[1,6] CHAPITRE VI. Éloge de la Constance ; sérieuse exhortation d l'acquérir. Ainsi donc, comme tu le vois, Lipse, la compagne naturelle de l'Opinion est la légèreté. Elle a pour caractère distinctif de changer toujours et de se repentir. Mais la compagne de la Raison est la Constance, dont je t'invite sérieusement à revêtir ton âme. Que vas-tu chercher au loin des choses vaines et extérieures ? Voici la seule Hélène qui te présentera le véritable et légitime Népenthès, où tu trouveras l'oubli des soucis et des chagrins. Aussitôt que tu l'auras bu et que tu en seras pénétré, ton âme, haute et ferme en face de tout événement, établie dans un juste équilibre, au lieu de monter et de descendre sans cesse comme le plateau d'une balance, entrera en possession de cette grande qualité qui nous rapproche de Dieu : n'être ému de rien. As-tu vu, dans les blasons et sur l'écu de certains Rois de nos jours, cette devise sublime et enviable : "ni par l'espoir, ni par la crainte" ? Elle te conviendra. Vraiment Roi, vraiment libre celui qui, soumis à Dieu seul, est affranchi du joug des passions et de la fortune ! Semblable à ces fleuves qui conservent, dit-on, leur onde pure de tout mélange avec les eaux de la mer où ils se jettent, toi, au milieu des tumultes répandus partout autour de toi, tu ne retireras aucune amertume de cet océan de douleurs. Viendras-tu à tomber, la Constance te relèvera ; à chanceler, elle te soutiendra. Seras-tu pris de l'envie de te jeter à l'eau ou de te pendre ? la Constance te consolera et te ramènera du seuil de la mort. Dégage-toi seulement, redresse-toi, conduis ta barque vers ce port où la sécurité, où la paix habitent, où sont le refuge et l'asile contre les troubles et contre les soucis. Que si tu parviens de bonne foi à te maintenir dans ce port, ta patrie pourra être troublée, elle pourra même tomber en ruines, mais toi tu demeureras inébranlable. Quand éclateront autour de toi les orages, la foudre et les tempêtes, tu pourras en toute vérité t'écrier, et d'une voix ferme : "Je suis tranquille au milieu des flots". [1,7] CHAPITRE VII. Quelles choses et combien de choses troublent la Constance. Que les biens et les maux sont extérieurs. Qu'il y a deux espèces de maux, les maux Publics et les maux Privés, et que les premiers sont de beaucoup les plus graves et les plus dangereux. Lorsque Langius eut ainsi parlé, d'un air et d'un ton plus animés que d'habitude, saisi moi-même d'une étincelle de ce beau feu, je m'écriai : Mon père (et plût au ciel que je pusse vous donner ce nom en toute vérité et non par caresse), conduisez-moi où vous voudrez, instruisez, corrigez, dirigez à votre gré. Vous avez un malade prêt à accepter toute médication, que vous jugiez à propos d'employer le fer ou le feu. J'emploierai l'un et l'autre, dit Langius ; car, d'un côté, il faut brûler le chaume des fausses opinions, et, de l'autre, il faut arracher jusqu'à la racine les souches des passions. Mais continuons-nous à nous promener ? Ne serait-il pas mieux et plus commode de nous asseoir maintenant ? Asseyons-nous, dis-je, car je commence à avoir chaud, et pour plus d'une raison. Langius fit alors apporter des chaises dans le vestibule ; je m'assis près de lui ; et lui, se tournant légèrement de mon côté, reprit en ces termes : Jusqu'ici, Lipse, j'ai établi comme les fondations sur lesquelles je pourrai plus commodément et plus sûrement construire les discours que je veux t'adresser. Maintenant, si tu le permets, je m'approcherai davantage, je rechercherai les causes de ta douleur, et je mettrai, comme on dit, le doigt sur la plaie. Il y a deux sortes d'ennemis qui assiègent en nous cette citadelle de la Constance : ce sont les faux biens, et les faux maux. J'appelle ainsi les biens et les maux QUI, N'ÉTANT PAS PLACÉS EN NOUS, MAIS AUTOUR DE NOUS, NE SONT PROPREMENT NI FAVORABLES NI NUISIBLES A L'HOMME INTÉRIEUR, C'EST A DIRE A L'AME. Je dis donc que, par le fait, et selon la droite Raison, ce ne sont là ni des biens, ni des maux. Mais je confesse qu'ils sont tenus pour tels par l'opinion et le sentiment commun du vulgaire. Dans la première classe, on compte les richesses, les honneurs, la puissance, la santé, la longévité ; dans la seconde, la pauvreté, l'infamie, l'impuissance, les maladies, la mort ; et, pour tout comprendre en un mot, les choses quelconques fortuites ou extérieures. De ce double tronc, naissent en nous quatre affections capitales qui remplissent et brisent toute la vie humaine, la Cupidité et la Joie, la Crainte et la Douleur. De ces affections, les deux premières se rapportent à quelque bien présumé qui les produit, et les deux autres au mal. Toutes blessent et troublent l'âme, et, si tu n'y pourvois, la renversent de sa base, mais non de la même manière. Car, lorsque le repos et la Constance de l'âme sont comme en suspens dans une balance, ces affections dérangent l'équilibre, les unes en relevant, les autres en abaissant le plateau. Mais je passe ici les faux biens et l'exaltation qu'ils engendrent, puisque là n'est pas ta maladie, et j'arrive tout de suite aux faux maux, lesquels sont de deux sortes : maux publics, maux particuliers. J'appelle et je définis les maux publics CEUX DONT LE SENTIMENT S'IMPOSE AU MÊME MOMENT A UN GRAND NOMBRE DE PERSONNES, et maux particuliers ou privés CEUX QUI FRAPPENT LES INDIVIDUS. Parmi les premiers, je range la guerre, la peste, la famine, la tyrannie, le carnage et tous les autres fléaux qui frappent les hommes en dehors et en commun ; et parmi les seconds, la douleur, la pauvreté, l'infamie, la mort, considérées en quelque sorte à maison close, dans un seul homme en particulier. Je ne fais pas là une distinction inutile, car il est très vrai que nous pleurons la ruine de la patrie, l'exil ou la mort d'un grand nombre de citoyens, autrement et, si j'ose le dire, avec un autre sentiment que le malheur qui nous frappe personnellement. Ajoute que de ces deux sortes de maux naissent des maladies très diverses. Mais, si je ne me trompe, les maladies sorties de la première source sont les plus graves ; elles sont bien certainement les plus opiniâtres. Nous sommes, pour la plupart, sous le coup des maux publics, soit parce qu'ils fondent sur nous avec impétuosité et en tumulte, et qu'ils écrasent comme en bataillons pressés ceux qui leur résistent ; soit, et plus encore, parce qu'ils nous flattent par une espèce d'ambition, et que nous ne reconnaissons pas, que nous ne sentons pas la maladie qu'ils font naître dans nos âmes. Vois plutôt : lorsqu'un homme succombe à une douleur privée, il est forcé, car comment pourrait-il s'en défendre, de confesser son infirmité et sa faiblesse, même s'il ne s'amende pas. Au contraire, dans les maux publics, on est si peu disposé à reconnaître la chute de l'âme, que souvent même on s'en vante et qu'on la croit digne d'éloges : on la qualifie de piété et de compassion ; et peu s'en faut qu'on n'aille jusqu'à consacrer cette fièvre parmi les vertus et jusqu'à la déifier ! Les poètes et les orateurs célèbrent et prêchent à l'envi ce fervent amour de la patrie : et moi-même, assurément, je ne le condamne pas d'une manière absolue ; mais je pense et je maintiens qu'il faut le modérer et le contenir dans de justes bornes. Car c'est véritablement un vice, un état désordonné qui ébranle l'âme, la trouble et prépare sa chute. Mais, à un autre point de vue, il est encore une grave maladie, en ce que la douleur qu'il provoque en nous n'est pas simple et une, mais complexe et confondant notre propre mal et celui d'autrui. Le mal d'autrui lui-même est double, suivant que l'on considère les hommes ou la patrie. Toutes mes observations et mes divisions te paraissent sans doute bien subtiles ; mais tu me comprendras par un exemple. Voici ta Belgique opprimée par de nombreuses calamités, enveloppée de toutes parts de la flamme de cette guerre civile ; tu vois à chaque pas les campagnes pillées et ravagées, les villes incendiées et détruites, les hommes pris ou massacrés, les matrones et les vierges violées, et tous les autres malheurs qui sont l'ordinaire cortège de la guerre. N'est-ce pas pour toi une douleur ? C'en est une assurément, mais multiple et divisée, si tu y prends garde : car tu pleures en même temps sur toi, sur tes concitoyens et sur ta patrie. Sur toi, tu déplores tes propres dommages ; sur tes concitoyens, leurs désastres et leur ruine ; sur ta patrie, la révolution et la subversion de l'État. Ici tu as à t'écrier : que je suis malheureux ! Là : tant de mes concitoyens courant à la mort sous la main de l'ennemi ! {Cicéron, Les Tusculanes, II, 16} et ailleurs enfin : ô Père ! ô Patrie ! Pour qu'un homme ne soit pas troublé par ces choses, pour qu'il demeure inébranlable devant cet amas de calamités, qui se précipitent en avalanches, il faut qu'il soit bien ferme et sage, ou qu'il soit bien dur. [1,8] CHAPITRE VIII. Qu'il faut combattre les maux publics, mais avant tout réprimer trois affections qui produisent chez l'homme une certaine simulation ambitieuse dans la manière de pleurer les malheurs publics ou privés. Eh bien ! Lipse, ai-je assez trahi les intérêts de ma Constance et plaidé la cause de ta douleur ? Mais j'ai fait comme les généraux valeureux et confiants ; j'ai fait avancer et j'ai disposé en ligne toutes les troupes, contre lesquelles maintenant je vais combattre avec intrépidité, d'abord dans de simples escarmouches, ensuite en bataille rangée et enseignes déployées. Dans les escarmouches, je dois, dès le premier choc, culbuter trois affections qui sont fortement ennemies de notre Constance : la Simulation, la Piété et la Compassion. Attaquons d'abord la première. Tu m'assures que tu ne peux supporter le spectacle des malheurs publics ; qu'ils sont pour toi une cause de vive douleur et même de mort. M'affirmes-tu cela sérieusement ? N'y a-t-il là aucune feinte, aucune fausse apparence ? Emu d'une telle question, je répondis avec impétuosité : Est-ce sérieusement que vous me le demandez ? ou voulez-vous rire et me provoquer ? Rien de plus sérieux, me dit-il, car, dans votre infirmerie, beaucoup de malades en imposent à leur médecin, et feignent de souffrir d'une douleur publique, quand, par le fait, ils ne souffrent que d'un mal privé. Je te demande donc de nouveau si tu as suffisamment examiné ce souci "qui maintenant le ronge et bouillonne fixé dans ta poitrine ?" {Cicéron, De la vieillesse, I, 1} A-t-il pour objet la cause de la patrie ou la tienne propre ? Est-ce que vous pouvez en douter ? repris-je. Ma douleur n'a aucun autre objet, Langius ; que la cause de ma patrie, le deuil de ma patrie. Mais lui, faisant de la tête un signe négatif, répliqua : En es-tu bien sûr, jeune homme ? Regardes-y encore, et encore. Si-cette piété est sincère en toi, j'en serai surpris. Certainement, elle n'existe que dans un très petit nombre. Que nous autres hommes nous nous plaignions souvent des malheurs publics, j'en conviens. Il n'y a pas de plainte plus commune, ni qui s'affiche davantage sur le front. Mais si tu examines de plus près, tu trouveras le plus souvent qu'il y a désaccord entre la langue et le cœur. "Je suis tourmenté par les malheurs de ma patrie" : ce sont là des paroles ambitieuses, mais non des paroles vraies ; elles partent des lèvres, non du cœur. Rappelle-toi ce qu'on nous raconte du célèbre Comédien Polus. Comme il devait représenter en scène le rôle d'une personne désolée, il fit secrètement apporter et prit dans ses bras l'urne même contenant les restes d'un fils qu'il venait de perdre, et remplit le théâtre de pleurs et de gémissements véritables. {Cfr. Aulu-Gelle, Les nuits attiques, VI, 5} : Je dis que, pour la plupart, vous en faites autant. Ô bons acteurs, vous jouez la comédie et, sous le prétexte de la patrie, vous pleurez avec des larmes véritables sur vos infortunes particulières. "Le monde entier joue la comédie", s'écrie Pétrone. Assurément c'est ici le cas. Nous sommes déchirés, disent-ils, par le spectacle de cette guerre civile, de tant de sang innocent répandu, de la ruine de la liberté et des lois. Est-ce bien vrai ? Certes je vois votre douleur ; j'en cherche la cause, mais là j'hésite. Pourquoi souffrez-vous ? parce que les affaires de l'État vont mal ? Comédien, laisse là ton masque ; ce sont les tiennes qui t'occupent. Nous voyons souvent les paysans trembler, accourir en foule et faire des vœux parce qu'une calamité, une tempête s'est subitement déchaînée. Mais toi, quand l'orage est fini, appelle-les, interroge-les, et tu trouveras que chacun d'eux a craint pour sa moisson ou pour son champ. On crie au feu dans cette ville : tous, jusqu'aux boiteux et aux aveugles se précipitent pour l'éteindre. Qu'en penses-tu ? Est-ce par amour de la patrie ? Demande-leur à eux-mêmes : c'est parce que le fléau les menace tous, ou que du moins ils le craignent. C'est la même chose ici. Les calamités publiques émeuvent et, troublent les hommes, non pas parce qu'elles occasionnent des dommages à plusieurs, mais parce qu'elles leur nuisent à chacun en particulier tout en nuisant aux autres. [1,9] CHAPITRE IX. Cette simulation plus clairement démontrée par des exemples. Un mot en passant sur la Patrie véritable, et sur la méchanceté des hommes qui trouvent un plaisir dans les maux des autres ; quand eux-mêmes ils sont à l'abri. Sois toi-même juge : que cette cause soit plaidée devant ton tribunal, mais comme autrefois avec le voile levé. Tu crains cette guerre : bien. Mais pourquoi la crains-tu ? parce que la ruine et la destruction l'accompagnent. Cette ruine, qui frappe-t-elle ? les autres en ce moment, il est vrai ; mais plus tard elle peut arriver jusqu'à toi. Là, est la cause de ta douleur, si tu veux confesser la vérité, sans te faire mettre sur le chevalet ; là, en est la source. Quand la foudre est tombée sur quelqu'un, tous ceux qui étaient dans le voisinage ont tremblé : de même dans ces grandes et communes catastrophes, le dommage n'atteint que le petit nombre, la crainte atteint tout le monde. Supprime cette crainte, tu supprimes du même coup la douleur. Que la guerre éclate aux Indes ou en Ethiopie, cela ne t'émeut en rien, le danger est loin de toi ; mais aussitôt qu'on la voit en Belgique, tu pleures, tu cries, tu te frappes le front et la cuisse. Pourquoi, si c'est véritablement pour eux-mêmes que tu déplores les malheurs publics ? Mais, me dis-tu, l'Inde n'est pas ma patrie. Insensé ! Les hommes ne sont-ils pas tous de la même espèce et de la même souche que toi ? sous la voûte du même ciel ? sur le globe de la même terre ? Bornes-tu l'idée de patrie à ce petit coin du monde qu'enferment ces montagnes et que ces fleuves arrosent ? Tu te trompes. La vraie patrie est cet univers entier, partout où se trouvent des hommes nés ou à naître de la mêm semence divine. On demandait à Socrate de quel pays il était ? — du monde, répondit-il avec une admirable justesse. {Cicéron, Les Tusculanes, V, 37} Un esprit vaste et élevé ne se laisse pas enfermer par l'opinion dans ces limites étroites : dans sa pensée, dans son intelligence, il embrasse tout cet univers comme sien. Nous avons vu, et nous n'avons pu nous empêcher de rire, des fous que le gardien ou le maître avait liés avec un brin de paille ou un fil léger, et qui demeuraient là immobiles, comme s'ils étaient retenus par des chaînes de fer ou par des entraves aux pieds : semblable est notre déraison quand nous nous laissons attacher par le lien futile de l'opinion à une certaine partie de la terre. Je ne veux pas insister par des arguments plus solides, car je crains que cette nourriture ne soit encore trop forte pour toi. Je n'ajouterai qu'un mot. Si quelque Dieu te garantissait que, pendant cette guerre, tes champs demeureraient intacts, ta maison sauve, ton argent en sûreté, et s'il te portait toi-même, loin du péril, sur quelque montagne, entouré de cette nuée protectrice dont parle Homère, te plaindrais tu encore ? Je n'oserais le dire de toi ; mais certes il y en a plus d'un, en pareil cas, qui se réjouirait et qui, avide d'un tel spectacle, ne pourrait détacher ses regards de cet amas confus de mourants. Qu'y a-t-il là qui te répugne ou qui t'étonne ? N'est-ce pas l'effet naturel de cette je ne sais quelle malice propre au caractère de l'homme qui, suivant le mot du vieux poète, se réjouit du mal d'autrui ? {Cicéron, Les Tusculanes, IV, 7} Les peines des autres, quand nous sommes nous-mêmes en sûreté, sont pour nous comme ces fruits dont la douceur est acerbe et qui néanmoins plaisent au goût. Place sur le rivage de l'Océan un homme en présence d'un naufrage : il sera sans doute affecté, mais la peine qu'il éprouve n'est pas sans charme, car il sait le danger d'autrui sans rien craindre pour lui-même. Place-le au contraire sur le même navire balloté par les flots, sa douleur sera d'une tout autre nature. Il en est exactement de même dans tout ce que nous faisons et disons sur les calamités publiques. Nous pleurons véritablement et du fond du cœur sur nos maux particuliers, et, par habitude et pour la forme, nous disons que nous pleurons sur les maux de tous. Pindare dit à merveille : "nous ressentons tous de la même manière notre propre infortune ; mais de notre âme est absente la douleur pour le deuil d'autrui". {Pindare, Les Néméennes, I, 54} C'est pourquoi, Lipse, je t'engage à plier la toile du théâtre, et à tirer le rideau. Mets de côté toute simulation et montre-toi à nous avec le masque véritable de ta douleur. [1,10] CHAPITRE X. Ma plainte sur la grande liberté des reproches de Langius. Mais il ajoute que c'est le devoir d'un Philosophe. Essai de réfutation de ce qui précède. De nos obligations et de notre amour envers la patrie. Cette première escarmouche me parut vive, et je l'interrompis par ces paroles : quelle liberté ou plutôt quelle amertume de langage ! C'est ainsi que vous piquez dans vos escarmouches ! J'aurais le droit de dire avec Euripide : "n'ajouter pas à mes maux une maladie nouvelle : j'ai déjà bien assez, et même trop de mes chagrins". {Euripide, Alceste, v. 1047-1048} Alors Langius me répondit en riant : attends-tu donc de moi des bonbons et du vin sucré ? Tout à l'heure tu me demandais d'employer le fer et le feu, et tu avais raison. Tu écoutes un Philosophe, Lipse, et non un joueur : ma mission est de t'instruire, et non de te conduire en mesure ; de te servir, non de te plaire. Au reste j'aime mieux te voir honteux et rougissant que de te voir rire. Il vaut mieux te repentir que de te gonfler d'orgueil. Ô citoyens, s'écriait autrefois Musonius Rufus (Ier s. ap. J.-Chr.) ; "l'école d'un Philosophe est le cabinet d'un médecin" : on y vient chercher la guérison, non l'agrément. Ce médecin ne caresse pas, ne flatte pas ; mais il pénètre, il pique, il déchire, et, par l'âcre sel de ses discours, il nettoie les souillures de l'âme. Ainsi donc à l'avenir, ô Lipse, ne compte pas sur des roses, du sésame ou de l'opium ; mais sur des épines, des bistouris, de l'absinthe et du vinaigre. Je repris encore : mais enfin, Langius, si vous me permettez de vous le dire, vous en agissez mal avec moi ; vous y mettez de la malice. Vous ne faites pas comme un bon lutteur qui terrasse son adversaire dans une étreinte légitime, mais vous me faites perdre pied par des crocs-en-jambe. Suivant vous, quand nous pleurons sur la patrie, c'est par simulation, et non à cause d'elle. Dites-vous cela pour moi ? Eh bien ? c'est faux. Je vous accorde, car je veux être d'une entière franchise, que dans ma douleur je fais quelque retour sur ce qui m'est personnel ; oui, mais il y a autre chose encore. Avant tout, Langius, je pleure ma patrie ; je la pleure et je la pleurerai, même s'il n'existe pour moi aucun danger dans son danger à elle. Et c'est à bon droit, car c'est elle qui m'a recueilli, qui m'a bercé, qui m'a nourri. D'un assentiment commun, tous les peuples la tiennent pour la mère la plus sainte et la plus ancienne. Vous me donnez la terre entière pour patrie : qui prétend le contraire ? Mais, à votre tour, convenez qu'outre cette grande commune patrie du genre humain, j'en ai une autre plus circonscrite et particulière, à laquelle je suis plus étroitement uni par un lien secret de la nature : à moins que vous ne pensiez qu'il n'y a aucun charme ni aucun attrait dans ce sol, que le premier nous avons pressé de notre corps, que nous avons foulé de nos pieds, dont nous avons respiré l'air ; qui a entendu nos vagissements au berceau ; dans ce sol, dont le ciel, les fleurs et les campagnes sont familiers à, nos yeux ; qui renferme toute une longue série de nos parents, de nos amis, de nos camarades, et qui nous réjouit par tant d'émotions délicieuses, que je chercherais vainement dans toute autre partie de la terre. Ce n'est pas, comme vous le prétendez, le fil léger de l'opinion qui nous attache à la patrie, ce sont les solides liens de la nature. Regardez les animaux eux-mêmes : les bêtes sauvages reconnaissent, et aiment leurs tanières, les oiseaux leurs nids. Les poissons mêmes qui peuplent ce vaste et interminable océan se plaisent à se cantonner dans certaines plages. Enfin les hommes, qu'en dirai-je ? qu'ils soient civilisés ou barbares, ils sont tellement attachés à la glèbe de la terre natale, qu'arrivés à la virilité ils n'hésitent pas à mourir pour elle et dans elle. C'est pourquoi, Langius, cette sagesse nouvelle et rigide que vous me présentez, je ne puis la suivre encore et l'accepter. J'aime mieux croire Euripide, quand il affirme que "la nécessité nous commande à tous d'aimer notre patrie".