[0] LETTRE LXVI. AU SÉNATEUR PAMMAQUE. [1] Un médecin qui, après avoir guéri une plaie, entreprend de n'y laisser aucune cicatrice et de rendre à la peau sa couleur naturelle, ne fait souvent qu'aigrir le mal. C'est aussi pourquoi je crains de vous écrire sur la mort de votre femme, après un si long délai. Le silence que j'ai gardé pendant deux ans a été inopportun sans doute, mais en le rompant, je crains d'être encore plus inopportun. Je n'ose toucher la plaie de votre cœur, déjà cicatrisée par le temps et la raison, de peur de renouveler votre douleur par le triste souvenir de la perte que vous avez faite. Car quel homme, si dur et insensible qu'il fût, pût sans verser des larmes entendre seulement prononcer le nom de votre chère Paulina? Qui pourrait voir tranquillement tomber et sécher tout à coup cette rose naissante, ou plutôt ce bouton qui n'avait pas eu le temps de s'épanouir et de paraître dans toute sa beauté? Elle n'est plus, cette femme qu'un mérite rare et distingué nous rendait si chère. Comme rien ne fait mieux apprécier le prix de la santé que la maladie, aussi rien ne nous fait mieux connaître le prix d'un bien que nous possédions que la douleur que nous cause sa perte. [2] Nous lisons dans l'Evangile que la semence tombée dans la bonne terre ayant porté du fruit, quelques grains rendirent cent pour un, d'autres soixante, et d'autres trente. Je trouve dans cette parabole une figure de trois sortes de récompenses que Jésus-Christ a accordées à trois personnes qui ne sont pas moins unies par la vertu que par le sang. Eustochia cueille les fleurs de la virginité; Paula mène, dans l'état des veuves, une vie pénible et laborieuse, et Paulina a conservé avec soin la chasteté conjugale. C'est en vivant avec ses deux saintes filles dans la pratique de toutes les vertus, que Paula a reçu sur la terre tout ce que Jésus-Christ nous promet dans le ciel. Mais pour montrer qu'une même famille a été assez heureuse pour produire quatre personnes d'une sainteté peu commune, et que les hommes n'y cèdent point aux femmes en vertu et en mérite, joignons à ces trois chrétiennes un homme semblable au chérubin dont parle Ezéchiel; je veux dire Pammaque, qu'elles aiment comme beau-frère, comme gendre, comme époux, ou plutôt comme leur propre frère; car dans les alliances spirituelles on ignore tous ces noms qui sont relatifs au mariage. Ces quatre personnes sont, pour ainsi dire, comme un char magnifique attelé de quatre chevaux que Jésus-Christ lui-même prend soin de conduire. C'est de ces chevaux que parle le prophète Abacuc lorsqu'il dit : « Vous monterez sur vos chevaux, et ils seront le salut de votre peuple. » Ils courent tous à la victoire, non pas avec une égale vitesse, mais avec le même esprit. Quoiqu'ils ne soient pas de même poil, ils tirent néanmoins avec une égale ardeur le joug auquel ils sont attachés; ils n'attendent pas pour marcher que le cocher se serve du fouet; sa voix seule les anime, et ils hennissent, à l'entendre. [3] Parlons un peu des maximes des philosophes. Il y a selon les stoïciens quatre sortes de vertus, savoir la prudence, la justice, la force et la tempérance, qui sont tellement inséparables que, si on ne les a toutes ensemble, on n'en a aucune. Chacun de vous en particulier possède toutes ces vertus, et les possède même dans un souverain degré; cependant on vous attribue particulièrement la prudence, à Paula la justice, à Eustochia la force, et à Paulina la tempérance. En effet, est-il rien de plus sage que de mépriser comme vous avez fait toutes les folies du monde, pour suivre Jésus-Christ, la vertu et la sagesse de Dieu? Est-il rien de plus juste que la conduite de Paula, à l'égard de ses enfants, à qui elle a donné tout son bien, afin de leur apprendre, par le mépris des richesses, à quoi ils devaient s'attacher ? Est-il rien qui égale la force et le courage d'Eustochia, dont la virginité a prévalu contre la vanité et l'orgueil d'une grande naissance, et qui la première a soumis au joug de la charité ce que Rome a de plus noble et de plus illustre? Fut-il jamais une modération plus grande que celle de Paulina? Persuadée de ce que dit l'apôtre saint Paul : « Que le mariage est honorable, » et que « le lit nuptial est sans tache, » ; d'ailleurs, n'osant aspirer ni au bonheur de sa sœur qui avait embrassé la virginité, ni à la vertu de sa mère qui vivait dans la continence, elle aima mieux assurer son salut en menant une vie commune que de l'exposer en s'élevant à un état trop sublime. Au reste dès qu'elle fut mariée, elle forma le dessein, et ce dessein l'occupa jour et nuit, de vivre en continence aussitôt que Dieu aurait béni son mariage, et d'engager son mari à prendre le même parti; car elle ne voulait pas abandonner ce cher époux qui marchait avec elle dans la voie du salut, et elle était résolue d'attendre qu'il voulût bien suivre son exemple. Comme elle avait fait par plusieurs fausses couches une triste expérience de sa fécondité, elle espéra toujours d'avoir des enfants. Mais en cherchant, malgré son extrême faiblesse, à plaire à sa belle-mère et à calmer l'inquiétude de son époux qui souhaitaient l'un et l'autre avec passion qu'elle leur donnât des héritiers, elle a eu en quelque façon le sort de Rachel; c'est-à-dire qu'au lieu d'un « fils de sa droite et de sa douleur, » elle a enfanté, pour ainsi parler, son mari à la vie monastique qu'elle avait dessein d'embrasser elle-même. J'ai appris, de gens très dignes de foi, que Paulina n'avait jamais eu dessein d'user du mariage, ni de s'assujettir à ce premier commandement que Dieu fit à l'homme : « Croissez, multipliez-vous, et remplissez la terre; » mais qu'elle n'avait désiré des enfants que pour donner des vierges à Jésus-Christ. [4] Nous lisons aussi dans l'Écriture sainte que la femme de Phinée, sur la nouvelle que l'Arche du Seigneur était prise, se sentit saisie tout à coup d'une douleur d'entrailles, accoucha d'un fils qu'elle nomma « Ichabod» et mourut aussitôt. L'enfant de Rachel fut nommé « Benjamin, » c'est-à-dire « le fils de ma force et de ma droite; » et celui de la femme de Phinée, qui devait tenir un rang distingué parmi les prêtres du Seigneur, reçut un nom relatif à la prise de l'arche d'alliance par les Philistins. Mais après la mort de Paulina, l’Eglise a enfanté à la vie monastique Pammaque comme un enfant posthume; et ce grand homme, qui compte parmi ses ancêtres et ceux de sa femme une longue suite de sénateurs, s'enrichit aujourd'hui par ses aumônes et s'élève par son humilité. Saint Paul écrivant aux Corinthiens leur dit « Considérez, mes frères, ceux d'entre vous que Dieu a appelés à la foi; il y en a peu de sages selon la chair, et peu de nobles selon le monde. » Il était nécessaire que Dieu agit ainsi dans les commencements de l'Église naissante, afin que « le grain de sénevé crût peu à peu, jusqu'à devenir un grand arbre, » et que l'Église, semblable à « une pâte qui s'étend, » se répandit par la prédication de l'Évangile. Rome voit de nos jours ce que le monde n'avait point encore vu. Autrefois il était rare de voir des gens sages, puissants et nobles selon le monde, embrasser la religion chrétienne; aujourd'hui plusieurs personnes distinguées sous tous ces rapports embrassent la vie monastique. Mon cher Pammaque est de ce nombre, lui qui est supérieur aux autres par sa sagesse, par sa dignité et par sa naissance. Autrefois il tenait le premier rang parmi les grands du monde, aujourd'hui il est le premier et le plus illustre des solitaires. Voilà les enfants que Paulina nous a donnés morte, et qu'elle avait toujours désirés vivante. « Réjouissez-vous, stérile, vous qui n'enfantiez point; chantez des cantiques de louanges, et poussez des cris de joie, vous qui n'aviez point d'enfants, » parce que vous avez mis au monde en un moment autant d'enfants qu'il y a de pauvres dans Rome. [5] On emploie aujourd'hui au soulagement des pauvres ces pierreries qui servaient à relever l'éclat de sa beauté; ces habits de soie et brodés d'or sont changés en des habits de laine qui tiennent le corps chaudement, et qui ne le laissent pas à demi nu, comme ces étoffes légères que les femmes ont coutume de porter pour satisfaire leur vanité. On consacre maintenant aux usages de la vertu ce qui servait autrefois à entretenir le luxe et la frivolité. Cet aveugle, qui tendait la main pour recevoir l'aumône, et qui souvent la demandait à celui qui ne pouvait la lui donner, partage aujourd'hui avec Pammaque la riche succession de Paulina. C'est elle qui soutient en quelque façon de ses propres mains ce malheureux estropié qui n'a ni pieds ni jambes pour marcher, et qui est obligé de traîner tout son corps. La porte de sa maison d'où l'on voyait autrefois sortir à tout moment une foule d'adorateurs et de courtisans, est aujourd'hui assiégée sans cesse par une troupe de pauvres. L'un est un hydropique qui porte la mort dans son sein; l'autre un muet, privé de la faculté de demander l'aumône, mais qui la demande d'une manière d'autant plus touchante que la parole lui manque ; ici c'est un enfant que l'on a estropié presque dès le berceau, et qui demande la charité, non pas pour lui, mais pour ceux qui lui ont cruellement ôté l'usage des membres; là, c'est un pauvre tout défiguré par la jaunisse, et qui traîne partout après lui un cadavre vivant. « Les cent voix de la renommée ne suffiraient pas pour faire l'énumération des maux qu'ils endurent. » C'est parmi cette foule de pauvres, qui le suivent partout, que Pammaque parait en public. Il console et soulage Jésus-Christ en leur personne, et leurs haillons lui donnent un nouvel éclat. Il tâche de gagner le ciel par les charités qu'il exerce envers les malheureux et l'empressement qu'il a de se voir lui-même au nombre des pauvres. Les autres maris jettent des fleurs sur les tombeaux de leurs femmes, afin d'adoucir, par ces marques de tendresse, la douleur qu'ils ont de les avoir perdues; mais Pammaque répand ses aumônes comme un baume précieux sur les saintes reliques et les vénérables ossements de Paulina; c'est avec ces odeurs qu'il parfume le tombeau où reposent ses cendres, sachant qu'il est écrit que « l'aumône efface le péché, de même que l'eau éteint le feu. » Saint Cyprien a composé un traité où il s'est fort étendu sur les avantages et le mérite de l'aumône; et Daniel fait assez connaître quelle est l'excellence de cette vertu lorsqu'il conseille à un roi impie d'assurer son salut en donnant l'aumône aux pauvres. Paula est ravie de ce que sa fille a eu pour héritier un homme qui sait faire un si bon usage des biens qu'elle lui a laissés. Elle n'a point de regret de voir passer en des mains étrangères des richesses qu'on emploie à soulager les pauvres, à qui elle les avait destinées; ou plutôt elle est bien aise, qu’en les distribuant selon ses désirs on lui ait épargné le soin et la peine de les distribuer elle-même. Il est vrai que ces biens sont dispensés par d'autres mains que les siennes, mais la dispensation qu'on en fait est toujours la même. [6] Qui eût jamais cru que Pammaque, qui compte tant de consuls parmi ses ancêtres, et qui est lui-même la gloire et l'ornement de la famille des Furius, dût paraître un jour avec un habit brun parmi des sénateurs couverts de pourpre, sans craindre ni les regards ni les railleries des personnes de son rang? «Il est une confusion qui conduit à la mort, et il est une confusion qui conduit à la vie. » La première vertu d'un solitaire est de mépriser les jugements des hommes, et de se souvenir toujours de ce que dit l'apôtre saint Paul : « Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ. » C'est dans ce sens que le Seigneur dit aux prophètes qu'il « les avait établis comme une ville d'airain et une colonne de fer, et qu'il leur avait donné un front plus dur que le diamant, » afin qu'ils fussent à l'épreuve des injures et des outrages, et que, par leur constance et leur inflexibilité, ils pussent prévaloir contre une populace insolente et audacieuse. Les opprobres et les outrages impressionnent un esprit bien fait moins que la crainte, et quelquefois ceux que la rigueur des supplices n'a pu ébranler se laissent vaincre par la honte. Le beau spectacle de voir un homme distingué par sa naissance, par ses richesses et par son éloquence, éviter de paraître sur les places publiques en la compagnie des grands du monde ; se mêler à la foule, s'attacher aux pauvres et à des hommes grossiers et se dépouiller de toute sa grandeur pour vivre en simple citoyen ! Mais il trouva dans ses abaissements un nouvel accroissement d'honneur et de gloire, [7] semblable, en quelque manière, à une perle précieuse et à un diamant très fin qui brillent au milieu des ordures et jusque dans la boue. C'est ce que Dieu nous promet dans l'Ecriture : « Je glorifierai, » disait-il, « ceux qui me glorifient. » D'autres peuvent appliquer ce passage aux plaisirs de la vie future qui doivent terminer nos maux, et à cette gloire immortelle qui doit succéder aux humiliations passagères de la vie présente et que Dieu accorde à ses saints dans le ciel; pour moi je trouve que les justes jouissent dès ce monde de la gloire que le Seigneur leur promet. Avant de se consacrer tout-à-fait à Jésus-Christ, Pammaque était connu dans le sénat; mais il y en avait bien d'autres que lui qui portaient les marques attachées à la dignité de proconsul. Ces sortes de dignités ne sont, point rares, le monde en est rempli. Pammaque se voyait élevé aux premières charges de l'empire; mais plusieurs partageaient avec lui cet honneur, et s'il se voyait supérieur aux uns, il était d'ailleurs inférieur aux autres. Il n'est point de poste, quelque éclatant qu'il soit, qui ne perde une partie de son prix et de son éclat dès qu'il est trop commun; et même les gens de bien regardent avec mépris les plus grandes charges, quand elles sont remplies par des personnes sans mérite. De là vient que Cicéron parlant à César dit admirablement qu'ayant voulu élever certaines gens à de hauts emplois, il avait déshonoré les dignités sans faire honneur aux personnes. Aujourd'hui le nom de Pammaque est dans toutes les Eglises, et l'univers, qui jusques ici avait ignoré qu'il fût riche, ne peut sans admiration le regarder dans la pauvreté. Est-il rien de plus grand et de plus honorable que la dignité de consul? Au bout d'une année cependant on s'en voit dépouillé, il faut céder la place à un autre et cesser d'être ce que l'on était. Les lauriers se cachent dans la foule et souvent l'indignité du triomphateur obscurcit la gloire du triomphe. Ces fonctions exercées auparavant par les familles patriciennes, propriété exclusive de la noblesse, dont Marius, ce vainqueur des Numides, des Teutons et des Cimbres, fut jugé indigne à cause de l'obscurité de sa naissance; et que Scipion, tout jeune qu'il était, mérita par son courage; ces fonctions, dis-je, n'appartiennent aujourd'hui qu'aux gens de guerre, et l'on ne voit plus que des hommes rustiques porter la palme triomphale. Nous avons donc plus reçu que nous n'avons donné ; ce que nous avons quitté n'est presque rien, et ce que nous possédons est d'un prix infini. Jésus-Christ nous donne au centuple ce qu'il nous a promis. C'était sur ces promesses qu'Isaac comptait autrefois, lui qui, préparé à la mort, porta la croix évangélique avant l'Evangile. [8] « Si vous voulez être parfait, » dit Jésus-Christ, « allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez. » Les grandes choses sont laissées à la volonté de ceux qui les comprennent. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul ne commande pas la virginité, parce que Jésus-Christ, parlant de ceux qui se sont faits eunuques pour gagner le royaume du ciel, ajoute aussitôt: « Que celui qui peut comprendre, comprenne; » car « cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde, si vous voulez être parfait. » On ne vous fait point une loi de cette perfection, on en laisse à votre zèle tout le mérite. Si donc vous voulez être parfait et vous rendre semblable aux prophètes, aux apôtres, à Jésus-Christ même, « vendez, » non pas une partie de votre bien, de peur de tomber dans l'infidélité par crainte de l'indigence, et de périr malheureusement comme Ananie et Saphire; mais « vendez tout ce que vous avez,, et après que vous l'aurez vendu, «donnez-en le prix aux pauvres, » et non pas aux riches ou aux orgueilleux. Donnez au pauvre de quoi subvenir à ses nécessités, et non pas au riche de quoi augmenter ses trésors. Quand vous lirez dans l'apôtre saint Paul « qu'on ne doit point lier la bouche au bœuf qui foule le grain; que celui qui travaille est digne du prix de son travail; que ceux qui servent à l'autel doivent avoir part aux oblations de l'autel, » souvenez-vous en même temps de ce que dit ailleurs le même apôtre: « Que nous devons être contents d'avoir de quoi nous nourrir et de quoi nous vêtir. » Là où vous voyez les plats fumer, des oiseaux de la Colchide cuire doucement; beaucoup d'argent, des chevaux fougueux; de jeunes garçons à la chevelure longue et soignée; des habits précieux, de magnifiques tapis; eh bien! celui à qui il faut donner est plus riche que le donateur. C'est presqu'un sacrilège de ne pas donner aux pauvres ce qui leur appartient. Mais pour s'élever au comble de la perfection et acquérir une vertu consommée, il ne suffit pas de mépriser les richesses, de distribuer tout son bien, de rejeter ce que l'on peut et perdre et trouver en un moment. Cratès de Thèbes, Anthistenès et plusieurs autres philosophes, hommes d'ailleurs très corrompus, l'ont fait. Mais un disciple de Jésus-Christ doit faire plus que ces sages esclaves de la vanité, et qui mendiaient l'estime et les applaudissements des hommes. Si vous ne suivez Jésus-Christ, en vain mépriserez-vous toutes les richesses de la terre. Or, suivre Jésus-Christ, c'est quitter le péché et embrasser la vertu. Voilà ce trésor que l'on trouve dans le champ des saintes Écritures, voilà cette perle précieuse pour laquelle on donne tout ce que l'on possède. Que si vous aimez une captive, je veux dire la sagesse du siècle, si vous vous êtes laissé gagner par les attraits de sa beauté, « coupez-lui les cheveux et les ondes, » retranchez-en ces vains ornements dont l'éloquence a coutume de se parer, lavez-la avec ce maître dont parle un prophète; après cela reposant avec elle, dites : « Elle met sa main gauche sous ma tête, et elle m'embrasse de sa main droite. » Cette captive quittera Moab pour entrer dans Israël, et récompensera par une heureuse fécondité l'attachement que vous aurez pour elle. Jésus-Christ est en nous le principe de cette sainteté sans laquelle personne ne verra Dieu; il est « notre rédemption, » il est tout à la fois et notre Rédempteur et le prix de notre salut; il est tout, afin que ceux qui ont tout quitté pour le suivre retrouvent aussi tout en lui, et qu'ils puissent dire avec confiance. « Le Seigneur est mon partage. » [9] Je m'aperçois bien que vous aimez passionnément l'Écriture sainte. Vous n'imitez pas certains esprits présomptueux qui veulent apprendre aux autres ce qu'ils ignorent eux-mêmes; vous voulez instruire avant que d'enseigner. Le style de vos lettres, simple et naturel, se rapproche de celui des prophètes et des Apôtres; vous n'affectez point une vaine et pompeuse éloquence; vous ne vous étudiez point, comme un écolier, à finir vos périodes par des expressions brillantes et ampoulées. Toute cette enflure, comme de l'écume, se dissipe en un moment, et, quelque grande quelle soit, elle est toujours contraire au bon sens. Caton disait, que « l'on fait toujours assez tôt ce que l'on fait assez bien. » Je crois que vous vous rappelez qu'autrefois nous nous moquions de cette maxime qu'un fameux orateur citait dans son exorde, et que tout le collège retentissait des voix des écoliers qui disaient : « L'on fait toujours assez tôt ce que l'on fait assez bien. » Que les arts seraient heureux, dit Quintilien, s'il n'y avait que les gens du métier qui se mêlassent d'en juger. Il faut être poète pour connaître toutes les beautés de la poésie; il faut savoir les différents systèmes des philosophes pour bien entendre leurs écrits. Personne ne juge mieux les ouvrages d'art que les artistes. Quant aux écrivains, ce qu'il y a de plus fâcheux pour eux, c'est qu'ils sont obligés d'abandonner leurs ouvrages au jugement du publie; et tel dans la foule se rend redoutable par sa critique, qui dans un tête-à-tête serait méprisable par sa faiblesse. Je vous dis cela en passant, afin que, content d'avoir l'approbation des savants et méprisant les vains discours d'une populace ignorante, vous vous appliquiez tous les jours à vous nourrir de l'esprit des prophètes et à vous entretenir, comme les patriarches, de vérités et des mystères de Jésus-Christ. [10] Soit que vous lisiez, soit que vous écriviez, soit que vous veilliez, soit que vous dormiez, que l'amour divin soit à votre égard comme une trompette qui retentisse sans cesse à vos oreilles et qui excite dans votre cœur de nobles sentiments. Transporté hors de vous-même par la vivacité de cet amour, « cherchez votre bien-aimé dans votre lit, » et dites avec confiance : « Je dors, et mon cœur veille. » Quand vous l'aurez trouvé, « arrêtez-le et ne le laissez point s'en aller. » Que s'il vous échappe dans le temps que vous y penserez le moins, ne perdez pas pour cela toute espérance de le retrouver, « allez le chercher dans les places publiques, conjurez les filles de Jérusalem de vous en donner des nouvelles; », vous le trouverez, « parmi les troupeaux des autres pasteurs, couché à l'heure de midi, fatigué, » enivré d'amour, « tout mouillé de la rosée qui est tombée durant la nuit, » se reposant à l'ombre des arbres du jardin, et respirant la douce odeur de toutes sortes de plantes aromatiques. «Donnez-lui là vos mamelles », afin qu'il suce le lait de la science dont vous vous êtes rempli, et « qu'il repose au milieu de son héritage comme une colombe qui a les ailes argentées, et dont les plumes de derrière sont éclatantes comme l'or. » Cet enfant, « qu'on nourrit» de beurre et de lait, et qu'on élève « sur des montagnes très fertiles, deviendra bientôt grand, et ne tardera guère à « dépouiller vos ennemis, à enlever toutes les richesses de Damas et à triompher du roi d'Assyrie. » [11] On m'a dit que vous aviez fait bâtir un hôpital et planté sur les côtes d'Italie un rejeton de l'arbre d'Abraham. Vous vous êtes campé, comme autrefois Enée, sur les bords du Tibre, où cet illustre fugitif fut contraint par la faim à manger les croûtes fatales qui lui servaient de table; là vous avez bâti une « Bethléem», c'est-à-dire une « maison de pain », où les pauvres, après avoir souffert longtemps la faim, reçoivent sans aucun retard de quoi subvenir à leurs besoins. Courage, mon cher Pammaque, votre vertu n'a rien de la langueur et de la faiblesse des vertus naissantes ; vous voilà déjà au nombre des parfaits ; dès vos premiers pas vous vous êtes élevé au comble de la perfection. C'est imiter le premier des patriarches, que de tenir comme vous faites le premier rang parmi les solitaires dans la première ville du monde. Que Lot, dont le nom signifie « qui baisse, » choisisse le plat pays pour y établir sa demeure ; qu'il prenne la gauche, et, qu'il marche dans ces routes faciles et agréables figurées par la lettre de Pythagore. Pour vous, préparez-vous un tombeau avec Sara dans des lieux escarpés et pierreux. Etablissez votre demeure proche la ville des lettres; et après avoir exterminé les géants, fils d'Enoc, ayez, pour héritier la joie et les ris. Abraham était riche en or, en argent, en troupeaux, en terres, en meubles précieux. Il avait une famille si nombreuse qu'en choisissant seulement les jeunes gens, il mit en un moment une armée sur pied, et défit quatre rois qu'il avait poursuivis jusqu'à Dan, et auxquels cinq autres rois n'avaient osé tenir tête. Après avoir souvent exercé l'hospitalité envers toutes sortes d'étrangers, il mérita enfin de recevoir le Seigneur. Il ne faisait pas servir ses hôtes par ses esclaves, de peur qu'ils ne dérobassent quelque chose à sa charité; mais, regardant l'arrivée des étrangers comme une bonne fortune, il leur rendait seul avec Sara tous les devoirs de l'hospitalité, leur lavait les pieds, apportait sur ses épaules un veau gras de son troupeau; se tenait debout comme un esclave pendant que ses hôtes mangeaient, et n'ayant pas encore mangé lui-même, il leur servait les viandes apprêtées par Sara. [12] L'amitié que j'ai pour vous, mon très cher frère, m'engage à vous parler ainsi, afin qu'après avoir donné tous vos biens à Jésus-Christ vous vous offriez encore vous-même à lui « comme une hostie vivante, sainte et agréable à ses yeux, pour lui rendre un culte raisonnable et spirituel; » et que vous imitiez le Fils de l'Homme, qui « n'est pas venu pour être servi, mais pour servir, » et qui a rendu à ses serviteurs et à ses disciples, lui, leur maître et leur Seigneur, les mêmes devoirs que le patriarche Abraham rendait aux étrangers. L'homme peut « donner peau pour peau, et abandonner tout ce qu'il possède pour sauver sa vie ; », mais « frappez sa chair, » dit le démon au Seigneur, « et vous verrez s'il ne vous maudira pas en face. » Notre ancien ennemi sait qu'il est plus difficile de se refuser aux plaisirs qu'aux richesses. Nous quittons aisément ce qui est hors de nous; mais la guerre que nous livrent les passions est plus à craindre. Nous rompons sans beaucoup de peine les liens qui nous attachent aux objets extérieurs ; mais nous ne saurions, sans nous faire une extrême violence, rompre ceux que la nature a formés. Zachée était riche, et les apôtres étaient pauvres. Celui-là, après avoir rendu à ceux qu'il avait injustement dépouillés quatre fois autant de bien qu'il leur en avait pris, distribua aux pauvres la moitié de ce qu'il lui restait; et, en recevant Jésus-Christ chez lui, il mérita de recevoir en même temps la grâce du salut. Cependant, parce qu'il était petit, et qu'il ne pouvait pas s'élever jusqu'à la perfection apostolique, il n'a pas été mis au nombre des apôtres. Ceux-ci n'ont rien quitté si l'on a égard à ce qu'ils possédaient dans le monde; mais si l'on envisage les dispositions de leur cœur, on peut dire qu'ils ont abandonné le monde et tout ce qui le compose. Si nous offrons à Jésus-Christ. tout ce que nous possédons et tout ce que nous sommes, notre offrande sera très agréable à ses yeux ; mais si, contents d'abandonner les dehors à Dieu, nous réservons le cœur pour le démon, ce partage sera injuste, et on nous dira : « Quoique votre offrande soit bonne, l'injuste partage que vous en faites ne vous rend-il pas criminel? » [13] Ne vous enorgueillissez pas d'être le premier des sénateurs qui ait embrassé la vie monastique; cet état ne doit vous inspirer que des sentiments d'humilité. Songez que le Fils de Dieu s'est fait homme, et que vos humiliations, quelque profondes qu'elles puissent être, ne sauraient jamais surpasser celles de Jésus-Christ. Marchez pieds nus, portez une tunique commune, mêlez-vous aux pauvres, entrez dans leur cabane, soyez l'œil des aveugles, la main des faibles, le pied des boiteux, portez vous-même l'eau, fendez du bois, faites du feu: eh bien ! où sont les draines? où sont les crachats? où sont les soufflets? où est la flagellation? où est la croix? où est la mort? Mais quand bien même vous auriez fait tout ce que je viens de dire, vous seriez toujours en cela beaucoup inférieur à Paulina et à Eustochia. Si elles ne vous surpassent pas par leurs actions, du moins la faiblesse de leur sexe donne à leur vertu une distinction que la vôtre n'a point. Je n'étais pas à Rome du vivant de Toxotius, votre beau-père, et dans le temps que Paula et ses filles voyaient encore le monde; je demeurais alors dans le désert, et plût à Dieu que je n'en fusse jamais sorti! Mais j'ai appris que pour éviter la boue des rues, elles se faisaient porter par des esclaves; que, pour peu que le chemin fût rude et inégal, elles avaient toutes les peines du monde à y marcher; que les habits de soie leur paraissaient trop lourds, et la chaleur du soleil insupportable. Aujourd'hui, négligées et défigurées, elles s'élèvent par leur courage au-dessus des faiblesses de leur sexe, préparent les lampes, allument le feu, balaient les appartements, apprêtent les légumes, mettent les herbes au pot, dressent la table, versent à boire, servent les viandes, et courent çà et là. Comme elles ont avec elles une nombreuse communauté de vierges, ne pourraient-elles pas se reposer sur les autres de tous ces soins? Mais elles ne veulent pas céder le mérite des exercices extérieurs à des filles sur qui elles ont de si grands avantages par les vertus de l'esprit et du cœur. En parlant ainsi, je ne doute pas de la vivacité de votre zèle ; mon dessein est de vous exciter à courir et à combattre l'ennemi que vous avez en tête. [14] Nous avons bâti ici un monastère et un hospice, afin que si Joseph et Marie viennent encore à Bethléem, ils puissent y trouver une retraite. Mais nous sommes tellement accablés de solitaires qui viennent ici en foule de toutes les parties du monde, que nous ne pouvons ni renoncer ni suffire à l’hospitalité. Comme nous n'avons pas eu soin, selon la parabole de l'Évangile, de « supputer la dépense qui était nécessaire pour achever la tour que nous avions dessein de bâtir, » j'ai été obligé d'envoyer mon frère Paulinien en notre patrie pour vendre le reste de notre patrimoine, qui a échappé à la fureur des Barbares; de peur que l'ouvrage que nous avons entrepris en faveur des étrangers, venant à tomber, nous ne soyons exposés aux railleries des envieux et des médisants. [15] En finissant ma lettre, où j'ai parlé de Paula et d'Eustochia, de vous et de Paulina, je m'aperçois que je n'ai rien dit de Blésilla, qui vous était si étroitement unie, et par les liens du sang, et par la pratique de la vertu. J'ai presque oublié de parler de celle qui est morte la première. De cinq que vous étiez, Blésilla et Paulina, sa sœur, sont devant Dieu ; pour vous, vous irez aisément à Jésus-Christ en marchant dans les voies de la perfection entre Paula et Eustochia.