[0,0] TRAITÉ DE LA CONSTANCE. [0,1] AUX NOBLES & MAGNIFIQUES CONSULS, AU SÉNAT & AU PEUPLE D'ANVERS MOI, JUSTE LIPSE JE DÉDIE & JE CONSACRE. Ces livres sur la Constance que j'ai écrits et continués avec constance- au milieu des troubles de ma patrie : j'ai trouvé bon de vous les dédier, illustres Sénateurs d'une ville illustre. Ce qui m'a poussé à le faire, c'est votre splendeur, votre prudence, votre vertu, et aussi cette munificence bienveillante que j'ai personnellement éprouvée, et qui vous est propre envers les gens de bien et les érudits. Je pense que le présent ne vous sera pas désagréable. Il n'est pas grand par lui-même, mais mon intention lui donnera de la valeur ; car je cous donne en lui ce que j'ai de plus considérable et de meilleur dans tout mon bagage littéraire. Enfin sa nouveauté peut-être le recommandera auprès de vous : car, si je ne me trompe, je suis le premier à entreprendre de rouvrir et de déblayer cette route longtemps fermée et obstruée, la route de la Sagesse, la seule qui, avec les lettres divines, puisse nous conduire à la Tranquillité et au Repos. Les forces ont pu me manquer, mais non certes la volonté de vous être agréable à vous, et d'être utile aux autres. Il est juste que vous soyez aussi justes envers moi, que je le suis moi-même envers Dieu, qui, je le sais, n'a pas tout donné à un seul. Adieu. [0,2] PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. AU LECTEUR SUR MON PROJET. MON BUT DANS CET ÉCRIT. Il ne m'a point échappé, Lecteur, que, par ce nouveau genre d'écrits, je me préparais de nouveaux jugements et des censures ; soit, de la part de ceux que frappera cette profession inopinée de Sagesse par un homme qu'ils croyaient adonné seulement aux belles-lettres ; soit, de la part d'autres qui tiendront pour de peu de poids et même pour méprisable tout ce que, dans cette étude et dans cette carrière, on s'efforcera d'établir après les anciens. Il est de mon intérêt et même du tien que je réponde brièvement aux uns et aux autres. Les premiers me semblent pécher de deux façons très diverses, par défaut et par excès de soin : par excès, en ce qu'ils se croient autorisés à soumettre à une inquisition indiscrète les études et les actions des autres ; par défaut, en ce que cette inquisition même ils la font avec trop peu d'attention et d'exactitude. Pour me faire moi-même connaître à eux, je leur dirai que les collines et les fontaines des Muses ne m'ont jamais absorbé tout entier jusqu'au point de m'empêcher de tourner de temps en temps mes yeux et ma pensée vers cette Déesse plus sévère, la Philosophie, dont l'étude a eu tant d'attraits pour moi, depuis mou enfance, que je semblais y être entraîné par une ardeur trop juvénile, et que l'on crut devoir y mettre un frein et me l'interdire. Mes maîtres de Cologne le savent, eux qui m'arrachaient des mains comme par force tous les livres de ce genre, et les commentaires que j'en avais laborieusement écrits et extraits de toute la classe des interprètes. Je n'ai point changé depuis, bien certainement. Dans tout le cours de mes études, je sais que, sinon en ligne droite et avec une rigueur absolue, du moins obliquement, j'ai toujours tendu vers la Sagesse comme vers mon but. Mais, en me livrant à cette étude de la philosophie, je n'ai pas suivi la même voie que le vulgaire des philosophes qui, malheureusement perdus dans les épines des arguties et les lacets des questions captieuses, n'arrivent qu'à faire et à défaire sans cesse un même tissu avec le fil subtil des disputes. Ils s'arrêtent aux mots et aux subtilités et consument toute leur vie dans l'avenue de la Philosophie sans jamais parvenir même à en voir le sanctuaire. Ils s'en font une récréation au lieu d'un remède : et cet instrument le plus sérieux de la vie, ils le convertissent comme en jeu de bagatelles. Lequel me citerez-vous parmi eux qui s'occupe des mœurs ? qui tempère les passions ? qui mette un terme ou une mesure à la crainte, à l'espérance ? Bien plus, ils ne jugent pas même que ces sujets appartiennent à la Sagesse, et ceux qui s'en occupent leur paraissent ou faire autre chose ou ne rien faire du tout. C'est pourquoi, si tu considères leur vie ou leurs jugements, tu ne trouveras, même pour le vulgaire, rien de plus méprisable que l'une, rien de plus insensé que les autres. Comme le vin, bien qu'il n'y ait rien de plus salubre, est un poison pour quelques-uns, de même est malsaine pour eux la Philosophie dont ils abusent. Mais j'ai eu une autre pensée, moi qui ai toujours détourné mon navire de ces récifs des arguties, et qui ai dirigé tous les efforts de ma navigation vers l'unique port de la paix de l'âme. J'ai voulu que les présents livres fussent un premier et sincère spécimen de ce zèle qui m'anime. Mais cependant, dira-t-on, les anciens ont traité de toutes ces choses mieux et avec plus d'abondance. De quelques-unes de ces choses, je l'avoue ; de toutes, non. Si par endroits j'écris, après Sénèque et ce divin Épictète, quelque chose sur les mœurs et les passions, je déclare moi-même que j'en tire peu de vanité et peu d'assurance. Mais si je parle de choses auxquelles n'ont touché ni ces grands hommes, ni aucun des anciens, et cela je l'affirme hautement, que peut-on avoir à me reprocher et à me harceler ? J'ai cherché des consolations contre les maux publics : qui l'a fait avant moi ? Que l'on considère la chose en elle-même ou la disposition que je lui ai donnée, il faudra confesser qu'on me les doit ; et quant aux mots eux-mêmes, on nous permettra de dire que nous n'en éprouvons pas une telle disette que nous ayons à cet égard rien à demander à personne. Enfin que l'on sache une chose : j'ai composé beaucoup d'autres ouvrages pour les autres ; ce livre, je l'ai écrit principalement pour moi ; ceux-là pour ma renommée, celui-ci pour mon salut. Je puis m'approprier avec vérité ce mot profond et incisif d'un ancien : il me suffit d'avoir peu de lecteurs, il me set de n'en avoir qu'un, il me set de n'en point avoir. Je demande seulement à tous ceux qui toucheront à ce livre d'y apporter le désir de savoir et un esprit d'indulgence. Peut-être ai-je fait quelque faux pas, ici ou là, notamment quand je me suis efforcé de gravir les cimes escarpées de la Providence, de la Justice, du Destin que l'on me pardonne, car on ne trouvera nulle part ni mauvaise volonté, ni obstination, mais seulement la faiblesse humaine et l'obscurité. Je demande que l'on m'instruise. Nul ne sera si prompt à m'avertir que moi à me corriger. Je ne veux pas dissimuler ou atténuer les autres vices de ma nature. Mais je renie sérieusement et je déteste l'opiniâtreté et l'amour de la dispute. Salut, mon Lecteur. Puisse ce livre t'être de quelque utilité ! [0,3] PRÉFACE DE LA SECONDE ÉDITION. AU LECTEUR. AVANT-PROPOS POUR MA CONSTANCE. Lecteur, si, dans cette seconde édition, je t'adresse une seconde fois la parole, cela arrive contre mon désir, mais non contre mon attente. J'avais prévu et même prédit d'avance tous ces jugements. On m'impute d'avoir traité ce sujet avec trop peu de piété, et dans certains endroits avec trop peu de vérité. Trop peu de piété, en ce que je parais, dit-on, avoir fait seulement œuvre de Philosophe, et n'avoir pas tiré parti de tout ce que j'aurais pu et dû emprunter aux lettres sacrées. Ce reproche m'est très agréable. Je veux y faire une réponse simple et sans ambages. J'aime que l'on me demande avant tout une profession ouverte de piété. J'engage seulement les critiques à considérer d'abord avec attention mon projet et mon but. Ai-je voulu traiter une thèse théologique ? En ce cas, je me suis trompé ; mais si c'est une thèse philosophique qu'ont-ils à me reprocher ? On dit que nous puisons dans des marais ce que nous aurions pu puiser à la source très pure de l'Écriture sainte. Est-ce là qu'on m'appelle ? Eh bien je proteste hautement et je réponds que je ne connais pas en effet d'autre voie de salut que celle qui va par ce sentier unique et droit : mais que, cependant, pour le parcourir, je trouve aussi dans les lettres humaines un soulagement et même un secours. Je connais le conseil de saint Augustin, de faire un choix dans les écrits des Philosophes et de revendiquer pour notre usage les bonnes choses que nous arrachons à ces injustes possesseurs. C'est ce conseil que j'ai voulu suivre. Ai-je eu tort ? J'aurais eu tort, je l'avoue, si j'avais corrompu cette liqueur pure et mystique de notre religion eu y mêlant quelque lie vieille et de mauvaise odeur. Mais j'ai fait tout le contraire. J'ai abordé une doctrine vicieuse par elle-même et peu limpide, et j'ai entrepris de l'expurger et de la clarifier aux rayons de ce nouveau soleil. A quel propos cela ne serait-il pas bon ? Nous savons que dans une bataille l'effort effectif et principal est celui de la cavalerie et de l'infanterie : méprise-t-on pour cela les archers et les frondeurs ? Dans la construction d'une maison, la plus grande gloire et le plus utile travail sont pour l'architecte : est-ce une raison de rejeter les ouvriers et leurs servants ? C'est la même chose ici. Les lettres divines sont le foyer efficace de la vraie force, de la vertu véritable et de la constance solide. Cependant il ne faut pas mépriser la Sagesse humaine, non celle qui s'emporte et veut dominer, mais celle qui obéit paisiblement et qui est comme la servante de l'autre. Nous ramassons les pierres, les ciments, la chaux de ce vieil édifice de la Philosophie depuis longtemps écroulé : n'enviez pas ce petit profit à l'architecte et permettez-lui d'employer ces matériaux au moins en sous-œuvre et dans les substructions. Mais vous ne deviez pas négliger, même dans les termes, les matériaux meilleurs que fournit l'Écriture sainte. Meilleurs, j'en conviens, mais aussi plus lourds. J'étends mes bras, je -consulte la force de mes membres, le jeu de mes articulations : pourquoi me laisserais-je imposer un fardeau que je ne saurais soutenir ? Je laisse ces choses grandes et élevées aux Théologiens, c'est à dire à des hommes grands et élevés eux-mêmes, comme ce siècle en a compté beaucoup d'éminents. Ma barque à moi côtoie le rivage. J'agis en Philosophe, mais en Philosophe chrétien. Quant aux mots, pourquoi s'en offusquer ? Ce qu'il faut rechercher c'est le sens et non le style de mes écrits. Examinez si mes écrits sont non seulement utiles, mais vrais. Si mes sentiments sont justes, qu'importent, dans une matière si difficile, les voiles ou les vêtements sous lesquels j'ai pu les exposer, pourvu que j'aie observé les convenances ? Si ces sentiments sont faux, qu'on me le prouve. C'est précisément ce que nous voulons, m'est-il répondu : certaines choses que tu as écrites ne sont pas conformes à la foi ; tu te trompes sur la droite Raison, tu l'exagères et tu l'exaltes trop avec ces anciens. L'ai-je fait ? Peut-être dans leurs expressions que j'ai reproduites, mais jamais dans ma pensée. Pour qu'on ne puisse s'y tromper, j'atteste ici en un mot que je ne reconnais pour Raison droite et pure que celle que Dieu dirige et que la foi éclaire. Mais, en vérité, n'est-ce pas une subtilité illégitime, quand une pensée est bonne dans tout son ensemble, que de chercher un prétexte à la calomnie dans l'équivoque de tel ou tel mot ? La Raison, par ses forces seules, ne suffit pas à nous conduire à Dieu et au vrai. Or, comme nous regardons une éclipse de soleil dans de l'eau ou dans un bassin, mais à l'aide des rayons du soleil lui-même qui viennent s'y réfléchir obliquement ; ainsi, dans la Raison, nous étudions les choses divines, mais, prends-y bien garde, non autrement qu'à l'aide de Dieu lui-même. Si, eu parlant du Destin ou des choses fatales, ou des impies punis pour le bien, j'ai, en quelque point, trop subtilisé ma pensée ou emprunté aux anciens des pointes trop aiguës ; ou si j'ai contenu la douleur ou les affections dans des limites trop étroites, je désire que le lecteur juste me lise et me comprenne justement, et c'est dans ce but que j'ai mis quelques notes à la marge. Assurément partout mon intention a été bonne. Si, quelque part, ma langue et ma plume, qui sont d'un homme après tout, ont pu hésiter ou faiblir, je supplie qu'on ne m'en punisse pas trop sévèrement. Je suis de ceux qui ont la piété dans le cœur plus que sur les lèvres ; j'aime mieux la pratiquer dans mes actes, que d'en faire montre dans les paroles. Même, j'oserai le dire, ce siècle ne me satisfait point, parce qu'il n'y en eut jamais aucun plus fertile en sectes religieuses, plus stérile en piété véritable. Que de controverses de tous côtés ? Que de querelles ? Et, au bout du compte, quand tous ces disputeurs ont ainsi parcouru le ciel et la terre sur l'aile d'un génie subtil, qu'ont-ils fait de plus que de marcher dans les NUÉES avec le Socrate d'Aristophane Tu as là, Lecteur, mon bref avant-propos. Il sera de trop, si tu es juste, suffisant si tu es injuste. Je t'avertis avec soin et je te conseille de ne pas laisser ces nouveaux Domitiens dégoûter et détourner ton esprit de l'étude de la Philosophie. S'ils en avaient la puissance et la force, ils banniraient non seulement la Philosophie, mais avec elle tous les beaux-arts. Vois plutôt ces anciens Pères Grecs et Latins qui se présentent à nous en bataillons pressés et qui, non seulement, permettent mais qui commandent et conseillent aux Chrétiens l'étude modeste de la Philosophie. Leur autorité m'est une égide qui me suffit ; je ne crois pas avoir à chercher dans aucune autre raison un abri contre ces géants. Pourquoi louerais-je la Philosophie avec des mots plus abondants ? Ce serait inutile. De loin on n'apprécie pas bien la hauteur des montagnes ; il faut s'en approcher. Il en est ainsi de la Philosophie ; il faut la connaître pour juger de sa splendeur. Mais on ne peut la connaître sans la religion chrétienne, la vraie religion. Si tu enlèves cette lumière, je suis le premier à le confesser, à le proclamer à haute voix, tout n'est plus qu'illusion, vanité, folie. Tertullien a bien dit : qui connaît la vérité sans Dieu ? et Dieu sans le Christ ? Sur cette pensée je finis et je me repose en pleine paix. Puisses-tu en faire autant avec moi !