[3,0] LIVRE III. AVANT-PROPOS. Je sais beaucoup d'ennemis pour avoir déclaré la guerre aux vains entretiens de la cour. Cette considération m'avait persuadé de garder le repos et le silence: mais le tumulte des affaires m'ôte le premier, et le mouvement de l'esprit interrompt le second. Car comme celui qui dépend d'autrui obéit, s'il est sage, au commandement de son Supérieur ; il n'est pas aussi possible de dissimuler tellement, quand les pointes de l'inclination nous pressent, qu'on ne se laisse emporter au mouvement de son désir. Celui que le vent de quelque joyeuse nouvelle chatouille saute de réjouissance, l'espérance rend l'esprit plus gai, la crainte le fait trembler, et la tristesse le resserre. La présence du bien ou du mal cause tous ces changements mais le sentiment du mal touche plus vif, et se fait mieux connaître aux hommes qui sont plus souvent blessés par La douleur des maux que chatouillés par le plaisir des biens. Il en est peu qui puissent parer tous les coups de la Fortune, tel se porte bien qui est affligé de la maladie ou de la disgrâce de son ami ou de son parent. Ceux que l'affliction des autres ne touche pas, ont bien peu d'humanité. Et quiconque n'est pas ému par les traverses de son prochain, n'est pas homme autant qu'il le devrait être. Les Sages proposent un doute, si quelque chose de l'homme peut être indifférente à l'homme. La pratique de la vertu résout cette difficulté par les paroles du comique, qui estime que rien d'humain n'est éloigné de lui. Le docteur céleste enseigne à l'homme d'aimer son semblable comme soi-même : D'où l'on peut juger que celui est indigne d'un tel maître, qui ne se range pas du côté de la vérité, et qui ne se met pas en colère contre les ennemis du salut public. Une partie du présent ouvrage a pour but de leur donner la chasse, et de leur faire la guerre avec les plus fortes armes que je pourrai, et dont j'ai de coutume de me servir pour combattre de semblables monstres. [3,1] CHAPITRE I. Qu'est-ce que le salut universel et public. Le salut public est un état de vie tranquille et assurée, qui maintient les hommes en général et en particulier. L'homme na rien de plus cher que sa vie ni rien de plus salutaire que de la conserver en son entier. Or les anciens Philosophes l'ont composé d'âme raisonnable et de chair corruptible et nous tenons pour certain, que comme la chair tient sa vie de l'âme vu qu'elle ne la peut avoir d'autre part étant immobile de soi à cause de sa pesanteur, et de sa paresse, si elle n'est mue par l'énergie d'une spirituelle ; l'âme a pareillement un autre principe de vie, qui est Dieu, ce qu'un poète moderne a gravement et véritablement exprimé par ces vers : "Dieu fait vivre notre âme, elle inspire le cops Qui se détruit quand elle en est dehors, Et l'âme encore qu'elle soit immortelle, Meurt quand par le péché Dieu se retire d'elle". Comme donc la vie du corps est la végétation et le mouvement qu'il reçoit de l'âme, se laissant gouverner à elle selon sa disposition et s'accordant avec elle par une certaine nécessité d'obéir. Ainsi l'âme vit, en tant qu'elle est végétée à sa façon, qu'elle est véritablement mue de Dieu, et quelle lui obéit avec dévotion, et se soumet en tout à ses mouvements, auxquels moins elle se laisse régir moins elle a de vie; de même que nous connaissons que le corps est déjà engourdi par la froideur de la mort, en la partie qui ne sent point les mouvements de l'âme. Donc pendant que le tout est vivant, le tout a des dispositions qui le lient avec l'âme, qui ne se communique pas aux membres par parcelles, mais est toute entière et agit dans toutes les parties, et dans chacune d'elles. Ainsi Dieu occupe toute l'âme qui a la perfection de la vie, il la possède toute, il règne et opère dans toutes ses parties. Il n'y a point de coin qui n'en soit animé; mais comment parlai-je d'un coin ou d'une partie, l'âme n'en a point, elle est d'une simple nature, et sans aucune composition ; elle a néanmoins obtenu les parties qu'elle pouvait avoir de celui qui distribue les biens, j'entends les facultés dont elle tire sa vigueur et son opération et par les moyens desquelles elle fait preuve de soi-même. Elle croît donc sans multiplicité de parties, ni sans aucune distension de quantité, et l'on peut dire qu'elle est en quelque façon dilatée dans sa raison et dans son entendement par l'appétit du bien et par l'aversion du mal, sans préjudice de la simplicité de la nature. Or quand ses parties sont emplies par l'esprit, qui est Dieu, la vie de l'âme est parfaite et solide, car lorsque l'entendement appréhende par la pointe de sa vue autant qu'il peut et qu'il lui est permis le souverain bien, qui est Dieu, et que la volonté bien saine, suivant les lumières de l'entendement, se porte à aimer le bien qu'il lui montre, sans se détourner à droite ni à gauche, et s'avance dans le chemin que la raison lui a ouvert, on peut dire que l'âme a déjà acquis quelque partie de l'immortalité. Celui qui disait dans la douceur de sa conscience, "Mon coeur et ma chair se sont réjouis en Dieu vivant", en avait peut-être quelque goût. Et certes qui tient cette voie, n'espère ni ne craint, ne se contriste ni ne s'afflige pour les choses qui sont pleines de défauts, parce qu'elles s'éloignent du souverain bien. C'est à ce chemin que le Prophète appelle les âmes : "Convertissez-vous à moi de tout votre cœur, de peur que l'ange de la joie ou de Ia tristesse, de la crainte ou de l'espérance, ne se détourne de ma face, et ne déplaise à ma volonté". Cette vie remplit toutes les créatures, parce que sans elle la créature n'a point de substance, et que tout ce qui est, est tel par la participation de cette vie mais comme elle est en tous par la nature, elle est dans-les seuls raisonnables par la grâce. Ils sont clonc, parce que la vérité est en eux; ils sont éclairés, parce qu'ils ont la sagesse; ils aiment le bien, parce qu'ils ont en eux la fontaine de la bonté et de la charité. Les vertus qui embellissent les anges ou les hommes, sont un certain vestige de la Divinité, imprimé dans la créature raisonnable. Le saint esprit habitant dans une âme y grave la sainteté, dont il épand les ruisseaux, qui se connaissent par les onctions des diverses grâces qu'il lui départ.. Et j'estime que l'âme jouit seulement d'une parfaite vie, quand elle est éclairée à la connaissance des choses, et puis embrasée de l'amour de l'honnêteté et de la vertu par cet esprit vivifiant. La science donc précède l'exercice de la vertu, d'autant que personne ne saurait avec raison souhaiter ce qu'il ignore, ni éviter avec adresse le mal qu’ il ne connaît point. Enfin le trésor des sciences nous est ouvert en deux façons. La première est, quand l'entendement trouve par le travail de la raison ce qu'il peut savoir; la seconde est, lorsque la grâce lui révèle et lui fait voir clairement les secrets les plus cachés dans l'obscurité. Ainsi chacun peut acquérir la science de la vérité et la connaissance des choses nécessaires par la nature, ou par la grâce. Et même, ce que vous trouverez plus digne d'admiration, un chacun porte dans son coeur un livre des choses qu'il doit savoir ouvert par le moyen de la raison, dans lequel sont dépeintes non seulement les espèces et la nature de toutes les choses, mais encore les oeuvres invisibles de l'Ouvrier de ce grand tout. Tellement que l'ignorance ne peut servir d'excuse à ceux, qui par la faveur de la grâce ou par le don de la Nature, ont reçu l'ordre de tout ce qu'ils doivent faire, suivant ce texte de l'écriture : "Ce qui est connu de Dieu est manifeste en eux, car Dieu leur a révélé". Je n'amplifie pas néanmoins les forces de la Nature corrompue ni ne déploie pas ses enseignes, en comparaison de celles de la grâce. Donc la connaissance de la vérité et la pratique de la vertu sont le salut public de tous et d'un chacun, et de la nature raisonnable universellement. L'ignorance est leur contraire, dont le vice est la détestable et maudite engeance. Et c'est bon droit que l'ignorance est mère des vices, parce qu'elle n'est pas du tout si stérile qu'elle ne produise des fruits venimeux. Le Satyrique dit : "Vous n'obtiendrez jamais avec tout votre encens, Qu'un brin de vertu tienne en qui n'a point de sens". {Perse, Satires V,120-121} La connaissance a de la certitude et consiste dans la science, ou dans la foi ; mais différons un peu à parler de celle que la foi apporte, elle trouvera sou temps et sa place. Au reste, la science se connaît soi-même, ce qui n'arriverait pas si elle ne mesurait ses forces et si elle ignorait celles des autres.