[54,0] LETTRE LIV. CONSEILS SUR LA VIDUITÉ. A FURIA. [54,1] On ne peut rien voir de plus pressant que la lettre que vous m'écrivez pour me prier de vous apprendre comment vous devez vivre pour ne pas perdre la couronne de la viduité, et pour vous maintenir dans toute la pureté que demande cet état. Je ne saurais assez vous exprimer la joie que j'ai de ce que vous souhaitez vivre, après la mort de votre mari, comme votre mère Titienna de sainte mémoire a vécu si longtemps dans le mariage. Le ciel, exauçant ses voeux et ses prières, lui a accordé pour sa fille unique un avantage qu'elle-même a possédé durant sa vie, et qui semble être attaché à votre famille ; car depuis Camille on n'y a point vu de veuves, ou du moins l'on n'y en a vu très peu qui se soient remariées. Aussi vous serez bien moins digne de louanges si vous persévérez dans le dessein que vous avez formé que de blâme si, étant chrétienne, vous abandonniez le parti que des dames païennes ont suivi durant tant de siècles. [54,2] Je ne vous dis rien de Paula et d'Eustoquia, qui font la gloire et l'ornement de votre famille, de peur qu'on ne s'imagine qu'en vous exhortant à la vertu, je veuille profiter de cette occasion pour faire leur éloge; je ne vous parle point non plus de votre belle-sœur Blesilla, qui, étant morte un peu après son mari, acheva en peu de temps la longue carrière des vertus. Plût à Dieu que les hommes suivissent les femmes dans des routes si belles, et qu'on pût obtenir d'une vieillesse décrépite ce qu'une florissante jeunesse nous donne d'elle-même! En parlant de la sorte je me mets la main dans le feu : on me regardera de mauvais oeil, et cette lettre sera cause que plusieurs vieillards de qualité se soulèveront contre moi, disant que je suis un magicien, un séducteur, et qu'on doit me reléguer aux extrémités de la terre ; mais qu'ils m'appellent encore Samaritain, m'honorant d'un nom qui a été donné à mon Sauveur, ils ne m'accuseront pas au moins de mettre de la division entre le père et la fille, et de me servir de ces mots de l'Evangile : « Laissez aux morts le soin d'ensevelir les morts ; » car celui qui croit en Jésus-Christ est vivant, et il doit marcher comme il a marché. [54,3] Au reste, nous sommes à couvert de l'envie et de la haine que les médisants portent ordinairement aux chrétiens : nous ne nous connaissons l'un l'autre que par des lettres, et l'on peut dire qu'une connaissance de cette nature n'a pour fondement que la charité. Honorez votre père, mais pourvu qu'il ne vous éloigne pas de Dieu, dont vous êtes véritablement la fille; écoutez la voix du sang et celle de la nature, pourvu que la nature et le sang écoutent celui dont ils sont la créature. « Ecoutez, ma fille, » dit David, « ouvrez les yeux et prêtez l'oreille; oubliez votre famille et la maison de votre père, et alors le roi concevra de l'amour pour votre beauté, car il est votre souverain seigneur. » On promet une, grande récompense à celles qui oublieront la maison de leur père : le roi concevra de l'amour pour leur beauté. Pour moi, puisque vous avez écouté, que vous avez ouvert les yeux et prêté l'oreille, oubliant votre famille et la maison de votre père, je ne doute point qu'il ne conçoive de l'amour pour le vôtre, et qu'il ne dise en parlant de vous : « Mon épouse est entièrement belle, et il ne se trouve rien à dire en elle. » Il n'y a rien de plus l’eau qu'une âme qui est appelée la fille de Dieu : elle a de la confiance en Jésus-Christ, et dans cette confiance elle marche vers son seigneur et son époux. [54,4] Vous avez appris dans le mariage même ce que le mariage a d'ennuis; vous vous êtes rassasiée de cailles jusqu'à en avoir du dégoût; votre bouche a senti l'amertume de la bile: voudriez vous manger encore de ce qui vous a rendu malade, et retourner comme un chien à votre vomissement? Les oiseaux et les autres bêtes ne tombent pas deux fois dans les mêmes embuscades. Craignez-vous que la famille des Furius ne s'éteigne, et que vous ne laissiez point à votre père un petit-fils qui lui saute au cou, comme si tous ceux qui ont été mariés devaient avoir des enfants, ou que tous les enfants répondissent à la vertu de leurs ancêtres? Le fils de Cicéron fut-il aussi éloquent que son père? Cornélia, que vous comptez parmi vos aïeules et qui fut un modèle achevé de vertu, n'a-t-elle point été fâchée d'avoir été la mère des Gracques? Il est ridicule d'attendre comme une chose assurée ce que nous voyons manquer à d'autres, ou ce que nous leur voyons perdre quand ils en ont la possession. Mais à qui laisserez-vous une succession si opulente? qui sera votre héritier? Jésus-Christ, qui ne meurt point et qui est votre seigneur. Votre père en aura de la douleur, mais Dieu s'en réjouira ; votre famille en sera dans la consternation, mais les anges vous en féliciteront. Que votre père dispose de son bien comme il lui plaira: vous n'appartenez pas à celui qui vous a mise sur la terre, mais au Sauveur, qui vous a rachetée par le prix infini de son sang. [54,5] Déliez-vous de votre nourrice et des autres femmes de cette nature, dont la langue est empoisonnée : comme elles veulent s'enrichir à vos dépens, elles vous parleront moins pour votre bien que pour leur intérêt particulier. La frugalité est inséparable de la pudicité, et la frugalité est la ruine de ces âmes basses qui croient qu'on leur dérobe ce qu'elles ne volent point, et qui jugent de ce qu'elles prennent par sa valeur, sans regarder à qui elles le prennent. Aussitôt qu'elles voient un chrétien elles l'appellent imposteur et déchirent sa réputation, feignant d'avoir appris des autres ce qu'elles en inventent elles-mêmes. Ainsi leur mensonge sert de fondement à la renommée, qui, s'étant répandue par leur moyen dans la haute société, parcourt des provinces entières. Vous en verrez la plus grande partie, avec une langue envenimée et des yeux de vipère reprendre les chrétiens ; quelques-uns même de notre profession prennent parti avec elles, et médisent des autres comme on médit d'eux à leur tour. Ils parlent de nous évitant de rien dire d'eux-mêmes, comme s'il y avait de la différence entre les ecclésiastiques et les solitaires, et comme si ce que l'on impute à ceux-ci ne rejaillissait pas sur les autres puisqu'ils en sont les pères. La ruine du troupeau est toujours honteuse à celui qui en a la conduite; et d'ailleurs la vie d'un solitaire est digne de louange, particulièrement lorsqu'il a de la vénération pour les ecclésiastiques, et qu'il rend ce qui est dû à un ordre à qui il a l'obligation d'être chrétien. [54,6] Si je parle de la sorte, ma chère fille, ce n'est pas que je doute de votre résolution ; car si vous n'étiez persuadée des avantages de la monogamie vous n'auriez pas exigé de moi que je vous en écrivisse: mon dessein est seulement de vous découvrir la malice de vos servantes, qui voudraient vous vendre à l'encan les embûches de vos parents et l'erreur de votre père. Peut-être que ce dernier ne manque pas d'amour pour vous, mais il n'a pas la science de l'amour, et je puis à son occasion me servir des termes de saint Paul : « Je puis leur rendre ce témoignage qu'ils ont du zèle pour Dieu, mais c'est un zèle qui n'est point selon la science. » Imitez, imitez plutôt notre illustre mère, je vous le répèterai toujours : je ne me souviens jamais d'elle sans me représenter sa ferveur extraordinaire, son visage pâle et exténué de jeûnes, les aumônes qu'elle faisait, son obéissance aux serviteurs de Dieu, la pauvreté de son coeur et de ses habits, et enfin la modération avec laquelle elle parlait à tout le monde. Pour votre père, dont je fais ici mention parce qu'il est chrétien, et non pas parce qu'il a été consul et qu'il est un des premiers de Rome, qu'il se réjouisse d'avoir plutôt donné une fille à Jésus-Christ qu'au monde, et qu'il regrette tout à la fois et la perte de votre virginité et la stérilité de votre mariage. Où est le mari qu'il vous avait donné? Quand même il se serait rendu aimable et qu'il aurait eu pour vous beaucoup de complaisance, la mort pour cela ne l'aurait pas épargné davantage. Servez-vous donc de l'occasion et faites, comme on dit, de nécessité vertu. On ne considère pas dans un chrétien le commencement, mais la fin. Saint Paul commença mal, mais il finit heureusement; les premières années de la vie de Judas furent dignes de louange, mais la fin en fut abominable par la trahison qu'il commit. « La justice du juste», dit Ezéchiel, « ne le délivrera point quand il péchera, et l'impiété du pécheur ne le perdra point pourvu qu'il se convertisse. » C'est là l'échelle de Jacob, par laquelle les anges montent et descendent, sur laquelle Dieu est appuyé, présentant la main à ceux qui sont tombés et encourageant par sa présence ceux qui sont las. Mais si Dieu désire moins la mort du pécheur que sa conversion, il ne peut aussi souffrir les tièdes. Plus on pardonne à quelqu'un, plus on l'aime. [54,7] Cette femme de mauvaise vie de l'Evangile qui fut baptisée de ses larmes et qui, essuyant les pieds du Sauveur avec les cheveux qui lui avaient servi à séduire le monde, mérita d'être sauvée, ses sourcils n'étaient point peints, et cette femme paraissait d'autant plus belle qu'elle était plus négligée. En effet, quel est le dessein d'une femme qui s'est donnée à Jésus-Christ en se servant de fard, et en se mettant du rouge sur les joues, sur les lèvres, et du blanc sur le cou? C'est allumer et entretenir l'envie de la concupiscence dans l'âme des jeunes gens et faire voir des marques de son impureté. Celle qui se lave la peau avec des eaux distillées et qui se peint le visage est-elle capable de pleurer pour ses péchés? Ces ornements ne sont point de Dieu, ils sont de l'Antéchrist : comment osera-t-elle lever vers le ciel un visage qui ne sera point reconnu par celui qui l'a formé? Que l'on ne prenne point pour prétexte la jeunesse, qui semble être un âge où l'on doive souffrir ce désordre parmi celles de votre sexe. Une veuve, qui a perdu son mari à qui elle était obligée de plaire, et qui est vraiment veuve, pour me servir des termes de l'Apôtre, n'a besoin que de persévérance. Elle se souvient des plaisirs passés, de ce qui a contribué à les lui donner et de la perte qu'elle a faite; mais il faut qu'elle éteigne l'envie allumé par le diable dans la rigueur de ses jeûnes et de ses veilles. Nous devons parler comme nous sommes vêtus ou nous vêtir comme nous parlons. Pourquoi promettre le contraire de ce que nous faisons voir? La pureté est dans votre bouche, et l'impureté parait dans vos habits! [54,8] D'ailleurs, et ceci n'est pas de moi mais encore de l'Apôtre : « La veuve qui vit dans les délices est morte, quoiqu'il semble qu'elle soit vivante?» Quel est le sens de ces paroles : « est morte quoiqu'il semble qu'elle soit vivante? » C'est-à-dire qu'il semble aux ignorants qu'elle vive et qu'elle ne soit pas morte par le péché, quoiqu'elle le soit effectivement devant Jésus-Christ, que les replis d'un coeur ne peuvent tromper. « L’âme, » dit l’Ecriture, « qui aura péché mourra. Il y a quelques personnes dont les péchés sont connus avant le jugement et l’examen qu'on en pourrait faire; il y en a d'autres dont les défauts ne se découvrent qu'en suite de cet examen : de même il y en a dont les bonnes ouvres sont visibles d'abord, ou, si elles ne le sont pas, elles ne demeureront pas longtemps cachées. » Voilà en d'autres termes la même pensée : Il y en a qui pèchent avec tant de liberté et si ouvertement qu'on les prend pour des pécheurs en les voyant, et d'autres au contraire qui cachent leurs fautes avec tant d'artifice qu'on ne s'en aperçoit que par l'habitude qu'on a dans la suite avec eux : de même il y en a dont les bonnes actions paraissent d'abord, et il y en a d'autres dont on ne connaît le mérite qu'avec le temps. Pourquoi vous vanter d'avoir de la pureté, ce que l'on ne peut reconnaître qu'à votre frugalité et à votre modération, qui en sont les compagnes inséparables? Si saint Paul assujettit son corps à son âme par des macérations de peur de ne pas pratiquer lui-même ce qu'il enseigne aux autres, la chasteté d'une jeune femme peut-elle être en sûreté avec un corps échauffé par l'abondance des viandes? [54,9] Ce n'est pas que je condamne les viandes, que Dieu a créées pour s'en servir avec actions de grâces; mais je veux ôter aux jeunes gens une amorce à la volupté et aux plaisirs. Le Vésuve et l'Olympe ne sont pas plus embrasés que le corps d'une jeune personne, quand il est enflammé par la bonne chair et par le vin dont il est plein. La plupart triomphent de l'avarice et s'en défont en renonçant à l'argent; on corrige un homme de la médisance en lui ordonnant de garder le silence ; le désir d'être paré et d'avoir des habits magnifiques se passe en une heure ; en un mot les autres péchés étant extérieurs, on les évite facilement; mais Dieu ayant enraciné en nous-mêmes l'amour des plaisirs parce qu'il est nécessaire pour faire naître des enfants, il devient un crime en allant au-delà de la fin pour laquelle il a été créé. C'est donc l'ouvrage d'une grande vertu et d'une exacte précaution de vaincre ce qui est né avec nous, de vivre dans un corps comme si l'on n'en avait point, de combattre contre nous-mêmes tous les jours, et d'observer avec les cent yeux de l'Argus de la Fable un ennemi enfermé dans nous-mêmes. C'est ce que disait saint Paul : « Quelque autre péché que l’homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet fornication pèche contre son propre corps. » Les médecins qui ont écrit des propriétés du corps humain, et entre autres Galien, assurent que celui des enfants, des jeunes gens, des hommes formés et celui des femmes sont naturellement chauds; de sorte que les viandes qui peuvent augmenter cette chaleur leur sont contraires ; et de là ils concluent qu'ils doivent user de choses froides. Il n'en est pas de mène des vieillards, à qui le vin vieux et tout ce qui est chaud est propre parce qu'ils sont pleins de pituite et d'humeurs froides. « Prenez garde à vous, » dit le Sauveur, « de peur que vos coeurs ne s'appesantissent par l'excès des viandes et du vin et par les inquiétudes de cette vie. » L'Apôtre ajoute : « Ne vous laissez pas aller aux excès du vin, d'où naissent les dissolutions. » {---, Térence, L'Eunuque, vers 733 : "Sans Cérès et Bacchus, Vénus est transie") [54,10] C'est pourquoi le premier avis que je vous donne est de mettre de l'eau dans votre vin jusqu'à ce que l'âge ait tempéré les ardeurs de votre première jeunesse; ou, si quelque infirmité vous en empêche, suivez l'avis que saint Paul donne à Timothée : «Usez d'un peu de vin à cause de votre estomac et de vos fréquentes maladies. » Ensuite prenez garde de ne point manger de ce qui est chaud ; et je ne parle pas seulement de la chair, dont le vaisseau d'élection a dit: «Il est bon de ne point manger de chair et de ne point boire de vin, » mais encore des légumes, qui enflent et qui appesantissent. Sachez qu'il n'y a rien de plus convenable à la jeunesse chrétienne que les herbes : « Que celui qui est malade, » ajoute saint Paul, « mange des herbes; » et il dit en un autre endroit : « Car il faut éteindre le feu de nos corps par des viandes froides. » Daniel et les trois enfants ne vivaient que de légumes, quoiqu'ils fussent dans un âge d'innocence. Nous ne cherchons pas dans cette nourriture la beauté du corps, dont ceux-ci furent récompensés, mais la force de l'âme qui augmente à proportion que le corps s'affaiblit. De même quelques-uns de ceux qui travaillent à devenir chastes succombent au milieu de la carrière, car, faisant consister toute l'abstinence à ne point manger de chair, ils se chargent l'estomac de légumes qui leur auraient été profitables s'ils en avaient mangé avec modération. Il n'y a rien qui nous échauffe davantage que l'indigestion qui naît des viandes prises avec excès. J'aime mieux, ma fille, avoir quelque confusion de parler si librement que hasarder la cause que je défends. Estimer, un poison tout ce qui peut faire naître la volupté. Un repas léger et un estomac légèrement chargé sont préférables à une abstinence de trois journées entières; il vaut mieux manger tous les jours un peu que manger rarement et se rassasier entièrement. La pluie qui tombe insensiblement est plus fertile que ces orages qui, venant avec précipitation, ravagent la campagne. [54,11] Quand vous êtes à table, songez à vous appliquer ensuite à la lecture et à la prière : ayez un nombre fixé de pages de l’Ecriture sainte à lire. Payez tous les jours ce tribut à votre Sauveur, et ne vous endormez jamais que vous n'en soyez quitte. Après l'Écriture sainte, lisez les ouvrages des savants hommes dont la foi est sans reproche, et ne cherchez point de pierres précieuses dans la boue; au contraire, pourvu que vous puissiez en posséder une seule ne balancez pas à sacrifier toutes les autres; que la passion que vous pouvez avoir pour les perles et les habits somptueux cède à l'amour des livres sacrés. Entrez dans la terre de promission où le miel et le lait se trouvent en abondance; portez comme Joseph un habit de diverses couleurs, percez vos oreilles, comme Jérusalem, de la parole de Dieu, afin que l’on y voie pendre les grains précieux d'une moisson nouvelle. Vous avez auprès de vous l'illustre Exupère, qui est dans un âge avancé et dont la foi est éprouvée : il peut vous donner souvent des avis salutaires. [54,12] Employez les richesses injustes à vous faire des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels ; faites part de votre bien à ceux qui ont besoin de pain et non pas à ceux qui vivent dans l'opulence, afin de rassasier les uns et de ne pas augmenter le luxe des autres. Soyez touchée de compassion pour les pauvres; donnez à tous ceux qui vous demanderont, mais particulièrement aux fidèles; habillez les nus, donnez à manger à ceux qui ont faim, visitez les malades. Quand vous étendrez la main pour donner quelque chose, mettez-vous Jésus-Christ devant les yeux, et prenez garde d'enrichir les autres pendant qu'il mendiera un morceau de pain. [54,13] N'ayez point de commerce avec les jeunes gens ni avec ceux qui sont toujours bien frisés; bannissez de votre maison les musiciens et les joueurs d'instruments comme des suppôts de Satan ; n'usez point de la liberté des veuves en sortant souvent accompagnée d'une foule d'eunuques. C'est une mauvaise coutume qu'un sexe fragile, et dans un âge peu avancé, s'abandonne à sa propre conduite et croie que tout lui soit permis. «Tout m'est permis, mais tout ne m'est pas avantageux, » dit saint Paul. N'ayez point de maître-d'hôtel frisé et parfumé, ni d'écuyer bien fait dont le visage soit couvert de vermillon, car on juge quelquefois des maîtres par leurs valets. Recherchez la compagnie des vierges saintes et des veuves. S'il est nécessaire que vous parliez à des hommes, ce que je ne crois pas que vous deviez éviter, faites-le de telle manière que vous n'ayez pas de peur et ne rougissiez pas à l'arrivée d'un autre. Le visage est le miroir de l'âme, et les yeux, quoique muets, découvrent ce que l'âme a de plus caché. Nous avons entendu depuis peu un bruit fort désavantageux qui a couru par tout l'0rient : à l'âge, aux habits, à la démarche, aux compagnies, aux repas somptueux et à l'équipage magnifique d'une dame, on eût dit qu'elle épousait un Sardanapale ou un Néron : que la blessure des autres nous serve de préservatif. Le coupable devient sage par le châtiment de celui qui lui ressemble; on fait bientôt cesser un mauvais propos, et la vie qu'on mène dans la suite fait juger de celle qu'on a menée auparavant. Il est impossible en ce monde de se mettre toujours à l'abri de quelque médisance, car c'est la consolation des coupables de pouvoir reprendre les bons, et ils croient que leurs fautes deviennent plus rémissibles à proportion que le nombre des pécheurs augmente; mais un feu de paille est de peu de durée; la flamme même la plus ardente s'éteint quand elle n'a rien à consumer. Si le bruit qui courut l'an passé est faux, et quand il serait véritable, il cessera quand on en fera cesser la cause. Je ne crains pas en parlant de la sorte quelque chose de semblable pour vous; mais par un mouvement de charité je tremble même quand il n'y a rien à appréhender. Ah! si vous voyiez votre soeur et si vous entendiez les paroles qui sortent de sa bouche, vous jugeriez de quel esprit est animé un si petit corps, et vous avoueriez que son coeur est enrichi des dépouilles de l'Ancien et du Nouveau-Testament. Les jeunes lui tiennent lieu de divertissement et les prières de délices. Elle tient des timbales comme une autre Marie, et, voyant Pharaon submergé, elle s'écrie à la tête d'une troupe de vierges en ces termes : « Chantons des cantiques au Seigneur : il a été exalté d'une manière sans pareille, et il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier.» Elle passe les jours et les nuits de la sorte, attendant l'arrivée de l'époux avec de l'huile, dont elle a fait provision pour sa lampe. Imitez-la donc : que l'on trouve à Rome ce qu'on rencontre à Béthléem, qui est une ville beaucoup plus petite que la capitale de l'empire romain. [54,14] Vous êtes riche, vous pouvez facilement donner à manger aux pauvres : employez à des actes de charité ce qui avait été préparé pour le luxe. Si vous n’êtes point dans le dessein de vous remarier vous ne devez point craindre la pauvreté. Retirez des vierges de l'esclavage du siècle et les conduisez dans l'appartement du roi; rachetez des veuves et les vêtez comme de belles violettes parmi les lis des vierges et les roses des martyrs; faites de ces bouquets, au lieu de la couronne d'épines sous laquelle le Sauveur a porté la peine des péchés des hommes. Donnez de la joie et de l'assistance à votre illustre père; que sa fille lui remette dans la mémoire ce qu'il a appris de sa femme. Il a les cheveux blancs, les dents lui tombent, son front est couvert de rides, la mort est à ses côtés, et il semble que le lieu où sera son tombeau soit déjà marqué; car, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, nous vieillissons : qu'il prépare donc ce qui est nécessaire pour un long voyage; qu'il emporte avec lui ce qu'il sera contraint de quitter; ou, pour mieux dire, qu'il envoie au ciel devant lui ce que la terre dévorera s'il ne le fait pas. [54,15] Les jeunes veuves, dont quelques-unes suivent Satan et violent en se remariant la foi qu'elles avaient promise à Jésus-Christ, tiennent ordinairement ce langage : « Le peu de biens que j'ai se perd tous les jours; je dissipe ce que mes ancêtres m'ont laissé ; un valet me parle avec arrogance; une servante ne m'obéit point : qui fera mes affaires de dehors? qui élèvera mes enfants et aura soin de mes domestiques?» C'est ainsi qu'elles prennent pour prétexte de leur second mariage ce qui devrait les en détourner : en effet, une mère ne donne pas à ses enfants un homme qui les élève, mais un ennemi; elle ne les abandonne pas à la conduite d'un père, mais elle les assujettit à un tyran. L'ardeur de la concupiscence lui fait oublier une partie d'elle-même : de petits innocents qui ne sont pas encore capables de connaître leur infortune voient une nouvelle mariée en celle qui a pleuré longtemps la mort de leur père. Pourquoi alléguer votre bien et l'arrogance de vos valets ? avouez plutôt votre infamie, car une femme ne prend point un mari pour ne point coucher auprès de lui. Si la concupiscence ne vous porte pas à ce dessein, quelle folie de vous prostituer comme une courtisane pour devenir riche, et de souiller votre pureté, dont le prix est inestimable, pour des richesses périssables et de nulle valeur! Pourquoi vous remarier si vous avez des enfants? si vous n'en avez point, pourquoi vous exposer à une stérilité achevée dont vous avez vu le commencement dans votre premier mariage, et préférer unie chose incertaine à une honte assurée? On fait aujourd'hui votre contrat de mariage, et bientôt on vous forcera de faire votre testament : votre mari, dans une parfaite santé, feindra d'être malade et fera le sien pour vous engager à en faire autant, et à mourir s'il le peut. D'ailleurs, s'il vous fait des enfants ils seront la cause de divisions domestiques : il ne vous sera pas permis d'aimer ceux de votre premier lit ni de les regarder de bon oeil. Si vous leur donnez à manger en cachette, votre second mari portera envie à leur père, quoique décédé, et il semblera que vous l'aimez encore si vous ne haïssez ses propres enfants. Si vous épousez un homme qui en ait de sa première femme, fussiez-vous la plus douce de toutes les mères, on rappellera contre vous tout ce que les comédiens et les rhéteurs ont jamais dit de plus injurieux et de plus piquant contre les plus cruelles marâtres. Si le fils de votre mari a seulement un petit mal de tête on médira de vous comme d'une magicienne; vous passerez pour barbare si vous ne lui donnez point à manger, et si vous lui en donnez on dira que vous l'aurez empoisonné. Après cela quel avantage ont les secondes noces que vous puissiez comparer à tant de maux? [54,16] Mais voulons-nous savoir quelles doivent être les véritables veuves ? lisons l'Evangile de saint Luc. «Il y avait, » dit-il, « une prophétesse appelée Anne, fille de Phanuel, de la tribu d'Aser. » Anne signifie: grâce; Phanuel en notre langue veut dire: visage de Dieu, et Aser peut être pris pour : richesse, ou pour: béatitude. Parce que cette femme était demeurée veuve depuis sa jeunesse, jusqu'à quatre-vingt-quatre ans qu'elle avait alors, et qu'elle était sans cesse dans le temple, servant Dieu nuit et jour dans les jeûnes et les prières, elle fut trouvée digne d'une grâce surnaturelle, d'être appelée la fille du visage de Dieu, et de jouir de la béatitude et des richesses de son bisaïeul. Mettons-nous devant les yeux cette veuve qui aima mieux rassasier Elie que son propre fils ou manger elle-même, et mourir de faim elle et son fils la nuit suivante, pour sauver la vie à ce prophète, que perdre l'occasion de faire l'aumône, méritant par une poignée de farine de recevoir la bénédiction du ciel. Elle sema cette poignée de farine, qui produisit des muids d'huile. La cherté était dans la Judée, où la semence de froment était morte, pendant que parmi les idolâtres une veuve avait de l'huile en abondance. Nous lisons dans le livre de Judith l'histoire d'une autre veuve: celle-ci, exténuée de jeûnes et vêtue d'un habit de deuil, ne pleurait pas la mort de son mari; mais elle attendait dans les mortifications l'arrivée du véritable époux. Il me semble que je la vois l'épée à la main et couverte de sang; je reconnais la tête d'Holopherne qu'elle rapporte à travers les ennemis. Une femme a plus de courage que les hommes, et la chasteté triomphe de l'incontinence. Mais elle change aussitôt d'habit, elle reprend celui de deuil, auquel elle est redevable de sa victoire, et qui la pare mieux certes que les habits les plus somptueux du siècle. [54,17] Quelques-uns mettent au nombre des veuves Débora, et croient qu'elle fut mère de Barach, général de l'armée des Hébreux; mais ils se trompent, car l'Ecriture en parle autrement. Pour moi, j'en fais ici mention parce qu'elle a été prophétesse et qu'elle a été mise au rang des juges d'Israël. Elle fut appelée Abeille, se nourrissant des fleurs de l'Écriture sainte, et pouvant dire avec David : « Vos paroles sont plus douces à ma bouche que le miel. » Noëmi, ou, en notre langue, consolée, après la mort de son mari et de ses enfants en pays étranger revint dans sa patrie avec sa pureté, et, soutenue par cette vertu dans son voyage, elle retint auprès d'elle sa bru, quoiqu'elle fût Moabite, pour l'accomplissement de cette prophétie d'Isaïe : « Envoyez, Seigneur, l'agneau dominateur de la terre de la pierre du désert à la montagne de la fille de Sion.» Je viens enfin à cette pauvre veuve de l'Évangile qui dans sa pauvreté était plus riche que tout le peuple d'Israël : elle mit deux pièces d'argent dans le tronc, donnant de son indigence, et tout ce qu'e1le avait pour subsister. [54,18] Mais pourquoi rapporter ici les anciennes histoires des femmes vertueuses, puisqu'il y en a plusieurs à Rome que vous pouvez vous proposer pour modèle, sans rien dire d'aucune en particulier, de peur qu'il ne semble que je veuille les flatter? Marcella, répondant à la noblesse de sa maison, nous rappelle quelque chose de l'Évangile : Anne vécut sept ans avec son mari depuis qu'elle l'avait épousé étant vierge, celle-ci n'a vécu que sept mois avec le sien; l'une attendait l'arrivée de Jésus-Christ, l'autre le tient entre ses bras; l'une en entretenait tous ceux qui espéraient la rédemption d'Israël, et l'autre chante avec ceux qui ont été rachetés : «Un frère ne rachète point son frère, mais un homme étranger le rachètera. » Au reste j'ai mis au jour depuis deux ans quelques livres contre Jovinien, où j'ai répondu par des raisons tirées de l'Écriture sainte à quelques passages de saint Paul qui semblent autoriser les secondes noces; de sorte que je ne répéterai point ici ce que vous pouvez lire dans ces ouvrages. Voilà seulement ce que j'avais à vous dire sur cette matière; et je finirai en vous avertissant que, si vous pensez sans cesse à mourir un jour, vous ne songerez jamais à vous remarier.