[0] John Locke, Lettre sur la tolérance. [1] Monsieur, Puisque vous jugez à propos de me demander quelle est mon opinion sur la tolérance que les différentes sectes des chrétiens doivent avoir les unes pour les autres, je vous répondrai franchement qu’elle est, à mon avis, le principal caractère de la véritable Église. Les uns ont beau se vanter de l’antiquité de leurs charges et de leurs titres, ou de la pompe de leur culte extérieur, les autres, de la réformation de leur discipline, et tous en général, de l’orthodoxie de leur foi (car chacun se croit orthodoxe) ; tout cela, dis-je, et mille autres avantages de cette nature, sont plutôt des preuves de l’envie que les hommes ont de dominer les uns sur les autres, que des marques de l’Église de Jésus-Christ. Quelques justes prétentions que l’on ait à toutes ces prérogatives, si l’on manque de charité, de douceur et de bienveillance pour le genre humain en général, même pour ceux qui ne sont pas chrétiens, à coup sûr, l’on est fort éloigné d’être chrétien soi-même. « Les rois des nations dominent sur elles, disait notre Seigneur à ses disciples ; mais il n’en doit pas être de même parmi vous. » (Luc XXII, 25, 26.) Le but de la véritable religion est tout autre chose : elle n’est pas instituée pour établir une vaine pompe extérieure, ni pour mettre les hommes en état de parvenir à la domination ecclésiastique, ni pour contraindre par la force ; elle nous est plutôt donnée pour nous engager à vivre suivant les règles de la vertu et de la piété. Tous ceux qui veulent s’enrôler sous l’étendard de Jésus-Christ doivent d’abord déclarer la guerre à leurs vices et à leurs passions. C’est en vain que l’on prend le titre de chrétien, si l’on ne travaille à se sanctifier et à corriger ses mœurs ; si l’on n’est doux, affable et débonnaire. « Que tout homme qui prononce le nom du seigneur s’éloigne des sentiers de l’iniquité. » (Epist., Il, ad Timoth., 11, 19.) [2] « Lors donc que vous serez revenu à vous-même, disait notre Sauveur à saint Pierre, affermissez vos frères. » (Luc, XXII, 32) En effet, un homme à qui je vois négliger son propre salut, aurait bien de la peine à me persuader qu’il s’intéresse beaucoup au mien ; car il est impossible que ceux qui n’ont pas embrassé le christianisme du fond du cœur travaillent de bonne foi à y amener les autres. Si l’on peut compter sur ce que l’Évangile et les apôtres nous disent, l’on ne saurait être chrétien sans la charité et sans cette foi qui agit par la charité (ad Gal., V, 6), et non point par le fer et par le feu. Or, j’en appelle ici à la conscience de ceux qui persécutent, qui tourmentent, qui ruinent et qui tuent les autres sous prétexte de religion, et je leur demande s’ils les traitent de cette manière par un principe d’amitié et de tendresse. Pour moi, je ne le croirai jamais, si ces furieux zélateurs n’en agissent pas de même envers leurs parents et leurs amis, pour les corriger des péchés qu’ils commettent, à la vue de tout le monde, contre les préceptes de l’Évangile. Lorsque je les verrai poursuivre par le fer et par le feu les membres de leur propre communion, qui sont entachés de vices énormes, et en danger de périr éternellement, s’ils ne se repentent ; quand je les verrai employer ainsi les tourments, les supplices et toutes sortes de cruautés, comme des marques de leur amour et du zèle qu’ils ont pour le salut des âmes ; alors, et pas plus tôt, je les croirai sur leur parole. Car, enfin, si c’est par un principe de charité et d’amour fraternel qu’ils dépouillent les autres de leurs biens, qu’ils leur infligent des peines corporelles, qu’ils les font périr de faim et de froid dans des cachots obscurs, en un mot, qu’ils leur ôtent la vie, et tout cela, comme ils le prétendent, pour les rendre chrétiens et leur procurer leur salut, d’où vient qu’ils souffrent que l’injustice, la fornication, la fraude, la malice et plusieurs autres crimes de cette nature qui, au jugement de l’apôtre, méritent la mort (ad Rom. 1, 29) et sont la livrée du paganisme, dominent parmi eux et infectent leurs troupeaux ? Sans contredit, tous ces dérèglements sont plus opposés à la gloire de Dieu, à la pureté de l’Église et au salut des âmes, que de rejeter, par un principe de conscience, quelques décisions ecclésiastiques, ou de s’abstenir du culte public, si d’ailleurs cette conduite est accompagnée de la vertu et des bonnes mœurs. Pourquoi est-ce que ce zèle brûlant pour la gloire de Dieu, pour les intérêts de l’Église et le salut des âmes, ce zèle qui brûle à la lettre et qui emploie le fagot et le feu, pourquoi, dis-je, ne punit-il pas ces vices et ces désordres, dont tout le monde reconnaît l’opposition formelle au christianisme ; et d’où vient qu’il met tout en œuvre pour introduire des cérémonies ou pour établir des opinions, qui roulent pour la plupart sur des matières épineuses et délicates, qui sont au-dessus de la portée du commun des hommes ? L’on ne saura qu’au dernier jour, lorsque la cause de la séparation qui est entre les chrétiens viendra à être jugée, lequel des partis opposés a eu raison dans ces disputes, et lequel d’eux a été coupable de schisme et d’hérésie ; si c’est le parti dominant, ou celui qui souffre. Assurément ceux qui suivent Jésus-Christ, qui embrassent sa doctrine et qui portent son joug, ne seront point alors jugés hérétiques, quoiqu’ils aient abandonné père et mère, qu’ils aient renoncé aux assemblées publiques et aux cérémonies de leur pays, ou à toute autre chose qu’il vous plaira. [3] D’ailleurs supposé que les divisions qu’il y a entre les sectes forment de grands obstacles au salut des âmes, l’on ne saurait nier, avec tout cela, que « l’adultère, la fornication, l’impureté, l’idolâtrie et autres choses semblables, ne soient des œuvres de la chair ; et que l’apôtre n’ait déclaré, en propres termes, que ceux qui les commettent ne posséderont point le royaume de Dieu. » (ad Gal. V, 19 à 21) C’est pourquoi toute personne qui s’intéresse de bonne foi pour le royaume de Dieu, et qui croit qu’il est de son devoir d’en étendre les bornes parmi les hommes, doit s’appliquer avec autant de soin et d’industrie à déraciner tous ces vices qu’à extirper les sectes. Mais s’il en agit d’une autre manière, et si, pendant qu’il est cruel et implacable envers ceux qui ne sont pas de son opinion, il a de l’indulgence pour les vices et les dérèglements, qui vont à la ruine du christianisme ; que cet homme se pare, tant qu’il voudra, du nom de l’Église, il fait voir par ses actions qu’il a tout autre avancement en vue que celui du règne de Jésus-Christ. [4] J’avoue qu’il me paraît fort étrange (et je ne crois pas être le seul de mon avis), qu’un homme qui souhaite avec ardeur le salut de son semblable, le fasse expirer au milieu des tourments, lors même qu’il n’est pas converti. Mais il n’y a personne, je m’assure, qui puisse croire qu’une telle conduite parte d’un fond de charité, d’amour ou de bienveillance. Si quelqu’un soutient qu’on doit contraindre les hommes, par le fer et par le feu, à recevoir de certains dogmes, et à se conformer à tel ou tel culte extérieur, sans aucun égard à leur manière de vivre ; si, pour convertir ceux qu’il suppose errants dans la foi, il les réduit à professer de bouche ce qu’ils ne croient pas, et qu’il leur permette la pratique des choses mêmes que l’Évangile défend ; on ne saurait douter qu’il n’ait envie de voir une assemblée nombreuse unie dans la même profession que lui. Mais que son but principal soit de composer par là une Église vraiment chrétienne, c’est ce qui est tout à fait incroyable. On ne saurait donc s’étonner si ceux qui ne travaillent pas de bonne foi à l’avancement de la vraie religion et de l’église de Jésus-Christ emploient des armes contraires à l’usage de la milice chrétienne. Si, à l’exemple du capitaine de notre salut, ils souhaitaient avec ardeur de sauver les hommes, ils marcheraient sur ses traces, et ils imiteraient la conduite de ce prince de paix qui, lorsqu’il envoya ses soldats pour subjuguer les nations et les faire entrer dans son Église, ne les arma ni d’épées ni d’aucun instrument de contrainte, mais leur donna pour tout appareil l’Évangile de paix, et la sainteté exemplaire de leurs mœurs. C’était là sa méthode. Quoique, à vrai dire, si les infidèles devaient être convertis par la force, si les aveugles ou les obstinés devaient être amenés à la vérité par des armées de soldats, il lui était beaucoup plus facile d’en venir à bout avec des légions célestes, qu’aucun fils de l’église, quelque puissant qu’il soit, avec tous ses dragons. [5] La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l’évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu’on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu’il y ait des gens assez aveugles, pour n’en voir pas la nécessité et l’avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne. Je ne m’arrêterai pas ici à accuser l’orgueil et l’ambition des uns, la passion et le zèle peu charitable des autres. Ce sont des vices dont il est presque impossible qu’on soit jamais délivré à tous égards ; mais ils sont d’une telle nature, qu’il n’y a personne qui en veuille soutenir le reproche, sans les pallier de quelque couleur spécieuse, et qui ne prétende mériter ces éloges, lors même qu’il est entraîné par la violence de ses passions déréglées. Quoi qu’il en soit, afin que les uns ne couvrent pas leur esprit de persécution et leur cruauté anti-chrétienne, des belles apparences de l’intérêt public, et de l’observation des lois ; et afin que les autres, sous prétexte de religion, ne cherchent pas l’impunité de leur libertinage et de leur licence effrénée, en un mot, afin qu’aucun ne se trompe soi-même ou n’abuse les autres, sous prétexte de fidélité envers le prince ou de soumission à ses ordres, et de scrupule de conscience ou de sincérité dans le culte divin ; je crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l’exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre. Sans cela, il n’y aura jamais de fin aux disputes qui s’élèveront entre ceux qui s’intéressent, ou qui prétendent s’intéresser, d’un côté au salut des âmes, et de l’autre au bien de l’État. [6] L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs INTÉRÊTS CIVILS. J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. Si quelqu’un se hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la conservation de tous ces biens, sa témérité doit être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à le dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts civils, dont il aurait pu et même dû jouir sans cela. Mais comme il n’y a personne qui souffre volontiers d’être privé d’une partie de ses biens, et encore moins de sa liberté ou de sa vie, c’est aussi pour cette raison que le magistrat est armé de la force réunie de tous ses sujets, afin de punir ceux qui violent les droits des autres. Or, pour convaincre que la juridiction du magistrat se termine à ces biens temporels, et que tout pouvoir civil est borné à l’unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation, sans qu’il puisse ni qu’il doive en aucune manière s’étendre jusques au salut des âmes, il suffit de considérer les raisons suivantes, qui me paraissent démonstratives. [7] Premièrement, parce que Dieu n’a pas commis le soin des âmes au magistrat civil, plutôt qu’à toute autre personne, et qu’il ne paraît pas qu’il ait jamais autorisé aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion. Le consentement du peuple même ne saurait donner ce pouvoir au magistrat ; puisqu’il est comme impossible qu’un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même et à laisser au choix d’un autre, soit prince ou sujet, de lui prescrire la foi ou le culte qu’il doit embrasser. Car il n’y a personne qui puisse, quand il le voudrait, régler sa foi sur les préceptes d’un autre. Toute l’essence et la force de la vraie religion consiste dans la persuasion absolue et intérieure de l’esprit ; et la foi n’est plus foi, si l’on ne croit point. Quelques dogmes que l’on suive, à quelque culte extérieur que l’on se joigne, si l’on n’est pleinement convaincu que ces dogmes sont vrais, et que ce culte est agréable à Dieu, bien loin que ces dogmes et ce culte contribuent à notre salut, ils y mettent de grands obstacles. En effet, si nous servons le Créateur d’une manière que nous savons ne lui être pas agréable, au lieu d’expier nos péchés par ce service, nous en commettons de nouveaux, et nous ajoutons à leur nombre l’hypocrisie et le mépris de sa majesté souveraine. [8] En second lieu, le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste, comme nous venons de le marquer, dans la persuasion intérieure de l’esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement est d’une telle nature, qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses. On me dira sans doute, que « le magistrat peut se servir de raisons, pour faire entrer les hérétiques dans le chemin de la vérité, et leur procurer le salut. » Je l’avoue ; mais il a cela de commun avec tous les autres hommes. En instruisant, enseignant et corrigeant par la raison ceux qui sont dans l’erreur, il peut sans doute faire ce que tout honnête homme doit faire. La magistrature ne l’oblige à se dépouiller ni de la qualité d’homme, ni de celle de chrétien. Mais persuader ou commander, employer des arguments ou des peines, sont des choses bien différentes. Le pouvoir civil tout seul a droit à l’une, et la bienveillance suffit pour autoriser tout homme à l’autre. Nous avons tous mission d’avertir notre prochain que nous le croyons dans l’erreur, et de l’amener à la connaissance de la vérité par de bonnes preuves. Mais donner des lois, exiger la soumission et contraindre par la force, tout cela n’appartient qu’au magistrat seul. C’est aussi sur ce fondement que je soutiens que le pouvoir du magistrat ne s’étend pas jusques à établir, par ses lois, des articles de foi ni des formes de culte religieux. Car les lois n’ont aucune vigueur sans les peines ; et les peines sont tout à fait inutiles, pour ne pas dire injustes, dans cette occasion, puisqu’elles ne sauraient convaincre l’esprit. Il n’y a donc ni profession de tels ou tels articles de foi, ni conformité à tel ou tel culte extérieur (comme nous l’avons déjà dit), qui puissent procurer le salut des âmes, si l’on n’est bien persuadé de la vérité des uns et que l’autre est agréable à Dieu. Il n’y a que la lumière et l’évidence qui aient le pouvoir de changer les opinions des hommes ; et cette lumière ne peut jamais être produite par les souffrances corporelles, ni par aucune peine extérieure. [9] En troisième lieu, le soin du salut des âmes ne saurait appartenir au magistrat, parce que, si la rigueur des lois et l’efficace des peines ou des amendes pouvaient convaincre l’esprit des hommes, et leur donner de nouvelles idées, tout cela ne servirait de rien pour le salut de leurs âmes. En voici la raison, c’est que la vérité est unique, et qu’il n’y a qu’un seul chemin qui conduise au ciel. Or, quelle espérance qu’on y amènera plus de gens, s’ils n’ont d’autre règle que la religion de la cour ; s’ils sont obligés de renoncer à leurs propres lumières, de combattre le sentiment intérieur de leur conscience, et de se soumettre en aveugles à la volonté de ceux qui gouvernent, et à la religion que l’ignorance, l’ambition, ou même la superstition, ont peut-être établie dans le pays où ils sont nés ? Si nous considérons la différence et la contrariété des sentiments qu’il y a sur le fait de la religion, et que les princes ne sont pas moins partagés là-dessus qu’au sujet de leurs intérêts temporels, il faut avouer que le chemin du salut, déjà si étroit, le deviendrait encore davantage. Il n’y aurait plus qu’un seul pays qui suivît cette route, et tout le reste du monde se trouverait engagé a suivre ses princes dans la voie de la perdition. Ce qu’il y a de plus absurde encore, et qui s’accorde fort mal avec l’idée d’une divinité, c’est que les hommes devraient leur bonheur ou leur malheur éternels aux lieux de leur naissance. [10] Ces raisons seules, sans m’arrêter à bien d’autres que j’aurais pu alléguer ici, me paraissent suffisantes pour conclure que tout le pouvoir du gouvernement civil ne se rapporte qu’à l’intérêt temporel des hommes ; qu’il se borne au soin des choses de ce monde, et qu’il ne doit pas se mêler de ce qui regarde le siècle à venir. [11] Examinons à présent ce qu’on doit entendre par le mot d’Église. Par ce terme, j’entends une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire, puisqu’il n’y a personne qui soit membre né d’aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels ; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu’il jouit de ses terres ; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici donc de quelle manière il faut concevoir la chose. Il n’y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu’à une autre ; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est plus agréable à Dieu. Comme l’espérance du salut a été la seule cause qui l’a fait entrer dans cette communion, c’est aussi par ce seul motif qu’il continue d’y demeurer. Car s’il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d’irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d’en sortir qu’il l’a été d’y entrer ? Les membres d’une société religieuse ne sauraient y être attachés par d’autres liens que ceux qui naissent de l’attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin. [12] Il faut donc examiner à présent quel est le pouvoir de cette Église, et à quelles lois elle est assujettie. Tout le monde avoue qu’il n’y a point de société, quelque libre qu’elle soit, ou pour quelque légère occasion qu’elle se soit formée (soit qu’elle se compose de philosophes pour vaquer à l’étude, de marchands pour négocier, ou d’hommes de loisir pour converser ensemble), il n’y a point, dis-je, d’Église ou de compagnie, qui puisse durer bien longtemps, et qui ne soit bientôt détruite, si elle n’est gouvernée par quelques lois, et si tous les membres ne consentent à l’observation de quelque ordre. Il faut convenir du lieu et du temps des assemblées ; il faut établir des règles pour admettre ou exclure des membres ; on ne doit pas négliger non plus la distinction des offices, ni la régularité dans la conduite des affaires, ni rien de tout ce qui regarde la bienséance et les autres choses de cette nature. Mais, comme nous avons déjà prouvé que l’union de plusieurs membres, pour former un corps d’Église, est tout à fait libre et volontaire, il s’ensuit de là nécessairement que le droit de faire des lois ne peut appartenir qu’à la société elle-même, ou du moins qu’à ceux qu’elle autorise d’un commun consentement à y travailler ; ce qui revient à la même chose. Quelques-uns objecteront peut-être, « qu’une pareille société ne saurait avoir le caractère d’une vraie Église, à moins qu’elle n’ait un évêque ou un prêtre, qui la gouverne avec une autorité dérivée des apôtres eux-mêmes, et continuée jusques à ce jour par une succession non interrompue ».