin d'avoir les premières produit des hommes, elles ne pouvaient pas même les recevoir et les conserver, avant que l’on n'eût inventé des vêtements pour préserver de la chaleur et du froid, et que l'art n'eût remédié aux influences du climat. L'Égypte, au contraire, avait toujours joui d'une température si douce, que ses habitants n’avaient à souffrir ni des feux de l'été, ni des rigueurs de l'hiver, et son sol état si fertile, que jamais pays ne produisit avec plus d'abondance tous les aliments nécessaires à l'homme. On devait donc regarder comme le berceau du genre humain le pays qui avait pu le plus facilement fournir à ses premiers besoins." Les Scythes répondaient "que la douceur du ciel n'était point une preuve d'antiquité. La nature, en assignant aux diverses contrées divers degrés de chaleur ou de froid, avait dû y placer des êtres capables d'en supporter les rigueurs, comme elle en variait, par un heureux mélange, les productions et les fruits : en donnant à la Scythie une température plus froide qu'à l'Égypte, elle avait accommodé le corps et l’esprit de ses habitants à l'âpreté de son climat. D'ailleurs, si la terre, maintenant divisée, ne formait autrefois qu'un seul corps, soit que d'immenses masses d’eau en aient d'abord chargé la surface, soit que le feu, principe générateur du monde, l'ait occupé tout entier, l'une et l'autre hypothèses attestaient l'antiquité des Scythes. Car, si partout avait d'abord régné le feu, qui s'était éteint par degrés pour laisser place à la terre, le Nord avait dû le premier trouver dans ses glaces un rempart contre la fureur des flammes, puisque maintenant même, sur aucune terre, le froid n'est aussi grand ; tandis que l'Égypte et l'Orient tout entier semblent ressentir encore l'ardeur des feus, qui n'ont pu s'y calmer que fort tard. Si, au contraire, la terre n'était à sa naissance que le lit d'un immense Océan, les eaux, en se retirant, avaient dû découvrir d'abord les terrains les plus élevés, et séjourner longtemps dans les plus bas ; et la contrée desséchée la première avait dû la première aussi se couvrir d'êtres animés : ils prouvaient que la Scythie est le point le plus élevé de la terre, en citant tous les fleuves qui, sortis de son sein, vont se jeter clans les Palus Méotides, et de là dans la mer du Pont et de l'Egypte. L'Égypte, au contraire, disputée aux ondes par les travaux de tant de rois et de tant de siècles, défendue entre la violence des flots par des digues énormes, coupée par tant de canaux, destinés à recevoir les eaux que les digues ont refoulées ; l'Égypte, qui ne pouvait encore recevoir de culture qu'après la retraite du Nil, n'était point la mère du genre humain, puisque les constructions de ses rois, ou le timon déposé par sors fleuve, semblaient attester sa jeunesse." Ces arguments, meilleurs que ceux des Egyptiens, ont toujours fait considérer les Scythes comme le plus ancien des deux peuples. [2,2] II. La Scythie s'étend vers l'Orient : bornée d'un côté par le Pont, de l'autre par les monts Riphées, elle est adossée à l'Asie et au Phase. Elle embrasse, en longueur et en largeur, des contrées immenses, ses champs ne sont point divisés par des limites, car l'agriculture y est ignorée : ses habitants n'ont ni maison, ni demeure, ni séjour fixe ; ils passent leur vie à faire paître leurs troupeaux, et à parcourir des déserts incultes : ils traînent avec eux leurs enfants et leurs femmes, dans des chariots couverts de cuir, qui leur servent de maisons et les préservent du froid et de la pluie. La justice est gravée dans les coeurs, plutôt qu'imposée par les lois ; le vol est à leurs yeux le plus grand des crimes : habitués à laisser leurs nombreux troupeaux errer en liberté dans les bois, sur quel bien pourraient-ils compter, si le vol restait impuni ? Ils dédaignent l'or et l'argent, autant que le reste des hommes les convoitent. Ils se nourrissent de lait et de miel Le vêtement de laine leur est inconnu, et ils n'opposent à la rigueur perpétuelle du froid que des peaux de bêtes fauves ; cette simplicité inspire la justice, en prévenant les désirs ; car la soif de l'or en accompagne l'usage. Que ne trouve-t-on chez les autres hommes la même modération, le même respect pour le bien d'autrui ! l'univers ne serait point, depuis tant de siècles, un théâtre de carnage, et le fer, les batailles, ne raviraient pas plus d'hommes que la volonté du sort et la loi de la nature. Étrange prodige, que ces sauvages aient trouvé sans effort ce que les maximes des sages, les leçons des philosophes n'ont pu donner à la Grèce, et que notre élégante politesse reste encore tant au dessous de leur sauvage ignorance ! Ils ont donc plus gagné à ignorer le vice, que les Grecs à connaître la vertu ! [2,3] III. Trois fois les Scythes aspirèrent à la conquête de l'Asie, sans avoir été jamais eux-mêmes attaqués ou soumis par aucune force étrangère. Ils ont chassé honteusement de leur pays Darius, roi de Perse ; ils ont massacré Cyrus et son armée, détruit le même Zopyrion, général d'Alexandre, avec toutes ses troupes ; ils n'ont connu de Rome que la gloire de ses armes, sans en avoir éprouvé la puissance. Enfin, l'empire des Parthes et des Bactriens est leur ouvrage. Endurcis à la fatigue et habitués aux combats, leur vigueur est prodigieuse. Ils ne recherchent rien qu'on puisse leur enlever : vainqueurs, ils ne demandent que la gloire. Sésostris, roi d'Egypte, osa le premier marcher contre eux, précédé de députés chargés de leur dicter ses lois. Mais les Scythes avaient été instruits par leurs voisins de l'approche de l'ennemi : ils répondent aux envoyés, "qu'il est bien imprudent au souverain d'une riche nation de provoquer un peuple pauvre, dont il devait plutôt redouter l'attaque au sein de son pays ; que l'issue de la guerre sera douteuse, sa victoire sans espérance, et sa défaite sans ressource ; qu'enfin, loin d'attendre un ennemi contre lequel ils ont tout à gagner, eux-mêmes vont courir à lui, comme à une proie assurée " ; et ils partent aussitôt. A la nouvelle de leur marche rapide, le roi épouvanté prend la fuite, et, laissant son armée et ses vastes préparatifs, il se retire dans son royaume. Arrêtés par les marais de l'Egypte, les Scythes reviennent sur leurs pas, et imposent à l'Asie subjuguée un léger tribut, plutôt comme monument de leur puissance, que comme fruit de leur victoire. Après quinze ans employés à la conquête de l'Asie, ils sont rappelés par les menaces de leurs femmes, résolues, "si cette absence se prolonge encore, de chercher d'autres époux chez les peuples voisins, et de ne pas laisser la nation des Scythes s'éteindre par leur faute. " L'Asie paya tribut pendant quinze cents ans : elle en fut affranchie par Ninus, roi d'Assyrie. [2,4] IV. Cependant, deux princes du sang royal, Ylinos et Scolopitus, chassés de leur pays par la faction des grands, entraînèrent à leur suite une nombreuse jeunesse, et vinrent s'établir en Cappadoce, près du fleuve Thermodon, dans les plaines de Thémiscyre : après s'y être enrichis, pendant une longue suite d'années, des dépouilles des peuples voisins, ils furent surpris et mis en pièces par ces nations liguées. Leurs femmes, à la fois veuves et bannies, courent aux armes, repoussent l'ennemi, l'attaquent bientôt à leur tour. Elles renoncent au mariage, qui ne leur semble plus qu'une servitude ; et, donnant un exemple que nul siècle n'a imité, elles étendent et conservent leur nouvel empire sans le secours des hommes qu'elles méprisent : pour prévenir toute jalousie, elles égorgent ceux qui restaient parmi elles, et vont enfin venger, par la ruine de leurs voisins, le massacre de leurs époux. Dans la paix qui suivit cette victoire, elles s'unirent aux nations voisines, pour ne pas laisser éteindre leur race : elles égorgeaient tous leurs enfants mâles, et élevaient les filles, non dans l'oisiveté ou dans les travaux des femmes, mais dans les fatigues où elles-mêmes passaient leur vie ; elles les exerçaient au maniement des armes, à l’équitation, à la chasse : pour leur rendre plus facile l'usage de l'arc, elles leur brûlaient, dès l'enfance, la mamelle droite, d'où leur vint le nom d'Amazones. Deux de leurs reines, Marpesia et Lampedo, divisant en deux troupes la nation déjà puissante, se chargeaient tour-à-tour de porter la guerre au dehors : une seule restait pour la défense du pays : afin d'ajouter à l'éclat de leurs succès, elles se disaient files de Mars. Ayant ainsi conquis une grande partie de l'Europe, elles soumettent encore quelques états de l'Asie, y fondent Éphèse et plusieurs autres villes, et renvoient en Europe la moitié de l'armée, chargée de butin. Celles qui étaient restées pour la défense de l'empire d'Asie, succombèrent sous les efforts réunis des Barbares ; leur reine Marpesia périt avec elles. Sa fille Orithye lui succéda, et joignit à ses talents militaires l'honneur d'une vertu toujours conservée sans tache. Ses exploits couvrirent de tant de gloire le nom des Amazones, qu'Eurysthée ordonna à Hercule, en lui imposant ses douze travaux, de lui apporter les armes de leur reine, qu'il croyait invincible. Hercule conduit avec lui, sur neuf vaisseaux, l'élite des guerriers de la Grèce, et débarque à l'improviste. Orithye et sa soeur Antiope étaient alors reines des Amazones ; mais la première faisait la guerre au dehors. Aussi à l'arrivée d'Hercule, la reine Antiope, qui d'ailleurs ne craignait aucune attaque, n'avait près d'elle qu'une escorte peu nombreuse. Dans la surprise de cette irruption soudaine, à peine quelques-unes de ces guerrières purent-elles prendre leurs armes : la victoire fut facile. La plupart des Amazones furent tuées ou prises. Deux soeurs d'Antiope, Hippolyte et Ménalippe, tombèrent, l'une aux mains de Thésée, l'autre au pouvoir d'Hercule : le premier épousa sa captive, dont il eut un fils qui porta le même nom ; le second rendit Ménalippe à sa soeur, reçut pour rançon l'armure de la reine, et retourna vers son frère, dont il avait accompli les ordres. A la nouvelle de ce désastre, Orithye excite ses compagnes contre le roi d'Athènes, ravisseur d'Hippolyte : en vain auront-elles conquis le Pont et subjugué l'Asie, s'il leur faut subir l'outrage de ces pirates de la Grèce. Elle demande des secours à Sagillus, roi de Scythie ; elle lui rappelle que les Amazones sont filles des Scythes ; privées de leurs époux, elles ont été forcées de soutenir par les armes la justice de leur cause et elles ont montré que chez les Scythes les femmes ne le cèdent point aux hommes en valeur. Touché de la gloire de sa nation, Saginus envoie à leur secours son fils Panasagore, avec une nombreuse cavalerie ; mais, avant le combat, la discorde éclate entre les deux peuples, et, abandonnée de ses allés, Orithye est battue par les Athéniens : cependant ses troupes trouvèrent un asile dans le camp des Scythes, et sous cette sauvegarde, traversant l’Asie sans obstacle, elles rentrèrent dans leur empire. Après Orithye, régna Penthésilée, qui, au siège de Troie, se signala si glorieusement contre les Grecs, parmi tant d'illustres guerriers. Elle y périt enfin avec son armée, et les faibles restes de la nation, qu'elle avait laissés dans son empire, se maintinrent avec peine cotre les attaques de leurs voisins, jusqu'au temps d'alexandre-le-grand. Minithye ou Thaiestris, leur reine, partagea treize jours le lit de ce prince, pour en avoir un enfant, et rentra dans son royaume, où elle mourut peu de temps après. Le nom des Amazones s'éteignit avec elle. [2,5] V. Les Scythes, dans leur troisième expédition d'Asie, séparés huit ans de leurs femmes et de leurs enfants, trouvent à leur retour leurs esclaves armés contre eux. Leurs épouses, lassées d'une si longue attente, et les croyant, non pas retenus par la guerre, mais exterminés, s'étaient unies aux esclaves lassés pour la garde des troupeaux, et ceux-ci repoussent en ennemis leurs maîtres qui revenaient victorieux. Les Scythes, après des succès balancés, songent enfin qu'ils n'ont pas à combattre des ennemis, mais des esclaves ; qu'il faut vaincre, non en guerriers, mais en maîtres, par des coups plutôt que par des blessures, et quitter le glaive et la lance pour s'armer de fouets et de verges, effroi des esclaves. Ce projet adopté, ils s'avancent ainsi armés ; et dès qu'ils sont près de l'ennemi, agitant tout à coup leurs fouets, ils portent l'épouvante dans ses rangs étonnés : l'on vit ces hommes, que le fer n'avait pu vaincre, trembler devant les verges, et disparaître du champ de bataille, non en ennemis battus, mais en esclaves fugitifs. Tous les prisonniers furent mis en croix, et les femmes punirent elles-mêmes, par le fer ou par la corde, le crime dont elles se sentaient coupables. La Scythie resta en paix jusqu'au règne de Jancyrus. Ce prince refusa la main de sa fille à Darius, roi de Perse, qui vint, comme nous l'avons dit, lui apporter la guerre à la tête de sept cent mille hommes ; et, ne pouvant atteindre les ennemis qu'il voulait combattre, craignant d'ailleurs qu'on ne dupât sa retraite en détruisant le dont jeté sur l'Ister, il se retira en désordre, et lassa quatre-vingt mille morts, perte qui sur une telle multitude dut lui paraître légère. Il poursuit ses conquêtes en Asie, soumet la Macédoine, remporte sur les Ioniens une victoire navale, et dirige ensuite contre Athènes, qui les avait secourus, tous les efforts de la guerre. [2,6] VI. Arrivé au récit des victoires d'Athènes, dont les succès passent notre croyance, comme ils passèrent son espoir, et même ses désirs, je vais donner quelques détails sur l'origine de cette ville, qu'on n'a pas vue s'élever comme toute autre, de l'obscurité à la gloire, et du néant à la puissance ; son illustration remonte à son berceau ; son peuple n'est issu ni de colonies étrangères, ni d'un ramas obscur d'aventuriers : enfants de la terre qu'ils habitent, les Athéniens sont nés sur le sol qui les nourrit . Les premiers ils enseignèrent aux mortels l'usage de la laine, de l'huile et du vin : ils instruisirent même ces sauvages, qui vivaient de gland, à semer et à labourer la terre. Enfin, les belles-lettres, l'éloquence, la science des lois et de la politique, semblent avoir choisi Athènes pour temple, avant le siècle de Deucalion, elle eut pour roi Cécrops, et les anciennes traditions, toujours mêlées de fables, font de ce prince un être à double sexe, parce que le premier il unit l'homme à la femme par les liens du mariage. Il eut pour successeur Cranaüs, dont la fille Atthis donna son nom à l’Attique. Ensuite régna Amphictyon, qui consacra la ville à Minerve, en lui donnant le nom d'Athènes. Vers cette époque, la plupart des peuples de la Grèce furent submergés par un déluge. Quelques hommes échappèrent à ce désastre en cherchant un asile au sommet des montagnes ou en se réfugiant sur des barques, chez Deucalion, roi de Thessalie, qui fut appelé depuis le père du genre humain. Le sceptre d'Athènes passa ; par droit de succession, à Érechthée sous ce règne, Triptolème découvrit à Éleusis l'art de semer le blé ; des cérémonies religieuses, des fêtes nocturnes ont consacré le souvenir de ce bienfait. Égée, père de Thésée, régna aussi sur les Athéniens. Médée liai donna un fils appelé Medus ; et lorsque Thésée fut parvenu à l'adolescence, remplie de haine pour ce fils d'un autre lit, elle se sépara d'Égée et se retira à Colchos avec Medus. Après Égée, Athènes fut gouvernée par Thésée, et ensuite par Démophoon, son fils, qui secourut les Grecs au siège de Troie. Plus tard, les Doriens, depuis longtemps ennemis d'Athènes, lui ayant déclaré la guerre, l'oracle, consulté sur le succès de leurs armes, répondit qu'ils seraient vainqueurs, s'ils ne tuaient point le roi des Athéniens. Le premier ordre donné aux soldats fut donc de respecter la vie de ce prince. Codrus état alors roi d'Athènes : instruit de la réponse de l'oracle et du projet de l'ennemi, il quitte les ornements royaux, se couvre de haillons, charge son dos de sarments, et entre dans le camp dorien ; là, se faisant jour dans la foule, il blesse de sa faux un soldat, qui l'égorge à l'instant. Les Doriens reconnurent bientôt son corps, et se retirèrent sans combat. Ainsi, par le courage de son roi, qui se dévoua à la mort pour le salut de la patrie, Athènes fut délivrée d'un ennemi redoutable. [2,7] VII. A la mort de Codrus, les Athéniens, pour honorer sa mémoire, ne lui donnèrent point de successeur : le gouvernement fut confié à des magistrats annuels. L'état n'avait pont de lois ; tout s'était réglé jusqu'alors par la volonté du souverain. Solon, dont la justice était connue, fut donc choisi pour donner, avec des lois, une existence nouvelle à sa patrie. Ce législateur sut ménager avec tant d'adresse les intérêts du sénat et du peuple, et éviter de déplaire à l'un en se déclarant pour l'autre, qu'il se rendit également cher aux deux ordres. Voici l'une des actions qui honorent le plus la mémoire de ce grand homme : la propriété de l'île de Salamine avait excité entre Mégare et Athènes une guerre meurtrière, qui avait compromis l'existence des deux peuples. Enfin, après de nombreux désastres, les Athéniens défendirent, sous peine de mort, de proposer aucun décret sur la conquête de cette île. Solon, craignant de trahir sa patrie par son silence, ou de se perdre lui-même par ses conseils, feint un soudain accès de démence, qui devait servir d'excuse à ce qu'il voulait dire, et même à ce qu'il se proposait de faire. Couvert de lambeaux, il parcourt la ville, comme un insensé : le peuple s'attroupe autour de lui ; pour mieux déguiser ses desseins ; il s'exprime, pour la première fois, en vers ; et, bravant les menaces de la loi, il entraîne tous les coeurs : on déclare la guerre aux Mégariens, et Athènes victorieuse reprend l'île de Salamine. [2,8] VIII. Cependant les Mégariens, irrités de leur défaite, et ne voulant pas laisser leurs efforts inutiles, s'embarquent pour enlever les femmes athéniennes dans les fêtes nocturnes d'Eleusis. Instruit de leur projet, Pisistrate, général athénien, place ses soldats en embuscade, ordonne aux femmes de célébrer la fête de la déesse, même à l'approche de l'ennemi, avec leurs chants et leurs cris ordinaires, pour l'entretenir dans son erreur ; puis il attaque brusquement les Mégariens au sortir de leurs vaisseaux, les massacre, s'empare de leur flotte, y place parmi les soldats quelques femmes pour figurer des captives, et fait voile vers Mégare. Les habitants reconnaissent leurs vaisseaux, et cette proie tant désirée ; ils accourent en foule vers le port, et tombent sous les coups de Pisistrate, qui faillit s'emparer de la ville. Ainsi les Mégariens furent vaincus par leurs propres armes. Mais Pisistrate, comme s'il eût triomphé pour lui seul, et non pour sa patrie, s'élève, par ruse, à la tyrannie : il se fait secrètement battre de verges ; et, le corps déchiré, il paraît aux yeux du peuple assemblé ; il lui montre les plaies dont il est couvert ; il se plaint de la cruauté des grands, dont il se dit la victime ; il joint les larmes aux discours, et parvient à enflammer une multitude crédule, en accusant le sénat d'avoir puni en lui l'amour qu'il porte au peuple ; enfin, il obtient des gardes pour sa sûreté : avec leur secours, il s'empare du souverain pouvoir, qu'il conserva trente-trois ans. [2,9] IX. Après sa mort, Dioclès, l'un de ses fils, tombe sous les coups d'un jeune homme dont il avait outragé la soeur. Hippias, son second fils, héritier de sa puissance, fait saisir le meurtrier, qui, forcé dans les tortures de déclarer ses complices, nomme tous les amis du tyran. Hippias, les ayant fait égorger, lui demande s'il a encore des complices : "Non, tyran, lui dit-il, tu es maintenant le seul dont je désire la mort ;" et, par cette noble réponse, il sut vaincre le tyran, comme il avait su venger sa soeur. Son courage rappela les Athéniens au souvenir de leur liberté ; et bientôt Hippias, détrôné et banni, se réfugie dans la Perse. Darius, comme nous l'avons dit, se disposait à faire la guerre aux Athéniens : Hippias lui offre de le guider contre sa patrie. A la nouvelle de l'approche des Perses, les Athéniens demandent du secours aux Spartiates, leurs alliés ; mais, apprenant qu'une fête religieuse retardait de quatre jours la marche de ces auxiliaires, ils vont se poster, sans les attendre, dans la plaine de Marathon ; et, avec dix mille citoyens et mille soldats de Platée , ils présentent la bataille à six cent mille ennemis. Miltiade les commandait ; c'était lui qui les avait décidés à ne point attendre le secours de Sparte dans sa confiance, il comptait plus sur la rapidité de l'attaque, que sur l'appui des allés. Les Grecs marchent au combat remplis d'ardeur et d'espoir, et, franchissant à la course l'espace d'un mille, qui les séparait de l'ennemi, ils arrivent à lui sans avoir lancé leurs traits. Le succès répondit à cette audace. Aux exploits qui signalèrent leur courage, il semblait que d'un côté ce fussent des hommes de coeur, et de l'autre de vils troupeaux. Les vaincus se réfugièrent sur leur flotte, dont une grande partie fut prise ou coulée à fond. Chacun des Athéniens déploya tant de valeur dans ce combat, qu'il eût été difficile d'assigner le premier rang. On distingua cependant les ballantes actions du jeune Thémistocle, et l'on put présager la gloire qui l'attendait dans le commandement des armées. L'histoire a consacré aussi le nom de Cynégire, soldat athénien, qui, après avoir versé des flots de sang ennemi, poursuivit les fuyards jusqu'à leurs vaisseaux, retint de la main droite une barque chargée de leurs soldats, et ne la lâcha qu'en perdant la main ; il la saisit alors de la gauche, et, quand celle-ci fut aussi coupée, il s’attacha au navire avec ses dents ; ainsi cet intrépide guerrier, sans être rassasié d'un si long carnage, ni arrêté par la perte de ses mains, combattit encore, tout mutilé, avec l'arme qu'emploie la bête féroce dans sa rage. Cette bataille, et la tempête qui la suivit, coûtèrent aux Perses deux cent mille soldats ; Hippias, tyran d'Athènes, coupable auteur de cette guerre, y périt lui-même, puni par les dieux vengeurs de la patrie. [2,10] X. Bientôt la mort frappa Darius au milieu des préparatifs d'une guerre nouvelle ; il laissait plusieurs enfants nés, les uns avant, les autres depuis son avènement à l'empire. Artémène, l'aîné de tous, alléguait pour titre à la couronne, le privilège de sa naissance, droit naturel consacré par tous les peuples. Xerxès, son frère, voulait qu'on décidât le différent, non d'après l'ordre, mais d'après les circonstances heureuses de leur naissance. Selon lui, Artémène était le fils aîné de Darius, mais de Darius encore sujet ; lui, au contraire, état le premier né du roi ; ses frères aînés pourraient donc réclamer la fortune qu'avait alors possédée leur père, mais non lui disputer le trône, puisqu'il avait, le premier de tous, reçu le jour dans le palais du souverain. D'ailleurs la mère et l'aïeul maternel d'Artémène étaient d'une condition privée, comme l'avait été son père ; lui, il avait eu une reine pour mère, et n'avait jamais vu son père, que revêtu du pouvoir royal : son aïeul maternel état Cyrus, non l'héritier, mais le fondateur de l'empire des Perses ; de sorte qu'en supposant même leurs droits égaux du fait de leur père, il l'emportait encore du côté de son aïeul et de sa mère. Rivaux, mais toujours amis, les deux princes confièrent la décision de leur cause à un tribunal domestique : Artapherne, leur oncle paternel, la jugea dans son palais, et se déclara pour Xerxès. Mais les deux princes n’oublièrent pas qu'ils étalent frères, et l'on ne trouva pas plus d'orgueil dans le vainqueur, que de jalousie dans le vaincu. Pendant le débat, ils s'envoyèrent mutuellement des présents, et s'invitèrent à des festins où régnait, non seulement la joie, mais la plus sincère confiance. Enfin, le jugement fut prononcé, sans qu'ils aient eu recours à d'autres arbitres, ou qu'ils se soient adressé une parole offensante. Ainsi les frères partageaient alors de vastes empires avec plus de modération qu'ils ne partagent aujourd'hui la plus mince fortune. Xerxès poursuivit pendant cinq ans les préparatifs de guerre que son père avait commencés contre la Grèce. Démarate, roi de Lacédémone, vivait alors à la cour de Xerxès : plus attaché à la patrie qui l'avait banni, qu'au roi qui le comblait de bienfaits, et craignant pour Lacédémone les périls d'une guerre inattendue, il écrivit aux magistrats les projets de l'ennemi, sur le bois de tablettes qu'il recouvrit ensuite de leur ancienne couche de cire, afin de n'être trahi ni par les caractères qu'il avait tracés, ni par la fraîcheur de la cire. Un esclave affidé fut chargé de les porter aux magistrats de Sparte : quand elles eurent été déposées en leurs mains, on chercha longtemps le secret qu'elles renfermaient : on n'y voyait rien d'écrit, et on ne présumait pas cependant qu'elles fussent envoyées sans dessein : on jugeait même le mystère d'autant plus important, qu'il avait été mieux caché : après bien de vaines conjectures ce fut une femme, la soeur du roi Léonidas, qui découvrit l'intention de Démarate ; la cire fut enlevée et l'on apprit les desseins de l'ennemi. Déjà Xerxès avait armé sept cent mille Perses et trois cent mille auxiliaires : aussi a-t-on dit, sans trop d'invraisemblance, que son armée avait desséché les fleuves, et que la Grèce entière pouvait à peine la contenir. La flotte comptait, dit-on, douze cents voiles. Mais cette nombreuse armée resta sans chef. Xerxès était un prince opulent, et non un habile capitaine : ses richesses étaient immenses, et cette multitude de soldats, qui tarissait les fleuves, ne pouvait épuiser ses trésors : pour lui, on le vit toujours le premier à fuir, et le dernier à combattre ; timide dans le péril, orgueilleux loin du danger, plein de confiance en ses forces, avant d'en avoir fait l'épreuve, il voulut commander à la nature même ; il aplanit les montagnes, combla les vallées, jeta des ponts sur les mers, on creusa des canaux pour ouvrir à ses vaisseaux une route plus facile et plus courte. [2,11] XI. Autant son entrée dans la Grèce avait été terrible, autant sa retraite fut honteuse. Il trouve Léonidas, roi de Sparte, posté, avec quatre mille soldats , aux défilés des Thermopyles ; et, plein de mépris pour cette poignée d'hommes, il n 'envoie contre eux que les soldats dont les parents étaient morts à Marathon : ceux-ci, marchant à la vengeance, trouvèrent la mort les premiers ; la foule impuissante qui vint prendre leur place offrit au carnage de nouvelles victimes. Trois jours de combat ne firent qu'augmenter la honte et l'indignation des Perses : au quatrième, Léonidas, apprenant que vingt mille ennemis se sont saisis des hauteurs, exhorte les alliés à se retirer, à réserver leur vie pour des temps plus heureux : lui, il doit, avec les Spartiates, tenter encore la fortune, et moins songer à la vie, qu'à la patrie ; mais il faut que les autres lui survivent pour la défense de la Grèce. A l'ordre du roi, les alliés se retirent et les Spartiates restent seuls. Dés le commencement de la guerre, l'oracle de Delphes avait déclaré que Sparte, ou son roi, devait périr aussi Léonidas, à son départ, avait-il affermi le courage de ses soldats, en leur montrant une âme disposée à la mort. Il s'était placé aux défilés des Thermopyles pour y trouver, avec une si faible troupe, ou une victoire plus glorieuse, ou une défaite moins fatale à sa patrie. Après le départ des alliés, le roi rappelle à ses Spartiates "que, de quelque manière qu'ils combattent, leur mort est inévitable ; mais veulent-ils borner leur gloire à n'avoir pas reculé ? laisseront-ils aux Barbares le temps de les envelopper, quand ils peuvent eux-mêmes surprendre les Barbares à la faveur de la nuit, de leur sécurité, de leur joie tumultueuse ? Le plus digne tombeau d'un vainqueur est dans le camp ennemi." Quelle résolution eût coûté à des guerriers résolus de mourir ? Ils courent aux armes, et six cents hommes fondent sur un camp de cinq cent mille soldats : ils volent à la tente du roi pour l'égorger, ou périr eux-mêmes à ses yeux, s'ils sont accablés par le nombre : ils portent avec eux le tumulte et l'effroi. N'ayant pas trouvé le roi, ils se répandent en vainqueurs dans le camp : tout tombe et meurt sous les coups de ces hommes, moins avides de triompher que de venger eux-mêmes leur trépas. Le combat, commencé avec la nuit, dura une partie du jour suivant ; enfin, lassés de vaincre plutôt que vaincus ; ils tombent sur des monceaux de cadavres ennemis. Alors Xerxès, deux fois battu sur terre, prit le parti de tenter la fortune sur ses vaisseaux. [2,12] XII. Cependant Thémistocle, chef des Athéniens, voyant que les Ioniens, pour lesquels ils s'étaient armés contre la Perse, avaient joint leur flotte à celle du roi, résolut de les attirer dans son parti ; mais, ne pouvant leur parler, il place des signaux près des rochers où ils devaient aborder, et y fait graver ces mots : "Ioniens, quel est cotre égarement ? quel crime allez-vous commettre ? vous êtes armés contre un peuple qui jadis vous donna l'existence ; qui, depuis, s'arma pour vous défendre ! Avons-nous fondé vos murailles pour que vous vinssiez renverser les nôtres ? N'est-ce pas en protégeant votre révolte, que nous avons allumé contre nous le ressentiment de Darius, et, plus tard, celui de Xerxès ? Fuyez cette honteuse captivité, venez vous ranger parmi nous ; ou, si la crainte vous retient, l'action une fois engagée, retirez-vous, restez en arrière, sans prendre part au combat." Avant de livrer bataille, Xerxès avait envoyé à Delphes quatre mille soldats four piller le temple d'Apollon, comme s'il eût voulu, avec les Grecs, combattre les deux eux-mêmes. La foudre et les orages détruisirent ce corps d'armée, et montrèrent au roi quelle est l'impuissance de l'homme contre la divinité. Ensuite, il livre aux flammes les murs abandonnés de Thespies, de Platée et d'Athènes : ne pouvant vaincre les hommes par le fer, il attaque les édifices avec le feu. Après la victoire de Marathon, Thémistocle avait prédit aux siens que ce triomphe, loin de terminer la guerre, serait le signal d'une guerre plus terrible encore ; et, par ses conseils, les Athéniens avaient équipé deux cents vaisseaux. A l’approche de Xerxès, l'oracle de Delphes leur avait ordonné de chercher leur salut dans des murailles de bois. Persuadé que l'oracle désignait les vaisseaux, Thémistocle représente au peuple que "la patrie n'est point dans les murailles, mais dans les hommes ; que ce sont les citoyens, et non les maisons, qui forment la cité ; qu'ils trouveront un asile plus sûr dans leurs vaisseaux que dans leur ville, et qu'enfin un dieu même leur en donne le conseil." Son avis est adopté. Les Athéniens déposent dans des îles écartées leurs femmes, leurs enfants, leurs trésors, et quittent eux-mêmes leur ville pour monter en armes sur la flotte ; plusieurs villes grecques suivirent cet exemple, La flotte alliée, réunie et prête à combattre, s'était postée dans le détroit de Salamine, pour n'être point enveloppée par le nombre des ennemis, quand la discorde éclate entre les chefs. Déjà chacun songe à se retirer pour aller défendre son propre pays ; mais Thémistocle, craignant de voir les alliés s'affaiblir en se divisant, mande à Xerxès, par un esclave affidé, que la Grèce, rassemblée au même lieu, va tomber tout entière en ses mains ; que si, au contraire, il laisse se disperser tous les peuples qui préparent leur retraite, il lui sera plus difficile de les attendre et de les vaincre tour-à-tour. Le roi, trompé par cet avis, donne le signal du combat, et les Grecs, prévenus par l'approche de l'ennemi, se rallient poix combattre ensemble. Xerxès retint près de lui une parte des vaisseaux, et resta sur le ravage simple témoin de la bataille. Cependant Artémise, reine d'Halicarnasse, qui combattait pour Xerxès, s'illustrait par le plus brillant courage ; et tandis qu'un homme montrait la lâcheté d'une femme, une femme déployait l'audace d'un héros. La victoire état indécise, quand les Ioniens, dociles à l'avis de Thémistocle, se retirent peu à peu du combat. Cette retraite abat le courage des Perses ; déjà ils songent à la fuite : pressés par l'ennemi, ils sont bientôt vaincus et mis en déroute. Dans ce désordre, plusieurs vaisseaux furent pris ou coulés à fond ; d'autres, en plus grand nombre, redoutant la cruauté de Xerxès autant que les armes de leurs vainqueurs, firent aussitôt voile vers la Perse. [2,13] XIII. Xerxès, découragé par cette défaite, ne savait à quel parti se résoudre. Mardonius se présente devant lui ; il lui conseille de retourner en Perse, pour prévenir les troubles qu'y pourrait exciter la nouvelle de ses revers, grossis par la renommée toujours mensongère ; de lui laisser trois cent mille soldats choisis dans l'armée ; la Grèce soumise, Xerxès recueillerait la gloire de la conquête, et, si la fortune se déclarait pour les Grecs, il ne partagerait pas la honte de la défaite. Le roi approuve cet avis, confie à Mardonius l'armée qu'il demandait, et se prépare à ramener dans ses états le reste des troupes, A la nouvelle de sa fuite les Grecs songèrent à rompre le pont qu'il avait fait construire à Abydos, comme monument de sa victoire sur la mer : ils espéraient, en lui fermant tout passage, le détruire avec son armée, ou le contraindre à s'avouer vaincu et à demander la paix. Mais Thémistocle craignant que l'ennemi, renfermé au sein de la Grèce, ne passât du désespoir au courage, et ne s'ouvrît, le fer à la main, la route qu'on voulait lui couper, représenta que trop d'ennemis restaient dans la Grèce sans qu'il fallût augmenter leur nombre en y retenant une armée ; et, ne pouvant faire prévaloir son avis, il dépêche vers Xerxès l'esclave dont il s'était déjà servi, qui révèle le dessein des Grecs, l'exhorte à presser sa retraite, à se saisir du passage. Le monarque épouvanté confie à ses capitaines la conduite de son armée, court à Abydos avec une faible escorte, et, trouvant le pont détruit par des orages, passe à la hâte le détroit, sur un bateau de pêcheur. Étrange spectacle ! exemple terrible des caprices de la fortune et des vicissitudes de la destinée humaine, de voir caché au fond d'une barque ce prince que naguère encore la mer entière pouvait à peine contenir et privé même des secours d'un esclave, celui lui surchargeait la terre de ses nombreux soldats ! L'armée confiée à ses lieutenants n'eut pas un sort plus heureux : à la fatigue des marches (car l'effroi ne permettait aucun repos vint se joindre la famine ; et la famine prolongée amena bientôt la peste. Les routes étaient partout jonchées de cadavres infects, et, attirés par cet horrible appât, les oiseaux de proie, les bêtes sauvages suivaient l'armée. [2,14] XIV. Cependant Mardonius, resté en Grèce, se rend maître d'Olynthe. Il offre aux Athéniens la paix et l'amitié de son roi, promettant de relever, d'agrandir leur ville consumée par les flammes. Voyant qu'ils ne voulaient à aucune condition vendre leur liberté, il brûle les édifices qu'ils commençaient à relever, et passe dans la Béotie : cent mille Grecs y entrent après lui ; le combat s'engage entre les deux armées. Mais la fortune des Perses n'avait point changé avec leur chef : Mardonius vaincu fuit avec quelques soldats, triste débris de son naufrage : son camp, rempli des trésors de l'Asie, fut pillé par les vainqueurs, et le partage qu'ils firent de ces richesses fut la source du luxe et de la corruption de la Grèce. Le jour même où périt l'armée de Mardonius, un combat naval se livra en Asie, au promontoire de Mycale. Là, tandis que les deux flottes, rangées en bataille, n'attendaient que le signal de l'action, le bruit de la victoire des Grecs et de la sanglante défaite de Mardonius se répandit dans les deux armées. Le combat avait eu lieu le matin en Béotie, et la renommée franchit ces vastes mers et cet immense intervalle avec une si étonnante rapidité, que, vers le milieu du jour, c'est-à-dire en quelques heures, la nouvelle de la victoire état parvenue en Asie. Lorsqu'après la guerre on décerna des récompenses aux peuples qui s'y étaient signalés, les Athéniens furent placés au premier rang : parmi les généraux, Thémistocle, honoré du suffrage unanime des alliés, ajouta encore un nouveau lustre à la gloire de sa patrie. [2,15] XV. Ainsi les Athéniens, comblés de richesses et de gloire, entreprirent de relever entièrement leur ville ; mais ils voulurent étendre l'enceinte de leurs remparts, et les Lacédémoniens commencèrent à voir leur grandeur d'un oeil inquiet, prévoyant qu'un peuple qui, de la ruine de ses murs, avait su tirer tant de puissance, en trouverait bien plus encore dans une ville fortifiée. Lacédémone envoie donc des ambassadeurs, pour conseiller aux Athéniens de ne pas élever des murailles qui pourraient servir de rempart et d'asile à leurs ennemis communs. Thémistocle pénétra aisément leur jalousie ; mais, voulant éviter une rupture, il répond à ces députés, qu'on enverrait à Sparte des ambassadeurs pour conférer avec eux sur ce sujet, et, les ayant ainsi congédiés, il exhorte ses concitoyens à presser leurs travaux. Quelque temps après, il part lui-même pour Lacédémone, et, ne cherchant qu'à traîner l'affaire en longueur, afin que l'ouvrage entrepris puisse se terminer, tantôt il allègue une maladie qui retarde sa marche, tantôt il accuse la lenteur de ses collègues, sans lesquels il ne peut, dit-il, rien conclure. Cependant les Spartiates, instruits que les Athéniens poursuivaient leurs travaux, envoient une nouvelle députation pour s'assurer de la vérité ; Thémistocle écrit alors aux magistrats d'Athènes, de saisir ces ambassadeurs et de les garder en otage, pour le garantir de la fureur des Spartiates. Enfin, il paraît devant les Lacédémoniens assemblés, et déclare que "les fortifications d'Athènes sont élevées, et qu'elle peut désormais opposer à ses ennemis, non seulement la force de ses armes, mais aussi celle de ses remparts ; que si les Spartiates songent à s'en venger sur lui, leurs envoyés, retenus à Athènes, répondront de sa sûreté ; " puis il leur reproche de vouloir fonder la puissance de Sparte, son sur leur courage, mais sur la faiblesse de leurs alliés. On le laisse partir, et Athènes le reçoit en triomphe, comme le vainqueur de Lacédémone. Ce fut alors que les Spartiates, pour ne pas s'amollir au sein du repos, et pour venger la Grèce, deux fois envahie par les Perses, allèrent eux-mêmes ravager les frontières de leurs ennemis : Pausanias est mis à la tête de leurs troupes et de l'armée des alliés ; mais il aspire à se rendre le maître de la Grèce, qui l'a choisi pour chef. Il renvoie sans rançon les prisonniers perses, et s'assure ainsi la confiance et l'amitié de Xerxès, qui lui promet la main de sa fille pour prix de sa trahison. Il écrit aussi au roi de faire périr tous les envoyés, de peur que leur indiscrétion ne découvre le complot. Mais Aristide l'Athénien, par sa résistance, et la sagesse de ses mesures, fit échouer les projets de son collègue, et bientôt Pausanias fut mis en jugement et condamné. Xerxès, voyant ses desseins découverts, eut encore recours aux armes ; les Grecs mettent à leur tête le fils de ce Miltiade qui avait vaincu à Marathon, le jeune Cïmon, qui déjà, par un dévouement généreux, avait annoncé sa gloire future : son père, accusé de péculat, étant mort en prison, il racheta, au prix de sa liberté, les restes de ce grand homme, pour leur donner la sépulture. Ses exploits dans cette guerre justifièrent le choix de la Grèce. Digne fils d'un si habile capitaine, il battit Xerxès sur terre et sur mer, et le força de se réfugier tremblant dans son royaume.