[2,29] CHAPITRE XXIX. Des Physiciens, Théoriciens et Practiciens. Il est néanmoins permis de consulter sur le futur ceux qui sont doués de l'esprit de Prophétie, ou ceux qui connaissent par les signes naturels ce qui peut advenir dans les corps des animaux, et qui jugent de la disposition du temps prochain par les expériences qu'ils ont du passé, pourvu toutefois qu'on ne prête pas l'oreille aux derniers, au préjudice de la foi et de la religion. Les premiers non plus ne sont pas croyables qu'en ce qu'ils annoncent de la part de Dieu, qui n'impugne jamais la religion, d'autant que le vrai ne peut être contraire au vrai, et le bien ne saurait détruire le bien. Les Physiciens attribuant trop d'autorité à la nature, offensent le plus souuent celui qui la gouverne et dérogent à la foi : je n'entreprends pas ici de combattre toutes leurs erreurs, bien que j'aie entendu plusieurs d'entre-eux qui disputaient de l'âme, de ses facultés et de ses actions, de l'augmentation et de la diminution du corps, de la résurrection et de la création, autrement que la foi ne le propose. Ils parlent même de Dieu en termes si insolents, qu'il semble "Que comme des Géants ils échellent les Cieux", {Lucain, La Pharsale, III, 316} Et que par un superbe effort ils veuillent mériter d'être ensevelis avec Encélade sous le Montgibel. Mais ne vous étonnez pas s'ils bronchent si aisément, les forces de leur esprit n'étant pas de mesure pour atteindre au fonds de la difficulté de ces matières-là, où l'entendement est en défaut; si vous lui ôtez la foi, il ne reste que la seule opinion, qui tient le milieu entre la science et la foi. Mais quand il est question des choses plus basses, comme du tempérament de l'animal, de la cause et de la cure de la maladie, il ne leur manque rien que le seul effet. Et véritablement les Théoriciens font tout ce qui est de leur devoir, et peut-être pour l'amour de vous ils feront encore plus qu'ils ne doivent ; vous apprendrez d'eux les causes et la nature de toutes les choses, ils sont les censeurs de la santé, de la maladie, et de la neutralité; ils donnent la santé, et la conservent de paroles seulement. Ils font aboutir la neutralité de ce côté là, ils prévoient et enseignent les causes de la maladie, ils la partagent en commencement, en augmentation, en état et en déclin. Que voulez-vous davantage ? Je m'imagine à les écouter qu'ils peuvent ressusciter les morts, et qu'ils ne cèdent en rien à Esculape ni à Mercure. Toutefois mon esprit est troublé d'un étonnement sans pareil, et ne sait quel parti il doit choisir, lorsqu'il les voit s'entre-choquer par un si grand combat de paroles, et par une si furieuse discorde d'opinions. Je ne sais qu'en juger, mais au moins suis-je assuré d'une chose que les contraires ne peuvent être véritables ensemble. Que dirai-je des médecins practiciens, ah ! qu'il ne m'arrive jamais de parler à leur désavantage, mes péchés me livrent trop souvent entre leurs mains; je ne les veux pas aigrir de paroles, j'aime mieux les gagner par courtoisie. J'ai peur qu'ils ne me traitent rigoureusement, et je n'oserais dire ce que l'on crie universellement contre eux. Je dirai donc avec le saint Salomon, "Que la médecine est un don du Seigneur, et que l'homme sage ne la méprisera pas". En effet, il n'est point de personne plus utile, ou plus nécessaire que le médecin, pourueu qu'il ait de la fidélité et de la prudence : Qui pourrait lui donner les louanges qu'il mérite, il procure la santé et conserve la vie, imitant le souverain de l'univers, et tenant sa place en ce qu'il dispense et procure, comme économe et ministre, un bienfait que Dieu donne aux hommes, comme leur seigneur et leur prince. Il n'est point ici à propos de dire que quelques-uns vendent une fausse grâce, ni de parler de ceux qui veulent paraître plus justes, pour ne prendre rien devant que le malade soit guéri, ceux-là sont les plus injustes, en ce qu'ils attribuent à leurs operations le bienfait du temps, ou plutôt celui de Dieu, promettant hardiment de remettre debout celui que Dieu relève, et qui renforcé par la vigueur de la nature, se fût remis sans l'aide de la médecine. Mais il n'en est plus guère de cette humeur, les médecins se donnent ce conseil Ies uns aux autres : "Prends cependant qu'il souffre de la douleur". Je ne m'étonne pas si leurs façons de traiter sont quelquefois opposées car je sais bien que deux contraires produisent bien souvent un même effet. Mais quand il meurt quelqu'un entre leurs mains, ils apportent des raisons nécessaires pour montrer que sa vie ne pouvait être prolongée; et comme l'on dit, ordonnent des consommés et des viandes délicates à des hommes demi-morts, après les avoir tués par une longue abstinence. Vous attendez peut-être que je vous rapporte ce que dit l'apôtre, "Qu'ils sont des meurtriers officieux". Mais je n'ai garde de leur dire cette injure, si vous la voulez écouter allez voir Sénèque, Pline, et Sidonius, ils ne manqueront pas de la répéter souvent, et de la faire sonner bien haut à vos oreilles.