[41] Ce malheur aurait entraîné l'État et la religion dans une ruine sans ressource, si par une faveur inesperée du ciel, VOTRE MAJESTÉ, que Dieu, qui veillait pour notre salut, avait réservée à notre temps, n'eût servi de colonne et d'appui à l'état ébranlé, et n'eût fait cesser par ses exploits ces malheurs déplorables, sous lesquels le Royaume était prêt de succomber. En cette occasion, votre exemple illustre nous a été une grande preuve, que quoique tout soit assujetti aux lois humaines, la religion seule, comme je l'ai déjà dit, ne veut être ni contrainte ni commandée. [42] Car ayant été dès votre enfance exposé à tant de périls pendant les guerres civiles, ayant été comme assiégé par plusieurs armées tout à la fois; après tant de batailles gagnées ou perdues, lorsque par le malheur des temps il était également funeste de vaincre ou d'être vaincu, vous avez, au milieu des guerres, persévéré dans vos premiers sentiments pour la religion, comme un homme qui combat de pied ferme; vous ne vous êtes laissé ni flatter par l'espérance ni ébranler par la crainte : mais enfin, quand vous avez vu que tout cédait à votre valeur, vous vous êtes rendu de vous-même aux très humbles prières de vos sujets, et vous étant laissé vaincre au milieu de vos victoires, vous êtes enfin revenu par un effet de la grâce â la religion de vos ancêtres. [43] Depuis ce temps-là, votre modération naturelle vous a toujours fait garder à l'égard de vos sujets la même équité, dont vous aviez vous-même éprouvé les avantages. Vous avez révoqué tous les édits que le roi votre prédécesseur avait publiés malgré lui contre les protestants et contre vous. Après une glorieuse paix, tant avec vos sujets qu'avec les étrangers, vous avez confirmé par un troisiéme édit les édits précédents donnés en faveur des protestants; vous les avez rétablis dans leurs maisons, dans leurs biens, dans leurs honneurs; vous en avez même avancé quelques-uns aux premieres dignités de l'état dans l'espérance que les haines et les animosités venant à se calmer, la concorde prescrite par vos édits, se rétablirait plus aisément, que les esprits reprendraient leur premiere sérénité, et qu'ayant dissipé le nuage des patrons, ils seraient plus capables de choisir ce qui est le meilleur dans la religion, je veux dire ce qu'on trouve de plus conforme à l'antiquité. [44] Aussi est-ce la voie que les plus excellents d'entre les pères ont toujours cru qu'ils devaient suivre pour ramener à la communion de l'église ceux qui s'en étaient séparés par quelque entêtement d'erreur ou de passion : ce qui fait voir que ces sages docteurs étaient moins animés par le désir de les vaincre que par la charité. C'est dans cet esprit que saint Augustin traite toujours les Pélagiens de frères, et qu'Optat de Milève traite de même les Donatistes. C'est ainsi que saint Cyprien disait avant eux qu'il exhortait et qu'il souhaitait qu'aucun des fidèles ne périt, s'il était possible ; et que l'église, cette bonne mère, eût toujours la joie d'enfermer tous ses enfants bien unis dans son sein. [45] En effet, parmi: ceux qui sont aujourd'hui d'un autre sentiment que nous, il s'en trouve plusieurs qui, pour me servir des paroles de saint Augustin, reviendraient volontiers dans l'église, si la tempête était appaisée ; au lieu que la voyant continuer, et craignant même qu'elle ne renaisse, ou qu'elle n'augmente après leur réunion, ils conservent la volonté de fortifier ceux qui sont faibles. Ainsi sans quitter leurs assemblées partitulières, ils font connaître, jusqu'à la mort, par leurs paroles et par leur témoignage, qu'ils approuvent la saine doctrine qu'ils savent qui s'enseigne dans l'église catholique. Ils souffrent cependant avec patience et en faveur de la paix, les injures qui se font de part et d'autre et montrent par leur exemple avec quelle sincérité, quelle ardeur, quelle charité, il faut servir Dieu. [46] Comme ces considérations, SIRE, et ce que j'ai appris de l'expérience, aussi bien que de l'exemple de VOTRE MAJESTÉ, m'ont fait juger que je devais de tout mon pouvoir contribuer à la paix de l'église, j'ai affecté de ne parler mal de personne. J'ai parlé même des protestants avec estime, principalement de ceux qui se sont distingués par leur savoir. D'un auire côté, je n'ai point dissimulé les défauts de ceux de notre parti; persuadé avec des personnes très vertueuses, qu'on se trompe extrêmement, si l'on s'imagine que la malignité et les esprits artificieux des sectaires donnent plus de cours et de forces aux hérésies, qui troublent aujourd'hui le monde par leur nombre et par leur diversité, que nos vices et nos scandales. [47] J'estime donc que le vrai moyen de remédier, tant aux égarements du parti opposé qu'à nos propres vices, est de bannir de l'état toute force d'honteux traftc, de récompenser le mérite, d'établir pour conducteurs de l'églife des personnes de savoir, de pieté, d'une vie exemplaire, d'une prudence, et d'une modération déjà éprouvées ; d'élever aux dignités de l'état, non des gens de néant, que la faveur ou l'argent y pourraient conduire ; mais ceux qui s'en rendront dignes par une intégrité reconnue, par une solide pieté, par un vrai désintéressement, en un mot, par la seule recommendation de leur vertu. Autrement la paix ne peut durer. Il faut nécessairement que les états se ruinent, si dans la distribution des charges les souverains ne savent pas distinguer les bons d'avec les méchants, etsi, selon le proverbe des anciens, "ils laissent manger aux frélons ce qui n'appartient qu'aux abeilles". [48] Rien n'est plus opposé à la fidélité, que nous devons premièrement à Dieu, et ensuite à VOTRE MAJESTÉ ; rien n'est plus contraire à ce que nous tous, qui sommes dans les dignités et dans les charges, devons à votre peuple, que l'espérance d'un profit honteux. Si nous entrons par là dans nos emplois, il est fort à craindre que nous ne tournions enfin toutes nos vues de ce seul côté, comme vers notre pôle, et que nous laissant aveugler par l'avarice, sans considérer ce qui est juste, nous ne faussions toutes les promesses que nous avons faites à Dieu et aux hommes. L'avarice est un monstre cruel et insatiable, qu'on ne doit point souffrir; elle ne dit jamais "c'est assez" ; quand on lui donnerait, avec les immenses richesses de la France, les. montagnes d'or de Perse et les trésors des deux Indes, on ne rassasierait pas son avidité. [49] Les vices ne gardent point de mesure, et ne se peuvent borner. Leur progrès ressemble à celui des corps, qui roulent dans un précipice; rien ne les arrête que leur propre ruine. Mais la vertu, selon la pensée de Simonide, ressemble à un cube ; elle résiste, par la fermeté de sa base, à toutes les révolutions du monde et de la fortune. Comme elle s'accommode aux différents états de la vie, elle tient l'esprit de l'homme dans une incorruptible liberté; elle est contente d'elle-même, propre à tout par elle-même. Puisqu'elle est donc d'un si grand usage, si dans un état on la considère, si on lui donne le rang qu'elle mérite, on trouvera, sans surcharger l'épargne, et même en soulageant les peuples, de quoi faire des libéralités à ceux qui s'en rendront dignes. [50] Pour le gouvernement de l'église, quoiqu'il ne regarde VOTRE MAJESTÉ qu'indirectement, il est pourtant digne de ses soins. Qu'elle prie, qu'elle presse, qu'elle interpose même son autorité envers ceux qui y préfident, afin qu'on s'y conduise de la même manière. Que VOTRE MAJESTÉ, SIRE, aspire à cette nouvelle gloire qu'elle pense continuellement que cet heureux loisir, dont nous jouissons, ne peut durer, si l'on ne l'employe à avancer la gloire de Dieu, qui nous l'a donné ; si l'on ne s'applique fortement à terminer les différends de la religion. Il semble que c'est un grand dessein que je vous propose ; plusieurs personnes même, contentes de la douceur présente de leur condition, et peu touchées des conseils qui peuvent être salutaires à l'avenir, jugeront qu'il ne doit pas être formé témérairement dans le temps où nous sommes.