JACQUES. — Et moi, je pense à la grande obligation imposée par Solon aux pères de faire leur devoir, en soignant leurs enfants selon les prescriptions de la loi. Lorsque, par avarice ou par méchanceté, ils négligeaient de suivre ou violaient ces prescriptions pour l'éducation de leurs enfants, ils encouraient des peines et la sévère justice des tribunaux, devant lesquels chacun pouvait les traduire et les signaler. Le fils était dégagé des obligations dont la loi de la nature et de l'humanité lui fait un devoir envers son père. Il n'était tenu ni de l'honorer, ni de le respecter, ni même de le secourir de son bien, si son père était pauvre ou infirme. En un mot, la loi ne voulait pas sanctionner de son autorité les devoirs de piété et de reconnaissance d'un fils envers celui qui avait manqué aux devoirs d'un bon père. Elle ne fit qu'une exception aussi convenable qu'humaine : le père étant mort, le fils devait veiller à sa sépulture. Il ne s'agissait plus alors d'un avantage pour son père, mais d'un devoir de piété envers la nature et l'humanité. Pourquoi tout cela? Pour que vous compreniez, Paul, que les hommes les plus sages ont pensé qu'on devait prendre grand soin de ce premier âge et en régler la conduite, afin qu'il fût, en quelque sorte, le portique de la vie, qu'il indiquât, pour ainsi dire, la forme complète et l'édification des années à venir. PAUL. — Certes, je ne doute pas que ces institutions n'aient été conçues par eux dans un excellent esprit, qu'elles ne soient bonnes en elles-mêmes, et que tout le monde ne doive, ce me semble, en retirer un grand profit. Je désire d'autant plus que vous me les expliquiez, et que vous me fassiez considérer comme d'un seul coup d'oeil l'enfance et l'adolescence; car ce ne sera pas seulement avantageux pour moi, mais probablement pour beaucoup d'autres. JACQUES.—Vous augurez bien, Paul. C'est pourquoi nous allons le faire. Et comme les principes de toutes les bonnes choses doivent nous venir de Dieu, prions-le tous deux avec respect de vouloir bien nous étre propice, de faire que nos paroles lui soient agréables et utiles à notre prochain. PAUL. — Ainsi soit-il. JACQUES. — Notre système d'éducation se divise en deux parties : l'une concerne les moeurs, l'autre les lettres. Les moeùrs doivent tendre à ce que tout ce qu'on fait et tout ce qu'on dit ait en soi une certaine modestie, quelque chose de convenable et de bien ordonné, dont la beauté ne charme pas seulement l'esprit des hommes instruits, mais les yeux même des ignorants, et provoque nécessairement l'admiration. Mais tel est le pouvoir naturel des lettres et de ce que nous appelons, les beaux-arts, que la principale partie de nous-mêmes, celle qui nous fait véritablement et proprement ce que nous sommes, la nature l'ayant comme grossièrement ébauchée, il lui donne une dignité suprême et une beauté semblable à celle de Dieu. PAUL. — Certes, les deux parties sont admirables, si l'une fait vraiment que nous soyons semblables à Dieu, et l'autre que nous le paraissions. JACQUES. — Or, vous devez surtout remarquer, retenir et bien comprendre, Paul, que ce corps que voient nos yeux, que cette masse formée d'os, de nerfs, entourée de chairs et qu'une peau couvre, ce n'est pas nous, ni même ce visage, principale image de nous-mêmes, sur lequel nous avons l'habitude d'exprimer nos sentiments intérieurs, et de montrer presque notre âme elle-même; mais ce qui fait que nous savons, que nous pensons, que nous avons la raison et l'intelligence, voilà notre être, à nous autres hommes, voilà ce qui est fait à l'image de Dieu, son créateur. Mais cet être est obscur et languissant par lui-même, à moins que les sciences et les lettres ne l'enflamment de leur lumière. Nous venons de dire qu'une bonne éducation doit être divisée en deux parties, l'une pour les moeurs, l'autre pour les lettres. Il faut admettre une subdivision, en tant qu'il s'agit des moeurs. Dans les lettres, on passe d'un degré à un degré supérieur par une course continue; les moeurs au contraire sont divisées par la raison et par le temps. PAUL. — Comment cela? JACQUES. — Les moeurs ne sont pas d'une seule espèce, et la manière d'en traiter n'est pas une chose simple. Certainement autre chose est, dans les moeurs, ce qui est imprimé en nous par les soins et la raison d'autrui, autre chose ce que nous apprenons nous-mémes par la pensée et la réflexion. PAUL. — Pourquoi diviser le temps de ces deux choses ? Est-ce que la raison n'est pas une et la méme pour tentes les deux? JACQUES. — L'une de ces deux choses ayant avec elle la raison, et l'autre, en étant complétement privée, elles ne peuvent donc avoir une seule et même raison. PAUL. — Je désire que cela soit plus clair pour moi. JACQUES. — Je tâcherai de vous le rendre le plus clair possible. Je vais vous faire une comparaison qui sera l'image de mon raisonnement. Dites-moi, avez-vous vu l'Apollon qui est sur le cours, près des jardins du Vatican, l'ornement de la promenade qui est devant lui, et de tout le rond-point de verdure, non loin du Laocoon, deux statues dont, sous le rapport de l'art, tout le monde connaît la beauté et la renommée? PAUL. — Vous voulez parler de cette grande et haute statue dont la face auguste est un peu plus celle d'un homme que d'un adolescent? Comme si de son arc il venait de lancer une flèche, il a le bras tendu, et semble regarder s'il a frappé le but qu'il visait. La douceur dans les efforts et les mouvements du corps, la suprême beauté du visage manifestent le génie de l'artiste et la gloire de son oeuvre. JACQUES. — C'est celle-là même. PAUL. — Je l'ai vue et je l'ai contemplée bien souvent. JACQUES. — Je suppose que c'est là l'image d'Apollon, fils de Jupiter; que ce marbre rend les traits de son corps et de son visage, sa démarche, ses mouvements; bien plus, le son même de sa voix, de ses paroles, de manière que rien ne lui ressemble davantage; mais qu'il y ait au dedans absence complète d'intelligence et de pensées, je vous le demande, direz-vous qu'il y a dans le dieu Apollon une seule et mémo raison que dans ce marbre? PAUL. — Je connais le mot, g-homohnumon (homonyme). Je pense en même temps à cette ombre légère et sans force, image ressemblante d'Énée, que firent avec un vaporeux nuage non pas tant les mains de Junon que les vers du plus grand des poëtes. JACQUES. — En vérité, c'est parfait, et cette comparaison convient encore mieux à ce que nous venons de dire. Si je m'en étais souvenu, je n'aurais pas eu besoin de lutter en quelque sorte avec Polyclète; en m'efforçant d'ajouter à la beauté de son art de sculpteur, attendu que ce mêmo Polyclète, avec beaucoup plus de génie, en embellissant par son art et rendant parfaite l'image que nous cherchions, ne produirait qu'une image, c'est-à-dire qu'elle ne pourrait se mouvoir par son intelligence et sa volonté propre, mais seulement par une certaine imitation. Je pense que vous ne regarderez pas ce simulacre d'Énée comme ayant le même mode et le même genre d'existence que le véritable Énée. PAUL. — Point du tout. Et maintenant je crois apercevoir quelle est la distance qui sépare ces deux habitudes : l'une nous vient du dehors par la raison d'autrui, manquant de sa raison propre, étant comme l'image inanimée de la véritable, comme son portrait peint sur un tableau; l'autre est engendrée et formée par sa propre raison, qui, agissant avec réflexion, connaissant ses droits, ses devoirs, la contient en elle-méme, ce qui n'arrive pas dans la première. Aussi la dernière est la vérité, la première n'est que l'imitation de la vérité. JACQUES. — Je vois que vous sentez, que vous comprenez la véritable raison de leur différence ; car l'imitation d'une habitude, introduite du dehors dans l'esprit d'un enfant ou d'un homme semblable à un enfant qui manquerait d'intelligence et de jugement, n'a pas la force d'un ordre constant, et ne s'appelle pas vertu. PAUL. — C'est mon sentiment. JACQUES. — Bien plus, je vois qu'on a distingué ces deux choses par des noms différents. On appelle discipline cette habitude qui nous vient du dehors, et vertu celle qui est à nous, qui nous est propre. PAUL. — Pourquoi cela ? JACQUES. — La discipline consiste à nous accoutumer à l'empire de la vertu d'autrui, la vertu à l'empire de notre propre vertu. PAUL. — Je comprends maintenant. Mais qu'est-il bésoin de cette habitude, et pourquoi ne pas regarder la propre raison de l'homme comme capable de le former dans les meilleures moeurs? JACQUES. — Vous touchez à un sujet, Paul, difficile à connaître, surtout pour les jeunes gens, auxquels le temps, l'usage et la connaissance étendue des choses n'ont pas appris quelle est la force de l'habitude, combien elle est invincible. Voilà pourquoi l'exacte et subtile notion de la vertu ne peut convenir à cet âge, quand ceux qui parviennent à l'acquérir, même dans un âge avancé, sont avec justice appelés heureux. Mais il convient de transmettre aux enfants, et même à vous, jeunes gens, au lieu de cette science, de cette connaissance, une certaine persuasion qui vous fait croire et obéir à ceux qui sont vos aînés par l'àge, et que vous savez jouir de l'estime et de la considération publique; car rien de contraire à la justice et à la vérité ne reste longtemps en honneur parmi les hommes, et ne conserve leur bonne opinion. Quant au secours qu'apporte à la vertu la force de l'habitude, on le voit évidemment même en ce que la partie de la philosophie qui traite de la vertu, ne tire son nom, ni de la prudence ("consilii"), ni de la science ("scientiae"); mais elle est appelée morale, de "more", habitude. En effet, un corps tendre est moins facile à prendre les formes que la main lui donne en le façonnant, qu'une âme jeune et pure à prendre les habitudes que lui donne l'éducation. Les esprits sont comme les arbres : tant qu'ils sont tendres et maniables, on les plie facilement comme on veut; mais la forme qu'on leur a donnée, ayant durci par l'usage et le temps, devient presque immuable. Puisque nous tenons de la nature cet inconvénient, que les passions devancent la raison dans notre âme, nous ne devons rien négliger pour les forcer d'obéir à une raison étrangère, jusqu'à ce que nous arrive notre propre raison, à l'empire de laquelle elles se soumettront plus volontiers, comme étant celui de leur légitime souveraine, Car si, pendant son absence, on néglige le soin de les contraindre, et qu'elles aient cherché à revendiquer pour elles l'empire de notre coeur, et à tout gouverner à leur fantaisie, ce sera bien en vain que réclamera la raison, et qu'elle s'efforcera de les combattre. Quoique vous soyez encore presque un enfant, ayant à peine atteint votre dix-neuvième année, je vais, puisque tel est votre désir, et que la bonté de votre caractère m'y engage, je vais vous découvrir quelque chose de l'oeuvre et de la sagesse de la nature dans l'homme. Voici : l'esprit de l'homme a deux parties dissemblables et presque opposées, la raison et la passion. L'une de ces deux parties, la raison, est clairvoyante par elle-même ; elle a la lumière en partage, et l'oeil de l'intelligence pour voir très-clairement, très-distinctement toutes choses. La passion est aveugle et manque complétement de lumière. Or l'une et l'autre ont leurs deux conseillers, l'une pour les persuader, l'autre pour les dissuader. Les conseillers de la raison et de l'intelligence sont l'honneur et la honte; ceux de la passion, le plaisir et la douleur. Comme tous les quatre vivent en compagnie et demeurent ensemble sous le méme toit, si, au lieu d'étre d'accord et de s'entendre, ils sont dans le trouble et la discorde, quelles rixes, quels combats, quels mouvements désordonnés, quels flots de séditions ne doit-il pas y avoir, lorsque la raison repousse comme honteux ce que la passion recherche comme agréable, ou bien quand la raison trouve honorable ce qui déplaît à la passion ? Ce sont alors au dedans de nous clameurs continuelles, tumultes et batailles. Quelle est donc la véritable manière de vivre en homme de bien? Certainement c'est que la passion ne domine pas la raison, et s'accorde avec elle ; qu'elle cimente et construise son plaisir avec ce qui est honorable pour la raison, et sa peine, avec ce qui est honteux; chose facile à faire, surtout quand on en a pris l'habitude; car rien ne peut étre si agréable que ce à quoi on est accoutumé. Vous pouvez facilement vous én faire une idée, Paul, par vos amis et vos camarades, par les lieux où vous avez été élevé, par les études auxquelles vous vous livrez. Si l'on vous en arrachait et qu'on vous forçât à contracter d'autres liaisons, à vous livrer à d'autres études, cette obligation, vous ne l'accepteriez pas sans peine, et, comme elle serait pour vous insolite et inusitée, vous la regarderiez comme odieuse. Au contraire, c'est avec bonheur que vous vous laissez aller aux choses accoutumées. Telle est la force de l'habitude et de la "déshabitude", que l'une est une cause de plaisir, l'autre une cause de peine. Puisqu'il en est ainsi, les parents ne doivent rien négliger pour que leurs enfants se forment dès leur bas âge à de bonnes habitudes; car, quoique ces bonnès habitudes, imprimées en eux par le soin d'autrui, ne soient pas la vraie vertu, mais pue image et une imitation de la vertu, cependant, comme la fable le raconte de la statue de Pygmalion, il arrive qu'avec le temps et par quelque faveur des dieux, cette image peut s'animer de l'esprit et de la vie de la vertu véritable. PAUL. — Si je ne vous avais pas d'abord interrogé sur un autre sujet, je passerais volontiers tout le jour à vous entendre sur celui-là, tant elles sont belles, les choses que vous dites, tant elles me sont agréables ! JACQUES. — Elles seront pour vous beaucoup plus agréables encore, Paul, lorsque vous les connaîtrez par l'expérience, lorsque les choses que vous concevez maintenant par l'ouïe et la pensée, vous en aurez la perception par l'usage et l'intelligence : ce dont votre esprit est plus rapproché que votre âge; car la nature vous a fait propre à l'étude de la vertu; la sollicitude de votre père y a encore ajouté, ensuite la nôtre. Lee fondements de votre adolescence étant donc jetés d'une-manière si remarquable, vous avez à répondre par l'étude, la diligence et toute vertu à notre espérance, à notre labeur et à l'attente des autres, qui a été grandement excitée à votre endroit. PAUL. — J'en brûle de désir, ô mon père, y étant porté et par ma propre volonté, et surtout par vos exhortations et vos conseils. Mon ardeur en est encore quelque peu plus vive depuis que vous m'avez initié à la connaissance de la langue grecque et à l'étude de la philosophie, choses, dans lesquelles on ne pourrait dire combien mon esprit trouve de plaisir.