[79,0] LETTRE LXXIX. A SALVINA. SUR LA VIDUITÉ. [79,1] Je crains qu'on ne me soupçonne ici de faire par ambition et par vanité ce que je ne fais que par devoir et à l'exemple de celui qui a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et Humble de coeur; je crains qu'on ne s'imagine que, sous prétexte d'écrire à une veuve et de consoler une affligée, je songe à m'introduire à la cour des princes et à gagner l'amitié des grands; mais on n'aurait pas ces pensées là de moi si l'on savait que Dieu défend d'avoir égard dans les jugements à la misère du pauvre, de peur que sous prétexte de compatir à la disgrâce d'un malheureux on ne blesse les intérêts de la justice; car c'est la nature des choses et non pas la qualité dos personnes qui doit être la règle de nos jugements. Si le riche sait user de ses richesses elles ne sont point un obstacle à son salut, et si le pauvre couvert de haillons et réduit à une extrême misère n'a pas soin d'éviter le péché, son indigence ne le rend pas plus recommandable. Il est aisé de justifier cette vérité par l'exemple du patriarche Abraham et par l'expérience que nous en faisons tous les jours : celui-là conserva toujours l'amitié de Dieu parmi les grands biens qu'il possédait, au lieu que nous voyons tous les jours des pauvres subir toute la rigueur des lois pour les crimes qu'ils commettent. Je parle à une veuve dont je ne considère point les facultés mais la pureté de l'âme ; à une veuve pauvre dans l'opulence et ne sachant pas elle-même ce qu'elle a; je parle à une personne dont je connais la vertu par le cri public sans la connaître de visage, dont la jeunesse rend la continence plus admirable, qui a pleuré la mort d'un jeune mari d'une manière à servir de modèle aux gens mariés, et qui l'a soufferte comme étant parti le premier, et non pas comme l'ayant perdu. L'excès de son affliction lui est avantageux, car elle cherche son mari absent comme si elle devait ne le trouver qu'en Jésus-Christ. Mais pourquoi écrire à une veuve que l'on ne connais point ? Trois raisons m'ont obligé à le faire : la première c’est qu'il est du devoir d'un prêtre d'aimer tous les chrétiens comme ses enfants; la seconde est l'étroite amitié qui me liait à votre beau père; la dernière enfin et la plus forte c'est que je n'ai pu le refuser à mon cher Avitus qui m'en a prié, qui a surpassé par le nombre de ses lettres les importunités de cette veuve dont parle l'Evangile, et qui, me rapportant l'exemple de celles à qui j'ai écrit autrefois sur le même sujet, m'a tellement couvert de confusion que j'ai plus considéré ce qu'il désirait de moi que ce qu'il était de la bienséance que je fisse. [79,2] Un autre louerait peut-être Nebride de sa dualité de neveu de l'impératrice, de son éducation à la cour, où l'empereur eut pour lui tant l’affection qu'il lui chercha lui-même une femme d'une illustre origine, et s'assura par cet otage de la fidélité de l'Afrique qui remuait : pour moi, je dirai d'abord à sa louange que, peut-être par une sorte de pressentiment de la mort qui le devait bientôt enlever, il vécut parmi les grandeurs de la cour et les dignités dont il fut honoré avant l'âge comme un homme qui a la mort devant lui. L'Ecriture rapporte que Corneille, qui était centenier dans une cohorte de la légion appelée l'Italienne, fut si agréable au Sauveur qu'il lui envoya un ange pour lui apprendre que la grâce de l’Evangile, alors bornée à la Judée, allait s'étendre aux gentils, à cause de son mérite, par le ministère de saint Pierre. Cet homme fut le premier des fidèles incirconcis qui fut baptisé par le prince des apôtres, et son baptême fut le présage du salut des autres, dont il offrit les prémices en sa personne. « Il y avait un homme à Césarée nommé Corneille,» dit l’Ecriture, « qui était centenier dans une cohorte de la légion appelée l'italienne : il était religieux et craignant Dieu, avec toute sa famille; il faisait beaucoup d'aumônes au peuple et, priait Dieu incessamment.» Tout ce qui est dit de ce centenier convient à Nebride en y changeant le nom : il était si religieux et aimait tant la pureté qu'il était vierge quand il fut marié; il était si craignant Dieu que , sans songer a sa dignité, il n'avait commerce qu'avec des solitaires et des ecclésiastiques; il faisait de si grandes aumônes que la porte de son palais était tous les jours assiégée par une armée de pauvres, et il priait Dieu si soupent qu'il en obtint à la fin ce qui lui était le plus avantageux. Ainsi on peut dire qu'il a été enlevé de peur que son esprit ne fût changé par la malice, car son âme était agréable à Dieu. Après cela, je puis à son occasion me servir des paroles de saint Pierre: « J'ai reconnu qu'il est très véritable que Dieu n'a point d'égard aux diverses conditions des personnes, mais qu'en toute condition celui qui le craint et qui fait des oeuvres justes lui est agréable.» L'épée, la cuirasse, et les gardes qui l'environnaient ne ruinèrent point ses desseins pendant qu'il était à l'armée, parce que sous les étendards d'un prince il combattait pour un autre. De même un méchant habit et une pauvreté apparente n'avancent point ceux dont les actions ne répondent, point à la dignité du pont de chrétien. Nous trouvons encore dans l'Evangile un témoignage avantageux rendu par le Sauveur en faveur d'un autre, centenier : « Je vous dis en vérité (ce sont les paroles de Jésus-Christ) que je n'ai point trouvé une si grande foi dans Israël.» Même, pour prendre la chose de plus loin, Joseph, dont la vertu a paru également dans la pauvreté et parmi les richesses, qui a fait voir dans la liberté et dans les chaînes que son âme ne pouvait être esclave, Joseph, dis-je, qui, après Pharaon, eut toutes les marques de la royauté, ne plut-il pas tellement à Dieu qu'il fut choisi pour être le père de deux tribus? Daniel et les trois jeunes gens hébreux étaient des premiers de Babylone , où ils avaient l'administration des finances; et néanmoins leur âme était entièrement attachée au service de Dieu, quoiqu'il semblât qu'ils servissent Nabuchodonosor. Mardochée et Esther y vainquirent sous des habits précieux leur ennemi par leur humilité, et leur vertu alla jusqu'à commander à leurs vainqueurs tout étant esclaves. [79,3] Je rapporte ces exemples pour montrer que l'alliance de l'empereur, l'opulence et les dignités ont servi à faire éclater la vertu de Nebride; car Salomon nous apprend que « les richesses servent comme la sagesse.» Que l'on ne m'objecte point ce passage de l'Evangile : « Je Vous le dis en vérité, il est bien difficile qu'un riche entre dans le royaume des cieux ; » ni cet autre: « Je vous le dis encore une fois, il est plus aisé qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille qu'il ne l'est qu'un riche entre dans le royaume du ciel; » autrement il semblerait que Zachée, chef des publicains, et dont l'Ecriture parle comme d'un homme très-riche, n'aurait pas dû être sauvé. Le conseil que donne saint Paul dans son épître à Timothée nous découvre de quelle manière ce qui est impossible aux hommes ne l'est point à Dieu : « Ordonnez aux riches de ce monde, » dit-il, «de n'être point orgueilleux, de ne mettre point leur confiance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous fournit avec abondance ce qui est nécessaire à la vie, d'être charitables et bienfaisants, de se rendre riches en bonnes oeuvres, de donner l'aumône de bon coeur, de faire part de leurs biens à ceux qui en ont besoin, de s'acquérir un trésor et de s'établir un fondement solide pour l'avenir, afin de pouvoir arriver à la véritable vie. » Ces paroles enseignent de quelle manière un chameau peut passer par le trou d'une aiguille, et de quelle manière cet animal bossu, ayant mis bas son fardeau, peut prendre des ailes de colombe pour aller se reposer sur les branches de l’arbre qui a pris racine d'un grain de sénevé. Les chameaux d’Isaïe, qui apportèrent de l'or et de l'encens à la ville du Seigneur, sont la figure de ce chameau bienheureux; et même nous lisons dans les fables d'Esope qu'une belette, ayant le ventre trop plein; ne put sortir par le trou par où elle était entrée. [79,4] Nebride donc, ayant incessamment ces mots devant les yeux : « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piégé élu diable et en divers désirs, » employait à faire subsister les pauvres ce qu'il recevait des libéralités de l'empereur et les émoluments des charges qu'il remplissait. Il se souvenait que Dieu a parlé de la sorte : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres, venez et me suivez ; » et parce qu'il ne pouvait pas exécuter ce commandement, ayant une femme, des enfants encore petits et une famille nombreuse, il employait les richesses injustes à se faire des amis qui le reçussent dans les tabernacles éternels. Il ne quittait pas une fois seulement ce qui l'embarrassait , comme les apôtres qui n'abandonnèrent qu'une fois leur bateau et leurs filets; mais il suppléait à la pauvreté des autres afin que la sienne fût soulagée un jour par leur abondance , et qu'ainsi tout fût réduit à la même égalité. La personne à qui ce petit ouvrage est adressé sait que je ne parle qu'après les autres, n'avant rien vu de ce que je dis, et que ce n'est point un bienfait qui m'a porté à raconter ceci, à l'exemple des écrivains de la Grèce, qui payaient par des louanges les grâces qu'ils avaient reçues d'un prince. On ne doit point avoir ce soupçon d'un chrétien : ayant de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents ; ne mangeant que des légumes et du pain noir, les richesses me seraient inutiles, et la flatterie, qui a toujours pour but d'être récompensée, ne me servirait de rien, et par conséquent il faut croire que je parle avec sincérité puisqu'il n'y a rien qui puisse m'obliger à mentir. [79,5] Mais, de peur qu'on ne se persuade que Nebride ne mérite d'être loué que par les aumônes qu'il a faites, quoique l'aumône soit d'elle-même d'une haute importance et que Salomon assure « qu'elle éteint le péché comme l'eau éteint le feu, » je rapporterai encore ses autres vertus, dont une seule se trouve dans peu de personnes en un degré aussi éminent qu'il les a eues toutes ensemble. Qui est celui qui a été jeté dans la fournaise du roi de Babylone sans être brûlé? quel est le jeune homme qui a laissé son manteau entre les mains d'une maîtresse égyptienne ? qui n'est point effrayé de ces paroles de saint Paul : « Je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans les membres de mon corps?» Chose difficile à croire, un seigneur élevé à la cour, familier avec l'empereur, et nourri à une table dont la mer et la terre entretiennent le luxe de ce qu'elles ont de plus précieux, eut à la fleur de son âge plus de pudeur qu'une jeune fille, et ne donna jamais lieu au moindre bruit qui eût porté préjudice à sa pudicité; un seigneur qui était cousin des fils de l'empereur, avec qui il avait fait ses exercices, ce qui seul est capable d'unir étroitement ceux que le sang n'avait pas unis , ne s'enfla point d'orgueil et ne méprisa point les autres; mais, se rendant aimable à tout le monde, aima les princes comme ses frères, les craignit comme ses souverains, et avoua que son bonheur dépendait de leur fortune. Il avait tellement gagné l'esprit des ministres, et de ce grand nombre d'officiers où la vanité des princes veut faire paraître la grandeur de leur fortune, que, quoiqu'ils fussent avec raison au-dessous de lui, ils crurent cependant lui être égaux par les bons services qu'il leur rendait. Il est bien difficile de ne point jouir de sa gloire, et de se faire aimer par des personnes au-dessus de qui l'on est. Quelle veuve n'a point été assistée de Nebride et quel orphelin n'a point trouvé en lui un père ? Il recevait les prières de tous les évêques d'Orient; il employait ce qu'il demandait à l'empereur à faire des aumônes, à racheter les esclaves et à soulager les malheureux ; et il l'obtenait avec d'autant plus de facilité que l'on savait que ce qui lui était accordé était une grâce pour plusieurs personnes. [79,6] Mais pourquoi différer à le dire? « toute la chair n'est que de l'herbe, et sa gloire la fleur de l'Herbe : » la terre est retournée dans la terre ; il, est mort en paix, il a été mis auprès de ses pères plein de lumière et de jours ; et étant parvenu à une heureuse vieillesse, car les cheveux blancs d'un homme consistent dans sa sagesse, » il a rempli en peu de temps l'espace de plusieurs siècles. Mais il vous a laissé ses ennemis, et une femme qui est un trésor de pureté. Le jeune Nebride, qui reste au monde, est le portrait du mort : la majesté du père parait dans le fils, et la conformité de leurs âmes se faisant voir au travers de son corps, on peut dire que ce petit corps est animé d'un grand courage. Il a une soeur qui est un assemblage de lys et de roses et qui, mêlant la beauté de son père avec les traits de sa mère, est seule une parfaite image de l'un et de l'autre. L'empereur ne fait point de difficulté de la porter à son cou ni l'impératrice, de la tenir entre ses bras. L'humeur de cette petite fille est si douce qu'elle est la joie de toute sa famille. Elle cause, et ses bégaiements rendent ce qu'elle dit plus agréable. [79,7] Vous avez donc, madame, des enfants à élever, et que vous pouvez considérer comme votre mari. «Les enfants d'une maison sont un don de la bonté du Seigneur, et le fruit des entrailles est une récompense qui vient de lui seul. » Vous avez deux fils pour un mari que vous avez perdu rendez à ceux-ci ce que vous deviez à l'autre, et que l'amour que vous leur portez vous consolera de son absence. Ce n'est pas peu de chose devant Dieu que de bien élever ses enfants. Ecoutez l'opinion de saint Paul sur ce sujet : « Que celle qui sera choisie pour être mise au rang des veuves n'ait pas moins de soixante ans; qu'elle n'ait eu qu'un mari, et qu'on puisse rendre témoignage de ses bonnes œuvres, si elle a bien élevé ses enfants, si elle a exercé l'hospitalité , si elle a lavé les pieds des saints, si elle a secouru les affligés, si elle s'est appliquée à toutes sortes d'actions pieuses. » Ne vous étonnez pas de l'âge de soixante ans qu’il demande, et ne croyez pas pour cela qu'il rejette les jeunes veuves: au contraire soyez persuadée que vous serez choisie par celui qui a dit : « Que personne ne vous méprise à cause de votre jeunesse ; » car il a plus d'égard à la pureté qu'à l'âge; autrement toutes les veuves au-dessous de soixante ans devraient se remarier; mais l'Apôtre donnant des conseils à l'Eglise, qui était en ce temps-là dans sa naissance, et pourvoyant aux nécessités de ceux qui la composaient et principalement à celles des pauvres, qui avaient été confiées à ses soins et à ceux de Barnabé, il veut en ce passage que l'on fasse part des biens de l’Eglise aux véritables veuves qui ne peuvent plus travailler de leurs mains et qui ont été éprouvées par leur âge et par leur vie. Le prêtre Héli devient criminel par les péchés de ses enfants, et par conséquent il faut croire que ceux qui demeurent dans la foi et qui s'appliquent aux exercices de charité et de continence rendent leurs pères agréables à Dieu. « Timothée, » dit l'Apôtre, «conservez inviolablement la pureté. » Ce n'est pas que je craigne rien de mauvais de vous, mais la charité me porte à vous avertir, parce que vous êtes dans un âge enclin aux plaisirs : croyez donc que ce que je vais dire s'adresse à vos jeunes ans et ne vous regarde point. « La veuve qui vit dans les délices est morte quoiqu'elle paraisse vivante. » C'est l'avis du vaisseau d'élection, et ces paroles viennent du trésor d'où celles-ci sont sorties : « Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle par ma bouche? » C'est le témoignage de celui qui connaissait par son expérience particulière la fragilité du corps de l'homme ; « car je n'approuve pas ce que je fais, » disait- il, « parce que je ne fais pas ce que je veux, mais jetais ce que je condamne. C'est pourquoi, » ajoute-t-il ailleurs, « je traite rudement mon corps et je le réduis en servitude, de peur qu'avant prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même. » Si ce grand apôtre appréhende, qui de nous peut être en sûreté? Si David et Salomon, qui étaient agréables à Dieu l'un et l'autre, ont été vaincus comme des hommes afin que leur défaite nous servit de préservatif et l'exemple de leur pénitence de moyen de nous sauver, qui ne craindra de tomber dans un chemin si glissant? Que l'on ne serve point à votre table de ces oiseaux qui coûtent tant, et ne croyez pas que ce soit ne manger point de chair que de vous abstenir de manger du lièvre et du cerf, puisque l'on ne mesure pas les animaux par le nombre de leurs pieds, mais par la délicatesse et le plaisir du goût. Je sais bien que saint Paul a dit que « tout ce que Dieu a créé est bon, et que l'on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec actions de grâce; »mais il a dit en un autre endroit : « Il est bon de ne point manger de chair et de ne point boire de vin; » et ailleurs « Ne vous laissez point aller aux excès du vin, d'où naissent les dissolutions. Tout ce que Dieu a créé est bon. » Ces paroles sont pour les femmes qui, ayant encore leurs maris, travaillent à leur plaire: pour vous qui avez enseveli les plaisirs dans le tombeau du vôtre, qui avez effacé avec vos larmes les parures de votre visage, et qui avez quitté les habits somptueux pour en prendre un de deuil, vous n'avez besoin que de persévérance dans le jeûne. Que la pâleur et la négligence vous tiennent lieu de perles: ne couchez point sur un lit de plumes, et n'échauffez point par les bains un sang déjà échauffé par l'ardeur de la jeunesse. Ecoutez ce qu'un poète païen fait dire à une veuve chaste qui veut demeurer dans la continence : « Celui à qui j'ai été mariée le premier a emporté mon amour avec lui en mourant; qu'il le garde dans son tombeau.» Si l'on parle de la sorte d'un verre de nulle valeur et d'une païenne, que doit-on dire d'un diamant de grand prix et d'une veuve chrétienne? si une femme idolâtre rejette les plaisirs par un simple sentiment de la nature, que doit-on attendre d'une dame chrétienne, qu'un époux dans le tombeau et un autre avec qui elle vivra un jour dans le ciel obligent à demeurer dans la continence? [79,8] Je vous prie encore une fois de ne pas croire que j'aie dessein de vous offenser par des avis donnés en général à une jeune personne : je vous écris parce que je crains et non pas pour vous faire des reproches, et je voudrais même que vous ignorassiez toujours ce que je crains. La réputation d'une femme est une chose fragile; c'est une fleur dont le moindre vent ternit bientôt la beauté, et particulièrement en un âge enclin aux plaisirs, et lorsque l'on n'est plus sous l'autorité de son mari dont l'ombre seule lui est un asile assuré. Que fait une veuve au milieu d'une famille nombreuse, parmi une foule de valets qu'elle ne doit pas mépriser parce qu'ils sont ses domestiques, mais avec qui elle doit rougir parce qu'ils sont hommes? S'il faut donc que le train d'une maison réponde à sa grandeur, que l'on en donne la conduite à un vieillard de bonnes moeurs et de qui la probité soit digne de celle qui l’aura choisi. Plusieurs femmes dont les maisons n'étaient ouvertes à personne n'ont pas laissé d'être calomniées à l'occasion de quelques domestiques qui passaient pour suspects, soit à cause de leurs habits somptueux, de leur embonpoint et de leur jeunesse, ou de l'orgueil que leur inspirait l'opinion secrète où ils étaient de n'être pas haïs; car quoiqu'ils cachassent cet orgueil, il paraissait néanmoins quelquefois en traitant leurs égaux comme s'ils eussent été leurs valets. Recevez ceci comme un avis, afin que vous veilliez avec toute sorte de soin sur votre coeur et que vous preniez garde à tout ce que l'on petit inventer à votre préjudice. [79,9] Que l'on ne voie point auprès de vous de faiseurs d'affaires trop ajustés, de ces comédiens qui joueraient le personnage de femme s'ils étaient sur un théâtre, de musiciens dont les airs empoisonnés sont le langage de Satan, ni de jeunes hommes mis avec coquetterie; qu'il n'y ait rien d'efféminé et qui approche de la comédie dans les services qu'on vous rendra. Cherchez de la consolation avec des personnes de votre sexe, ayant auprès de vous des veuves et des vierges ; car on juge aussi des maîtresses par les moeurs des servantes. Puisqu'il vous reste encore une mère très vertueuse et une tante qui n'a jamais été mariée, avec qui vous pouvez vous entretenir avec sûreté, pourquoi vous exposer au danger en recherchant la compagnie des étrangers? Lisez sans cesse l'Ecriture sainte, et vaquez si souvent a l'oraison qu'elle vous serve comme d'un bouclier pour repousser les mauvaises pensées qui attaquent ordinairement la jeunesse. Il est impossible d'être exempt de ces premiers mouvements qui sont comme les avant-coureurs de la passion et qui, chatouillant notre esprit de l'amorce du plaisir, nous mettent dans l'irrésolution de rejeter la pensée ou de nous y arrêter. De là vient que le Sauveur dit dans l'Évangile : « C'est du coeur que partent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les médisances; » ce qui nous apprend que le coeur de l'homme est enclin au final dès sa jeunesse, et que l'âme se trouve partagée entre les désirs de la chair et ceux de l'esprit, se laissant aller tantôt à ceux-ci et tantôt à ceux-là. Personne ne naît exempt de vices, et celui qui en a le moins est sans doute le meilleur. De là vient que le prophète a dit : « J'ai été si troublé que je n'ai pu parler; » et en un autre endroit «Mettez-vous en colère et ne péchez pas. » «Je t'assommerais de coups si je n'étais pas en colère, » dit un jour Archytas de Tarente à un paresseux; car « la colère de l'homme n'accomplit point la justice de Dieu.» Ce que nous avons dit d'une passion peut être appliqué aux autres: comme c'est le propre de l'homme de se mettre en colère et d'un chrétien de ne pas pécher, de même la chair désire ce qui est de la chair, et entraîne l'âme par des amorces dans des plaisirs qui lui donnent la mort; mais nous devons éteindre ces plaisirs dans l'amour de Jésus-Christ, et par le moyen de l'abstinence tenir dans la sujétion un animal qui se révolte. [79,10] Pourquoi tout cela? pour vous apprendre que vous êtes femme, et par conséquent sujette aux passions si vous ne prenez garde à vous. Nous sommes faits tous d'un même limon, la même concupiscence règne parmi la soie et parmi la bure; elle ne craint point la grandeur des rois et ne méprise point la bassesse des pauvres. Ayez plutôt mal à l'estomac qu'à l'âme; assujettissez plutôt votre corps que souffrir qu'il vous assujettisse. Ne m'alléguez point le secours de la pénitence, qui est le remède: des malheureux : il faut craindre une blessure qui se guérit avec douleur; il vaut mieux arriver au port dans un vaisseau qui n'ait point été battu de la tempête que s'exposer à être brisé contre les rochers en se sauvant nu sur une planche. En un mot, qu'une veuve ne passe point à un second mariage sous prétexte qu'il est toléré; qu'elle n'écoute point ces paroles de l'Apôtre : « Il vaut mieux se marier que brûler; » car si l'on ne brûle point, se marier n'aura en soi rien de bon. Que les hérétiques ne prennent point ici occasion de me calomnier : je sais que le mariage et un lit sans tache méritent d'être honorés; mais je sais aussi qu'Adam n'eut qu'une femme, même après avoir été chassé du Paradis terrestre. Lamech, homme de sang, de malédiction, et de la race de Caïn, divisa le premier la côte en deux, et cet auteur de la bigamie en fut incontinent puni par le déluge. Il est vrai que saint Paul, craignant la fornication, écrivit en ces termes à Timothée : « J'aime mieux que les jeunes veuves se marient, qu'elles aient des enfants, qu'elles gouvernent leur ménage et qu'elles ne donnent aucun sujet aux ennemis de notre religion de nous faire des reproches. » Il en rend aussitôt la raison : « Car déjà quelques unes se sont égarées pour suivre Satan. » Ainsi vous voyez qu'il ne couronne pas celles qui sont demeurées fermes, mais qu'il tend la main à celles qui sont tombées. Regardez ce que c'est qu'un second mariage, que l'on préfère seulement à un égarement abominable : «Parce que, » dit-il,«quelques-unes se sont égarées pour suivre Satan, , c'est pourquoi il permet à une jeune veuve, qui ne peut pas demeurer dans la continence ou qui ne veut pas le faire, de prendre plutôt un second mari que de suivre le diable. [79,11] Un second mari est sans doute fort à souhaiter, puisqu'on ne se donne à lui que pour n'être point à Satan. Jérusalem se laissa aussi aller autrefois à la débauche et s'abandonna à tous les passants. Elle cessa en Egypte d'être vierge; mais, étant entrée dans le désert et s'ennuyant de la longueur du chemin, elle reçut des lois qui ne lui étaient pas avantageuses, et de mauvais moyens de justification qui étaient plutôt un châtiment pour elle qu'un secours. Il ne faut pas s'étonner que les veuves incontinentes, de qui l'Apôtre dit: «La mollesse de leur vie les portant à secouer le joug de Jésus-Christ, elles veulent se remarier, s'engageant ainsi dans la condamnation par le violement de la foi qu'elles lui avaient donnée auparavant, » il ne faut pas, dis-je, s'étonner qu'elles aient obligé saint Paul à permettre les secondes noces. Cette loi, bien loin de leur être avantageuse, est un mauvais moyen de justification, puisqu'en leur laissant la liberté de se marier deux fois, trois fois, et vingt même si elles le voulaient, on leur donne moins des maris qu'on ne les empêche de commettre des adultères. Je vous dis ceci, ma chère fille, et vous le répète toujours, afin qu'oubliant le passé, vous regardiez l'avenir. Il y a des veuves comme vous dont vous pouvez suivre l'exemple, et entre autres Judith, et Anne, fille de Phanüel, qui demeuraient jour et nuit dans le temple, conservant le trésor de leur pureté par les jeûnes et par les prières. La première, qui est la figure de l’Eglise, coupa la tête au diable, et, l'autre, informée des misères qui devaient s'accomplir, reçut le Sauveur entre ses bras. Au reste , je vous supplie en finissant cette lettre de croire que si elle n'est pas plus longue, le défaut de paroles ou la stérilité de la matière n'en est pas cause : je crains d'être ennuyeux à une personne que je n'ai point l'honneur de connaître, et j'ai redouté le jugement qu'en feront en secret ceux qui la liront.