[4,4] CHAPITRE IV. Il est prouvé par l'autorité de la loi Divine, que le prince est sujet à la loi de la justice. Je n'avais que faire d'aller mendier des exemples chez les gentils, bien que l'on y en trouve a foison, puisque nous avons des lois chez nous qui nous peuvent bien mieux induire à faire notre devoir que les exemples. Mais afin que vous ne pensiez pas que le prince soit tout à fait au-dessus des lois; écoutez celles qu'impose à tous les rois Ie grand monarque de toute la terre, ce Dieu terrible qui ôte l'esprit des princes. "Quand tu seras entré dans la terre que le seigneur ton Dieu te donnera et que tu la posséderas et l'habiteras et que tu diras j'établirai sur moi un roi, comme en ont toutes les nations d'alentour, tu établiras celui que le Seigneur ton Dieu élira du nombre de tes frères ; quand il sera établi il ne multipliera pas ses chevaux ni ne ramènera pas le peuple en Égypte enorgueilli par la multitude de sa cavalerie, principalement vu que le seigneur t'a commandé de ne retourner plus par la même voie ; il n'aura pas plusieurs femmes qui touchent son âme, ni des monceaux immenses d'or et d'argent. Or quand il se sera assis dans le trône de son royaume il se transcrira dans un volume le Deutéronome de cette loi , dont il prendra un exemplaire des prêtres de la tribu de Lévi, et l'aura avec soi pour le lire tous les jours de sa vie , afin d'apprendre à craindre le seigneur son Dieu, et à garder les paroles et les cérémonies de ce est commandé dans la loi ; et de peur que son coeur ne s’élève en orgueil sur ses frères, et ne décline ni devers le côté droit, ni devers le gauche". {Deutéronome, XVII, 14-20} A votre avis celui qui est sujet à cette loi, est-il au dessus dc toutes les lois? celle-ci est Divine et ne peut être impunément violée. Tous les mots en doivent être autant de tonnerres qui frappent les oreilles des princes s'ils ont quelque sentiment. Je passe sous silence l'élection et la forme nécessaire pour la création d'un prince. Considérez seulement avec moi la règle de vivre qui lui a été ordonnée. Quand celui, qui se doit comporter en frère envers tout le peuple par le culte de la religion et par la tendresse de l'affection, sera établi sur le trône, "il ne multipliera pas ses chevaux", dont le nombre serait à charge à ses sujets, multiplier tes chevaux est assembler plus que la nécessité n'en demande pour vaine parade, ou pour quelque autre sujet. Car le peu et le beaucoup, si nous suivrons le prince des Péripathéticiens, signifient en chaque espèce l'excès ou le défaut d'une légitime quantité. Sera-t-il donc permis au prince d'avoir des armées de chiens, d'oiseaux, de bêtes farouches ou de tels monstres de Nature, puisque la loi Diuine a restreint dans une quantité légitime le nombre des chevaux qui sont nécessaires pour la guerre et presque pour tous les usages de la vie. Car la loi n'a eu garde de faire mention des bateleurs, des pantalons, des charlatans, des courtisanes, des sales marchands de la pudicité d'autrui, ni de semblables prodiges d'infamie, puisqu'elle ne les chasse pas seulement de la cour des princes mais les défend encore à tout le peuple de Dieu. Sous le mot de chevaux est compris tout l'équipage de la suite d'un roi qui n'est point excessif lorsqu'il est tel que la nécessité ou l'utilité l'ordonnent. Quand je parle d'utilité, je parle de celle qui est réciproque avec honnêteté et j'entends que la bienséance est du nombre des choses honnêtes. Car les philosophes ont déterminé il y a longtemps qu'on ne saurait admettre de plus pernicieuse opinion que celle qui sépare l'utile d'avec l'honnête et qu'au contraire celle, qui assure que l'utile et l'honnête se convertissent réciproquement l'un en l'autre, est la meilleure et la plus profitable. Platon au rapport des histoires profanes, dit à Denis le Tyran qu'il voyait entouré de ses gardes de corps, quel si grand mal as-tu fait pour avoir besoin d'être gardé par tant de hallebardes? Il n'en faut point si grand nombre à un prince dont les bienfaits ont tellement gagné l'affection de tout le peuple que chacun de ses sujets est prêt d'opposer sa tête au péril, qui le pourrait menacer, suivant en cela l'instinct de la Nature, qui expose tous les membres pour garantir la tête, et fait qu'un homme, comme dit l'écriture, met "peau pour peau, et tout ce qu'il a pour sauver son âme". Voyons ce qui suit, "ni ne ramènera le peuple en Égypte enorgueilli par le nombre de sa cavalerie". Car un supérieur doit soigneusement prendre garde à ne pas corrompre ses inférieurs par ses mauvais exemples et par l'abus des choses, et de ne ramener pas le peuple dans les ténèbres de la confusion par le chemin de la superbe ou de la dissolution. Les sujets imitent d'ordinaire les vices de leurs supérieurs; le peuple étudie à se conformer aux magistrats et chacun se porte à suivre ce qu'il voit pratiquer à une personne illustre. Les vers dont Claudien a voulu exprimer le sentiment et les discours de Théodose le Grand sur ce sujet, méritent bien d'être rapportés : "Vn roi sans se couvrir des droits de la Couronne, Doit lui-même obéir à la loi qu'on lui donne: Ainsi sous l'équité soumettant son pouvoir, Il soumet aisément le peuple à son devoir. La loi faisant ployer celui qui lui commande, Prend une majesté plus auguste et plus grande : L'état se forme tout sur le patron des rois, De qui les actions sont les plus fortes lois. Leur exemple aisément entraîne leur province, Et le peuple se change aussitôt que son prince". {Claudien, Les Panégyriques, III, 0, 300-301} Mais les facultés d'un particulier ne sont pas égales à celles de tout un peuple ensemble. Chacun des hommes privés ne prend que dans ses propres coffres ; mais le souverain puise dans le coffre public et dans le fisc, au défaut desquels il a recours aux moyens des particuliers : mais il faut qu'un homme privé se contente du sien, autrement s'il le consomme, il soupire de se voir réduit dans les ténèbres de la confusion, abject et méprisable qu'il est par sa pauvreté, pour avoir voulu paraître dans l'éclat de la puissance. Pour cette considération les lois de Lacédémone commandèrent à leurs princes de se servir des moyens publics avec épargne, et leur permirent néanmoins de disposer selon le droit commun de leur patrimoine et de ce qui leur pourrait arriver par quelque bonne fortune.