[1,51] J'ai cru devoir exposer succinctement tout ce qui s'est passé entre le roi François Ier et l'empereur Charles V, c'est-à-dire, entre la France et l'Espagne, pendant l'espace de 50 ans. Il est vrai que j'ai repris les choses d'un peu loin, mais ce que j'ai à raconter dans la suite est tellement lié avec ces événements que ceux, qui les ont suivis, ne sauraient être bien entendus, sans la connaissance de tout ce que j'ai rapporté. Il me reste maintenant à parler, suivant mon dessein, des autres puissances de l'Europe. Pour ce qui regarde l'Angleterre, et la guerre qu'elle eut alors avec nous, j'en ai dit assez, mais il faut raconter l'origine de la séparation des Anglais d'avec l'église Romaine, événement, qui a causé tant de mouvements et de troubles parmi eux, et qui a enfin produit le changement de leur religion. [1,52] Henri VII, qui fut un grand roi, ayant éteint les factions de son royaume, et voulant par l'alliance des princes étrangers affermir sa puissance, avait marié Artus son fils aîné, âgé de 15 ans, avec Catherine, l'une des deux filles de Ferdinand et d'Isabelle. Mais ce jeune prince étant mort quelque temps après, de la maladie appelée consomption, le roi son père, dont la politique ne voulait pas laisser échapper une alliance si avantageuse, résolut de faire épouser Catherine à Henri, frère d'Artus et comme un pareil mariage était contraire aux lois du christianisme, on eut recours à l'autorité du pape Jules II, qui en accorda la dispense. Ainsi Henri VIII épousa la princesse Catherine, après la mort du roi son père, et en eut plusieurs enfants, qui ne vécurent pas longtemps, excepté Marie, née à Greenwich le 18 février de l'année 1515, qui survécut à son père et à sa mère. Comme elle n'avait point de frères, elle porta le nom de princesse de Galles; c'est-à -dire, qu'elle fut destinée par son père pour être l'héritière de la couronne. Depuis elle épousa le dauphin François, qui mourut à Tournon. Henri et Catherine son épouse vécurent ensemble pendant 20 années en bonne intelligence. Mais ce prince, qui malgré l'élévation de son esprit, avait beaucoup de penchant à l'amour et de faiblesse pour les femmes, commença à se dégoûter de la sienne, dont les moeurs étaient austères et qui ne prenait aucun soin de sa parure. Il songea donc alors à faire casser son mariage. Il donnait toute sa confiance à un homme de basse extraction, nommé Wolsey que son orgueil et son ambition, qui l'avaient rendu odieux aux seigneurs du royaume et à toute la noblesse, firent périr dans la suite. Cet homme, par la faveur de son maître, était parvenu aux plus grandes dignités ; il possédait l'évêché de Winchester et l'archevêché d'York et avait obtenu le chapeau de cardinal ; il s'était vu employé dans une très importante ambassade et il avait alors l'administration de toutes les affaires de l'Etat. L'empereur, persuadé qu'il était de son intérêt de conserver toujours l'union que les princes de la maison de Bourgogne avaient formée entre eux et les rois d'Angleterre, mettait tout en usage, sans épargner même les respects, pour se concilier l'amitié de Wolsey ; jusque là que dans les lettres qu'il lui écrivait et qui étaient toujours de sa main, il signait: votre fils et votre cousin Charles. Pour flatter encore plus son orgueil, il lui faisait espérer qu'après la mort de Léon X, il le ferait élire pape. [1,53] Cependant Adrien ayant succédé à Léon, et ayant été élu contre toute apparence, Wolsey, au désespoir de voir son espérance trompée, tourna contre l'empereur la haine qu'en sa considération il avait jusqu'alors témoignée contre les Français. Ayant donc su le dessein de son maître, il voulut profiter de cette occasion pour lui faire sa cour et pour se venger en même temps de Charles V. Il ne fit part de son projet qu'à un petit nombre de personnes; puis il engagea l'évêque de Tubes, ambassadeur de France à la cour d'Angleterre, à proposer à Henri, dans son conseil, une alliance avec François I. et à soutenir que son mariage avec Catherine d'Aragon était nul de droit divin, comme contracté contre les lois positives de Dieu et de l'église. Marguerite, soeur de François, princesse d'une grande beauté et veuve de Charles duc d'Alençon mort depuis peu, fut donc alors destinée pour épouser Henri et le cardinal Wolsey fut envoyé en France avec l'évêque de Tarbes pour y traiter de la dissolution du mariage de ce prince. Mais à peine Wolsey fut-il arrivé à Calais, qu'il reçut une défense du roi, son maître, de parler de son mariage avec Marguerite. Il apprit en même temps par les lettres de ses amis que Henri songeait bien moins à s'allier au sang de France qu'à satisfaire l'amour aveugle dont il brûlait pour Anne Boleyn, fille du chevalier Thomas Boleyn, qu'il voulait épouser contre son honneur et contre ses intérêts. Le cardinal, qui, comme tout le monde le croyait, avait conseillé au roi son maître de répudier la reine Catherine afin d'épouser la princesse Marguerite, fut d'autant plus mortifié du contre-ordre de Henri, qu'il avait compté sur l'appui de la cour de France pour se soutenir contre la haine et la jalousie des Anglais, que son crédit et son trop grand pouvoir lui avaient attirées, comme il le savait bien. Mais voyant qu'il ne dépendait plus de lui de changer le dessein qui avait été pris touchant le divorce, il jugea à propos de dissimuler. [1,54] Cela arriva au temps de la prise de Rome et lorsque Clément VII était retenu comme prisonnier dans le château Saint-Ange. Henri persuada à François d'envoyer une armée en Italie sous la conduite de Lautrec, afin de délivrer le Pape qui était au pouvoir des impériaux; il se flatta que le saint père, touché de ce bon office qu'il lui aurait rendu, serait porté à lui accorder la dispense qu'il demandait. On envoya donc à Rome, par le conseil de Wolsey, Etienne Gardiner et François Briand, pour solliciter cette grâce du saint siège. Clément, qui d'un côté craignait de prononcer sur une affaire de cette conséquence, où il s'agissait de répudier une grande princesse et qui de l'autre ne voulait pas déplaire à un monarque, à qui il avait des obligations et qui avait mérité le titre de défenseur de la foi, par un- ouvrage qu'il avait publié contre Luther, trouva un expédient qu'il crut capable de le tirer de cet embarras. Il envoya en Angleterre le cardinal Campeggio, en qualité de légat du saint siège, afin de juger cette affaire conjointement avec le cardinal Wolsey. Mais le légat, suivant les ordres qu'il avait reçus, tira l'affaire en longueur et ayant été informé de la défaite de Lautrec, par les lettres du pape, qui crut ne devoir pas dans cette conjoncture déplaire à l'empereur, il partit d'Angleterre après beaucoup de subterfuges et de délais, sans avoir rien terminé; ce qui mécontenta et irrita extrêmement Henri. Wolsey, qui dans cette occasion n'avait pas témoigné assez de chaleur, au gré du Roi, perdit peu à peu les bonnes grâces de ce prince et ayant été quelque temps après arrêté par Thomas Howard, duc de Norfolk, il fut obligé de se démettre de l'évêché de Winchester. Ensuite ayant été mandé à la cour pour comparaître devant le roi, il mourut de chagrin dans le voyage. Thomas Morus, homme recommandable par sa probité et par son savoir, fut fait chancelier d'Angleterre en sa place, quoiqu'il ne fut pas plus disposé que Wolsey à favoriser le divorce du roi. [1,55] Cependant ce prince éperdument amoureux et dont les désirs ardents ne pouvaient plus souffrir de retardement, donna l'archevêché de Cantorbéry à Thomas Crammer, après la mort de l'archevêque Guillaume Warrham, dans l'idée que ce prélat rendrait un jugement favorable au sujet de son divorce. Il déclara en même temps criminels de haute trahison ceux du clergé, qui auraient, au mépris des droits de sa couronne, trop déféré à l'autorité du pape, et lui auraient payé un tribut qui ne lui était point dû. Cependant le pape jugea le 16 de mars de cette année 1534 en faveur de la reine Catherine pour complaire à l'empereur, neveu de cette princesse. Henri, qui depuis un an avait répudié Catherine et épousé secrètement Anne Boleyn et qui avait consulté sur cette affaire un grand nombre de théologiens, et surtout ceux de la faculté de Paris (qui, à ce qu'on prétendit, s'étaient laissé corrompre par argent et avaient vendu leur avis) vit bien qu'il n'avait plus rien à espérer du pape et il abolit dans ses états l'autorité du saint siège par un acte solennel du parlement, défendit de lui payer le tribut ordinaire qu'on lui payait depuis longtemps, décerna la peine de mort contre quiconque reconnaîtrait dans le pape aucun pouvoir souverain sur l'Angleterre et obligea le clergé de ce royaume et celui d'Irlande de prêter le serment de suprématie, par lequel ils regarderaient le roi comme le chef immédiat de l'église Anglicane après Jésus-Christ. Ce changement de la discipline ecclésiastique n'en causa alors aucun dans la doctrine. Car dans le synode qui fut tenu à Londres le 8 de juin, Henri confirma la doctrine ancienne, qui avait été reçue de tout temps dans l'église universelle et il fit ensuite mourir également ceux qui l'avaient abandonnée, pour suivre les opinions de Luther et de Zwingli et ceux qui soutenaient l'autorité du pape. Par cette conduite il se rendit également odieux et aux protestants et aux catholiques, qui condamnaient tous, quoique par différents motifs, le changement qu'il avait introduit dans la discipline ecclésiastique. En effet Calvin, en applaudissant à l'abolition de l'autorité papale en Angleterre, témoigne dans un endroit de ses écrits, qu'il ne pouvait voir sans douleur que Henri se donnât le titre de chef de l'église. Au reste ce monarque se comporta de telle sorte dans tout le reste de sa vie, qu'il est à croire que, s'il eût trouvé des papes plus judicieux et plus indulgents, il se serait volontiers soumis à leur autorité. [1,56] Anne Boleyn étant accouchée d'Élisabeth, à qui l'on donna le nom de princesse de Galles, qui fut alors ôté à Marie, ne conserva pas longtemps les bonnes grâces du roi. Car bientôt après ayant été accusée d'adultère, elle eut la tête coupée et le roi épousa Jeanne Seymour, qui mourut en accouchant d'Édouard. Depuis il répudia encore Anne de Clèves, qu'il venait d'épouser. Enfin Henri considérant qu'il lui était désormais impossible de se réconcilier avec le Pape, à quelque prix que ce fût, commença à se refroidir pour le roi de France, dont il avait jusqu'alors cultivé l'amitié, afin qu'il le servît à Rome, et à qui même il avait rendu de très bons offices pour la délivrance de ses enfants. L'empereur l'ayant alors sollicité de renouveler son alliance avec lui, Henri, s'attacha au parti de ce prince, d'autant plus que Charles, après la mort de sa tante Catherine, avait dit hautement que sa querelle avec le roi d'Angleterre était éteinte. Ce qui fit encore pencher alors Henri du côté de Charles, sut le mariage de Jaques V. roi d'Écosse avec Magdelaine; fille de François I. Jaques étant venu inopinément en France, l'avait obtenue du roi, qui ne la lui accorda qu'à regret. Cette princesse étant morte peu de temps après, il épousa, par procureur, Marie, fille de Claude de Lorraine, duc de Guise, et veuve du duc de Longueville, sur laquelle il avait jeté les yeux, pendant le séjour qu'il avait fait à la cour de France, dans l'incertitude s'il pourrait épouser la fille du roi. Ces deux mariages déplurent beaucoup au roi d'Angleterre. [1,57] Les Anglais et les Ecossais étaient souvent en guerre au sujet des limites des deux royaumes. Pour faire cesser ces différends, le roi d'Angleterre avait fait prier le roi d'Ecosse de se rendre à York, pour y conférer avec lui, et lui avait même donné quelque espérance de la succession à la couronne d'Angleterre. Mais les factieux d'Ecosse ayant empêché leur roi d'accepter cette conférence, Henri se trduva très piqué de ce refus offensant. Pour s'en venger, il fit marcher une nombreuse armée du côté d'York et après avoir défait les Ecossais, que leurs dissensions civiles avaient déjà mis en désordre, et avoir fait prisonnière la plus grande partie de leur noblesse, il se retira. La nouvelle de cette défaite fit mourir de chagrin le roi Jaques, qui laissa pour héritière de son royaume, une fille au berceau âgée seulement de huit jours, que Henri songea alors à marier un jour avec Edouard son fils. Il crut pouvoir conclure dès-lors ce mariage, par le moyen des seigneurs Ecossais qu'il tenait prisonniers, et qu'il traitait avec beaucoup d'humanité. Mais la reine mère et le cardinal de Saint-André, qui étaient attachés à la France, firent échouer son projet. Le roi de France envoya d'abord en Ecosse Matthieu Stuart, comte de Lenox, chef de la faction Ecossaise. Mais la reine mère l'ayant rendu aisément suspect, on y envoya ensuite Jaques de Mongomery, seigneur de Lorges, homme de probité et de courage, et ennemi mortel du comte de Lenox, afin qu'il put soutenir la reine mère et la jeune reine sa fille, contre la violence des Anglais et contre la faction Ecossaise. [1,58] Henri, sans différer, envoya par un héraut déclarer la guerre à François, et l'année suivante l'empereur partit d'Allemagne et Henri partit d'Angleterre, comme ils en étaient convenus, pour faire en même-temps une irruption en France. L'empereur attaqua aussi le duché de Gueldres, à cause de l'alliance que le duc avait depuis peu contractée. Charles, duc de Gueldres, que l'empereur haïssait extrêmement, comme je l'ai déjà dit, était mort sans laisser d'enfants, dans le temps qu'on traitait de la trève à Nice. Comme ce prince s'était attaché à la France, il faisait souvent des courses sur les terres de l'empereur ; ce qui l'avait rendu odieux, non seulement aux peuples voisins, mais à ses sujets mêmes, qui par représailles étaient sans cesse inquiétés par les impériaux. Charles fut enfin dépouillé presque entièrement de son duché. Le peuple de cette province voulut alors reconnaître pour souverain Guillaume, duc de Clèves, parent de Charles ; ce qui ne plut pas à l'empereur, qui prétendait que ce duché lui appartenait. Le roi de France céda volontiers, après la mort de Charles, à Guillaume de Clèves le droit que le feu duc lui avait légué sur son duché et pour s'allier plus étroitement avec lui, il lui fit épouser Jeanne d'Albret, fille de Henri d'Albret, roi de Navarre, et de Marguerite sa soeur, dans la pensée, que secondé de ce prince dont les états étaient situés au milieu des Pays-Bas, il y pourrait porter la guerre à son gré. [1,59] Pour s'opposer à ce dessein, l'empereur entra avec une puissante armée dans le duché de Gueldres, quoique le pape fut auparavant venu jusqu'à Busseto dans la Lombardie en-deca du Pô, pour le détourner de cette guerre. S'étant rendu maître de la plus grande partie du duché, il contraignit le malheureux duc de Clèves, qu'il avait mis au ban de l'Empire, comme son feudataire, à venir lui demander pardon ; et après l'avoir dépouillé du duché de Gueldres et du comté de Zurphen, il le réduisit au point de regarder comme une grâce, d'être rétabli dans son duché de Clèves, qui était son patrimoine, à condition qu'il renoncerait à l'alliance et à l'amitié du roi de France. Il obtint cette composition par l'entremise de Herman, archevêque de Cologne, et de Henri, duc de Brunswic. Ces princes mandèrent aussi à l'empereur la grâce du capitaine Martin Van Rossem, qui l'année précédente avait ravagé le Brabant, et avait presque surpris la ville d'Anvers. Charles lui pardonna, en considération de sou rare talent pour la guerre. [1,60] Les armes de l'Empereur n'eurent pas un semblable succès dans le Dannemark, appellé par les anciens, la Chersonèse Cimbrique. On pourrait dire que la guerre qu'il y avait portée, pour rétablir son beau-frère sur le trône, avait quelque apparence de justice, si on mesurait d'ordinaire la justice d'une guerre sur des règles d'équité et de raison et non sur des vues de politique et d'intérêt. Le roi de Dannemark, dont je parle, était Christian II, fils de Jean et petit-fils de Christian I, qui après l'extinction de la race des anciens rois, de simple comte d'Oldembourg qu'il était, fut élu roi par les sénateurs du royaume, aidé de la recommandation de son oncle Adolfe de Holsace, à qui le trône avait été d'abord offert et qui l'avait refusé par modestie. Vers le même temps les Suédois, s'étant soulevés contre Charles Canut roi de Suède et l'ayant chassé du royaume, Christian Ier, roi de Dannemark fut élu roi de Suède en sa place, par la faction de Jean Benoît, archevêque d'Upsal : c'est sur cela seul que les rois de Dannemark fondent leur prétention à la couronne de Suède. Jean régna 32 ans en Dannemark, après la mort de son père Christian, et fut élu roi de Suède par les peuples de la Gothie, qui se soulevèrent et chassèrent le vieux Stenon, qui avait succédé à son oncle Charles. Mais Jean fut aussi bientôt chassé lui-même et se vit contraint de se retirer dans son royaume de Dannemark, après avoir été vaincu en plusieurs combats par Suanton, qui soutenu du crédit d'Hemminge Gad, évêque de Lincopen, avait été élu roi par les états du royaume. Suanton, un des plus vertueux et des plus grands princes qui ayant jamais paru, étant mort à Arosen, Stenon Stura le plus jeune de ses fils, après de grandes contestations, fut élevé sur le trône par les sénateurs du royaume, et malgré la faction Danoise qui voulait couronner. Henri Troll, il l'emporta par la vénération qu'on avait pour la mémoire de son père.