[2,17] CHAPITRE XVII. Qu'il ne faut pas croire aux interprètes des songes. Mais pendant que nous écrivons des règles des conjectureurs, j'ai peur que nous ne semblions plutôt resuer que donner l'art d'interpréter les songes, qui rien en effet, ou qui n'est qu'une resuerie. Car quiconque s'amuse à cette vanité a les yeux fermés à la lumière de la religion. Et l'on peut dire de lui pendant qu'il déroge à la foi par cette erreur, qu'il dort un sommeil mortel et pernicieux. Car la venté est si éloignée de lui qu'il ne saurait l'embrasser qu'avec plus de difficulté, que n'en aurait celui qui, ayant la vue trop basse tâtonne en plein midi a piquer un ciron, ou a tirer une taie de dessus l'oeil avec la pointe d'une aiguille. Et quoique l'on doive éveiller par les pointes de la foi ceux qui sont assoupis dans cet abus, et qu'il faille combattre cette illusion, qui est une imposture plutôt qu'un art, je n'entends pas néanmoins fermer ces chemins à la grâce divine, s'il lui plaît de les prendre, "Son esprit souffle où il veut" {Jean III,8}, et selon qu'il le trouve à propos verse la connaissance de la vérité dans l'entendement de ses créatures. Mais il ne faut point douter que, quiconque attache sa crédulité aux interprétations des songes, ne soit autant éloigné de la foi que de la raison. Et vraiment n'estimerez-vous pas un homme peu habile, si sans avoir examiné un discours qui a plusieurs sens, il veut en prendre celui qui lui plaît davantage et se le persuader avec plus d'opiniâtreté. Or toutes les choses ont plusieurs et diverses significations, comme nous avons dit, lesquelles doivent être soigneusement distinguées, de peur que cependant que vous en désirez une trop passionnément, vous ne vous laissez emporter à celle qui n'est pas la vraie. D'où l'on peut inférer que ce livre de l'interprétation des songes, qui court sous le nom de Daniel, n'a ni vérité ni crédit parmi les savants, vu qu'il raccourcit chaque chose à chaque signification. Je ne parlerai pas davantage de ce livre plein de contes ridicules, il n'est que trop souvent dans les mains de ceux qui se mêlent d’ïnterpréter les songes. J'avoue bien que Daniel eut une grâce particulière du ciel pour expliquer les visions : mais je ne croirai jamais que ce saint personnage ait formé un art dont l'objet soit si ridicule ; savait-il pas bien que la loi de Moïse défendait de s'arrêter aux songes, parce que les ministres de satan se transforment en anges du lumière pour tromper les hommes et que ces images peuvent être envoyées par les esprits malins. Il est vrai que Joseph obtint le gouvernement de toute l'Égypte en faveur de cette science et qu'ayant été vendu pour esclave aux Ismaélites, par ses frères qui lui portaient envie, à cause des songes qu'il faisait, il fut élevé d'une basse fosse à une haute charge, par la main du tout-puissant, qui par un secret autant agréable que salutaire, lui révéla quel devait être l'état du temps à venir, qui s'était présenté au roi sous la figure d'un songe : si bien que d'esclave qu'il était non seulement il devint libre, mais encore monta plus haut que les grands du royaume, tellement qu'il n'était au dessous du roi que de la hauteur du trône seulement. Que si la science humaine lui eut donné cette grandeur, quelqu'un de ceux qui l'avaient précédé l'eût aussi bien acquise comme lui, ou du moins il est croyable que ce saint patriarche, ayant des sentiments de pieté et d'affection pour les siens, l'eut du moins laissée à ses frères et à ses enfants, s'il n'eut pas voulu la communiquer à tous les hommes, à quoi néanmoins la charité l'obligeait. Ajoutez à cela que Moïse, qui avait été nourri dans la sagesse des Égyptiens ignora ce bel Art, ou le méprisa puisque le détestant comme un abus plein d'impieté, il tâcha de l'arracher des esprits du peuple de Dieu. Daniel pareillement fut instruit dans la science des Chaldéens, ce qu'il n'eut pas fait étant saint comme il était, s'il eut cru qu'il y eut du péché à apprendre les sciences des gentils. Il eut pour compagnons d'école ceux qu'il se réjouissait d'avoir pour camarades dans la loi et dans la justice de Dieu. Car "Ananias, Azarias et Misael apprenaient ensemble tout ce que leur pouvait montrer le Chaldéen" et par un commandement que Dieu leur avait inspiré s'abstenaient tous des viandes qu'on servait sur la table du roi. Ils vivaient ensemble de légumes, se contentaient de même nourriture et tous quatre étaient au service de même roi et cependant vous voyez que le secret d'expliquer les songes est conféré au seul Daniel et vous ne lisez point que le maître qui les enseignait tous ait pu apprendre cette science aux autres. Et pour vous montirer que c'était un pur don du Ciel la grâce divine parut davantage en ce que ce prophète devina ce que le roi avait songé et puis lui donna une claire explication d'un mystère fort caché et de grande importance, qui a été accompli ou se doit accomplir sur la fin des siècles. Est-ce ainsi que nos expliqueurs de songes pénètrent dans les pensées, qu'ils dissipent les ombres, et qu'ils déploient les couvertures dont ces visions sont enveloppées. S'il y en a quelqu'un, qui par grâce spéciale jouisse du même privilège, qu'il se range avec Daniel et avec Joseph pour en remercier Dieu conjointement. Mais quiconque n'est point illuminé de cet esprit de vérité se fie en vain sur les préceptes de cette rêverie, puisque tout art tient son origine de la Nature et son progrès de l'usage et de la raison. Pour la raison, elle est en cet endroit si défectueuse et si courte, qu'elle ne sait d'ordinaire ni que juger, ni de quel côté se tourner, cela n'arrive que trop souvent mais peu d'exemples en feront foi. Quelqu'un travaillé d'une grande peine d'esprit (j'en ai oublié le nom, quoique je sache bien que le grand S. Augustin en rapporte l'histoire) suppliait instamment un autre homme de lui donner l'éclaircissement d'une difficulté qu'il savait bien lui être facile mais il arriva comme l'autre le tirait toujours en longueur et se jouait finement de son inquiétude, qu'ils songèrent tous deux en une même nuit, l'un qu'il expliquait la difficulté à celui qui lui avait demandée, l'autre, que celui qui l'avait consulté la lui exposait soigneusement. De fait il se trouva qu'a son réveil il s'étonnait d'avoir acquis sans l'aide d'aucun maître et sans aucun travail la science qu'il avait tant recherchée, et comme après il alla chez celui dont il avait demandé l'instruction pour le faire acquitter de sa promesse, "Je m'en suis acquitté", lui répondit-il, "car cette nuit je vous suis allé trouver par vous l'apprendre". Qui me pourra donner la raison de cette aventure sinon que les bons ou les mauvais esprits instruisent les hommes selon qu'ils le méritent? L'église sait bien par le propre rapport de S. Jérôme, qu'il fut enlevé devant le tribunal de Dieu, pour ce qu'il s'attachait trop ardemment à la lecture des livres profanes et qu'il fut contraint de promettre non seulement qu'il n'en lira plus mais encore qu'il n'en garderait aucun chez lui. Car ayant répondu à Jésus-Christ, qui l'interrogeait sur sa profession qu'il était chrétien, le juge lui reprocha aigrement qu'il ne le connaissait point pour chrétien, mais pour Cicéronien. Je n'oserais pourtant pas assurer que cela fut un songe, vu que ce même docteur de qui la prudence et la vérité sont irréprochables, proteste même avec serment que ce n'était point un songe mais que l'affaire se passait réellement par la volonté de dieu qui le châtiait de la sorte, et pour preuve de son dire, il montra dès qu'il fut éveillé les battures des verges et les cicatrices des plaies imprimées sur sa peau. Mais ces visions étant causées par le moyen des esprits, une âme fidèle ne méprise point les images des choses qui ne blessent point son innocence, au contraire celles qui nous suggèrent de la matière pour les vices, allumant l'impudicité ou l'avarice ou l'appétit de dominer ou quelque autre passion illicite, nous sont assurément envoyées par l'esprit malin qui veille pour notre perte, et qui par permission de dieu prend quelquefois un si grand pouvoir sur quelques-uns à cause de leurs crimes, qu'il leur imprime cette fausse et malheureuse croyance que tout ce qu'il représente dans leur imagination est effectivement dans leurs ses extérieurs. Il se joue ainsi de ces femmelettes qui assurent qu'une certaine fée ou qu'Hérodias ou la lune tiennent bal et assemblée la nuit où elles font souvent de grands banquets et donnent diverses occupations à ceux qui s'y trouvent ; que là elles en voient les uns qu'on traîne au supplice, les autres qu'on élève à des grands honneurs, que l'on expose des enfants à des Lamies, et que quelquefois ils sont déchirés en pièces pour leur servir de viande et qu'elles les dévorent avec grand appétit et que d'autrefois celle qui préside à l'assemblée en ayant compassion les remet dans le berceau. Quel aveugle ne verrait pas que tout cela se fait par la malicieuse illusion des démons? il est bien aisé de le prouver, puisque cela n'arrive qu'à des femmelettes et à des hommes ignorants et chancelants en la foi et que, dès lors que vous les pouvez convaincre assurément par quelques signes, le diable se cache aussitôt, ou s'enfuit tout à fait, parce que, comme l'on dit, les oeuvres des ténèbres cessent quand elles sont produites à la lumière: le plus efficace remède que l'on puisse appliquer à cette peste est d'embrasser la foi, de boucher les entrées de son âme à toutes ces fourbes, et de ne jeter jamais les yeux sur ces vanités et sur ces sottises ridicules.