[72,0] LETTRE LXXII. A VITAL, PRÊTRE. [72,1] Le pilote Zénon, à qui vous dites avoir donné une lettre pour moi, ne m'en a remis qu'une seule fort courte de l'évêque Amable, qui m'envoie ses présents d'habitude. Je suis fort surpris qu'il ait oublié la vôtre, puisque d'ailleurs il a eu soin de m'apporter les présents de cet évêque et les vôtres. Car je ne puis m'imaginer que vous, qui aimez la vérité, vous ayez pu vous tromper à ce point : je crois plutôt que votre lettre, dont la suscription était en latin, se sera aisément perdue parmi les papiers de cet homme, Grec de nation. Je vais donc répondre à votre seconde lettre que le diacre Héraclius m'a remise. Vous me priez de vous expliquer comment Salomon et Achaz, d'après l'Écriture, ont eu des enfants à l'âge de douze ans ; car s'il est vrai que Salomon soit monté sur le trône à l'âge de douze ans, qu'il en ait régné quarante, et que son fils Roboam avait quarante et un ans lorsqu'il succéda à son père, il résulte que Salomon a été père à l'âge de douze ans, puisqu'ordinairement les femmes n'accouchent qu'au bout de dix mois. Le même Achaz, fils de Joathan, avait vingt ans lorsqu'il fut élu roi des deux tribus de Juda et de Benjamin, et son règne dura seize ans. Après sa mort, son fils Ezéchias lui succéda, alors âgé de vingt-cinq ans; ce qui indique que, lorsqu' Ezéchias vint au monde, son père Achaz ne pouvait avoir que dix ou onze ans. [72,2] Si le texte hébreu rapportait ces deux histoires autrement que les Septante, nous aurions recours à notre interprète ordinaire, et nous trouverions dans le texte quelque explication de cette question. Mais comme les exemplaires hébreux s'accordent ici avec toutes les autres versions, ce n'est point dans le texte, mais dans le sens de l'Écriture qu'il faut chercher la solution de cette difficulté. En effet qui pourrait croire qu'un enfant pût devenir père à l'âge de onze ans? On trouve dans les saintes Écritures plusieurs autres faits qui paraissent incroyables, et qui néanmoins sont très véritables; car la nature est forcée de plier sous la toute-puissance de Dieu, son auteur, et le vase d'argile ne peut dire au potier: « Pourquoi m'avez-vous fait de telle ou telle manière? » Mais d'ailleurs tout ce qui est miracle et prodige n'est plus dans l'ordre commun, et la nature ne peut en faire une règle. L'on a vu de nos jours à Lydda un homme qui était venu au monde avec deux têtes, quatre mains, un ventre et deux jambes; doit-on conclure de là que tous les hommes doivent naître de même? Nous n'avons qu'à lire les anciennes histoires, et particulièrement les auteurs grecs et latins, et nous verrons que les anciens purifiaient par des aspersions les monstrueuses productions de la nature, tant parmi les hommes que parmi les animaux. J'ai ouï dire (et Dieu m'est témoin de la vérité de mes paroles) qu'une femme prit soin d'un enfant abandonné de ses parents, lui servant elle-même de nourrice, et le faisant toujours coucher avec elle, lors même qu'il avait déjà atteint l'âge de dix ans. Or, un jour cette femme but avec excès, et se sentant brûlée par la volupté, elle engagea cet enfant par des caresses criminelles à satisfaire sa passion. Ce que le vin avait fait la première nuit, l'habitude le fit les nuits suivantes. En moins de deux mois cette femme devint enceinte par la permission du Seigneur, afin de rendre publique sa honte, elle qui, au mépris de Dieu et contre les lois ordinaires de la nature, avait abusé de la simplicité de cet enfant, et afin que ces paroles de l’Evangile fussent accomplies : « Il n'y a rien de caché qui ne doive être découvert. » [72,3] Considérons en même temps que l'Écriture semble accuser Salomon et Achaz d'impiété et de débauche. En effet; quoique l'un et l'autre de la race de David, ils se sont néanmoins éloignés du Seigneur; car Salomon s'est livré aux plaisirs avec tant de fureur, qu'il a entretenu jusqu'à sept cents femmes, trois cents concubines, et un nombre infini de jeunes filles qui servaient à ses plaisirs; et après avoir abandonné le Dieu de ses pères, il éleva des autels aux idoles de plusieurs nations, perdant ainsi le titre d'Ididia, c'est-à-dire de bien-aimé du Seigneur, pour celui d'amateur de femmes. Achaz envoya demander des secours au roi des Assyriens; et dans le temps même de sa plus grande affliction, il fit paraître encore un plus grand mépris du Seigneur; immolant des victimes aux dieux de Damas, qu'il regardait comme les auteurs de son malheur; élevant des autels dans toutes les villes de Juda pour y offrir de l'encens, et provoquant ainsi la colère du Dieu de ses ancêtres. Il porta encore son impiété plus loin; car ayant pris et brisé tous les vases dans le temple du Seigneur, il en fit fermer les portes et dresser des autels dans toutes les places de Jérusalem. Il marcha dans les voies des rois d'Israël, élevant des statues à Baal, offrant de l'encens dans la vallée des fils d'Ennon, et faisant passer ses enfants par le feu, suivant l'idolâtrie que le Seigneur avait détruite à l'arrivée des enfants d'Israël. Il résulte de là que ces deux princes ont vécu dans le dérèglement dès leurs plus tendres années, et que la naissance prématurée de leurs enfants est une preuve qu'ils s'étaient déjà abandonnés au péché avant le temps fixé par la nature. [72,4] Enfin l'on peut dire que Salomon monta sur le trône de David, son père, à l'âge de douze ans ; qu'ensuite (car l'Ecriture ne s'explique point là-dessus) David vécut encore sous le règne de son fils quelques années qu'on lui attribue, et non point à Salomon ; qu'après sa mort son fils régna seul durant quarante ans; et qu'ainsi l'histoire sainte marque et le commencement du règne de Salomon, et le temps qu'il a régné seul, c'est-à-dire qu'il n'a vécu en tout que cinquante-deux ans. Si vous doutez que, lorsque les enfants règnent du vivant de leurs pères, on compte la durée de leur règne par les années des pères et non pas des enfants, vous n'avez qu'à lire le livre des Lois, et vous verrez qu'Ozias ayant été frappé de lèpre et vivant à part dans une maison isolée, son fils Joathan gouverna le royaume et jugea le peuple jusqu'au jour de la mort de son père; et que cependant l'Ecriture dit qu'ayant succédé à son père à l'âge de vingt-cinq ans, il en régna seize, c'est-à-dire qu'il régna seul ce temps-là. Ce que nous disons de Salomon, nous devons le dire aussi d'Achaz, fils de Joathan et père d'Ezéchias. Voici une autre explication qu'on m'a donnée, ou plutôt un conte que m'a fait un certain Juif, fondé sur cette prophétie que j'ai expliquée depuis peu dans mes commentaires sur les dix divisions d'Isaïe, où ce prophète, pour réprimer la joie des Philistins qui semblaient triompher de la mort d'Achaz, leur dit : « Ne te réjouis point, terre de Palestine, de ce que la verge de celui qui te frappait a été brisée; car de la race du serpent il sortira un basilic, et ce qui en naîtra dévorera les oiseaux. » Par là l’Ecriture nous indique qu'Ézéchias devait succéder à Achaz. Fondé sur ce passage, ce Juif prétendait qu'Ezéchias n'était pas monté sur le trône de Juda aussitôt après la mort de son père, parce que les séditions populaires, les interrègnes, les malheurs dont toute la nation était accablée, et les différentes guerres qui s'élevèrent alors de tous côtés, avaient obligé les Juifs de différer le couronnement de ce prince. [72,5] Comme ces endroits sont très difficiles à expliquer, je rapporte les différents sentiments des auteurs, plus par manière de conversation que dans le dessein de traiter la matière à fond. Au reste, il me semble que l'on doit mettre ces sortes de questions au nombre de ces fables judaïques et de ces généalogies sans fin sur lesquelles l'Apôtre défend aux fidèles de disputer. Car à quoi sert de s'attacher à la lettre, et de s'amuser ou à critiquer un auteur, ou à démêler un point de chronologie, puisque saint Paul nous dit en termes formels : « La lettre tue et l'esprit vivifie. » Prenez la peine de relire tous les livres tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, et vous trouverez une variation si grande dans la chronologie, et tant de confusion dans les années des rois de Juda et d'Israël, que pour s'arrêter à ces sortes de questions il faut non pas aimer l'étude, mais avoir du temps à perdre. J'ai volontiers accepté les petits présents que vous m'avez envoyés, et je vous demande très instamment la continuation de l'amitié que vous m'accordez; car la vertu ne consiste pas à bien commencer, mais à persévérer. Acceptez aussi ce que j'ai chargé Didier de vous remettre.