[13] JACQUES. — Le plus grand, Paul, pour répondre d'abord à votre seconde question. Cet avantage n'est pas simple et d'une seule espèce; mais on peut retirer de ces arts plusieurs sortes d'utilités. En effet, si tous les arts, toutes les sciences sont dignes des honnêtes gens, à plus forte raison les arts dont nous parlons depuis longtemps, qui font partie de la philosophie que nous recherchons, comme des membres d'un grand corps. En traitant de la nature et de la connaissance des choses, de quelque genre qu'elles soient, tout ce qu'on examine et qu'on étudie pour y découvrir ce qui est vrai, tout cela est du domaine de la philosophie, tout cela est éclairé de sa lumière comme d'un rayon de la vérité. Or, dans la philosophie, il y a certaines choses qui sont regardées comme plus grandes et plus excellentes que les autres : telle est la connaissance du souverain bien dans toutes choses, de ce qui est le summum (le souverain ), et qui est pour les autres choses la cause de leur existence, et de tout ce qui, dans ce genre, a quelque rapport de parenté, d'affinité avec cette nature supérieure et principale. Et comme ces choses-là occupent la plus haute place de l'intelligence, on y monte, pour les comprendre, au moyen de ces études et de ces sciences, comme par des rampes et des degrés. On y puise même des forces qui élèvent l'âme et la pensée, et sans lesquelles on ne pourrait s'empécher de tomber et de s'égarer, pour trouver également dans ces arts une noble et utile occupation. Mais ce qui leur donne le plus grand prix, c'est qu'ils détournent l'âme des sens, et lui enseignent à considérer, à examiner seule en elle-méme, loin du bruit des sensations corporelles, les choses qui doivent étre observées par elle-même, ce qui est principalement le constant et propre devoir du philosophe. Comme la nature a éloigné de nos regards les principes de toutes choses et ce qu'elles sont, ou bien, comme même celles qu'elle nous a données presque pour compagnes, elle les a enveloppées de tant d'obscurité, qu'elles frappent à peine nos oreilles, nos yeux et nos autres sens, et couvrent au contraire de ténèbres notre intelligence elle-même, quand elle cherche à comprendre ce qu'elles sont, ce n'a pas été pour l'âme une oeuvre médiocre, ni un léger travail, que de se faire elle-même un chemin à travers la foule et le concours des choses sensibles, et de trouver la raison de l'existence de chaque chose, c'est-à-dire ce qui est un, toujours le même, et ne varie ni par le temps, ni par aucun changement. Et parce que cela n'a pu avoir lieu d'aucune manière sans réprimer et repousser les sens, ni même sans imposer le plus complet silence à ces images qui, venant des sensations des choses extérieures, et s'introduisant dans l'àme, voltigent çà et là et la troublent dans sa contemplation; voilà pourquoi chaque art, enseignant à l'âme à se comporter ainsi, à se séparer des sens et à rentrer en elle-même le plus possible, est au plus haut degré utile et avantageux à la philosophie: ce qu'on peut surtout remarquer dans l'arithmétique et dans la géométrie. En effet, ces deux sciences proposent à la réflexion et à la méditation de l'esprit des choses qui sont tout à fait étrangères aux mouvements, aux sens, au temps, à la variété, à la diversité, aux forces opposées entre elles; des choses qui ont en elles-mêmes une constance immuable et la vérité. Et puisque c'est là la particulière propriété de la philosophie, soit que les sciences mathématiques apprennent à l'âme à s'habituer, pour ses spéculations, à s'appuyer et à se reposer seule sur ses propres forces; soit parce qu'elles font elles-mêmes partie de la philosophie, et qu'elles en sont en quelque sorte les membres, elles doivent être connues jusqu'à un certain point de ceux qui aspirent à elle-même, et ne doivent pas être laissées sans recevoir l'honneur qui leur est dû. S'il est des hommes que leur grandeur effraye et qu'elle force presque à se désespérer, il ne faut l'attribuer ni à l'art, ni à la difficulté de l'art, mais à leur faiblesse d'esprit et à leur paresse. Certes vous ne nierez pas que les arts n'ont en eux-mêmes ni difficulté ni travail, pour me servir d'un mot qui répugne à leur nature, mais plutôt une subtilité et une certaine obscurité des choses intelligibles, qui les empêchent d'être à la portée du peuple, et de se découvrir aux esprits débiles et paresseux, mais qui n'échappent point à la sagacité des esprits pénétrants et vigoureux. A peine l'attention de ces derniers est-elle fixée par un simple trait de plume et une légère démonstration, qu'ils y pénètrent avec tant de facilité, avec tant de promptitude, qu'ils ne semblent pas parcourir des régions étrangères et inhospitalières, mais comme dominer dans leur propre royaume. Il y a une grande force dans l'esprit des hommes chez lesquels la nature l'a bien placé, bien établi; cette force est si grande, qu'il n'est ni vaincu par le nombre des choses qu'il conçoit et comprend, ni accablé par leur grandeur et leur masse, ni frustré par leur ténuité et leur subtilité. De même que les yeux de ceux que la nature a doués d'une bonne vue, de quelque côté qu'ils se tournent par un facile et léger mouvement, aperçoivent vite et sans peine tous les objets qu'ils veulent voir; de même l'esprits bien pourvu des qualités naturelles, est capable de saisir toutes les choses qui fixent son attention. Est-ce que, s'il était si difficile de s'instruire dans un grand nombre d'arts et de sciences, il serait autrefois sorti tant de savants hommes des écoles de la Grèce ? Est-ce qu'ils auraient publié, comme on le vit faire alors, cette magnifique et fière parole, qu'ils étaient prêts à répondre sur-le-champ à tout le monde sur tout ce qui leur serait demandé? On raconte que Gorgias le Léontin fut le premier à le proclamer, ce qui, à la vérité, lui attira de si grands honneurs de la Grèce entière, qu'il fut le seul homme qui eut dans le temple de Delphes sa statue, non pas seulement dorée, mais en or massif. Cependant la profession de cette ostentation d'un nouveau genre, admirée dans le principe, s'avilit dans la suite par la multitude de ceux qui faisaient la même chose, et en donnaient des leçons. D'autres s'en tinrent, pour faire parade de leur génie et de leur savoir, au domaine des arts que nous appelons libéraux, et à celui des belles-lettres. Mais Hippias, au milieu de l'immense concours de toute la Grèce aux jeux Olympiques, ne déclara pas seulement qu'il connaissait toutes les sciences et les arts libéraux, comme auteur et maître capable de les enseigner à qui que ce fût mais il se vanta même, en présence de la Grèce assemblée, qu'il avait fabriqué de ses mains l'anneau qu'il portait au doigt, les souliers qu'il avait aux pieds et le manteau qui couvrait ses épaules. N'a-t-il pas prouvé par là qu'aucun art ne peut échapper à l'intelligence, à la pénétration de l'esprit de l'homme? Quoique ce savant bateleur et les autres soient peut-être insupportables avec leur jactance, je vous renvoie à ceux qui, sans ostentation, ont acquis la suprême puissance et la gloire d'une parfaite sagesse. Pensez-vous que rien, dans la nature des choses ou dans la connaissance d'aucun art, ait échappé au vaste savoir de Platon, au pénétrant génie d' Aristote, à la féconde intelligence de Théophraste, à la science, aux investigations de Polémon, d'Arcésilas, de Chrysippe, de Carnéade? Au reste, l'ancienne Grèce produisit une si grande et si glorieuse multitude d'hommes semblables, qu'il n'est pas nécessaire de citer chaque nom en particulier. Nos auteurs dans ce genre sont beaucoup moins nombreux, ce qui est la faute de la fortune; car à peine s'étant ouvert un passage vers la philosophie, M. Varron, le plus savant des anciens, y était entré le premier, et ensuite Cicéron, ce fleuve doré d'éloquence, qui entraînait avec lui tout le génie de Rome, que la constitution de l'État ayant été subitement changée, la barbarie des mœurs et de la littérature imposa silence aux beaux-arts. Mais, pour en venir de ces siècles reculés à notre temps, vous ne vous figurez pas, je pense, que l'auteur que vous admirez le plus, que vous avez toujours dans les mains, que vous lisez assidûment, que Pierre Bembo ait pu devenir, sans beaucoup de connaissances et de savoir, si célèbre par son éloquence et sa sagesse. Cet homme, le plus grand ornement de notre âge, est pour moi le sujet d'un singulier bonheur, puisque, liés ensemble de la plus sainte amitié dès notre adolescence, nous ne le cédons point à deux frères germains en mutuelle affection. Que dirai-je de Jérôme Aleandre, de Desiderius Erasme, de ces deux savants hommes si renommés par la connaissance, l'usage et la mémoire qu'ils ont de tous les arts et de toutes les sciences? et de notre André Alciat? Mais sans aller plus loin, Paul, votre Grégoire Lilius, sous l'autorité et par les soins duquel, quand vous étiez encore chez votre père, vous avez été instruit dans les lettres, n'a-t-il pas acquis, sans beaucoup de peine, de nombreuses connaissances? car l'homme avec lequel il passe sa vie, et que nous sommes aussi accoutumés d'admirer, cet homme si illustre, si distingué, Jean-François Pic, a-t-on jamais trouvé qu'il ignorât quelque science, quelque doctrine? Ayant à imiter dans sa famille l'exemple du plus grand de tous les hommes dans toute sorte de sciences et de vertus, de ce Jean Pic, son oncle, il est arrivé, à force d'étude et de génie, non pas à nous empecher de regretter sa mort, mais à faire connaître le sang dont il est issu, par sa science et par ses moeurs. Mais pour ne pas énumérer indéfiniment tous ceux qui, par leur sérieuse application et leur intelligence, se sont illustrés dans un grand nombre d'arts et de sciences, voici quelles seront nos conclusions : comme les choses qui sont renfermées dans les arts libéraux les plus nobles, ont, dans des genres différents, la même voie de recherches et d'investigations qui les unit ensemble comme par un seul et méme esprit, elles se découvrent facilement aux âmes droites, douées de pénétration et de vigilance; elles sont préparées et exposées à être par elles comprises; tandis qu'elles paraissent au contraire, très difficiles aux esprits lents, hébétés, faibles et paresseux; de sorte qu'il semble qu'on a dit avec beaucoup de vérité qu'on les comprend vite ou jamais; parce que toute la différence qu'on y trouve ne provient ni de la variété, ni de la difficulté des arts, mais des intelligences et des volontés. S'il y a eu des hommes, et il y en a chaque jour, qui, s'étant proposé de traiter et de connaître un de ces arts en particulier, y aient consacré toute leur vie, on ne doit pas s'en étonner. Il peut en arriver de même à des navigateurs qui, après s'être proposé un port pour s'y diriger, rencontrant dans leur voyage un lien qui les charme par son agrément, renoncent à leur première course, s'arrêtent dans ce lieu même, et s'y établissent avec toute leur fortune. Quant à nous qui, comme vous venez de le dire, avons hâte d'arriver à la philosophie, dans laquelle est situé le port destiné à nos richesses, nous devons nous servir des arts comme des hôtelleries, nous y arréter, tant que cela nous est avantageux, le temps nécessaire pour connaître la situation des lieux, les moeurs, le costume, non comme un citoyen, un habitant du lieu, mais comme un voyageur curieux semble voir les choses; de manière que, si par hasard on y revient, on n'ait pas besoin de demander un guide, mais qu'on aille à une auberge connue et familière. Ainsi, dans les sciences et les arts par lesquels nous marchons, nous nous dirigeons vers la philosophie, les principes, les fondements doivent étre connus; et ces origines des choses d'où découle ensuite toute argumentation pour traiter et confirmer chaque chose en particulier, doivent être tout à fait comprises et gravées dans la mémoire. On doit même savoir quelques questions particulières d'un art, non pas cependant toutes celles qui peuvent être réunies et contenues dans cet art, ce qui est alors sans bornes, et beaucoup de bons esprits y ont employé tout leur temps et leur loisir, étant captivés par les charmes d'une certaine délectation paresseuse. En effet, l'étude assidue d'un art quelconque engendre toujours d'elle-même quelque chose que l'on contemple avec volupté, si l'on veut minutieusement examiner tout ce qui entre dans la connaissance de cet art. Personne ne sait s'y borner, à moins de s'en arracher et de s'en débarrasser, à l'exemple d'Ulysse, qui usa envers lui de trop de violence, pour qu'il pût même s'attacher aux chants des sirènes. Ce que je peux moi-même affirmer et promettre hardiment, c'est que, si l'on marche à la philosophie par cette voie des sciences et des arts, si, sans posséder toutes ces connaissances, après en avoir été modérément imbu, on s'adonne tout entier à cette maîtresse de toutes les sciences; et que, retournant ensuite, quand il le faudra, à l'une quelconque dè ces sciences, on entreprenne de la connaître et la traiter, on le fera beaucoup plus facilement et beaucoup mieux, que si l'on avait employé toute sa vie à cette unique étude, sans aucune notion de la philosophie; car on retourne de ces abondantes richesses de la philosophie beaucoup mieux disposé de coeur et d'esprit.