[7] PAUL. — Je comprends maintenant, vous voulez parler de la philosophie. JACQUES. — Oui, vraiment; car c'est la seule chose sans laquelle, j'en excepte toujours le sort de Dieu, la vie d'aucun homme ne peut jamais être par elle-même sage, ni heureuse. PAUL. — Pourquoi donc n'arrivons-nous pas tout d'abord à cette troisième partie de notre système d'éducation qui contient, je pense, la philosophie elle-même, qui concerne, comme vous dites, tout le perfectionnement de la vertu? Car, quoique les choses que vous avez dites, celles que vous dites maintenant, aient pour moi beaucoup de charme, je n'en désire pas moins m'approcher de cette source même, de cette origine de toutes les vertus. JACQUES. — Il n'y a plus qu'une chose, Paul, dont nous avons à parler, qui est des premières en honneur, en utilité, mais que, pour la commodité du discours, nous avons réservée pour la fin. Nous n'avons pas encore dit un mot de la vérité. Or, c'est elle principalement qui engendre non-seulement les bonnes moeurs, mais qui rend encore la vie réellement sage et heureuse. Sans elle il ne peut réellement y avoir ni probité, ni prudence, ni libéralité, ni magnificence. Quel est l'homme, en effet, je ne dis pas accoutumé à mentir et à tromper, celui-là étant plutôt un monstre qu'un homme, mais à se permettre, en déguisant tant soit peu sa pensée, de sentir quelquefois autrement qu'il ne parle, et de mettre sa langue en opposition avec son coeur, que nous devrons ranger au nombre de ceux dans lesquels nous formons pour l'avenir l'image d'une suprême dignité? PAUL. — Pour moi, il me semble que nous devons le répudier quel qu'il soit. Et cela ne m'était pas venu dans l'esprit, lorsque pourtant chaque jour, par vous surtout, et dans Aristote même, que votre enseignement et vos conseils m'ont mis entre les mains, je pouvais déjà commencer à connaître ce grand, ce précieux bien de la vérité. Mais je désire savoir pourquoi vous avez réservé pour la fin, comme vous dites, d'en faire mention. JACQUES. — Parce que la vérité est douteuse entre le pour et le contre ; qu'elle est répandue dans toute espèce de doctrine et de science, et qu'elle concerne même, et à plus forte raison, les bonnes habitudes. Parce que, d'un autre côté, nous avons parlé des moeurs et de la discipline domestiques, par lesquelles l'adolescent doit être accoutumé à toutes les choses bonnes et honnêtes, non pas qu'on n'en puisse dire davantage, mais parce que cela doit lui suffire. Maintenant, au contraire, il s'agit des choses qui ne dépendent pas tant de l'habitude que d'une délibération certaine, que de la volonté dirigée par sa propre science et par la raison. Nous nous sommes donc réservé de placer ici de.préférence la vérité qui domine dans les deux parties de l'éducation, et y remplit le principal rôle, afin que, puisqu'elle seule commande à l'une et à l'autre, elle seule ferme la marche, en soumettant à de bons préceptes ce qui, dans la morale, est pénible ou facile à suivre, et conduise également ce qui regarde la sagesse et la science. PAUL. — On dirait que la vérité est comme le lien qui unit ces deux parties. JACQUES. — Bien plus, c'est la lumière qui les crée toutes les deux et les illumine, plus puissante que l'astre du jour ; d'autant que le soleil apporte le jour et la lumière aux yeux, la vérité aux intelligences. Le premier fait voir les choses comme elles sont, la vérité fait qu'elles soient ce qu'elles sont. Mais la philosophie poursuit particulièrement et de fort près cette lumière; elle emploie tous ses soins, son travail, son étude à s'emparer de cette lumière par la perception de la vérité. Lorsqu'elle s'en est saisie, qu'elle en a fait sa propriété, habitant alors elle-même dans la lumière et la vérité, elle s'élève sur ceux qui errent à l'entour, afin qu'avertis par l'émission de sa clarté, ils se jettent moins dans les ténèbres et dans le trouble, où se trouve la foule immense et variée de tous les mortels. Les uns, quoique participant quelque peu à la lumière, sont pourtant plongés et embarrassés dans beaucoup d'ombres qui voltigent d'autant plus grandes, que la lumière est plus lointaine et plus élevée. Ils se trompent le plus souvent dans l'objet de leurs recherches; ils embrassent le mal pour le bien; et lorsqu'ils croient marcher d'un pied sûr, ils tombent dans un précipice. Cette lumière qui est la raison de chacun, éclairée des sciences et des doctrines les plus certaines, se précédant elle-même dans tout conseil et dans toute action, n'ayant besoin d'aucun guide étranger, est contenue dans la philosophie, vers laquelle la troisième partie de notre système d'éducation nous indiquera le droit chemin. Mais comme la vérité est par excellence dans cette lumière, ainsi dans ce genre inférieur de vertu qu'on acquiert, avons-nous dit, par la discipline et les préceptes, il y a, de même qu'un rayon de lumière, un certain rayon de la vérité qui ne pénètre pas de la lumière principalè, mais d'une lumière qui en est tirée de loin. Il nous restait à dire quelque chose là-dessus avant d'achever notre discours sur les moeurs et la discipline ; voilà pourquoi nous avions réservé cette place, afin de rapprocher la transition du rayon à la lumière, du simulacre de la vérité à la vérité même. PAUL. — Fort bien ; et c'est ainsi qu'il fallait le faire. Mais quel est l'homme qui, en considérant ces choses, ne se livrerait pas tout entier à l'amour et à l'étude de la philosophie? JACQUES. — A la vérité, cela devrait être ainsi. Et pourtant il ne manque pas de gens qui la méprisent, la critiquent et la rendent odieuse au peuple. PAUL. — Vous parlez d'hommes malintentionnés, et c'est pour cela que depuis longtemps vous avez entrepris la défense de la philosophie contre les critiques de cette espèce ; vous êtes chaque jour fréquemment sollicité d'achever cette défense et de la publier un jour par beaucoup de personnes, entre autres et plus particulièrement par deux très-savants hommes de vos plus chers amis, Paul Jove et Lazare Bonami, sur la vertu et la science desquels je vous ai si souvent entendu exprimer votre pensée. JACQUES. — Que ne vous dirais-je pas de ces deux hommes qui ne me sont pas moins attachés, que dignes eux-mêmes d'être aimés de tous, étant, l'un et l'autre, la gloire de notre âge? Jove possède non seulement la science de la médecine, dans laquelle il excelle tant par la connaissance de l'art de guérir que par l'utilité et le secours qu'il en retire pour ses amis, mais encore toutes les sciences nobles et libérales. Il est surtout remarquable par son éloquence et le style magnifique avec lequel il s'est occupé d'écrire l'histoire, où il apporte, pour notre temps, la gloire et la fidélité des meilleurs écrivains anciens. Quant à Lazare Bonami, telle est son érudition dans les lettres grecques et latines, principalement dans la philosophie dont il parle, telle est la force de son beau génie, que, lorsque nous l'entendons parler, nous ne trouvons ni plus de science, ni plus de fécondité chez aucun des docteurs anciens ou modernes. Ce qui dans lui est d'autant plus beau, qu'il vit et se conduit de manière que, dans tous les devoirs de vertu et d'humanité, il semble s'étre servi de la philosophie, non pour apprendre à bien dire, mais à bien faire. Je pense donc qu'il ne m'est pas permis de leur refuser ce qu'ils désirent de moi tous les deux. Mais qui sait si, par une inspiration divine, ils ne donneront. pas peut-être la préférence à notre dialogue? PAUL. — Pourquoi donc? JACQUES. — Afin que par degrés, et comme par un chemin plus facile, on s'élève de ces préceptes et de la discipline dans les bonnes habitudes, aux enseignements plus hauts de la philosophie, et au sommet même de la vertu. PAUL. — C'est tout à fait vraisemblable, car Dieu assiste toujours ceux qui sont occupés de bonnes pensées. JACQUES. — Revenons, Paul , à cette partie de la vérité que nous avons dit se trouver dans cette discipline morale, ou plutôt faisons en sorte que cette division de la vérité soit mieux comprise. PAUL. — Comment? JACQUES. — Le faux est le principe le plus contraire, le plus opposé à la vérité. PAUL. — Sans doute. . JACQUES. -- Il a deux parties. PAUL. — Lesquelles? JACQUES. — L' une de ces deux parties se connaît en ce que, lorsque nous nous trompons nous-mêmes, et qu'induits en une mauvaise opinion, ou enchaînés par des raisons et des arguments captieux qui, s'ils trouvent en nous quelque violente passion qui les approuve, ont une très grande force pour nous émouvoir et persuader, nous croyons savoir ce que nous ne savons pas, nous nous y attachons et nous y restons avec confiance. Ce qui arrive quand nous concevons que ce qui est n'est pas, ou bien que ce qui n'est pas est, ou bien que le genre, la raison, la qualité, la cause efficiente de ce qui est n'ont pas sa manière d'être, mais une autre. PAUL. — Je comprends. JACQUES. — Ce faux-là, Paul, qui est la source de l'erreur, du mensonge et de toute l'ignorance, est certainement le plus ennemi des dieux et des hommes. Quoique la nature divine soit exempte de fausseté et d'erreur, cependant ce faux s'étant comme dressé en face de l'éternelle vérité, a pu pervertir chaque jour non-seulement l'intelligence des hommes, mais même autrefois les esprits célestes et incorporels. Or il n'y a pas de mal plus grave, plus cruel, pas de peste plus pernicieuse, dont notre vie soit affligée et troublée, que ce fléau de l'ignorance qui se figure être la science. De là l'orgueil, l'obstination; de là ces appétits immodérés, infinis; de là cet excessif amour-propre et la définition du droit, différant peu de celle de l'injustice, d'où découlent ensuite tant de maux sur la vie des hommes, les colères, les inimitiés, les guerres, les massacres, la ruine entière des villes et des nations; de là presque toujours le dissentiment de chacun avec lui-même, non pas seulement avec les autres, la discorde au milieu du peuple, entre les citoyens, les alliés, les parents. En un mot, toute société des hommes entre eux, produite, sanctionnée par la loi mémo de la nature, a été depuis longtemps violée, divisée et presque anéantie par cette grande calamité. PAUL. --- Vous signalez de grand's maux causés par l'ignorance, mon père ! JACQUES. — Qu'y a-t-il d'étonnant, puisqu'elle éteint la lumière de notre âme, l'intelligence elle-même, qu'elle lui crève les yeux avec de fausses opinions, comme avec des clous, si tout est plein d'erreur, de témérité et de différentes offenses? Il n'y a que la philosophie qui promette d'extirper un aussi grand mal; et certes elle le peut, si elle est bien conduite, si on la fait converger tout entière avec foi et religion vers Dieu et le souverain bien de toutes choses. C'est une faveur qui n'a été divine- ment donnée qu'à nous, qui adorons le vrai Dieu et le Fils de Dieu. PAUL. — C'est un don magnifique de la philosophie et de la religion chrétienne. JACQUES. — L'expérience même a prouvé qu'il en est ainsi que vous le dites, Paul. Mais comme ce n'est pas le moment d'insister plus longtemps là-dessus, passons à l'autre partie du faux dont il s'agit. PAUL. — En vérité, je voudrais que ce sujet vous retint longtemps, car il n'y a rien que j'entende avec plus de plaisir. D'un autre côté; je suis enflammé d'amour pour la philosophie; mais je crains que mon ignorance ne m'empêche de l'acquérir.