[0] ÉLOGE DE L'IMPÉRATRICE EUSÉBIE. [1] Que faut-il donc penser des hommes, qui, après avoir contracté, pour de grands services, une grande dette de reconnaissance, je ne parle ni d'or, ni d'argent, mais de n'importe quel service reçu d'une main amie, n'essayent point ensuite de s'acquitter, et, s'ils ne le peuvent, sont indifférents et négligents à tenter du moins le possible pour éteindre leur dette? Ne doit-on pas les regarder comme des êtres vils et méchants? Il n'est pas de crime, en effet, qu'on déteste plus, selon moi, que l'ingratitude; et nous en voulons à ceux qui, après un bienfait, se montrent ingrats envers leur bienfaiteur. Or, on n'est pas seulement ingrat quand on maltraite de paroles ou d'action celui qui vous a obligé, mais quand on se tait, que l'on dissimule et qu'on livre les bienfaits à l'oubli, où ils s'évanouissent. On rencontre, il est vrai, peu d'exemples d'une dépravation aussi sauvage et aussi inhumaine : il serait facile de les compter; mais il y a nombre de gens qui cachent toute apparence d'obligation : je ne sais trop pourquoi ni ce qu'ils veulent. Ils disent toutefois que c'est pour éviter un injuste soupçon de complaisance et de basse flatterie. Bien que je sois certain qu'ils n'en peuvent alléguer de raison plausible, je consens à admettre qu'ils veulent se soustraire, comme ils le croient, à un injuste soupçon d'adulation, eux que l'on voit pourtant esclaves de mille passions et en proie aux maladies morales les plus honteuses et les plus serviles. Mais alors, ou ils ne sentent pas le bienfait et ils se montrent tout à fait indifférents à des choses qui excluent toute indifférence, ou bien, s'ils sentent le bienfait dont le souvenir doit provoquer une éternelle reconnaissance, et que ce souvenir, pour quelque motif que ce soit, ne trouve en eux que froideur, ce sont des âmes lâches, envieuses, ennemies de tous les hommes, et qui, loin de se montrer douces et bonnes envers leurs bienfaiteurs, se plaisent, dès qu'il s'agit d'insulter et de mordre, à lancer, comme des bêtes sauvages, des regards de menace et de colère. Évitant toute louange sincère, comme un tribut dispendieux, ils manient, je ne sais pourquoi, l'éloge des belles actions, tandis qu'on ne doit s'enquérir que d'une chose, si celui qui loue respecte la vérité ou s'il lui préfère le désir de plaire en louant. Car on ne peut dire que la louange soit inutile à ceux qui en sont l'objet, ou à ceux qui, parcourant une même carrière, n'ont point encore accompli des actions d'éclat. En effet, c'est pour les premiers un son doux à entendre, qui leur donne plus de coeur au bien et aux nobles exploits; pour les autres c'est un stimulant à l'émulation, une sorte de contrainte, quand ils voient que pas un de ceux qui se sont mis à l'ouvre n'a été privé du seul bien qui puisse être donné et reçu en public. Car donner ouvertement, en regardant bien si l'affluence, dont on est environné, s'aperçoit que l'on donne, c'est d'un homme peu délicat, et, d'autre part, on n'a le courage de tendre la main sous les yeux de tout le monde que quand on a banni toute pudeur et tout respect des convenances. Quand Arcésilas donnait, il cherchait à se dérober à son obligé, qui ne devinait son bienfaiteur qu'à la nature du bienfait. Lorsqu'on loue, on aime à trouver un grand nombre d'auditeurs, il faut pourtant aussi se contenter d'un petit nombre. Socrate, Platon et Aristote ont fait l'éloge de plusieurs hommes illustres, Xénophon celui du roi Agésilas et du Perse Cyrus, non seulement l'ancien, mais encore celui avec qui Xénophon fit son expédition pour revenir en Grèce, et il ne s'est point caché de composer ces éloges. [2] Pour ma part, il me semblerait étrange qu'il fût permis de louer des hommes célèbres, et que l'on ne crut pas digne de cet honneur une femme éminente, dont la vertu, selon nous, ne le cède point aux hommes. Est-il croyable, en effet, que, si une femme se montre sage, prudente, accordant à chacun suivant son mérite, courageuse dans les périls, magnanime, libérale, douée, en un mot, de toutes les vertus, nous reconnaissions sa supériorité et que cependant nous refusions à ses actions notre tribut d'éloges de peur d'encourir le reproche de flatterie? Mais Homère ne rougit point de louer Pénélope, ni l'épouse d'Alcinoüs, ni toute autre femme distinguée par une vertu, même un peu effacée. Jamais femme de ce genre n'a manqué de trouver chez lui un mot d'éloge. Il y a plus : nous aimerions à recevoir un bienfait ou quelque service, plus ou moins signalé, des mains d'une femme comme de celles d'un homme, et nous balancerions à les payer tous deux d'un même retour? Mais, dit-on, c'est une assistance ridicule et indigne d'un homme de coeur et de naissance. C'est dire alors que le sage Ulysse manque de naissance et de coeur, quand il s'adresse en suppliant à la fille du roi, jouant dans la prairie, avec les vierges, ses compagnes, sur les bords du fleuve. C'est manquer de respect envers Minerve, fille de Jupiter, qu'Homère nous dit être apparue à Ulysse, sous la forme d'une belle et noble vierge s'offrant à lui montrer la route qui conduisait au palais, lui indiquant et lui conseillant tout ce qu'il devait dire ou faire, une fois entré dans l'intérieur. Là, comme un savant rhéteur, la déesse chante les louanges les plus flatteuses de la reine, en commençant par son origine, qu'elle retrace dans les vers suivants : "D'abord, dans le palais, rends-toi près de la reine : Son nom est Arété : par de communs liens Aux aïeux d'Arété son époux joint les siens", puis remontant à Neptune, de qui, si je ne me trompe, ces aïeux tirent leur origine, Minerve fait le récit de tout ce qu'ils ont fait et souffert , et comment, après la mort du père tout jeune encore de la princesse, son oncle la prit pour femme et l'honora "Comme femme ne fut sur la terre honorée". Et de ses chers enfants et d'Alcinoüs même, ainsi que du Sénat, sans doute, et du peuple, qui voient en elle une divinité, quand elle se promène dans la ville. Minerve termine par un éloge également souhaitable à un homme et à une femme : Elle ne manque point d'on esprit fin et sage, ajoutant que son discernement et sa prudence la rendent habile à décider et à finir d'après les lois de la justice les différends des citoyens. « Si tes prières, » dit la déesse, « la trouvent bienveillante, Sois sûr de voir un jour et tes amis fidèles Et ta haute maison, aux rives maternelles. » Ulysse obéit à ce conseil. Aurions-nous donc besoin d'exemples plus illustres et de preuves plus évidentes, pour échapper à tout soupçon d'adulation? Et pourquoi, prenant modèle sur ce sage et divin poète, ne ferions-nous pas l'éloge de l'excellente Eusébie? Nous désirons la célébrer d'une manière digne d'elle, mais nous serions heureux déjà d'atteindre au moins à quelques-unes des nombreuses et brillantes qualités, des vertus éminentes qui la distinguent, sa sagesse, sa justice, sa douceur, son aménité, sa tendresse pour sou époux, son noble désintéressement, son respect envers ses parents et ses alliés. Or, il convient, ce me semble, après avoir tracé les lignes du plan général que nous venons d'indiquer, d'en suivre l'ordre dans cet éloge, en rappelant successivement sa patrie, ses aïeux, comment elle se maria, quel fut son époux, et les autres détails qui se rattachent à notre récit. [3] Au sujet de sa patrie, j'aurais à exposer des faits intéressant, mais je crois, vu leur ancienneté, devoir les passer sous silence : ils me paraissent s'éloigner trop peu de la fable ; comme lorsqu'on assure, par exemple, que les Muses, appelées par leur père, vinrent sur l'Olympe de la Piérie et non pas de l'Hélicon. Ces traditions et celles qui leur ressemblent, plus faites pour la mythologie que pour l'éloquence, doivent être laissées de côté. Peut-être cependant ne sera-t-il pas hors de propos de rappeler quelques faits, plus généralement inconnus et qui ne s'écartent pas de mon sujet. On assure que la Macédoine fut habitée jadis par des Héraclides, fils de Téménus, qui, après s'être partagé l'Argolide, leur héritage, se brouillèrent entre eux et mirent fin à leurs dissensions rivales en abandonnant cette colonie. S'étant ensuite emparés de la Macédoine, ils se détachèrent de l'illustre famille d'Hercule et eurent une suite de rois, dont le pouvoir fut en quelque sorte héréditaire. Les louer tous ne serait, à mon sens, ni juste, ni facile. Mais entre les plus illustres, qui ont laissé de superbes monuments des moeurs de la Grèce, Philippe et son fils surpassèrent par leur valeur tous les anciens rois de la Macédoine et de la Thrace, je dirai même tous les princes qui régnèrent sur les Lydiens, les Mèdes, les Perses, les Assyriens, à l'exception du fils de Cambyse, qui transféra l'empire des Mèdes aux Perses. Philippe, en effet, commence le premier d'accroître la puissance macédonienne : après avoir conquis la plus grande partie de l'Europe, il étend sa domination à l'Orient et au Midi jusqu'à la mer; du côté de l'Ourse, jusqu'à l'Ister, et au Couchant jusqu'à la nation des Oriques. Mais son fils, élevé par le philosophe de Stagyre, l'emporte en grandeur sur tous ceux qui l'ont précédé, et se place tellement au-dessus de son père par ses talents militaires, sa bravoure et ses autres qualités, qu'il croit inutile de vivre, s'il n'est le maître de tous les hommes et de toutes les nations. Il parcourt donc en vainqueur l'Asie entière et s'incline, le premier des mortels, devant le soleil levant; puis, au moment de repasser en Europe, afin de soumettre le reste du monde, et de se rendre seul maître de la terre et des mers, il paye, dans Babylone, sa dette à la nature. Après lui, les Macédoniens règnent sur toutes les cités et les nations qu'il a conquises. Est-il besoin de témoignages plus évidents pour montrer que la Macédoine fut jadis illustre et puissante? La preuve la plus convaincante, c'est, à mon sens, la ville qu'ils ont bâtie en mémoire de la chute des Thessaliens, et à laquelle ils ont donné un nom qui rappelle leur victoire. [4] Mais je n'ai rien à dire davantage sur ce sujet. Quant à la noblesse d'Eusébie, pourquoi prendre la peine d'en chercher des témoignages plus imposants et plus illustres? Elle est la fille d'un citoyen jugé digne d'être préposé à la magistrature annuelle, qui, jouissant, dans les premiers temps, d'une force vraiment royale, vit restreindre plus tard ses privilèges par suite des abus de ceux qui l'exerçaient. Maintenant, depuis que son autorité est diminuée, après le changement de la république en monarchie, cette dignité, privée de toutes ses autres prérogatives, semble encore l'égale du pouvoir absolu. Elle est proposée aux particuliers comme la récompense, le prix de leur vertu, de leur dévouement, de leur affection et de leurs services auprès des chefs de l'État : elle sert à honorer quelque action brillante. Chez les princes elle ajoute un nouvel éclat, un nouveau lustre aux biens qu'ils possèdent. En effet, les autres titres ou fonctions, qui ne sont plus qu'une image affaiblie, une sorte d'ombre de l'ancien gouvernement, les princes les ont dédaignés complètement à cause de leur puissance actuelle, ou bien ils ne s'en sont revêtus que pour en conserver les honneurs durant leur vie. La dignité consulaire est la seule qu'ils n'aient jamais dédaignée : ils se plaisent à la renouveler chaque année, et l'on ne trouve ni particulier, ni prince, qui ne se soit montré jaloux d'être nommé consul. Si de ce que le père d'Eusébie eut le bonheur d'être le premier de sa famille qui fut investi de cette auguste fonction, on croyait qu'il dût en tirer moins de gloire que les autres, ce serait une erreur trop évidente. En réalité, je pense qu'il est plus beau, plus digne de respect d'avoir répandu le premier l'éclat de cette fonction sur ses descendants, que de l'avoir héritée de ses aïeux. Il est plus glorieux, en effet, d'être le fondateur que le citoyen d'une grande cité, et quiconque reçoit un bienfait est inférieur à qui le donne. Ainsi les enfants reçoivent de leurs parents, et les citoyens de leurs cités les germes pour ainsi dire de leur gloire. Mais celui qui, de sa personne, ajoute un nouveau lustre à ses aïeux et à sa patrie, qui rend celle-ci plus brillante et plus vénérée et ses parents plus glorieux, ne laisse â personne le droit de lutter avec lui en noblesse, et ne connaît point de rival qui lui soit supérieur. Les gens de bien ne peuvent manquer de produire un homme de bien, mais quand le fils illustre d'un illustre père unit en lui la vertu et la fortune, il ne laisse douteux pour personne ses droits à la noblesse. [5] Eusébie, l'objet de ce discours, est donc fille d'un consul et femme d'un empereur courageux, tempérant, prudent, juste, excellent, clément et magnanime, qui, devenu maître de l'empire paternel, ravi par lui aux mains d'un usurpateur, et voulant, par un mariage, assurer à ses enfants l'héritage de sa couronne et de sa puissance, jeta les yeux sur cette princesse comme sur la plus digne de partager avec lui la domination de presque tout l'univers. Ainsi quel plus illustre témoignage pourrait-on chercher en faveur non seulement de sa noblesse, mais, de toutes les qualités que devait apporter en dot une princesse destinée à un tel empereur, une éducation libérale, une prudence égale à son génie, la fleur de la jeunesse, une beauté capable d'effacer celle de toutes les vierges de son âge, comme devant le disque arrondi de la lune s'éclipse l'éclat des brillantes étoiles? Un seul de ces avantages ne lui aurait pas mérité l'union avec l'empereur; il a fallu qu'une divinité tutélaire, voulant unir à un bon prince une belle et sage princesse, les groupait dans un ensemble, qui attira de loin, sans l'entremise des yeux, le coeur de son heureux fiancé. La beauté, dépourvue du secours de la noblesse, du rang et des autres biens de la fortune, aurait peine, ce me semble, à décider le particulier le plus passionné à allumer le flambeau de l'hyménée ; mais ces deux qualités réunies ont formé plus d'une alliance. Et cependant elles ne sont dignes d'envie que quand elles se trouvent en harmonie avec les bonnes moeurs et les grâces personnelles. [6] C'est d'après cette conviction et de mûres réflexions que notre sage monarque, je n'en doute point, se choisit une épouse : la renommée lui avait appris, ce semble, tout ce que ses oreilles ne pouvaient savoir : il en eut la preuve dans les vertus de sa mère. Mais pourquoi nous arrêter au mérite de celle ci, comme si nous n'avions pas une matière suffisante dans l'éloge seul de la princesse, objet de ce discours? Il me sera facile de dire, et il sera agréable d'entendre que cette mère fut de race hellénique et d'origine purement grecque. Elle eut pour ville natale la métropole de la Macédoine. Sa vertu la place au-dessus d'Évadné, femme de Capanée, et de la Thessalienne Laodamie. Car toutes deux, privées de leurs jeunes et beaux fiancés par la cruauté de démons jaloux ou les ciseaux des Parques, dédaignèrent de survivre à l'objet de leur tendresse, tandis que la mère d'Éusébie, après avoir perdu son unique époux, encore à la fleur de l'âge, se consacra tout entière à ses enfants, et acquit un tel renom de chasteté que, loin de se montrer accessible, comme Pénélope, pendant l'absence de son mari errant, aux jeunes prétendants d'Ithaque, de Samos et de Dulichium, nul homme, fût-il beau, grand, puissant et riche, n'osa jamais lui faire la moindre proposition. C'est la fille d'une telle femme que l'empereur jugea digne d'être son épouse; et, après ses triomphes, il célébra magnifiquement cet hymen, où il convia les nations, les villes et les muses. [7] Si l'on est curieux de savoir comment la fiancée fut amenée de la Macédoine avec sa mère, quelle fut la pompe du cortège, le nombre des chars, des chevaux, des voitures, rehaussés d'or, d'argent, d'orichalque et travaillés avec un art exquis, si l'on aime, en véritable enfant, ouïr ces merveilles, comme on écoute un habile joueur de cithare, qu'on se figure alors entendre à son gré un second Terpandre ou ce chantre de Méthymne qui, protégé du ciel, rencontra un dauphin plus sensible à l'harmonie que les matelots de son navire, et fut porté par lui jusqu'au promontoire de Laconie. En effet, ces misérables matelots n'étaient touchés que des richesses acquises par le luth du chanteur, mais ils dédaignaient son art même et n'avaient aucun souci de la musique. Que l'on choisisse donc le plus distingué de ces deux artistes, qu'on le revête d'un costume approprié à son art, et qu'on le fasse partir sur un théâtre entouré d'une grande affluence, hommes, femmes, enfants, de nature, d'âge et de goûts différents, ne croyez-vous pas que les enfants et ceux des hommes et des femmes qui ont le caractère de l'enfance, en jetant les yeux sur les habits et sur la cithare, seront frappés d'étonnement à cette vue, et que parmi le reste des hommes et des femmes, les plus ignorants mêmes, sauf un très petit nombre, jugeront de la valeur des sons par le plaisir ou le déplaisir? Mais le musicien, qui sait les règles de son art, ne permettra pas que, pour plaire, l'exécuteur fasse un mélange des modes lyriques; il s'emportera contre lui, s'il altère les modulations musicales, s'il ne se plie pas aux lois de l'harmonie et s'il ne suit pas celles de la véritable et divine musique. S'il le voit, au contraire, fidèle aux principes établis, procurant aux auditeurs non pas une joie frelatée, mais un plaisir pur et sans mélange, il se retirera en lui donnant des louanges, l'âme ravie, et satisfait d'avoir vu l'artiste figurer sur le théâtre sans déshonorer les muses. Quant à celui qui ne loue que la robe de pourpre et la cithare, il le regarde comme un sot et un insensé. Et si cet auditeur se met ensuite à détailler son enthousiasme, s'il se pare des grâces du style, s'il se plait à polir la nullité banale de son récit, il le croira plus ridicule que ceux qui se donnent la tâche de tourner des grains de mil, comme était, dit-on, ce Myrmécide qui se posait en rival des oeuvres de Phidias. [8] Nous ne nous exposerons pas de plein gré à de semblables reproches en dressant l'inventaire louangeur des habits somptueux, des présents de toute espèce, des colliers et des couronnes envoyés par l'empereur, en disant les peuples venus à la rencontre de la princesse, leur joie, leurs acclamations, et tout ce qu'il y eut de fêtes brillantes et admirables ordonnées ou renouvelées sur son passage. Mais lorsqu'elle eut été introduite dans le palais, quand elle eut reçu le nom d'impératrice, quelle première action rapporterai-je d'elle? quelle seconde, quelle troisième et celles qui suivirent? Car, malgré tous mes efforts, et quand je voudrais écrire de longs volumes, je ne suffirais pas à retracer toutes les oeuvres qui ont manifesté sa sagesse, sa douceur, sa prudence, sa philanthropie, sa justice, sa libéralité et ses autres vertus d'une manière plus brillante que n'essaye de le faire le présent discours, et qu'il n'en peut instruire ceux à qui ces faits sont depuis longtemps connus. Cependant, quoi qu'il soit difficile, pour ne pas dire impossible, d'en parler, on ne me pardonnerait point de les passer tous sous silence. J'essayerai donc de les esquisser de mon mieux. Et d'abord, la preuve de sa prudence et de ses autres vertus, c'est qu'elle sut fixer son époux auprès d'elle, comme il convient à une femme belle et accomplie. En effet, parmi les cent autres qualités éminentes de Pénélope, ce que j'admire le plus, c'est qu'elle ait conservé l'amour et la tendresse de son époux à ce point qu'il dédaigna pour elle des mariages divins et l'alliance avec le roi des Phéaciens. Et cependant Calypso, Circé et Nausicaa étaient éprises de lui : elles avaient des palais magnifiques, des jardins, des paradis plantés d'arbres ombreux et de bois épais, des prairies émaillées de fleurs et tapissées d'un doux gazon. Quatre sources d'argent y répandaient leur onde. Auprès de cette demeure florissait, si je ne me trompe, une vigne forte et généreuse, toute chargée de raisins. Je ne dis rien des autres richesses qui abondaient chez les Phéaciens, sinon qu'elles étaient plus raffinées : oeuvres de l'art, elles avaient moins de charme que celles de la nature et semblaient moins dignes d'amour. Mais cette douceur, cette richesse, et, par-dessus tout, cette paix et ce repos des îles, comment put y résister un héros qui avait subi tant de fatigues et de dangers, et qui devait en affronter de plus terribles encore, non seulement sur la mer, mais dans sa propre maison, en soutenant contre cent jeunes gens à la fleur de l'âge un combat qu'il n'avait jamais combattu sous les murs de Troie? Si l'on fût venu, comme en se jouant, dire à Ulysse : « Eh quoi ! sage orateur ou chef d'armée, comme tu voudras qu'on te nomme, après avoir affronté vaillamment tant de périls, il t'est permis de vivre riche, heureux et peut-être immortel, s'il faut en croire Ies promesses de Calypso, et toi, préférant le pire au mieux, tu t'imposes de nouvelles épreuves, tu ne veux pas demeurer dans Schéria, où tu peux voir la fin de tes erreurs et la délivrance de tes dangers ; tu es résolu d'aller faire la guerre dans ta maison même, d'y livrer des combats et de recommencer une course plus pénible, ce semble, et plus rude que la première? » A cela que croyez-vous qu'aurait répondu le héros? Sans doute « qu'il voulait rejoindre Pénélope et lui faire le doux récit de ses travaux et de ses combats » . Et en effet, il dit que sa mère elle-même l'a invité à se rappeler tous les faits qu'il a vus, toutes les paroles qu'il a entendues, Pour les redire un jour sa femme chérie. Il ne l'a point oublié : aussi, dès son arrivée chez lui, à peine a-t-il fait justice des jeunes téméraires qui festinent dans son palais, qu'il raconte de point en point à sa femme ce qu'il a fait, ce qu'il a souffert et ce qu'il se propose d'achever pour obéir aux oracles. Il n'a pour elle aucun secret, mais il la prie de prendre part à ses desseins, d'y songer avec lui et de résoudre ce qu'il doit faire. Cet éloge de Pénélope vous parait-il suffire? Sa vertu n'est-elle pas surpassée par celle d'une princesse mariée à un souverain courageux, magnanime et tempérant, qui sut tellement s'attirer la bienveillance de son époux, qu'à l'affection née de l'amour elle joignit celle qui émane de l'amitié, et qui, comme un souffle divin, pénètre les âmes bonnes et généreuses? Car ce sont là comme les deux mobiles et les deux formes de la tendresse; et c'est dans leur réunion qu'elle puisa les moyens d'être de moitié dans les conseils de l'empereur, et de profiter du naturel doux, bon et clément du prince pour le disposer à mettre souvent le pardon à la place de la justice. Aussi, l'on aurait peine à trouver une seule punition juste ou injuste, un châtiment doux ou sévère, qui soit imputable à cette princesse. [9] A Athènes, dit-on, lorsque les habitants de cette cité grande et populeuse suivaient encore les coutumes nationales et vivaient sous l'empire des lois héréditaires, s'il arrivait que le nombre des suffrages fût également réparti entre les accusés et les accusateurs, on comptait le suffrage de Minerve en faveur de celui qui était menacé de perdre, et l'on renvoyait les parties : on écartait ainsi de l'accusateur le soupçon de calomnie, et de l'accusé l'apparence du crime. Cette loi philanthropique et humaine, conservée dans les jugements dont connaît l'empereur, l'impératrice a su l'adoucir encore. Quand l'accusé n'a point tout à fait pour lui un nombre égal de voix, elle emploie en sa faveur les supplications et les prières, et réussit à le faire complètement absoudre. C'est spontanément et de grand coeur que l'empereur lui accorde cette grâce, et non pas, comme dit Homère, contraint par sa femme, à laquelle il feint d'accorder et de céder de bonne grâce, ce qu'il se laisse arracher. Sans doute, il est naturel de ne pardonner que difficilement et avec réserve à des hommes violents et audacieux. Mais lors même qu'ils méritent d'être punis et châtiés, il n'est pas nécessaire de les perdre entièrement. Cette réflexion détourna constamment l'impératrice de demander aucune rigueur, soit punition, soit châtiment, contre qui que ce fût, et cela non pas contre un royaume ou une cité, mais pas même coutre une maison particulière de citoyen. Je vais plus loin et je dis avec assurance que je ne mens pas en affirmant que jamais personne, homme ou femme, ne peut l'accuser d'aucun malheur. Au contraire, tout le bien qu'elle a fait et qu'elle fait encore, tous ceux qu'elle oblige, j'aurais plaisir à vous en faire l'énumération. Grâce à elle, l'un recouvre son héritage, l'autre échappe à la rigueur des lois, un troisième à la calomnie, dont il a failli se voir victime : mille ont obtenu des honneurs et des dignités. Sur ce point, je défie qu'on m'accuse de faux, lors même que je nommerais les personnes. Mais je craindrais de paraître reprocher à certains leurs malheurs et faire moins l'éloge des vertus d'Eusébie que l'histoire des misères d'autrui. D'un autre côté, ne pas citer un seul fait, comme preuve à l'appui de mes paroles, pourrait sembler étrange et compromettre la véracité de mon éloge. Laissant donc de côté tout le reste, et m'attachant à ce que je puis raconter sans exciter l'envie et au bien que la princesse peut entendre, j'insisterai sur les faits suivants. [10] Quand elle eut élevé, comme dit le sage Pindare, la brillante façade de l'édifice de ses bonnes oeuvres, fondé sur la bienveillance de son époux, elle combla d'honneurs sa famille et ses proches. Elle promut à des postes plus élevés les plus illustres et les plus avancés en âge, et, les plaçant dans une situation heureuse et enviée, elle leur concilia l'amitié de l'empereur et jeta les fondements de leur prospérité actuelle. Et, bien qu'ils paraissent être, comme ils le sont en effet, recommandables par eux-mêmes, elle n'en mérite pas moins d'éloges, parce que, de toute évidence, elle n'a pas seulement favorisé en eux les liens du sang, mais bien plus encore la vertu. Je ne sache point d'éloge qui vaille celui-là. Voilà comment elle traita ceux que je viens de dire. Quant à ceux qui étaient encore trop jeunes pour être connus, mais qui désiraient se faire connaître, elle leur confia des postes subalternes et n'oublia, dans ses bienfaits, aucun membre de sa famille. Et non seulement elle répandit ses faveurs sur les siens, mais elle voulut les faire partager à ceux qui étaient unis avec sa maison paternelle par des liens d'hospitalité, et les honora, ce semble, comme le reste de ses parents. En un mot, tous ceux qu'elle crut amis de son père reçurent d'elle de riches présents d'amitié. [11] Pour ma part, comme je vois que mon discours, ainsi qu'au barreau, doit s'appuyer sur des preuves, je m'offrirai moi-même comme témoin et comme panégyriste; et afin que mon témoignage ne vous paraisse pas suspect, avant de m'avoir entendu, je jure entre vos mains de ne rien avancer de faux on de captieux. Du reste, vous me croyez, même sans serment, sachant que mes paroles n'ont rien de commun avec la flatterie. Je possède, en effet, grâce à Dieu et à la munificence de l'empereur provoquée par son épouse, tous les biens, ce me semble, en vue desquels on pourrait tenir un langage flatteur. Si donc je parlais avant de les avoir, j'aurais à me garder d'un injuste soupçon. Mais aujourd'hui, dans la fortune où je suis, quand je rappelle les bienfaits d'Eusébie, je puis alléguer la preuve de sa bonté pour moi et apporter un témoignage irrécusable de ses belles actions. Je lis que Darius, quand il n'était encore que doryphore du monarque persan, avait reçu l'hospitalité d'un Samien, exilé en Égypte, qui lui avait donné un manteau de pourpre, objet de ses plus vifs désirs, et que plus tard, devenu maître souverain de l'Asie, il avait conféré à son hôte la principauté de Samos. Si donc, après avoir reçu de grands bienfaits d'Eusébie, lorsque j'avais déjà de quoi vivre tranquille, et m'être vu comblé de biens plus grands encore par son entremise et par les mains de son généreux et magnanime époux, je venais déclarer qu'il m'est impossible de la payer de retour, vu que tous les biens dont elle dispose sont au pouvoir de celui de qui elle les reçoit, mais que je veux cependant, afin de perpétuer le souvenir de sa bonté, la proclamer hautement devant vous, peut-être ne vous paraîtrais-je point plus ingrat que le roi des Perses. Seulement, il ne faut juger que notre intention et non pas les moyens, dont nous a privé la fortune, de payer au centuple le bienfait. Mais quel est donc ce service signalé, que je déclare devoir reconnaître par une gratitude éternelle, envers l'impératrice? Vous brûlez de le savoir. Je n'en ferai point un mystère. [12] Dès mon enfance, notre empereur me témoigna une tendresse, qui ne saurait avoir de rivale. Il m'arracha à des dangers auxquels un homme dans la force de l'âge n'aurait pu échapper que par une protection spéciale et divine. Ensuite il retira, par un acte de justice, ma maison abandonnée, comme dans un désert, d'entre les mains des puissants, et la rétablit dans sa splendeur. J'aurais encore à citer d'autres traits de sa bonté, dignes de toute ma reconnaissance, et pour lesquels je lui ai voué un attachement et une fidélité inaltérables. Naguère cependant, je ne sais pour quel motif, j'ai remarqué en lui un peu d'aigreur. Mais alors l'impératrice, ayant eu vent d'une ombre de grief, de quelques soupçons injustes dirigés contre moi, pria l'empereur de faire une enquête, avant d'admettre et d'accueillir une accusation inique et mensongère ; et elle continua ses instances jusqu'à ce qu'elle m'eût conduit en présence du prince et mis à portée de m'expliquer devant lui. Quand je me fus lavé de toute fausse inculpation, elle s'en réjouit avec moi, et comme je lui témoignai le désir de retourner dans ma maison, elle prépara tout pour m'y faire conduire en sûreté, après avoir obtenu d'abord l'agrément de son époux. Cependant le démon, qui semblait avoir ourdi contre moi les premières trames, ou bien quelque incident étrange, ayant interrompu ce voyage, elle m'envoya visiter la Grèce, en ayant demandé pour moi la permission à l'empereur, durant mon absence même. Elle connaissait bien mon goût pour les études littéraires, et elle savait cette contrée favorable à l'instruction. Pour moi, je priai le ciel, comme cela devait être, de répandre ses biens sur elle et sur son époux, auxquels j'allais devoir le bonheur de revoir ma véritable et chère patrie. Car nous, habitants de la Thrace et de l'Ionie, nous sommes tout à fait Grecs d'origine, et ceux d'entre nous qui ne sont point trop ingrats désirent embrasser leurs pères et saluer leur pays. Je soupirais donc depuis longtemps après ce bonheur, et j'eusse donné, pour en jouir, beaucoup d'or et d'argent. Car, selon moi, le commerce avec des hommes vertueux, placé en regard d'une masse d'or, si grosse qu'elle soit, ne manquerait point d'entraîner la balance, et il n'y a pas de juge impartial, qui l'empêche un seul instant de pencher. Sous le rapport de l'instruction et de la philosophie, il me semble qu'on peut appliquer à la Grèce actuelle ce qu'on trouve dans les légendes et dans les récits des Égyptiens. Les Égyptiens disent que le Nil, qui est déjà, à beaucoup d'égards, le sauveur et le bienfaiteur de leur contrée, les empêche aussi d'être dévorés par le feu, aux époques où le soleil, dans ses plus longues révolutions périodiques, parcourt les grandes constellations, près desquelles il glisse, remplit l'air de ses feux et va tout consumer. Mais il ne peut épuiser ni tarir les sources du Nil. De la même manière, la philosophie n'a jamais totalement disparu de la Grèce; elle n'a point abandonné Athènes, Sparte, Corinthe, ni même cette Argos que l'éloignement de toute source a fait surnommer l'altérée. En effet, il y a beaucoup de fontaines et dans cette ville et dans le pays qui l'avoisine, près de l'ancien bourg de Masès. Pirène est tout aussi bien à Sicyone qu'à Corinthe; et Athènes, qui offre dans son enceinte un grand nombre de sources et de courants d'eau pure, en voit couler et serpenter en dehors qui valent bien ceux de l'intérieur. Quiconque veut s'enrichir les aime et les chérit comme étant la seule richesse digne d'envie. [13] Mais que faisons-nous? Croyons-nous qu'il faut à notre discours, pour s'achever, l'éloge de notre Grèce bien-aimée? Je ne puis en parler, sans me sentir saisi d'admiration pour tout ce qu'elle renferme. Mais quelqu'un, sans doute, me rappelant ce que j'ai dit antérieurement, prétendra que nous n'avons point annoncé au début de semblables détails, et que, semblable aux corybantes, qui, animés par le son des flûtes, dansent et bondissent sans aucune raison, nous nous laissons entraîner par le souvenir de nos amours à chanter les louanges de notre patrie et de ses habitants, Voici l'apologie que je puis opposer à ce langage ; « Heureux mortel, maître de l'art vraiment sublime, tu as dans l'esprit une sage pensée, en ne nous permettant pas, en nous détournant même de faire la moindre digression dans l'éloge que nous avons entrepris, et je ne doute pas que tu n'agisses de la sorte à dessein. Car puisque cet amour, que tu dis être la cause du trouble jeté dans ma harangue, se trouve au fond de mon coeur, il m'engage, ce me semble, à ne rien craindre, à ne point redouter son accusation. En effet, je ne me suis écarté de mon sujet que pour montrer que, en me comblant de tant de biens, l'impératrice avait voulu honorer en moi le nom de philosophe". J'ignore pourquoi ce nom m'avait été donné. Mais je sais que, pris d'amour pour la philosophie, passionné pour cette étude et cependant fort loin encore d'y être parvenu, je reçus tant bien que mal le nom de philosophe et le titre sans le fait. Si donc l'impératrice honora ce titre en moi-même, je ne trouve ni ne puis savoir d'autre cause de l'empressement avec lequel elle se montra mon auxiliaire, ma patronne et ma libératrice, en me ménageant par de continuels efforts la bienveillance sincère et inaltérable de son royal époux. Trésor dont la grandeur surpasse, je ne crains pas de le dire, tous les biens de la vie humaine ! Rien ne saurait lui être comparé, ni l'or enfoui sous la terre ou répandu à sa surface, ni la masse de l'argent qui brille en ce moment sous les rayons du soleil ou qu'on y pourrait ajouter, en transformant en ce métal les montagnes les plus hautes avec leurs rochers et leurs forêts, ni le souverain pouvoir, ni rien enfin de semblable. De là, en effet, me sont venus plus de biens que nul n'en eût souhaité, moi surtout, qui en désirais si peu et qui ne me nourrissais pas de si hautes espérances. Mais une véritable bienveillance ne s'achète point avec de l'or : elle naît de l'heureuse et divine destinée qui rapproche les hommes vertueux. Celle de l'empereur me fut acquise dès mon enfance, par une intervention du ciel, et ne s'éclipsa qu'un moment pour m'être rendue, dès que l'impératrice, prenant ma défense, eut réfuté les calomnies perfides et grossières, en leur opposant, après les avoir entièrement dissipées, le témoignage irrécusable de ma vie privée. Lorsque j'obéis à l'empereur, qui me rappelait de la Grèce, cette bonté m'abandonna-t-elle, comme n'ayant plus besoin d'aucun appui, loin de toute difficulté et de tout soupçon? Et n'agirais-je pas mal en dissimulant et en passant sous silence ces faveurs évidentes et dignes de respect? Quand parut l'édit en vertu duquel l'empereur m'associait à sa dignité, l'impératrice en fut pénétrée de joie : il y eut comme un écho musical dans son âme : elle me conseilla le courage, m'engageant à ne point refuser, par crainte, le pesant fardeau qui m'était offert, mais à accepter, sans user d'une franchise rude et grossière, et sans manquer d'égards envers un prince qui m'avait comblé de tant de biens, la tâche qui m'était imposée. J'obéis et je subis cette pénible contrainte, mais je savais qu'il est bien dangereux de désobéir. Quiconque a le pouvoir de faire tout ce qu'il lui plaît, même de vive force, est sûr, quand il demande, de fléchir et de convaincre. [14] Dès que j'eus cédé, et que, après avoir changé de vêtements, d'entourage, d'habitudes, de logement, de manière de vivre, je vis tout l'attirail du luxe et de la grandeur remplacer le train simple et modeste qui me convenait auparavant, l'inexpérience troubla vivement mon âme. Non que je fusse ébloui par l'éclat de tous ces biens présents, dont le manque d'habitude m'empêchait de comprendre l'étendue, mais c'était à mes yeux comme des instruments qui, souverainement utiles entre les mains de ceux qui en font un bon usage, deviennent, quand on ne sait point s'en servir, la cause fatale de mille maux pour beaucoup de familles et de cités. J'éprouvai alors l'embarras d'un homme tout à fait étranger à l'art hippique, et qui n'a jamais essayé de l'apprendre. Que l'on force un pareil homme à diriger le char d'un bon et illustre conducteur, qui entretient, par exemple, plusieurs attelages de deux ou de quatre chevaux, et qui les dirige tous avec une vigueur naturelle et une force incomparable, tenant ferme, j'imagine, les rênes de tous, quoique assis sur un seul cercle de fer, non pas à demeure, mais de manière à se porter à chaque instant de l'un à l'autre et à sauter de siège en siège dés qu'il s'aperçoit que les chevaux se fatiguent ou qu'ils se cabrent. Le voilà sur un de ces chars, mais l'un des quadriges se dérange, faute d'exercice ou de docilité, et l'attelage, bien que harassé par une fatigue incessante, ne perd rien de sa fougue; au contraire il est excité par sa peine même à se montrer plus récalcitrant, à désobéir, à se mutiner, à ne vouloir plus avancer qu'avec le conducteur ordinaire : les chevaux finissent par se fâcher, s'ils ne le voient lui-même, ou du moins à sa place quelque homme avant un costume de conducteur, tant ces bêtes sont peu raisonnables de leur nature. Aussi leur maître qui sait leur manque de raison ne manque-t-il pas au besoin de leur donner un guide, vêtu des mêmes habits et ayant le même air que le conducteur habile et expérimenté. Si c'est un écervelé, totalement privé de bon sens, il se laisse aller à une joie folle, il est transporté par la vue de ses habits, il se croit des ailes. Mais, pour peu qu'il ait de prudence et de modestie, il craindra de se blesser lui-même ou de briser son char, accident qui serait une perte pour son maître, et pour lui-même une cause de défaite et de honteux malheur. Telles étaient les réflexions qui me venaient à la pensée durant la nuit et le jour : j'en étais triste et profondément affligé. Mais l'empereur, avec une générosité vraiment divine, dissipa presque toutes mes inquiétudes, en appuyant par des faits ses paroles aussi honorables que gracieuses. A la fin il m'ordonne de saluer l'impératrice, comme pour m'encourager et pour me donner une preuve sincère et convaincante de sa confiance. Dès que je fus venu en sa présence, je crus voir assise, ainsi que dans un temple, la statue de la Sagesse. Un sentiment de respect me pénétra l'âme, et tint mes veux fixés vers la terre durant assez longtemps, jusqu'à ce qu'elle m'eut engagé à prendre courage : « Tu tiens de nous, dit-elle, une partie de ta grandeur, tu recevras l'autre dans la suite, avec l'aide de Dieu, pourvu que tu nous sois fidèle et loyal. » Voilà quel fut à peu près son langage : elle n'ajouta rien de plus, quoique son éloquence ne le cède point à celle des meilleurs orateurs. Au sortir de cette entrevue, je demeurai profondément ému; je croyais entendre retentir à mes oreilles la voix même de la Sagesse, tant le son en était doux et suave comme le miel. [15] Voulez-vous connaître les faits qui suivirent, et faut-il que j'énumère en détail et par ordre tous les biens qu'elle m'a faits? Ou les accumulerai-je sans choix, tous ensemble, comme elle les a répandus sur moi, et vous en ferai-je le récit? Et les faveurs dont elle a comblé mes amis? Et l'alliance qu'elle m'a fait contracter avec la famille de l'empereur ? peut-être aussi voudriez-vous entendre le catalogue des présents que j'ai reçus d'elle, "Sept trépieds qui du feu n'ont pas senti I'atteinte, Dix talents d'un or pur, vingt bassins tout brillants" ? Mais je n'ai pas le loisir d'entrer dans ces minuties. Il est pourtant un de ces présents qu'il m'est doux de vous rappeler, à cause du plaisir extrême qu'il m'a causé. Je n'avais apporté de chez moi qu'un très petit nombre de livres, œuvres de bons philosophes et de bons historiens avec celles de plusieurs orateurs et de plusieurs poètes, tant j'avais au fond de l'âme l'espérance, mêlée de regret, de retourner promptement à mes foyers! Eusébie m'en donna une telle quantité, que j'eus de quoi satisfaire pleinement mon désir, quelque insatiable que fût mon avidité pour ce commerce de l'esprit, et que, ainsi, la Gaule et la Germanie devinrent pour moi un musée de livres grecs. Sans cesse attaché à ces trésors, dès que j'ai un instant de loisir, je ne saurais oublier la main qui me les a donnés. Quand je suis en expédition, un de ces livres ne manque point de me suivre comme partie de mon bagage militaire, et c'est toujours un ouvrage écrit jadis sur un sujet semblable. En effet, les nombreux monuments de l'expérience des anciens, écrits avec art, offrent une image vive et brillante des faits passés à ceux que leur âge a tenus éloignés de ce spectacle. Aussi voit-on des jeunes gens avoir la maturité du génie et la prudence qui manquent à des milliers de vieillards, et posséder un bien qui n'arrive aux hommes qu'avec la vieillesse, je veux dire l'expérience, grâce à laquelle un vieillard "peut tenir un langage plus sensé qu'un jeune homme, mais que peut acquérir un jeune homme laborieux". Les livres sont, en outre, une excellente école de morale : on y apprend à connaître les hommes illustres, leurs paroles, leurs actions : ce sont des modèles qu'un se met sous les yeux, comme fait un artiste, pour y conformer ses pensées et y assimiler son langage. A moins de s'en éloigner absolument, on arrive peu à peu à cette ressemblance, et ce n'est point un médiocre profit, sachez-le bien. Pour ma part, après y avoir souvent réfléchi, j'y puise une instruction solide; dans mes campagnes, je veux emporter mes livres comme des vivres nécessaires, et je mesure la quantité de ceux que j'emporte à la durée de mes opérations. [16] Peut-être dira-t-on que ce n'est point ici le lieu de faire l'éloge des livres et des avantages que nous en pouvons retirer. Mais c'est justement parce que j'apprécie toute la valeur de ce présent, que je me plais à en témoigner ma gratitude bien légitime à celle qui me l'a fait. Après avoir puisé dans ces livres des trésors variés de pensées finement exprimées, serait-il juste d'en chanter les louanges d'un ton faible et mesquin, avec des phrases lourdes et rustiques? Certes, on taxerait d'ingratitude le cultivateur, qui, voulant faire un plant de vignes, commencerait par demander des ceps à ses voisins; puis, quand sa vigne serait grande, leur emprunterait un hoyau, une serpette et enfin des échalas, pour l'étayer, la soutenir et la maintenir en l'air, de sorte que les grappes suspendues ne touchent point le sol, et qui, après avoir obtenu tout ce qu'il désirait, se remplirait tout seul des présents de Bacchus, sans donner un raisin, une goutte de vin doux à ceux qui se sont empressés de venir en aide à ses travaux champêtres. De la même manière pourrait-on appeler honnête, bon et reconnaissant le berger, le bouvier ou le chevrier, qui, manquant durant l'hiver, lui de toit et ses bestiaux d'herbage, trouverait des amis empressés à lui donner, à lui fournir des vivres abondants et une retraite, et qui, le printemps ou l'été venu, oublierait les secours généreux qu'il a reçus, et ne donnerait ni lait, ni fromage, ni rien de pareil à ceux qui ont sauvé ses troupeaux près de périr? Ainsi le jeune homme qui veut cultiver la science, à qui il faut un grand nombre de guides, qui ne peut se passer de la nourriture abondante et saine que lui fournissent les écrits des anciens, et qui a besoin de toute espèce de secours, ne vous parait-il pas dans la nécessité de réclamer une généreuse assistance, et doit-il tenir peu de compte de celui qui la lui prête? Il faudrait qu'il lui fût impossible de témoigner comme il le doit, le gré que méritent cette libéralité et ces bienfaits. Ou bien nous avons oublié la conduite si vantée de l'illustre Thalès, le premier des sept sages. Un de ses élèves lui ayant demandé quel était le salaire de tout ce qu'il lui avait enseigné : « En avouant que tu as appris de moi, répondit Thalès, tu as acquitté ta dette. » De même la personne qui m'a donné, non pas la science, il est vrai, mais tout ce qu'il faut pour l'acquérir, serait en droit de m'accuser d'ingratitude, si je ne faisais l'aveu de ses libéralités : salaire qui suffisait au sage Thalès. Mais c'en est assez. Ce don a été pour moi aussi agréable que magnifique. Je n'ai jamais souhaité recevoir de l'or ni de l'argent, et je répugnerais à vous importuner de ces sortes de sujets. [17] Je veux maintenant vous faire part d'une pensée, qui me paraît digne de votre attention, à moins que la longueur de mon bavardage ne vous ait fatigués. Peut-être même n'avez-vous pas été ravis d'entendre ce que j'ai dit jusqu'à ce moment, comme venant de la bouche d'un ignorant, tout à fait étranger à l'art de la parole, ne sachant ni façonner, ni embellir son langage et ne disant la vérité que comme elle lui vient à l'esprit. Mais ce que j'ai à dire ne s'écarte point de mon sujet. Quelques auditeurs, je le crains, instruits par de bienheureux sophistes, prétendront que je vous expose des faits sans valeur et sans portée en vous les donnant comme quelque chose de magnifique. Non qu'ils soient jaloux de mon éloquence, ou qu'ils veuillent m'enlever le mérite de ce que je vous raconte. Ils savent bien que je n'ai nul dessein de rivaliser de talent avec eux, en me posant en rival, ni de les aigrir contre moi. Mais je me demande de quel droit ces diseurs de grandes choses se fâcheraient contre ceux qui ne leur font point concurrence, et pourquoi ils les accuseraient d'énerver la force du discours. Ils ne voient, en effet, d'actions importantes, dignes d'intérêt et de nombreux éloges, que celles dont la grandeur dépasse toute croyance; celles, par exemple, de cette reine d'Assyrie, qui, changeant le cours du fleuve, par lequel Babylone est traversée, comme si ce n'était qu'un faible ruisseau, bâtit sur le lit desséché de splendides palais et fit ensuite passer les eaux le long des chaussées. On se plait aussi à répéter qu'elle eut une armée navale de trois mille vaisseaux, que ses troupes de terre se composaient de trois cents myriades d'hoplites, et que la muraille, dont elle ceignit Babylone, avait près de cinq cents stades, sans parler des fossés de la ville et des autres monuments riches et dispendieux qu'on lui attribue. On cite également de Nitocris, plus jeune qu'elle, de Rhodogune et de Tomyris, et de mille autres femmes, des actions viriles et vraiment héroïques : on en vante aussi un grand nombre, à qui leur beauté a fait une réputation, malheureusement trop célèbre, puisqu'elle causa des désordres et de longues guerres funestes à beaucoup de nations et aux milliers de soldats que purent fournir ces immenses contrées, et on les exalte comme si elles eussent accompli les plus glorieux exploits. Quiconque n'a rien à dire de pareil, passe pour un orateur ridicule, qui ne sait point frapper l'esprit ni ravir l'admiration de son auditoire. Mais voulez-vous que nous leur demandions s'ils n'aimeraient pas mieux avoir pour fille ou pour femme une Pénélope que l'une des femmes que je viens de nommer? Et cependant Homère ne trouve rien à louer en elle que sa chasteté, sa tendresse conjugale, le soin qu'elle prend de son beau-père et de son fils. Elle n'a souci ni des champs, ni des troupeaux; elle ne s'occupe, pas même en songe, ni de conduite d'armée ni de harangues au peuple, et, quand il lui faut adresser la parole aux jeunes prétendants, "Les plis d'un léger voile ombragent sa beauté, et sa voix est pleine de douceur". Or, ce n'est point, je pense, faute d'actions héroïques, ni de femmes illustres par leurs exploits, qu'Homère loue de préférence la femme d'Ulysse. Il pouvait décrire avec de riches détails l'expédition de l'Amazone et remplir tout son poème de récits capables de charmer et de ravir. Comment donc se fait-il que la prise du mur, l'assaut de la ville, le combat naval, la bataille près des chantiers et la lutte d'Achille contre le fleuve lui aient paru des épisodes dignes d'être insérés dans sa poésie, où il voulait dire du nouveau, et que ce que certains amateurs trouvent si admirable, il l'ait négligé et complètement laissé de côté? Pourquoi a-t-il songé à faire un si grand éloge de Pénélope et n'a-t-il mentionné les autres qu'en passant? C'est que sa vertu et sa modestie sont généralement utiles au public et aux hommes en particulier, tandis que l'ambition des autres non seulement n'est utile à personne, mais entraîne d'irréparables malheurs. Voilà pourquoi le sage et divin poète lui a décerné l'éloge le plus beau et le mieux mérité. Comment donc craindrait-on, en le prenant pour guide, d'être regardé comme des panégyristes médiocres ou maladroits? [18] Mais je veux aussi faire appel au puissant témoignage de l'illustre Périclès, l'orateur vraiment olympien. On prétend que, un jour, ce grand homme fut entouré d'une foule de flatteurs, qui le louaient tour à tour, l'un d'avoir pris Samos, l'autre l'Eubée, d'autres d'avoir conduit ses flottes autour du Péloponnèse : quelques-uns rappelaient les décrets qu'il avait rendus : plusieurs enfin sa rivalité avec Cimon, aussi bon citoyen que grand général. Périclès n'avait l'air ni de repousser, ni d'agréer aucun de ces éloges, mais de tous ses actes politiques ce qu'il trouva le plus digne de louanges, c'est que après avoir gouverné longtemps le peuple d'Athènes, il n'avait ordonné la mort de personne, et que pas un des citoyens, qui avaient revêtu l'habit noir, ne pouvait lui imputer la cause de son malheur. Quel autre témoin, par Jupiter dieu des amis, invoquerais-je pour vous prouver que le signe le plus évident de la vertu et le plus beau titre à nos éloges, c'est de n'avoir jamais mis à mort aucun citoyen, de n'en avoir point dépouillé de ses biens, ni condamné à un injuste exil? Et de même, celui qui s'est opposé à ces rigueurs, et qui, comme un bon médecin, ne croit pas qu'il suffise de ne causer de mal à personne, mais regarde comme un devoir attaché à son art d'appliquer, autant qu'il le peut, des remèdes à tous les maux, celui-là ne vous semble-t-il pas mériter, à juste titre, autant d'éloges que le premier? Cela étant, ne placerons-nous pas au plus haut degré la modération d'une princesse qui, avant le pouvoir de faire tout ce qu'elle veut, ne veut faire que le bien de tous? C'est là le point principal sur lequel je fonde ses louanges, quoique je ne manque pas d'autres sujets admirables et brillants. [19] Si donc mon silence à cet égard, pouvait passer dans l'esprit de quelqu'un pour une feinte vide de sens ou pour une bravade impertinente et folle, qu'on se retrace l'arrivée toute récente de l'impératrice à Rome, pendant que l'empereur, en expédition vers les frontières de la Gaule, traversait le Rhin sur un pont de bateaux, et qu'on voie si je me plais à feindre ou à inventer. J'aurais pu, en effet, tout naturellement, exprimer dans un récit étendu, la joie du peuple et du Sénat à la rencontre de la princesse, l'empressement de leur accueil, les hommages traditionnels rendus à sa dignité, énumérer la grandeur des dépenses, les libéralités, les magnificences, l'immensité des préparatifs et les dons octroyés aux chefs des tribus et aux centurions du peuple. Mais rien de tout cela ne m'a jamais paru digne d'envie et je ne veux pas vanter les richesses au-dessus de la vertu, bien que je sache que de généreuses libéralités font partie des actions vertueuses. Mais j'estime avant tout la modération, la chasteté, la prudence et toutes les qualités que j'ai célébrées dans Eusébie sur la foi d'un grand nombre de témoins et d'après la conscience du bien qu'elle m'a fait à moi-même. Si donc il plait à d'autres d'imiter ma reconnaissance envers cette princesse, elle a déjà et elle aura encore des panégyristes nombreux.