[1,5,0] CHAPITRE V. Des jeux. De son usage et de son abus. [1,5,1] Mais la huée des Chasseurs n'est pas finie que voici que j'entends un bruit plus sourd de quelques étourdis qui s'amusent à un autre passe-temps aussi vain. C'est un proverbe tout usé, qu'on perd bien des ha, ha pour un lièvre mais si vous regardez ceux-ci, ils perdent et leurs paroles et leur vie, pendant qu'ils la passent dans ces sottises et dans ces méchancetés. Que vous semble de cet Académiste qui périt par le moyen de ses dés dont il pensait vivre, qui prend leur hasard pour guide de sa vie? ce métier vous semble-il tant soit peu raisonnable? tant plus on y sera savant, et moins on aura de bonne étude. [1,5,2] Attalus d'Asie, comme disent les Histoires profanes, fut le premier qui inventa cette vaine occupation, détournant un peu l'exercice des nombres qu'on pratiquait en ce mauvais usage. Car comme les Anciens chérissaient fort l'Arithmétique, parce qu'elle sert à la connaissance de la vérité et des Arts libéraux et qu'elle est utile à beaucoup de choses, ce roi, par une subtile mais inutile invention, ne tempéra pas mais ramollit la difficulté de cet exercice, y laissant en beaucoup de points un peu de son ancienne gravité. [1,5,3] Car on trouve encore chez les Grecs le tablier et le calcul, et ce jeu dans lequel on gagne quand on a bien su ranger ses jetons dans Ies carrés de l'adversaire avec une parfaite disposition â l'entour d'un qu'il aura désigné. Mais quand la proportion Arithmétique ou Géométrique s'y trouve par le milieu des trois termes, la victoire n'est que demie; les autres quoiqu'elles arrivent sans gagner, sont des témoignages de l'adresse ou du bonheur du joueur. Car c'est un plaisir utile que de savoir le jeu des Nombres, de voir ceux qu'on peut surprendre, comment ils sont rangés ainsi que dans un camp ceux qui sont le plus en sûreté et sans aucun danger, si ce n'est qu'ils soient assiégés de toutes parts par leurs ennemis. [1,5,4] Nous lisons qu'Alexandre, Ptolomée, Pythagore même ont tempéré la gravité de leurs plus grandes occupations par la douceur de ce divertissement, dans lequel ils gagnaient ce point, qu'ils en devenaient plus propres aux contemplations de Philosophie. Le jeu des dés multiplié en beaucoup d'espèces, fut emporté en Grèce avec les dépouilles de l'Asie, quand cet Empire fut abattu par Alexandre. [1,5,5] De là vint la thessare, le calcul, la table, l'urion ou le combat Dardanien, le senio, le tricolus, le monarque, les orbicoles, les faliorques, le renard, desquels je voudrais plutôt faire oublier l'art que de l'enseigner. Qui ne devrait rougir de honte d'avoir obligation de sa fortune à ses dés, plutôt qu'a sa vertu ? qui ne sera pas en colère de voir que le cornet est plus puissant que sa prudence? Est-ce pas assez pour reprouver entièrement un Art que de dire que ceux qui y sont les plus savants, sont les plus méchants? Les joueurs de hasard sont de cette nature. Le Berlan est la source de tous les parjures et de tous les mensonges ; l'appétit du bien de son prochain lui fait prodiguer le sien, et quand un joueur a consumé tout son patrimoine, il le veut maintenir par le vol et par la filouterie. [1,5,6] Quelques-uns font plus d'état de cette sorte de jeu qu'Ulysse joua parce qu'il semble en quelque façon réveiller la pointe de l'esprit; mais je la trouve plus dangereuse, en ce que c'est une grande sottise de travailler beaucoup en ce qui ne profite point du tout; car s'il est vrai qu'une requête est mal employée pour des choses inutiles, et que c'est bien perdre sa peine que de chercher ce qui ne servira de rien quand on l'aura trouvé. [1,5,7] Pourquoi s'occupera-t-on avec tant de mouvement d'esprit et avec un si grand effort à ce vain divertissement, puisque l'on pourrait employer ce travail à de meilleures actions? Celui qui par son fils a envoyé des instructions à l'Vniuers, bannit entièrement le jeu de la société humaine; car il sème des querelles et des inimitiés entre les hommes, et les pousse dans une nécessité piteuse, quoiqu'indigne de pitié. [1,5,8] Si vous demandez l'Auteur de cette loi, c'est celui qui "Ne crut pas être né pour soi, mais pour les hommes". {Lucain, La Pharsale, II, 383} J'accorderai pourtant qu'il y en a quelque espèce qu'on peut admettre et tenir pour honnête, si sans excès et sans vice elle soulage un peu la pesanteur des ennuis, entremêlant aux emplois sérieux quelque recréation, sans préjudice de la vertu : mais j'ai peur que la modération que j'y veux apporter ne donne de l'accroissement à cette licence, et que je ne corrompe la vertu en lâchant un peu la bride à cette vanité. [1,5,9] Mais pour la restreindre raisonnablement, il faut avoir égard au lieu, au temps, à la façon, à la personne et à la cause. Ce qui donne toujours un visage de bienséance à toutes les actions, ou qui les condamne de déshonnêteté. Il faut donc en toutes choses avoir égard aux personnes, vu que la Nature, la condition et la fortune donnent chacune aux hommes une autre personne, desquelles choses l'on peut inférer ce qui lui sera bienséant : car la bienséance n'a point d'autre source que celle-là. [1,5,10] Chilon Lacédémonien étant envoyé en ambassade à Corinthe pour traiter d'Alliance, trouva les chefs et les plus anciens du peuple qui jouaient ; ce qui le fit retourner sur ses pas sans rien faire, parce qu'il n'était pas bienséant, dit-il, de contracter alliance avec des Berlandiers et de mettre cette tache à la gloire que les Lacédémoniens venaient d'acquérir à bâtir la ville de Byzance. [1,5,11] Le roi des Parthes envoya pour présents des dés d'or au roi Démétrius, en reproche de sa légèreté puérile, comme s'il n'eut point su de meilleur moyen pour déshonorer l'enfance de ce vieillard, qui ravalait la majesté de la monarchie à des folies d'enfant. Mais aujourd'hui les nobles ne prétendent à la sagesse que par l'étude de la chasse et du jeu, s'ils savent corrompre la vigueur naturelle de leur voix par des tons efféminés, s'ils savent relâcher leur courage par des fredons et des instruments de Musique, ils ne tiennent plus compte de la vertu et par même moyen oublient aussi leur naissance. [1,5,12] Cette maladie passe de père en fils : car que peut faire un enfant que d'imiter son père ? "Si le père tout vieil a des dés la manie, Son fils ayant la robe encore les manie, Et s'escrime aussi bien comme lui du cornet". {Juvénal, Satires, XIV, 4-5} Il faudrait plus soigneusement éloigner cet âge encore tendre, des plaisirs et de la volupté, mère de tous les vices; il faudrait prendre garde que les plus vieux ne fissent rien de trop libre devant eux, parce que "Les exemples du mal pris dans notre maison, Avec plus de pouvoir corrompent la raison; Et l'enfant qui les voit, dans son âme s'imprime Qu'en imitant son père il ne peut faire un crime". {Juvénal, Satires, XIV, 31-33} [1,5,13] Eleazarus opposa généreusement à ceux, qui le sollicitaient d'enfreindre sa loi, le danger qu'apporterait son exemple. "Pour qui", leur dit-il, "prenez vous Eleazarus nonagénaire, pour vouloir que j'embrasse la façon de vivre des infidèles, et que mon exemple séduise les jeunes gens qui cherchent leur religion?" {Les Macchabées, II, 6, 24} Donc aujourd'hui de tant de braves aïeuls sont sortis des héritiers qui dégénèrent, et qui déshonorent le sexe viril par une mollesse efféminée.