[0] ÉPÎTRE A THÉMISTIUS. [1] Je désire vivement confirmer les espérances dont me parle ta lettre, mais je crains de n'y pouvoir atteindre. Mes forces ne vont point à la hauteur de ce que tu promets de moi à tous les hommes et plus encore à toi-même. Depuis longtemps je pensais bien avoir à lutter avec Alexandre, avec Marc-Aurèle, avec tous les princes distingués par leur vertu; et j'étais saisi d'effroi, pénétré de la plus vive crainte de rester de beaucoup au-dessous du courage de l'un et de ne pas approcher du tout de la vertu parfaite de l'autre. Cette pensée me faisait préférer la vie tranquille. Je me rappelais avec joie les entretiens d'Athènes : je ne voulais chanter que pour vous, mes amis, comme les voyageurs chargés de bagage, le long des routes, pour alléger leur fardeau. Mais la lettre que tu viens de m'écrire redouble mes craintes, et tu m'as montré la lutte plus difficile encore, en me disant que Dieu m'a mis à la place d'Hercule et de Bacchus, qui, tout ensemble philosophes et rois, ont purgé la terre et la mer de tous les fléaux répandus à la surface. Tu veux que je bannisse toute pensée de loisir et de repos pour ne plus songer qu'aux moyens de combattre avec avantage. Tu nommes ensuite tous les législateurs, Solon, Pittacus, Lycurgue, et tu ajoutes que le monde attend avec raison que je fasse plus encore que ces grands hommes. [2] Cet endroit de ta lettre m'a comme frappé de stupeur. Je sais que tu es incapable de flatter et de mentir, mais j'ai la conscience qu'il n'existe en moi nul talent supérieur, soit naturel, soit acquis. J'aime seulement la philosophie. Je ne dis rien des traverses bien connues qui jusqu'à présent ont rendu pour moi cet amour inutile. Je ne pouvais donc point comprendre ce que signifiait ton langage, lorsqu'un dieu m'a suggéré la pensée que tu veux sans doute m'encourager par tes louanges, et me montrer la grandeur de la lutte, à laquelle est exposé de toute nécessité et en tout temps celui qui passe sa vie dans le gouvernement des hommes. Mais tu me détournes d'une pareille vie plutôt que tu ne m'y engages. Supposons qu'un homme, qui éprouve déjà une grande peine, une difficulté extrême à naviguer dans votre détroit, entende de la bouche d'un homme faisant métier de prophétie, qu'il lui faut parcourir la mer Égée et la mer Ionienne, et pénétrer de là dans la mer extérieure. « En ce moment, lui dirait le devin, tu vois des murailles et des ports; arrivé là-bas, tu ne verras ni phare, ni roche; heureux d'apercevoir de loin quelque vaisseau et d'en saluer l'équipage. A la longue et bien tard, tu reviendras au rivage, après avoir maintes fois conjuré les dieux de te faire toucher le port à tout le moins au déclin de ta vie, d'y ramener ton vaisseau sain et sauf, de remettre à leurs parents ses passagers échappés aux naufrages, et de rendre ton corps à la terre, notre mère commune. Peut-être en sera-t-il ainsi, mais il y aura incertitude pour toi jusqu'à ce dernier jour. » Crois-tu que, après avoir entendu cette prédiction, notre homme aille habiter quelque ville voisine de la mer? Non, il dira un long adieu à la richesse et aux biens que procure le négoce, aux connaissances, aux amitiés contractées en pays étranger, aux nations, aux villes, pour pratiquer le sage conseil du fils de Néoclés, qui recommande de vivre caché. Tu sembles, d'ailleurs, avoir prévu l'objection par ta sortie contre Epicure et ton dessein de réagir contre sa maxime. Tu dis, en effet, qu'il lui sied bien de louer une vie oisive et sans affaires, passée à discourir en se promenant. Moi aussi je suis parfaitement convaincu, et depuis longtemps, qu'Épicure a tort sur ce point. Mais vouloir que le premier venu, qu'un homme sans talent, sans aucune capacité réelle, s'ingère dans la politique, c'est une question des plus embarrassantes. On dit que Socrate détourna de la tribune nombre de gens incapables d'y monter, qu'il essaya d'en écarter ce Glaucon, dont parle Xénophon, ainsi que le fils de Clinias, mais qu'il ne put maîtriser la fougue du jeune homme. [3] S'il en est ainsi, forcerons-nous la répugnance de ceux qui se connaissent eux-mêmes? Les contraindrons-nous à s'armer d'audace pour un emploi où il ne faut pas seulement de la vertu, des intentions fermes et droites, mais bien plutôt une chance toujours heureuse et assez forte pour faire pencher les affaires du côté qu'il leur plaît? Chrysippe, qui paraît sage dans tout le reste et plein de justes idées, a mis en avant, pour avoir méconnu la fortune, le hasard et certaines autres causes semblables qui traversent la pratique, des assertions tout à fait contraires aux opinions reçues, et auxquelles le temps a donné un démenti formel par des milliers d'exemples. En effet, comment dirons-nous que Caton fut heureux et fortuné? Comment vanter le bonheur de Dion de Sicile? Peut-être ne tenaient-ils point à la vie, mais ne devaient-ils pas tenir beaucoup à ne point laisser inachevées les entreprises qu'ils avaient formées dés le principe, et n'auraient-ils pas tout souffert pour en voir le succès? Leur échec, dit-on, les trouva pleins de noblesse : ils ne déplorèrent point leur infortune; ils avaient une grande consolation dans leur vertu; mais on ne peut les dire heureux, puisqu'ils échouèrent dans de grands projets, à moins que ce ne soit suivant la doctrine des stoïciens. Seulement on peut objecter à cette doctrine qu'autre chose est d'être loué ou d'être heureux; que, si tous les êtres tendent naturellement au bonheur, mieux vaut arriver à cette fin par la jouissance qu'en se faisant estimer pour sa vertu. [4] La solidité du bonheur s'appuie rarement sur la fortune. Or, ceux qui vivent dans la politique ne sauraient, comme on dit, respirer sans elle ... Et jamais les études philosophiques n'ont fait un général. Il faut être de ceux qui contemplent les idées dans leur réalité absolue ou qui en enchaînent le mensonge dans leur imagination, et vivre dans le monde immatériel et purement intelligible pour se croire au-dessus des coups de la fortune. Ou bien, il faut être l'homme de Diogène : "Sans cité, sans maison, privé de sa patrie", et qui n'a, par conséquent, rien à gagner ni rien à perdre. Mais comment l'homme de qui l'on dit d'ordinaire, et Homère le premier, "A lui le soin du peuple et les plus grands soucis", comment cet homme pourra-t-il se maintenir hors des coups de la fortune? Et, s'il lui est assujetti, de quelle préparation, de quelle prudence n'aura-t-il pas besoin pour en soutenir le double choc, comme un pilote celui du vent? Il n'est pas surprenant qu'on lui résiste, quand elle a déclaré la guerre; mais ce qu'il y a de bien plus surprenant, c'est de se montrer digne de ses faveurs. Ce sont elles qui ont fait la perte du plus grand des rois, du conquérant de l'Asie, en le rendant plus vain et plus emporté que Darius et Xerxès, dont il avait renversé le trône. C'est sous ces traits qu'ont péri les Perses, les Macédoniens, le peuple d'Athènes, les Syracusains, les magistrats de Lacédémone, les capitaines romains, et, après eux, une foule d'empereurs. Je n'en finirais pas, si je comptais tous ceux qu'ont perdus les richesses, les victoires, les plaisirs. Combien d'autres aussi, écrasés par le malheur, ont vu changer leur liberté en esclavage, leur force en faiblesse, leur éclat en obscurité? Mais à quoi bon en dresser le triste inventaire? Plût au ciel que la vie humaine offrit un peu moins de ces exemples! Mais il n'en a jamais manqué, il n'en manquera jamais, tant qu'il y aura des hommes sur la terre. [5] Du reste, je ne suis pas le seul qui croie que la fortune est la souveraine des affaires de ce monde. Je puis te citer ce qu'en dit Platon dans son admirable livre des Lois. Tu connais le passage et tu me l'as appris; mais, afin de te montrer que ce n'est point par faiblesse que je pense de la sorte, j'ai cru devoir transcrire ses paroles, qui sont à peu près ainsi : « Dieu est le maître de tout, et après Dieu la fortune et l'occasion gouvernent toutes les choses humaines. On est moins exclusif cependant en admettant un troisième principe et en ajoutant l'art aux deux autres. » Platon, pour montrer ensuite quel doit être celui qui conçoit et qui exécute de bonnes actions, fait le portrait d'un dieu souverain. « Saturne, dit-il, reconnaissant qu'aucune nature humaine, ainsi que nous l'avons démontré, n'est capable de gouverner les hommes, avec une autorité absolue, sans s'abandonner à la violence et à l'injustice, préposa, par suite de cette idée, pour chefs et pour rois dans nos cités, non pas des hommes, mais des démons d'une nature supérieure et divine. C'est ce que nous faisons pour nos moutons et pour nos autres troupeaux. Nous ne mettons pas des bœufs à la tête des bœufs, ni des chèvres à la tète des chèvres, mais nous les conduisons nous-mêmes, étant d'une espèce supérieure à eux. Ainsi ce dieu, dans sa philanthropie, nous fit gouverner par des démons, race supérieure à la nôtre. Ces démons, sans beaucoup de peine pour eux et avec beaucoup de douceur pour nous, faisant fleurir la paix, la pudeur et une justice parfaite, procurèrent aux générations humaines la concorde et le bonheur. Ce récit ne sort point de la vérité, en nous montrant que toutes les villes qui ne sont point régies par un dieu, mais par un mortel, ne sauraient trouver de remède à leurs maux et à leurs peines. Il nous fait voir que nous devons nous rapprocher par tous les moyens possibles du genre de vie inauguré par Saturne, et confier à là partie immortelle de notre être la direction des affaires publiques et privées, la gestion des familles et des États, en donnant le nom de lois aux préceptes émanés de la raison. Si un monarque absolu , si une oligarchie ou une démocratie, dont l'âme, asservie aux passions et aux plaisirs, ne s'en peut assouvir jamais, veut commander à une cité ou à un individu, il foulera aux pieds toutes les lois et il n'y aura plus aucun espoir de salut. » Je t'ai transcrit à dessein ce passage tout entier, pour que tu ne m'accuses point de dol ou de mauvaise foi, quand je cite les paroles des anciens, d'une manière approchante, mais pas tout à fait vraie. Mais que fait cette citation vraie à ce dont il est question entre nous? Tu vois qu'un prince, homme par sa nature, a besoin de devenir par les sentiments un être divin, un démon, et de bannir entièrement de son âme ce qu'elle a de mortel et d'animal, excepté ce qui est nécessaire pour la conservation du corps. Lors donc que l'on a peur, en songeant à un état si parfait, est-ce là ce que tu appelles s'extasier sur la vie fainéante d'Épicure, les jardins, le faubourg d'Athènes, les allées de myrtes et la petite maison de Socrate? Non, l'on ne m'a jamais vu préférer ces biens aux labeurs. [6] Ces labeurs, j'aurais grand plaisir à te les retracer, et les craintes menaçantes que me causaient mes amis et mes parents, à l'époque où je commençai mon éducation auprès de vous, si tu n'en étais parfaitement instruit. Quant à ma conduite en Ionie et à ce que j'ai fait en prenant contre un homme auquel j'étais uni par le sang et plus encore par l'amitié, la défense d'un étranger que je connaissais à peine, je veux parler d'un certain sophiste, tu ne l'ignores point non plus. N'ai-je pas voyagé pour rendre service à des amis? Tu sais comment, venant en aide à Cartérius, j'allai solliciter en sa faveur Araxius, notre compagnon, sans en avoir été prié. Lorsque la vertueuse Arété eut à se plaindre de ses voisins au sujet de ses propriétés, ne me suis-je pas transporté en Phrygie deux fois dans l'espace de deux mois, le corps tout faible et à peine remis d'une première maladie? En dernier lieu, avant mon départ pour la Grèce, lorsque j'étais, comme on pourrait le dire, exposé aux plus grands dangers, en demeurant à l'armée, rappelle-toi quelles lettres je t'écrivais. Étaient-elles remplies de larmes? Y trouvait-on quelque petitesse, un ton bas et indigne d'un homme de cœur? Quand je retournai en Grèce, au moment où chacun croyait que je partais pour l'exil, n'ai-je point béni la fortune comme en un jour de grande fête, et n'ai-je pas dit qu'il n'y avait pas pour moi de plus agréable échange que de troquer, comme on dit, "Une armure d'airain contre une armure d'or, Le prix de neuf taureaux pour toute une hécatombe?" Tant j'étais heureux d'échanger mon foyer contre la Grèce, où je ne possédais ni champ, ni jardin, ni maison ! Peut-être te paraîtrai-je supporter l'adversité avec assez de courage, tandis que je me montre faible et petit devant les présents de la fortune, moi qui préfère Athènes à la pompe dont nous sommes environnés, et qui, louant le repos dont je jouissais, accuse ma vie présente envahie par la multiplicité des occupations. [7] Toutefois, il ne faut pas juger de nous d'après notre amour du rien faire ou notre goût pour les affaires, mais d'après la maxime : « Connais-toi toi-même » , ou d'après le proverbe : "Que chacun fasse ici le métier qu'il sait faire." Or, celui de souverain me paraît excéder les forces de l'homme: il faut à un roi la nature d'un dieu. Platon l'a dit, et j'y joindrai une citation d'Aristote qui tend au même dessein. Je ne porte pas de chouette aux Athéniens, mais je veux montrer que je ne néglige pas du tout les ouvrages de ce philosophe. Il dit donc dans sa Politique : « Si l'on prétend que la monarchie est la meilleure forme de gouvernement, qu'adviendra-il des enfants du souverain? Sa race sera-t-elle apte à régner? Faudra-t-il les prendre, quels qu'ils soient? C'est dangereux. Mais, dira-t-on, le roi, maître de son héritage, ne le transmettra point à ses enfants. Voilà qui est difficile à croire : c'est un effort de vertu au-dessus de la nature humaine. » Plus loin, après avoir parlé d'un roi dépendant de la loi, dont il n'est que le ministre et le gardien, et après avoir dit que ce n'est pas un roi, mais qu'on doit le ranger dans une autre classe, il ajoute : « Quant à ce qu'on appelle la royauté absolue, qui est le gouvernement d'un roi avant le pouvoir de faire tout ce qu'il veut, il semble à quelques-uns contraire à la nature qu'un seul homme soit le maître de tous les citoyens, l'égalité étant une loi naturelle, juste et nécessaire. » Il dit quelques lignes plus bas : « Vouloir que la raison règne, c'est vouloir le règne de la Divinité et des lois ; vouloir qu'un homme règne, c'est vouloir le règne d'une bête fauve. Car la passion et la colère dépravent les hommes les meilleurs, tandis que la loi c'est la raison sans la passion. » Tu le vois, notre philosophe a bien l'air de se défier de nous et d'accuser la nature humaine. Il dit sous une autre forme qu'il n'y a point de nature humaine capable de soutenir une telle hauteur de fortune, vu qu'il n'est pas facile, selon lui, à un homme de sacrifier les intérêts de ses enfants à ceux de l'État. Il pense, en outre, qu'il n'est pas juste de régner sur ses égaux ; enfin, pour ajouter le dernier trait à ce qu'il vient, de dire, il définit la loi, la raison exempte de passion, disant que c'est à elle seule qu'on doit confier le gouvernement et jamais à un homme. Chez les hommes, en effet, la raison, quelque bons qu'ils soient, est mêlée de passion et de colère, animaux de la dernière férocité. [8] Cette doctrine, si je ne me trompe, s'accorde parfaitement avec celle de Platon, puisque tous deux veulent d'abord que le gouvernant soit meilleur que les gouvernés, qu'ensuite il le soit non seulement par choix, mais de sa nature, ce qui est difficile à trouver chez les hommes, et, en troisième lieu, qu'il s'attache aux lois par tous les moyens et de toutes ses forces, et non point à des lois faites à l'improviste et établies par des hommes qui n'ont pas toujours vécu suivant les principes de la raison, mais aux lois dictées par des hommes dont le cœur et l'esprit épurés n'ont pas borné leurs vues aux désordres actuels ni aux circonstances présentes, mais qui, après avoir approfondi la nature du gouvernement, l'essence du juste et celle de l'injuste, ont, de leur mieux, fait passer leurs idées de la théorie à la pratique et donné des lois communes à tous les citoyens, sans avoir égard à l'amitié ni à la haine, au voisin ni au parent, et d'autant meilleures qu'elles n'ont pas été écrites pour les hommes de leur temps; mais pour la postérité, pour des étrangers, avec lesquels ils n'ont ni ne comptent avoir aucune relation particulière. Je lis, eu effet, que le sage Solon, après avoir décidé avec ses amis l'abolition des dettes, fournit à ceux-ci l'occasion de s'enrichir et à ses ennemis celle d'une accusation honteuse pour lui, bien qu'il eût affranchi le peuple de l'oppression. Tant il est difficile d'éviter de pareils écueils, lors même que l'on apporterait au gouvernement une âme libre de toute passion ! [9] Cette crainte fait que je regrette souvent ma vie passée; et c'est principalement à tes conseils que je dois de penser ainsi. Non seulement tu m'as conseillé d'entrer en concurrence avec des hommes illustres, un Solon, un Lycurgue, un Pittacus, mais tu m'as engagé à passer de ma retraite philosophique au plein soleil. C'est comme si tu disais à un homme qui a eu grand-peine, vu le mauvais état de sa santé, à s'exercer modérément dans sa maison : « Te voici arrivé à Olympie, et tu passes d'une palestre de famille au stade de Jupiter. Là, tu vas avoir pour spectateurs des Grecs venus de tous les points, et principalement tes compatriotes, pour l'honneur desquels tu dois combattre. Il y aura aussi des barbares, que tu dois étonner, pour leur rendre ta patrie redoutable. Voilà le spectacle que tu es venu offrir à tons les regards! » Ce langage aurait pour effet immédiat de le faire trembler de peur avant la lutte. Il en est ainsi de moi : tel est l'effet, sache-le bien, produit sur moi par tes discours. Ai-je raison de penser ainsi pour le moment? Me trompé-je en partie ou bien du tout au tout? Mieux que personne tu pourras m'en instruire. [10] En attendant, tête chérie et digne de toute mon estime, je veux te soumettre quelques doutes qu'a fait naître en moi la lecture de ta lettre. Je désire me renseigner plus nettement sur ce point. Tu places la vie active au-dessus de celle d'un philosophe, et tu appelles en témoignage le sage Aristote, qui dit que le bonheur c'est de bien faire. Cependant, en considérant la différence entre la vie politique et la vie contemplative, il hésite parfois; et bien qu'il semble préférer ailleurs la théorie, il ne laisse point de louer les architectes des grandes œuvres ; ce qui doit, dis-tu, s'entendre des rois. Mais Aristote ne dit pas un mot de ce que tu ajoutes à son texte, dont on pourrait même tirer un sens tout à fait contraire. En effet, le mot faire, pris dans le sens absolu, et l'expression être les architectes des œuvres extérieures de la pensée, peuvent s'appliquer parfaitement aux législateurs, aux politiques, aux philosophes, et à tous ceux qui agissent de l'esprit et de la parole, plutôt qu'aux hommes d'action proprement dits et à ceux qui manient la politique. Car il ne suffit point à ceux-ci de former des plans, de combiner et de dire aux autres ce qu'il faut faire; ils doivent mettre la main à l'œuvre et agir comme les lois l'ordonnent et souvent comme les circonstances l'exigent. A moins que nous n'entendions le mot architecte comme le fait habituellement Homère dans son poème lorsqu'il appelle Hercule : "Passé maître en exploits, faiseur de grandes choses". Si cela nous paraît vrai, et si nous croyons qu'il n'y a de bonheur que dans la gestion des affaires publiques, dans la puissance, dans la royauté, que dirons-nous alors de Socrate? Pythagore, Démocrite, Anaxagore de Clazomènes te paraîtront peut-être heureux parce qu'ils se sont livrés à la contemplation. Mais Socrate avait renoncé à la spéculation pour se livrer tout entier à la vie pratique ; et il n'était maître ni de sa femme, ni de son fils, bien loin de pouvoir commander à deux ou trois citoyens. Et cependant n'était-ce pas un homme pratique, quoiqu'il ne fût maître de personne? Pour moi, je dis que le fils de Sophronisque a plus fait qu'Alexandre. C'est à lui que l'on doit la sagesse de Platon, le talent stratégique de Xénophon, le courage d'Antisthène, la philosophie érétrienne et mégarique, un Cébès, un Simmias, un Phédon, et dix mille autres, sans parler de toutes les colonies issues de la même école, le Lycée, le Portique, les Académies. Qui doit maintenant son salut à la conquête d'Alexandre? Quelle ville s'en trouve mieux gouvernée? Quel particulier en est devenu meilleur? Tu trouveras qu'elle a enrichi nombre de gens, mais elle n'a rendu personne ni plus tempérant, ni plus sage, pas même lui, dont elle n'a fait qu'augmenter l'insolence et l'orgueil. Tous ceux, au contraire, que sauve la philosophie, sont redevables à Socrate de leur salut. Je ne suis point le seul qui pense ainsi. Aristote paraît avoir eu la même idée, quand il dit qu'il n'a pas moins sujet d'être fier pour avoir composé son Traité de théologie que s'il avait détruit la puissance des Perses. Et je trouve qu'il a raison de penser ainsi. Pour vaincre il faut avant tout du courage et de la chance; ajoutez-y, si vous voulez, de la prudence et de l'adresse. Mais penser juste sur la Divinité, c'est l'œuvre seulement d'une vertu parfaite, et l'on peut douter si celui qui la possède est un homme ou un dieu. Car, s'il est vrai que l'on ne peut bien connaître que les objets avec lesquels on est en rapport, celui qui connaît l'essence divine peut passer pour une pure intelligence. [11] Mais nous voilà revenus, ce me semble, au parallèle entre la vie contemplative et la vie active, et tu m'as dit au commencement de ta lettre que tu ne voulais point de cette comparaison. Je te parlerai donc seulement des philosophes que tu m'as cités, Aréius, Nicolas, Thrasylle et Musonius. Nul d'entre eux ne régna sur sa ville natale. Aréius, dit-on, refusa de gouverner l'Égypte. Thrasylle, ami de Tibère, tyran cruel et inexorable, aurait fini par laisser un nom couvert d'opprobre, s'il n'eût montré ce qu'il était dans les ouvrages qui nous restent de lui. Tant la politique ne lui fut d'aucun avantage. Nicolas ne fit point de grandes choses, mais il s'est illustré par ses ouvrages. Quant à Musonius, il s'est rendu célèbre par la patience héroïque avec laquelle il endura les cruautés des tyrans, et il vécut sans doute aussi heureux que ceux qui ont gouverné de grands États. Aréius donc, en refusant la province d'Égypte, aurait renoncé de gaieté de cœur au but le plus élevé de la vie, s'il eût par-dessus tout estimé le pouvoir. Toi-même, es-tu donc oisif, bien que tu ne sois ni général, ni orateur populaire, ni gouverneur d'une province ou d'une ville? Il faudrait avoir perdu le sens pour le dire. Tu peux, en effet, en formant trois ou quatre philosophes, rendre plus de services au genre humain qu'un grand nombre de rois ensemble. Grande est la mission d'un philosophe. Tu dis qu'il est capable de donner des conseils avantageux à l'État; il fait plus, ses actions répondent à ses paroles : son exemple confirme ses préceptes : il se montre ce qu'il veut que soient les autres, et sa conduite est plus persuasive et plus efficace que les ordres de ceux qui ne font que pousser à bien agir. [12] Mais je reviens à mon point de départ et je finis cette lettre déjà trop longue. Elle se réduit à ceci : ce n'est ni la fuite du travail, ni la poursuite du plaisir, ni l'amour du repos et du rien faire qui me font détester la politique; mais je ne trouve en moi, comme je l'ai dit au début, ni la science, dont je sens que j'aurais besoin, ni une supériorité naturelle. Je crains, en outre, que la philosophie, dont l'amour m'avait éloigné du commerce des hommes, ne se trouve compromise par moi, elle qui ne l'est déjà que trop par les autres. Je t'avais précédemment exposé ces raisons : aujourd'hui je me lave de mon mieux des reproches qu'elles m'ont valus. [13] Que Dieu m'accorde une heureuse fortune et une prudence qui en soit digne! Car j'ai besoin plus que jamais de l'assistance du Très-Haut, de votre appui et de celui de tous les philosophes. Il faut me venir en aide, à moi qui vais combattre et m'exposer pour vous. Que si Dieu se sert de nous pour accorder aux hommes plus de bien que n'en comporte l'idée que j'ai de moi-même, il n'y a point à m'en vouloir de mon langage. En effet, tout ce que je connais de bien en moi, c'est que, n'ayant rien, je ne me donne pas pour avoir beaucoup, et que, comme tu vois, j'y conforme ma vie. Je te supplie donc de ne point me demander de grandes choses, mais de tout abandonner à la volonté de Dieu. Après cela, je mériterai quelque indulgence, si je suis fautif; et si tout va bien par nos soins, je me montrerai reconnaissant et modeste, ne rapportant point à moi-même des actions qui ne sont pas miennes, mais les attribuant, comme de juste, à la Divinité, qui aura toute ma gratitude, à laquelle je vous prierai de joindre la vôtre.