[3,4] CHAPITRE IV. Qu'est-ce que flatteur, complaisant, et amadoueur, et qu'il n'est rien de plus pernicieux. Le flatteur, ennemi de toutes les vertus, crève l'oeil à ceux qui l'admettent dans leur conversation: on le doit d'autant plus éviter que pour avoir moyen de nuire, il se couvre du visage d'ami, jusqu'à tant qu'il ait émoussé la raison, et qu'il ait éteint si peu de lumière qui lui restait. Il bouche les oreilles de ses auditeurs, de peur qu'ils n'entendent la vérité.. Bref, je ne saurais pas aisément trouver de mal qui soit plus pernicieux. Ce mot de Lélius ou plutôt de Cicéron est assez commun, "que celui dont les oreilles sont bouchées à la vérité ne laisse aucun espoir de le sauver à ceux qui le voudraient entreprendre". {Cicéron, De l'amitié, XXIV, 90} Mais que trouve-t-on de plus infidèle que de circonvenir par des amorces de paroles, par une moquerie d'habits, par une contenance affectée, un homme, à qui votre foi vous oblige, que de le pousser dans la fange des vices, et dans l'abîme de l'orgueil, après l'avoir aveuglé par tous les attraits de la vanité? Qu'y a-il de plus digne de haine que la fraude et la trahison, avec lesquelles on exerce, sous prétexte d'amitié et de foi, toutes les cruautés de la perfidie et de l'inimitié, contre un homme simple et crédule ; et même ce qui est encore plus détestable contre celui qu'on appelle son ami? Car ces traîtres disent tout en faveur de la complaisance, et ne touchent pas un mot pour l'amour de la vérité. Leurs paroles font des fourbes et des tromperies. Ils encouragent par leurs applaudissements leurs amis qui se perdent ; en un mot, afin que vous les connaissiez mieux, voyez le Gnathon chez le poète comique, écoutez ce qu'il dit de luy-rnême : "Quelqu'un veut-il nier, je suis prêt à le faire, Mais s'il veut assurer, j'assure pour lui plaire : Enfin ma complaisance en va, jusqu'à ce point, Qu'elle est d'accord de tout, et ne contredit point"; {Térence, L'Eunuque, II, 2, 21-22} je fais ici parler ce personnage de comédie, parce qu'en effet toute la bande des flatteurs est une plaisante farce. "Riez-vous tant soit peu, lui s'éclate de rire; Si vous pleurez, ses yeux n'y sauraient pas suffire, Et sans que la tristesse au dedans l'ait touché, Il pâme de douleur tant il en est fâché; Si vous chauffez vos doigts, il prendra sa fourrure, Si vous sentez du chaud, il souffre la brûlure": {Juvénal, Satires, III, 100-103} c'est pourquoi Vmbricius dit dans le Satyrique, "Nous différons beaucoup, celui joue au plus sage Qui peut prendre en tout temps d'un autre le visage, Lever les mains au ciel avec étonnement, Pour louer ce qu'a fait un ami fortement, S'il a fait un bon rot, ou sottise pareille, Qui pourrait offenser une modeste oreille". {Juvénal, Satires, III, 104-107} Ce qui est indigne non seulement d'un ami mais encore d'un homme libre, vu que l'unique et véritable liberté est une espèce de vertu et que ceux qui sont corrompus par cette infamie tombent en servitude. C'est un déshonneur d'être bateleur et farceur, principalement pour ceux que la naissance ou la profession semble avoir exemptés d'un si honteux métier. Mais celui qui prend le visage d'autrui, qui joue les rôles de diverses passions, les uns après les autres, qui dresse des embûches aux sens "Qui fait qu'à tous moments de viandes pourries, Les oreilles d'autrui veulent être nourries." Est effectivement taché de cette infamie, et quoiqu'il ne l'avoue pas, ses moeurs et sa vie honteuse le déclarent assez. Le complaisant a cela de propre, qu'il se conforme à la volonté d'un autre, et qu'avant de proférer son jugement, il attend que quelques signes lui découvrent celui de l'autre. Au reste l'amadoueur, qu'on peut aussi nommer flatteur et complaisant, épie les desseins des hommes, (qu'on peut remarquer par beaucoup d'indices) et sonde leur volonté, afin d'accommoder ses sentiments à ce qu'ils aiment : car il sait bien qu'il sourd de petits ruisseaux d'amitié du concours des sentiments et de l'union des volontés. "La même inclination et la même aversion est une amitié parfaite", dit Salluste. {Salluste, La guerre de Catilina, XX} Pourquoi non ? "Suis son affection et te contrains un peu, Certes la complaisance a des forces si douces, Qu'il ne faut qu'applaudir et pour louer ton jeu, Tu verras aussitôt, qu'il lèvera les pouces". {Horace, Les Épîtres, I, 18, 65-66} Mais sitôt qu'il a éventé l'intention qu'il cherchait, il amadoue, il caresse et chatouille si doucement qu'il endort la vertu, et plonge dans le fleuve d'oubli la modération, sans laquelle il est impossible de se bien gouverner. "Tu dis que tu me rends beaucoup de grâces" {Cicéron De l'amitié, XXVI, 98} (car ce comique est plaisant et de bonne humeur, pour être souvent mêlé dans ces divertissements) "je vous en rends infiniment beaucoup". C'était assez de dire beaucoup, mais parce que la tromperie du flatteur amplifie tout, et ajoute quelque chose du sien, pour se mettre plus avant dans les bonnes grâces, il ajoute infiniment. Davantage, il n'a pas honte de mentir et l'on ne connaît que trop que celui qui s'est pu résoudre à défigurer l'honnêteté de l'homme par une si vilaine tache, se résoudra bien encore, pour quelque sujet que ce soit, de faire ce qu'il souhaite, s'il le peut avec honneur, et s'il ne le peut ainsi, de le faire avec quelque apparence d'honneur. Or celui qui s'appelle proprement flatteur, blanchit les noirceurs d'un chacun, éblouit avec de la fumée les yeux de celui avec lequel il converse de peur qu'il ne se voie soi-même et lui remplit les oreilles de je ne sais quels filtres de vanité. "Les flatteurs avisés entendent bien la forme De louer d'un ami le visage difforme, Les discours d'un lourdaux et font comparaison Du col long et tortu d'un ridicule oison avec celui d'Hercule, alors que sa colère Étouffa le géant loin des bras de sa mère". {Juvénal, Les satires, III, 86-89} Pour moi je ne trouve point étrange si des hommes infectés d'une si sale maladie, dont l'haleine est puante et vénimeuse, peuvent se résoudre à commettre une si grande infamie : Mais je suis étonné de voir que les grands aient à gage des gens à qui se faire croire, qu'ils suivent plutôt le jugement d'une langue mercenaire, que celui de leur propre conscience ; que chacun d'eux se cherche au dehors de soi, et dédaigne de connaître son insuffisance. Mais pourquoi s'étonner de cela ? puisque non feulement une puissance égale aux Dieux, mais encore toute âme qui est bouffie par le levain de l'orgueil, peut aisément croire tout ce que les flatteurs lui disent en sa faveur.