[0] LE LIVRE DES BAISERS. [1] Vénus, après avoir emporté Ascagne au-dessus de la haute Cythère, le déposa endormi sur de tendres violettes, l'entoura de nuages de roses blanches et arrosa tout l'endroit d'un liquide parfumé. Bientôt elle évoqua dans son ceeur les anciens feux allumés par Adonis, et une ardeur qu'elle reconnut se glissa au fond de ses moelles. Oh ! que de fois ne voulut-elle pas nouer ses bras autour du cou de son petit-fils ! Oh ! que de fois ne dit-elle pas : « Adonis était tel que lui ! » Mais, craignant de troubler le repos paisible de l'enfant, elle couvrit de mille baisers les roses voisines. Voici qu'elles s'enflamment et qu'entre les lèvres de l'avide Dioné leur souple haleine se glisse d'un souffle susurrant : pour autant de roses qu'elle a touchées, autant de baisers, aussitôt nés, rendaient à la déesse des joies multipliées. Alors Cythérée, voguant à travers les nues sur ses cygnes neigeux, commença de faire le tour de l'immense terre. A la façon de Triptolème, elle sema des baisers sur les glèbes fécondes et fit entendre par trois fois des sons inconnus. Il en naquit une moisson de bonheur pour les mortels souffrants; il en naquit l'unique remède à mes maux. Salut éternel à vous, qui tempérez ma flamme misérable, humides baisers nés des roses glacées ! Me voici, moi, le poète par qui seront chantées vos louanges, tant que sera connue la chaîne de montagne méduséenne, et qu'en souvenir des Énéades et de leur race aimée, l'Amour disert parlera le doux langage des Romulides. [2] Telle qu'à l'ormeau s'attache la vigne voisine et qu'autour de l'yeuse élancée les corymbes tors appliquent leurs bras immenses, si, Néère, tu pouvais ainsi enrouler à mon cou tes bras flexibles, et si, Néère, je pouvais pareillement lier d'une étreinte flexible, pour toujours, ton cou blanc en te donnant un baiser sans fin, - alors, ni le sourire de Cérès, ni celui de Lyée amical ou de l'aimable Sommeil ne pourraient, ô ma Vie, me détacher de ta bouche pourprée; mais, ayant échangé des baisers jusqu'à en perdre l'âme, une seule barque emporterait nos deux êtres qui s'aiment vers la pâle demeure de Dis. Bientôt, à travers des campagnes odorantes et un éternel printemps, nous serions conduits en ces lieux où, toujours occupés à leurs anciennes amours, les Héroïnes ainsi que les Héros illustres, mènent des chceurs de danse ou chantent gaiement des vers alternés dans une vallée myrteuse, - là où les violettes, les roses et les narcisses à la blonde chevelure avec leurs petites ombres tremblantes ornent à l'envi un bois de lauriers, où d'un bruissant murmure suavement sifflent pour l'éternité les tièdes zéphyrs, et où la terre, sans qu'aucun soc la blesse, ouvre ses flancs féconds. La foule des bienheureux se lèverait devant nous tout entière; et, sur des bancs de gazon, parmi les Méonides, on nous mettrait à la première place; et aucune des amoureuses de Jupiter, en nous cédant le pas, ne serait indignée de se voir ravir cet honneur, non pas même la Tyndaride, fille de Jupiter. [3] « Donne-moi un doux baiser! » disais-je, ma tendre amie. Tu as vite effleuré mes lèvres de tes lèvres. Puis, comme quelqu'un qui, ayant marché sur un serpent, fait, terrifié, un bond en arrière, tout à coup tu arraches ta bouche de ma bouche et tu t'enfuis. Ce n'est point là donner un doux baiser, ma Lumière, c'est donner seulement le regret lamentable d'un doux baiser. [4] Elle ne donne pas des baisers, Néère, elle donne du nectar, elle donne la rosée suavement odorante de son haleine, elle donne du nard, du thym, du cinname et du miel, comme aux pentes de l'Hymette et sur les rosiers de Cécrops en cueillent les abeilles, pour le cacher ensuite dans des rayons de cire vierge enclos dans une ruche d'osier. S'il m'en était donné beaucoup à dévorer, je deviendrais soudain immortel grâce à eux, et j'aurais part aux festins des grands dieux. Mais toi, ménage un tel présent, ménage-le, ou bien fais qu'avec moi tu deviennes déesse, S Néère ! Sans toi je ne veux pas de la table des dieux, non pas même si, chassant Jupiter, les dieux et les déesses me forçaient de gouverner son rutilant royaume! [5] Tandis que tu me presses dans tes doux bras qui l'un et l'autre m'enserrent, et que penchant sur moi tout ton être, ton cou, ta gorge et ton lisse visage, tu te suspends, Néère, à mes épaules; tandis que, joignant tes jolies lèvres à mes lèvres, tu me mords la première et te plains ensuite si je te mords à mon tour, et que çà et là tu dardes ta langue tremblante et que çà et là tu suces ma langue gémissante, m'envoyant de ta suave haleine le souffle doux, harmonieux, humide, qui nourrit, ô Néère, ma misérable vie, aspirant mon haleine défaillante, ardente, brûlée de trop de chaleur, brûlée du feu de ma poitrine épuisée, et que tu déjoues, Néère, mes flammes du souffle de ta poitrine qui aspire mon feu, ô haleine qui charme ma chaleur ! c'est alors que je dis : « L'Amour est le dieu des dieux, et nul dieu n'est plus fort que l'Amour; s'il est quelqu'un pourtant de plus fort que l'Amour, c'est toi, toi seule, à mon avis, Néère, qui est plus forte. » [6] Notre pacte comportant deux mille baisers de la meilleure marque, j'ai donné mille baisers, j'ai reçu mille baisers. Tu as parfait le compte, je l'avoue, charmante Néère; mais un compte ne peut être parfait pour nul amour. Qui louerait Cérès de pousser en comptant ses épis? Qui a jamais compté le gazon dans une humide prairie ? Qui t'a jamais, Bacchus, adressé des voeux pour cent grappes? Ou sollicité le dieu des champs pour mille abeilles? Quand le bienveillant Jupiter arrose les campagnes altérées, nous ne comptons pas les gouttes de l'eau qui tombe. De même quand l'air frémit, ébranlé par les vents, et que Jupiter saisit ses armes d'une main irritée, il crible indifféremment de sa grêle et les terres et les mers, sans s'inquiéter du nombre des moissons qu'il abat, ni des lieux où il frappe. Biens ou maux, tout nous vient du ciel en abondance cette magnificence sied à la maison de Jupiter. Toi aussi, puisque tu es une déesse, et plus belle encore que cette divinité qu'une conque errante promène sur la route azurée, pourquoi limites-tu le nombre de tes baisers, qui sont des dons du ciel? Et que ne comptes-tu, dure amie, mes plaintes? Que ne comptes-tu mes larmes, qui, sur ma figure et sur ma poitrine, ont creusé des ruisseaux d'une eau toujours coulante? Si tu comptes mes larmes, tu es libre de compter tes baisers; mais si tu ne comptes pas mes larmes, ne compte pas tes baisers. Et donne-moi, vain soulas d'une douleur misérable, d'innombrables baisers pour d'innombrables larmes. [7] Cent fois cent baisers, mille fois cent baisers, mille fois mille baisers, et autant de mille fois mille baisers qu'il est de gouttes dans la mer Sicule, qu'il est d'étoiles au ciel, oui, sur tes joues pourprées, sur tes lèvres qui se gonflent si joliment, sur tes yeux chéris qui si joliment parlent, je te les donnerais, sans que mon ardeur s'arrête, ô ma belle Néère ! Mais quand, de tout mon être, je m'applique comme un coquillage à tes joues roses, comme un coquillage à tes lèvres rouges et à tes yeux chéris qui si joliment parlent, il ne m'est pas possible de distinguer tes lèvres, ni tes joues roses, ni tes yeux chéris qui si joliment parlent, ni tes sourires qui se font pour moi si tendres. Tes sourires ! Comme le dieu du Cynthe dissipe dans le ciel les nuages noirs et, par l'éther pacifié, brille sur ses chevaux resplendissants dans l'éclat de son orbe blond, ainsi de loin, de leur signe doré, ils chassent de mes joues les larmes, et, de mon coeur, les soucis ainsi que les soupirs! Hélas ! quelle guerre est née entre mes yeux et mes lèvres ! Pourrai-je donc, fût-ce Jupiter, souffrir un rival ? Mes yeux, devenus leurs rivaux, ne supportent pas mes lèvres. [8] Quelle fureur, maladroite Néère, t'obligeait à te précipiter ainsi sur ma langue, à la meurtrir ainsi en une sauvage morsure? Est-ce que par hasard les pénétrantes sagettes que seul au monde je porte, venant de toi, dans mon coeur, te sembleraient trop peu, si tes dents hardies n'exerçaient des sévices sur cet organe que je n'ose nommer. C'est lui, souvent, au lever du soleil, c'est lui, souvent, au soleil couchant, c'est lui, au cours de mes longues journées et de mes nuits amères, qui célébrait tes louanges. C'est elle -- ne le sais-tu pas, mon injuste amie? -- c'est cette langue mienne qui exalta les cheveux crêpelés, les jolis yeux provocants, le cou si joliment tendre, les jolis seins de lait de la charmante Néère, qui, en un tendre vers, les exalta jusqu'aux astres, par delà les feux de Jupiter, malgré le ciel jaloux. C'est elle qui te nomme mon salut, qui te nomme ma vie et la fleur de mon âme, et mes amours, et mes grâces, et ma Dioné, et ma colombe et ma blanche tourterelle, malgré Vénus jalouse. Est-ce pour cela par hasard, est-ce pour cela vraiment que tu te plais, ma souveraine, à faire du mal à celle qu'aucune blessure, tu le sais, ma belle, n'est capable d'enflammer d'une colère suffisante pour qu'elle cesse de chanter, balbutiante et saignante, toujours tes jolis yeux, toujours tes jolies lèvres, et les dents voluptueuses qui lui ont..fait du mal? O puissance souveraine de la beauté ! [9] Ne me donne pas toujours un baiser mouillé, n'accompagne pas de frémissements tes caressants sourires, ne te laisse pas toujours tomber comme une mourante sur mon cou que tu serres ! Les deuceurs ont leurs bornes : plus une chose affecte agréablement nos esprits, plus vite elle entraîne avec elle à son terme la triste satiété. Quand je te demanderai trois fois trois baisers, ôtes-en sept et ne m'en donne que deux , et que l'un et l'autre ne soient ni longs ni mouillés, mais comme ceux que la chaste Diane donne à son frère porteur de javelots, comme ceux que donne à son père une fille qui n'a encore éprouvé de désirs! Puis, loin de mes yeux, lascive, cours au loin d'un pied prompt. Tu auras beau te cacher dans des retraites écartées, dans des antres profonds, je te suivrai jusqu'au fond des antres, je te suivrai dans ta retraite lointaine. Et, vainqueur ardent, jetant sur ma proie deux mains dominatrices, je te ravirai comme un épervier, de ses serres recourbées, ravit une colombe sans défense. Toi, vaincue, tu tendras des mains suppliantes et te cramponnant à moi, te suspendant de toute la force de tes bras, tu voudras me calmer de sept jolis baisers mignards. Maladroite! Tu feras fausse route. Pour effacer ce crime, je te donnerai sept fois sept baisers, et de la chaîne de mes bras j'entourerai, fugitive, ton cou, tandis qu'une fois tous ces baisers payés, tu jureras, par tous tes charmes, que tu es prête à subir souvent, pour un crime pareil, de semblables châtiments. [10] Je n'ai point déterminé quels baisers émeuvent mon être. En appliques-tu de mouillés sur mes lèvres mouillées, ce sont les mouillés qui me plaisent. Mais de jolis baisers ont aussi leur charme quand ils sont secs : il en coule souvent une tiède chaleur jusqu'au fond des os. Il est doux aussi de poser des baisers sur des yeux qui consentent et de bien mériter des auteurs de son mal, ou de s'attacher à chaque endroit des joues, à chaque endroit du cou, à des épaules de neige, à un sein de neige, de marquer de meurtrissures chaque endroit des joues et du cou, et des épaules blanchelettes, et un sein blanchelet, ou de sucer avec des lèvres gémissantes une langue palpitante, de mêler deux âmes par l'union de deux bouches, et. de faire passer chacun l'âme de l'un dans le corps de l'autre, quand languit à l'extrême l'amour prêt à mourir ! Bref ou long, fuyant ou prolongé, que tu me le donnes ou que je te le donne, ô ma Lumière, notre baiser me ravira. Mais tels que tu les recevras, ne me rends pas mes baisers : varions le jeu l'un et l'autre en des modes divers. Et le premier de nous deux qui sera pris en faute d'inventer une caresse, devra, les yeux baissés, s'entendre rappeler cette loi : « Autant de baisers auront été d'abord donnés de part et d'autre, autant le coupable seul en donnera doucement au vainqueur, et d'autant de manières. » [11] « Au dire de certains, je donne des baisers trop raffinés, tels que nos rudes ancêtres n'en connurent jamais. Ainsi donc, quand je serre de mes bras avides ton cou, ô ma Lumière, et que je meurs sur lui de tes charmants baisers, faut-il me soucier de ce qu'on dit de moi? C'est à peine alors si je puis me rappeler qui je suis et où je suis. » La belle Néère, qui riait de m'entendre, m'entoura le cou de ses deux mains de neige, et me donna un charmant baiser, tel que jamais la caressante Cyprienne n'en mit de plus lascif sur la bouche de son Mars. Et elle me dit « Que te font les décrets d'une tourbe sévère? Ta cause ne relève que de mon tribunal." [12] Pourquoi détournez-vous vos yeux pudiques, matrones et chastes petites jeunes filles? Je ne chante pas ici les amusants larcins des dieux ni les figures monstrueuses de la débauche. Il n'est pas un de mes poèmes qui parle de mentule, pas un qui ne puisse être lu à des élèves encore novices par un maître d'école hirsute. Je chante des baisers inoffensifs, je suis un chaste prêtre du choeur aonien. Mais voici qu'elles tournent maintenant par ici leurs yeux effrontés, ces matrones et toutes ces petites jeunes filles, parce que sans y penser j'ai parlé par hasard de mentule, d'un mot qui m'échappa. Allez-vous-en ! Allez-vous-en bien loin, troupe importune, matrones et petites jeunes filles dégoûtantes ! Combien plus chaste est ma Néère, qui aime mieux à coup sûr un livre sans mentule qu'un poète sans mentule ! [13] Languissant après un doux combat, ô ma Vie, j'étais couché, n'en pouvant plus, la main à l'abandon sur ton cou. Toute mon haleine consumée en ma bouche brûlante ne pouvait ranimer mon coeur d'un nouveau souffle. J'avais déjà le Styx devant les yeux, et le royaume sans soleil, et la barque livide de Caron chargé d'ans, - quand toi, tirant un doux baiser du fond de ta poitrine, tu soufflas sa fraîcheur sur mes lèvres sèches. Doux baiser qui me ramena de la vallée stygienne et força le vieillard à s'enfuir dans sa barque vide! Je me suis trompé: il ne rame pas sur une carène vide. Mon ombre pitoyable vogue déjà vers les Mânes. C'est un peu de ton âme, ô ma vie, qui vit dans mon corps et soutient mes membres sur le point de se dissoudre. Mais pourtant, ne pouvant plus souffrir, elle tente souvent, la malheureuse, de recouvrer ses anciens droits par des chemins secrets; et, à moins d'être réchauffée par le secours de ton souffle chéri, elle va quitter mes membres croulants. A toi donc ! Colle tes lèvres tenaces sur mes lèvres, et fais que ton seul souffle en nourrisse continuellement deux, jusqu'au jour où, après les tardives lassitudes d'une fureur encore inassouvie, une vie unique s'échappera de notre double corps. [14] Pourquoi m'offres-tu cette jolie lèvre enflammée? Non, non, je ne veux pas te baiser, dure Néère, plus dure que le marbre dur. Crois-tu que je fasse assez de cas, orgueilleuse, de ces baisers inoffensifs que sont les tiens, pour qu'il me faille, chaque fois que je me roidis de mon nerf qui se dresse, transpercer ma tunique et la tienne, et qu'ensuite furieux de mon désir inane, je me consume misérable, le pouls battant de fièvre? Où t'enfuis-tu? Demeure. Ne me refuse ni ces jolis yeux ni ta jolie lèvre enflammée. Oui, oui, je veux te baiser, douce Néère, plus douce qu'un doux duvet d'oie. [15] Le nerf de son arc ramené derrière ses tempes, l'Enfant d'Idalie se dressait pour ta perte, belle Néère, lorsque voyant ton front, et ces cheveux qui flottent sur ton front, et ces yeux qui sans trêve lancent des oeillades aiguës, et ces joues qui ont un peu la couleur de la flamme, et ces tétins dignes de sa mère, il jeta bas d'une main indécise la flèche qu'il lâchait, puis courant se jeter dans tes bras comme un enfant, il t'appliqua mille baisers de mille sortes, qui soufflèrent jusqu'au fond de ta poitrine des sucs myrteux et des parfums de Chypre; et il jura par tous les dieux et par Vénus sa mère de ne jamais plus tenter de te faire aucun mal. Et nous serions étonnés après cela que tes baisers aient une telle flagrante? Et que, dure comme tu l'es, tu sois toujours sans un doux amour ? [16] 0 toi qui es plus caressante que l'astre neigeux de Latone, et plus belle que l'étoile d'or de Vénus, donne-moi cent baisers, donne-moi autant de baisers qu'en donna Lesbie à son exigeant poète et autant qu'elle en reçut, autant qu'il est de caressantes Vénus et autant qu'il est d'Amours qui visitent tes lèvres et tes joues roses, autant que tu portes dans tes yeux et de vies et de morts, autant que tu portes d'espoirs, et de craintes et de joies mêlées à de continuels soucis, et de soupirs pour ceux qui t'aiment. Donne, et qu'ils soient aussi nombreux que les dards qu'a fixés dans ma poitrine la main farouche du dieu ailé, aussi nombreux que ceux qu'il a gardés dans son carquois d'or ! Ajoutes-y encore les caresses, les mots dits à voix haute, les murmures qu'accompagnent des souffles au doux bruit, sans oublier un sourire délicieux, sans oublier de délicieuses morsures. De même que les colombes de Chaonie se prennent tour à tour le bec en roucoulant avec des frissons d'ailes, quand le dur brumose se dissipe aux premiers Favonius, - penche-toi pâmée sur mes joues, en tournant çà et là tes chavirants regards et dis-moi de te soutenir mourante dans mes bras : je te serrerai, toi, toi, moi du cercle de mes bras, je te presserai toute froide contre ma poitrine chaude, et je te rendrai la vie en insufflant. dans ton être un long baiser --- jusqu'au moment où succombant à mon tour le souffle me manquera dans la douce rosée de ces baisers et où glissant dans tes bras, je te dirai : « Soutiens-moi dans les tiens. » Tu me serreras, moi, du cercle de tes bras, tu me ranimeras contre ta poitrine tiède, car j'aurai froid, et tu m'insuffleras la vie avec la rosée d'un long baiser. Ainsi, ô ma Lumière, cueillons ensemble le temps de notre âge en fleur ; voici venir bientôt la pénible vieillesse qui traînera avec elle les soucis misérables, et les maladies, et la mort. [17] Cette couleur que le matin pourpré répand sur la rose mouillée de la rosée nocturne, cette même couleur au matin rougit la bouche de ma maîtresse rafraîchie de mes baisers pendant une longue nuit, - bouche qu'alentour couronne un visage d'une blancheur neigeuse, comme la violette que tient la blanche main d'une jeune fille; telle sous des fleurs tardives brille la cerise nouvelle, quand l'arbre porte d'un coup et l'été et le printemps. Hélas ! pourquoi faut-il, quand tu me donnes ta bouche si brûlante, que je m'éloigne de ton lit? Oh ! du moins garde, ma belle, sur tes lèvres ce rouge, jusqu'à l'heure où la paix ombreuse de la nuit me ramènera vers toi. Si pourtant d'ici là elles reçoivent les baisers d'un autre, puissent-elles devenir plus pâles que mes joues! [18] Quand elle vit les lèvres de mon amie, enchâssées dans l'ovale de son blanc visage, comme des perles de corail qu'un artiste raffiné aurait incrustées dans un cachet d'ivoire, Cypris pleura, dit-on, et, en gémissant, convoqua les lascifs Amours : « Que me sert, fit-elle, que vos lèvres pourprées, au jugement d'un pâtre, aient vaincu sur l'Ida Pallas et la soeur présidant aux mariages du grand Jupiter, quand cette Néère l'emporte au jugement d'un poète? Marchez avec fureur contre ce poète, et de vos carquois pleins tirant des flèches terribles, visez au plus tendre de ses moelles, percez-lui la poitrine et ce coeur qui s'amuse, en faisant retentir vos arcs avec ardeur. Pour elle, je veux qu'elle ne brûle d'aucun feu, mais qu'atteinte à la poitrine d'une sagette de plomb, elle n'ait au fond des veines qu'une torpeur glacée ! » C'est ce qu'il advint. Je brûle au fond de mes moelles et mon ceeur se fond sous un feu torride. Et toi, la poitrine protégée par d'âpres glaçons et par un roc comme ceux que bat l'onde bouillonnante de la mer Sicane ou de l'Adriatique, sans souci tu te joues d'un amant qui ne peut rien. Ingrate, c'est pour avoir chanté tes lèvres rouges que je suis châtié. Hélas ! malheureuse, tu ne sais pas pourquoi tu me hais ni de quoi est capable la colère déchaînée des dieux et la fureur de Dioné. Renonce à tes durs dédains, ma tendrelette, aie une attitude digne de ta figure, et, puisqu'elles sont cause de nos souffrances, joins à mes lèvres tes lèvres de miel, pour pouvoir puiser au fond de mon être un peu de mon poison et languir, vaincue, dans des flammes mutuelles. Ne crains ni les dieux ni Dioné : une jeune fille qui est belle commande aux divinités. [19] Ailées cueilleuses de miel, pourquoi donc est-ce toujours le thym blanc et les roses, et la rosée de nectar de la violette vernale que vous butinez, ou la fleur de l'aneth qui répand au loin ses effluves? Venez toutes vers les lèvres de ma maîtresse. Elles sentent toutes les roses et tout le thym à elles seules, et le suc de nectar de la violette vernale. D'elles se répandent au loin les doux effluves de l'aneth. Elles sont mouillées des vraies larmes de Narcisse; elles sont mouillées du sang parfumé du jeune OEbalien, tels qu'étaient en tombant et ce sang et ces larmes, lorsque, tout confondus d'éthéré nectar et d'air pur, ils couvrirent le sol de pousses bigarrées. Mais, comme j'ai le droit de goûter à ces lèvres de miel, ne soyez pas assez ingrates pour me priver de ma part de rayons. Ne soyez pas non plus assez avides pour en gonfler vos ruches à l'excès : il ne faut pas tarir d'un seul coup la bouche de ma maîtresse. Car en pressant de baisers altérés des lèvres sèches, le bavard que je suis paierait cher son indiscrétion. Hélas ! ne piquez pas non plus de vos dards sa tendre lèvre : elle décoche de ses yeux des dards pareils aux vôtres. Croyez-m'en, elle ne souffrira point de blessure sans la venger. Puissiez-vous, abeilles, cueillir doucement votre miel, sans lui faire aucun mal.