[3,7] CHAPITRE VII. Qu'il faut éviter les surprises des flatteurs dès le commencement, qu'ils s'avancent beaucoup par les présents et par les services. C'est ainsi que ce sagee roi parlant à son fils nous donne des instructions pour rendre les caresses des flatteurs suspectes à tout le monde: il le détourne de ce chemin là dès le commencement, parce que peut-être leur rencontre est le premier obstacle qui s'oppose à un homme qui tient la droite voie, ils sont peut-êre cette courtisane qu'il lui commande de fuïr. "Ses lèvres sont un rayon de miel distillant, sa gorge est plus nette que de huile, mais ses extrémités sont amères comme de l'absinthe, plus aigues qu'un coûteau à deux trenchants, ses pieds descendent à la mort, et ses pas pénètrent aux enfers: elle ne marche jamais par le sentier de la vie, ses pstes sont écartées, et ne se pevuent découvrir. Maintenant donc mon fils, écoute-rnoi, ne t'éloigne pas des paroles de ma bouche, prends un chemin bien éloigné d'elle, et n'approche pas de la porte de sa maison". {Proverbes, V, 3-8} Quoiqu'on rapporte d'ordinaire ce passage aux finesses des hérétiques, toutefois il ne s'ajuste pas mal à la trahison des flatteurs. S'il n'esl donc pas permis de s'approcher de sa porte, la faut-il admettre dans le cabinet du coeur? Au reste des trois diverses façons de flatter, par le visage, par la parole ou par les presents, celle qui est confirmée par Ies dons, ou par quelque plaisir d'importance est la plus efficace : "Tu te trompes bien fort dans le siècle présent, Si tu crois que le miel esl plus doux qu'un présent". {Ovide, Fastes, I, 192} Dans le temps où nous sommes les présents sont la preuve d'une véritable affection. Si vous voulez plaire donnez souvent, c'est le secret des secrets". "Si vous savez bien couvrir une table, Et revêtir un escroc misérable", {Perse, Satires, I, 53-54} Vous serez un autre Mercure, ou si vous l'aimez mieux un autre Apollon, "Plus beau que le Soleil, et plus blanc que la Lune". {Pétrone, Satyricon, CIX} Ne doutez pas que vous n'emportiez l'approbation de celui que vous entretenez par des présents; car les petits dons sont les aliments de cette feinte affection qui prostitue en votre faveur les noms même de la Divinité. L'amitié s'éteint si vous ne les réiterez souvent, ne vous fiez pas sur la grandeur du présent, mais rafraichissez souvent l'embrasement de l'âme brûlante de convoitise, et repaissez la continuelle faim de l'avarice par le renouvellement des bienfaits. Les aigles, comme l'ont remarqué les naturalistes, peuvent se passer de repaître quinze jours durant, ou comme disent les autres, quarante jours entiers quand ils ont bien rempli leur estomac et ne tiennent compte de la viande qu'on leur présente après avoir fait un bon repas. Les riches et ceux qui prostituent leur faveur sont bien d'un autre naturel. Ils approchent plutôt de la complexion de ces malades, dont l'estomac débile ayant souvent faim a besoin de fréquente réfection, ils ne sauraient presque retenir leur appétit six semaines sans se fâcher contre leurs amis de ce qu'ils n'ont pas gorgé leur avarice. Les Anciens peignaient les grâces toutes nues, parce que l'amitié solide et la véritable foi, sans laquelle le nom même de grâce ne subsisterait pas, ne peuvent être plâtrées d'aucune dissimulation. Mais depuis qu'on a eu affaire avec des hommes, qui au lieu d'aimer leurs amis, s'aiment dans un chacun d'eux, il a fallu la farder de diverses couleurs pour la rendre agréable. Ainsi la grâce parmi ces gens là n'est plus grâce, parce qu'elle ne s'acquiert point "gratis" et sans récompense, elle doit plutôt être nommée un sale trafic et une marchandise déshonnête. Le plâtre qu'on lui a mis sur le visage l'empêche de rougir d'aucun vice, pourvu qu'il soit accompagné de quelque gain qui lui soit visible. C'est une juste et vieille plainte d'un poète qui pleurait la mort de l'amitié indignement étouffée par les flatteurs : "Cette amitié qui fut si belle et si pudique a appris l'art De vendre ses douceurs et comme une publique S'est couverte de fard". {Ovide, Les Pontiques, II, 3, 19-20} On le peur bien juger de ce qu'il n'en est plus, ou bien peu qui honorent ce nom d'amitié si le profit ne s'y rencontre. Dans la révolution de tant de siècles, dans la fuite de tant d'âges, dans une si grande multitude de personnes si différentes, se trouve à peine, dit LéIius, deux ou trois couples de vrais amis. C'est de quoi Pétrone soupire sous la personne d'un autre : "Si le nom d'amitié demeure comme il est, Le jeton contera pour son propre intérêt. Si vous êtes heureux, une troupe importune Sous le titre d'amis suivra votre fortune. Mais lorsque du bonheur le vent sera tourné, Vous serez aussitôt d'eux tous abandonné, La bande des mortels prenant divers visages Joue une comédie à plusieurs personnages, L'un esi fils, l'autre est père, et tantôt quelqu'un prend Le nom d'un empereur et le rôle d'un grand: Mais la mort terminant cette bouffonnerie, Les acteurs quitteront le masque avec la vie". {Pétrone, Satyricon, LXXX}