[1,20] CHAPITRE XX. 1. Arsidas et Poliarque arrivèrent de bonne heure dans la ville. Le temple de la Déesse était ouvert mais le peuple ne s'était point encore emparé des meilleures places pour voir la cérémonie. Poliarque s'approcha le plus qu'il put de l'autel ; Arsidas durant ce temps alla trouver Argénis, et la prévint de l'arrivée de Poliarque. La Princesse fut saisie de joie, et en même temps d'étonnement du risque où il s'exposait ; et après s'être informée des indices auxquels elle pourrait le reconnaître : ah ! dit-elle, que je crains pour lui, si, lorsque le roi et Licogène viendront au temple, il n'est caché que sous une fausse barbe et sous un mauvais habit, qu'il sera facile de le reconnaître malgré ce déguisement ? Peut-on se flatter que ce moyen innocent réussisse, surtout lorsque la défiance obligera les personnes attachées au roi et ceux du parti de Licogène à faire attention à tout et à examiner de plus près les visages inconnus. Je le ferais bien venir dans le château, mais la sentinelle ne m'en laisse pas la liberté, j'irai plutôt trouver mon père, je lui représenterai que depuis qu'il m'a consacrée à la déesse, on n'a jamais refusé dans cette fête publique d'écouter les prières des plus vils sujets : que, puisqu'il doit bientôt venir au temple avec Licogène, pour y jurer une paix solennelle, il faut prévenir l'embarres que pourrait causer une trop grande affluence de monde : que, s'il le trouve bon, je me rendrai au temple selon la coutume, pour y recevoir les prières du peuple, afin que la cérémonie du sacrifice puisse ensuite se faire sans confusion : C'est là, où sans crainte je verrai Poliarque, notre secret courra moins de risque devant une populace qui n'a pas les mêmes raisons de défiance". Arsidas qui crut ceci le plus sûr, se contenta de dire à la princesse qu'il n'y avait point de temps à perdre. Argénis se rendit sur le champ dans l'appartement du roi, qui, sans percer son intention, lui laissa la liberté de faire ce qu'elle jugerait à propos. Voulant donc avancer l'heure de la cérémonie (car les prêtres de Pallas lui avaient annoncé qu'il n'était encore que deux heures) la princesse arriva au temple accompagnée de quelques gardes et de vierges consacrées au service de la déesse. 2. Voici de quelle manière se célébrait cette fête depuis qu'Argénis y présidait. Les Siciliens s'assemblaient dans la grande place ; ils y tenaient une foire, le roi faisait publier ses édits, et on y prononçait les sentences contre les criminels. Le reste du temps était employé aux choses saintes et aux cérémonies publiques. Chacun venait des bourgs et des villages voisins, les uns pour y vendre leurs grains, les autres pour acheter ce qu'ils ne pouvaient trouver que dans la ville. C'était durant ce temps que le peuple avait le plaisir de voir Argénis. Dans quelque endroit qu'elle allât, elle y paraissait en habit de prêtresse et était accompagnée des prêtres et des augures, à leur suite on conduisait les différentes espèces de victimes. Le neuvième jour, s'il y avait dans les environs quelque temple de Pallas, on y portait l'image de la déesse, qui avait donné occasion à cette fête. Si le temple était trop éloigné, on ôtait avec plusieurs cérémonies le dieu où la déesse du temple le plus proche, afin que son autel servît à Pallas, deux divinités ne pouvant être ensemble l'objet d'une même dévotion. Les portes du temple couvertes de laurier étaient encore ornées de quantité de lumières et de festons. L'image de la déesse, qu'on plaçait sur l'autel, la représentait avec l'air sévère et les armes qui lui conviennent ; elle avait le sourcil foncé, le regard menaçant et un casque qui lui descendait jusques sur la moitié du front; elle inspirait une certaine frayeur, mais qui était tempérée par ce qu'elle avait de doux et d'agréable; elle avait le visage d'une vierge, mais d'une vierge animée. Sa lance était de pur or, et les rayons que jettait de temps en temps ce métal brillant, ont souvent fait croire au peuple que la déesse avait daigné répondre par un mouvement sensible aux voeux qu'on lui adressait. Le peintre avait rassemblé dans son égide toutes les couleurs qui se rencontrent dans les écailles de serpent. On eut dit, à son attitude, qu'elle allait combattre; elle avait le pied gauche levé, et paraissait un peu tournée de côté. Ericthon à ses pieds, sous la figure d'un dragon, formait plusieurs replis au bas de sa lance. A l'égard de la cérémonie, on amenait à l'entrée du temple les victimes qui devraient servir pour le sacrifice, car il n'était pas permis de les égorger dans l'enceinte du lieu sacré, elles étaient ornées de bandelettes et de tout ce qui convenait en pareille occasion, on renversait l'eau lustrale. Argénis paraissait pour lors dans un habit qui avait un parfait rapport à ses deux titres de fille du roi et de grande prêtresse. Elle portait une longue robe d'un ouvrage relevé et qui représentait en broderie une Pallas armée, sortant du cerveau de Jupiter et triomphante de Neptune, lorsqu'elle trouva l'olivier. Six vierges marchaient derrière et en portaient les extrémités. Ses cheveux étaient reliés et arrêtés par un ruban de couleur de pourpre, entrelacé de petites branches d'olivier. Elle avait sur la tête une couronne pareillement d'olivier. Ainsi ornée, elle s'approchait des victimes, et les frappait sur la tête d'une légère massue d'argent ; aussitôt des prêtres, ceints pour cet effet, achevaient de les assommer et après les avoir égorgées, ils consultaient dans leurs entrailles les dieux et les destins. Argénis entrait dans le temple et avec un encensoir d'argent offrait l'encens à Pallas. S'approchant ensuite de l'autel, elle ôtait la couronne qu'elle avait sur la tête, et humblement prosternée la mettait aux pieds de la déesse. On renouvelait dans cette occasion l'encens et les autres parfums. Le peuple, tandis qu'ils brûlaient, achevait cet hymne commencé par les Vierges : 3. "Déesse qui doit ta naissance Au maître suprême des dieux, Et qui, sans éprouver d'enfance, Parus brillante dans les cieux ; Si des plus nobles exercices Tu fais tes premières délices, Tu viens aussi sur nos autels. Qu'on voie à l'envie la jeunesse, Par des chants remplis d'allégresse, Célébrer tes dons immortels. Tu sèmes l'effroi sur la terre, Tu traînes après toi le sort, Et seule arbitre de la guerre, Tu répands l'horreur et la mort. A l'aspect de ton seul égide, Le mortel le plus intrépide Devient un marbre inanimé. La paix est aussi ton ouvrage, L'Olivier en est le présage Au bras du Héros désarmé. Trouvant toujours de nouveaux charmes Dans tes innocentes leçons, Les Vierges exemptes d'alarmes T'adressent les plus tendres sons. Argos, par des jeux a ta gloire, prétend conserver la mémoire D'un honneur qui n'est dû qu'à lui; Athènes devient sa rivale, Sur un titre qui la signale Elle ose fonder son appui. Ces lieux, sous de plus sûrs auspices sauront publier ton pouvoir, Déjà de tes regards propices Ils sentent naître leur espoir ; De nos princes prend la défense, Et ranime par ta présence L'encens dont fument tes autels. Qu'on voie à l'envie la jeunesse Par des chants remplis d'allégresse Célébrer tes dons immortels". 4. On faisait ensuite les prières publiques pour la santé des princes, pour la pureté de l'air et pour les biens de la terre. Chacun en faisait de particulières pour sa famille et pour ses amis. Toutes ces cérémonies achevées, Argénis se plaçait au côté droit de l'autel sur un siège élevé, tenant à la main un rameau, sur lequel on avait jeté l'eau lustrale; il était entouré de bandelettes teintes du sang des victimes : le peuple attribuait a ce rameau quelque vertu, il s'en approchait avec respect pour le baiser ou pour s'en faire toucher. La princesse était environnée de gardes, entre lesquels se trouvait un espace pour deux personnes de front. On prenait cette précaution, de crainte que la multitude ne causât quelque embarras ou que le peu d'attention des assistants ne leur fît commettre quelque irrévérence à l'autel. En s'approchant de la prêtresse on se prosternait à ses pieds et on se retirait en ordre après avoir été touché du rameau. Jusques aux derniers du peuple tous étaient admis à cette dévotion où Pallas avait peut-être moins de part qu'Argénis. 5. Ce même jour qu'Arsidas avait amené Poliarque, le sacrifice devait se faire à Magella, dans un ancien temple de Pallas, et Argénis, sous le prétexte de renvoyer le peuple avant que Méléandre et Licogène s'y rendissent, quoiqu'en effet ceci ne fut que pour voir Poliarque avec moins de risque, était partie de bonne heure du château. Sitôt qu'elle eut frappé les victimes à l'entrée du temple, elle les laissa entre les mains de ceux qui devaient les égorger, et ayant pris l'encensoir, elle s'avança déjà toute saisie vers l'endroit, où Arsidas lui avait dit que Poliarque était placé. A peine l'eut-elle aperçu sous un habit délabré et sous un visage emprunté, que frappée en même temps de colère et de pitié, elle fut si troublée, qu'elle ne songeait déjà plus à l'ordre du sacrifice. Elle gagna cependant l'autel, mais avec peine, et là, les yeux attachés sur l'image de la déesse, elle faisait des plaintes secrètes tandis que le peuple chantait l'hymne de Pallas, elle accusait les dieux et leur demandait, par une espèce de reproche, si c'était là la récompense qu'ils avaient destinée à sa piété et à son innocence : que si plus justes envers elle, ils voulaient lui donner quelque secours, c'était dans cette occasion où elle l'attendait. Grands Dieux, ajouta-t- elle, dans son transport, puisque vous veillez sur les hommes et que le soin de leurs jours vous regarde, pourquoi ne pas récompenser la vertu ? Pourquoi faire sentir les effets de votre colère à Poliarque et à moi ? De quoi sommes nous coupables envers vous ? L'amour de Poliarque est-il un crime ? Non, non ses yeux sont trop purs ; pour moi, vous le savez, je n'eusse jamais souhaité (si les lois de la nature l'eussent permis) que de l'avoir pour frère. Au moins assistez-le dans sa fuite, ou si vous avez résolu de nous frapper, qu'une victime vous suffise, en épargnant sa tête, grands Dieux, faites tomber le coup sur la mienne. Quoi qu'elle fit cette prière avec beaucoup d'action et par un mouvement de tendresse, mille pensées différentes, qui se succédèrent les unes aux autres, l'interrompirent : sa pieté s'intéressait, tantôt pour Poliarque, et tantôt pour elle-même ; elle se sentait vivement animée contre Licogène, son père même, toutes les fois qu'elle y pensait, devenait coupable auprès d'elle, d'avoir condamné Poliarque avec tant de précipitation, mais cherchant à se distraire de cette dernière pensée comme contraire à son devoir, elle avait recours aux Dieux, et effrayée des malheurs qu'elle avait essuyés, et qu'elle avait encore à craindre, elle se contentait pour ses voeux de leur représenter sa triste situation. Elle fut assez maîtresse d'elle-même pour retenir ses larmes ; la bienseance liée à une cérémonie publique y contribua peut-être, peut-être aussi son chagrin était-il trop violent, et sa douleur trop profonde, pour lui laisser cette espèce de soulagement. 6. Poliarque de son côté était livré à mille inquiétudes ; il fallait abandonner un séjour qu'il avait tant de raison d'aimer et prendre la fuite comme criminel de lèse-majesté. Que ce parti convenait peu à sa naissance, à son courage et à sa vertu ! ce qui avait fait ses plus doux plaisirs, devenait le sujet de son plus cruel tourment. Toutes les vertus et les grâces d'Argénis lui revenaient dans l'idée, réduit à s'en priver, il y trouvait un nouveau prix. Ce qui le toucha davantage fut d'être la cause de la douleur qu'il prévoyait qu'elle allait ressentir. Il craignait aussi que le temps et l'absence n'altérassent cette amitié qu'elle lui avait jurée, et qu'il ne se vît obligé quelque jour de haïr ce qu'elle ne pourrait se défendre d'aimer. Tout à coup animé d'un nouveau transport, il veut rentrer dans la Sicile les armes à la main, mais il craint d'offenser la princesse dans sa patrie ou dans son père. Partagé entre ces sentiments de colère et de crainte, il est prêt à tout entreprendre ; puis il s'arrête comme une personne accablée sous le poids de ses malheurs. 7. Durant ces agitations, l'hymne recommencé pour la troisiéme fois, finit. Argénis se mit dans un siège élevé proche de l'autel, présentant le rameau sacré. Sélénisse et quelques-unes de ses dames qui l'avaient accompagnée se tenaient derrière elle. Eurimède et Erismène, deux personnes d'un caractère bien opposé, étaient à ses côtés. La garde formait un double rang jusqu'au milieu du temple et laissait un passage pour aller a l'autel. Eurimède qui s'était aperçu qu'Argénis avait changé plusieurs fois de couleur, se baissa pour lui demander si elle souffrait quelque mal. Argénis profita de cette occasion, qui lui servit de prétexte pour tourner la tête de sou côté, toutes les fois qu'elle sentait augmenter sa douleur. 8. La cérémonie finissait, Poliarque était presque le seul qui ne se fut point présenté mais il n'avait ni le courage, ni la force d'avancer. La princesse saisie de peur, n'ayant plus d'attention que pour cet amant malheureux, l'attendait à l'autel. Quelle témérité! que de risques pour un plaisir qui doit durer si peu ! pour une entrevue où il n'est pas permis de se dire une parole ! ils semblent déjà se repentir d'un dessein, où il y à tout à craindre et qui ne peut que les attendrir ; mais leurs peines et leurs chagrins eussent été au comble, s'ils ne les eussent partagés en ces derniers moments. Poliarque s'approche enfin, tenant à la main son bâton, qui ne lui était pas pour lors inutile, prosterné aux pieds d'Argénis, comme s'il y faisait sa prière, "adieu", dit-il, "ô très chaste prêtresse, souvenez-vous que votre Pallas vous aime toujours, elle va disparaître, pour revenir, si vous le permettez, avec le foudre de son père". Argénis qui, dans l'excès de sa douleur, n'entendit que trop cette menace, n'osa y répondre, mais ses regards languissants en dirent davantage que des paroles recherchées. Poliarque ne se pressait point de se lever, soit que l'idée de ses malheurs lui fit oublier sa discrétion ordinaire, ou qu'il prévît que ses jambes tremblantes ne pourraient le soutenir. Sélénisse craignait déjà les conséquences de ce retardement, quand Eurimède, qui crut que c'était par simplicité que cet homme demeurait longtemps aux pieds de la prêtresse, le frappa rudement au côté, et lui dit de se retirer. Poliarque qui avait toujours été lié d'amitié avec Eurimède ne put attribuer à aucun motif de haine l'affront qu'il venait de recevoir, et songea que les mauvais habits qu'il portait pouvaient excuser celui qui l'avait frappé. Il se releva le plus promptement qu'il lui fut possible, croyant avoir mérité ce léger châtiment mais Argénis, plus sensible à ce coup que Poliarque, était sur le point de commander à Eurimède de s'éloigner de sa présence, elle se retint néanmoins, suivant toujours de vue ce cher amant. Dans le moment elle aperçut à l'entrée du temple Arsidas, qu'elle se douta n'y être venu, que pour prévenir Poliarque sur le chemin qu'il devait prendre. En effet Arsidas, qui était allé faire sa cour au roi, après les compliments sur la paix qu'il venait de conclure, lui avait présenté l'obligation indispensable où il se trouvait de faire un tour en Italie. Ayant obtenu son congé, il était venu sur le champ dans le temple. Le premier qui s'y présenta à sa vue, fut Poliarque qui revenait de l'autel, il le prit en particulier, et l'avertit de sortir par une porte de la ville moins fréquentée, qu'il lui indiqua ; de prendre le chemin de Messine jusqu'à une lieue où il trouverait quelques buissons où il pourrait se tenir caché ; que pour lui, après avoir reçu les ordres de la princesse, il viendrait bientôt la rejoindre. 9. Méléandre cependant envoya dire à Argénis d'achever promptement la première cérémonie, qu'il était déjà tard et qu'il se disposait à aller au temple avec Licogène. Argénis n'était plus capable de donner la moindre attention aux fonctions de prêtresse. Peu à peu elle cédait à la violence d'une douleur qu'elle croyait d'abord que sa constance avait surmontée. Elle fit néanmoins dire au roi que la cérémonie qui regardait le peuple, était achevée, et qu'on commencerait le sacrifice, quand il le jugerait à propos. C'était un spectacle magnifique que de voir tous les seigneurs de la cour et ceux de la suite de Licogène rassemblés. Plusieurs s'étaient rendus au château pour les accompagner au temple : Licogène par devoir attendait dans l'appartement du roi, il s'y entretenait de choses indifférentes. Quand l'heure de partir fut venue, Méléandre couvert du manteau de pourpre et tenant les marques du souverain, s'avança au milieu de ses gardes ; devant lui marchaient Licogène et Arcombrote, qui avait eu ordre de se tenir toujours à ses côtés. Ils étaient précédés des principaux magistrats et des seigneurs les plus distingués ; la noblesse était à la tête. Le peuple, avide de ces sortes de spectacles, y avait accouru en si grande affluence, qu'à peine les gardes purent-ils l'écarter. Tout le monde avait les yeux attachés sur Méléandre, qui, avec le titre de souverain avait toute la majesté et qui malgré le nombre des années, avait conservé cet air doux et gracieux, l'effet ordinaire de la tranquillité d'un coeur qui n'a rien à se reprocher. Sa présence faisait impression non seulement sur ceux qui lui étaient demeurés fidèles mais aussi sur une partie de ses ennemis, au point qu'on eût dit, à leur contenance triste s'être plutôt oubliés que révoltés. Il eut la satisfaction de voir dans cette journée presque tous ses sujets réunis sur la douleur ou sur la honte de lui voir une paix si désavantageuse. Quoi, disaient les uns le roi prêtera serment à son tour à Licogène ? Il fera un traité avec son sujet, et cela publiquement, en présence de tout un peuple, pour le rendre plus solennel ? Agirait-il autrement, après une juste guerre, avec un prince étranger, ou avec un ennemi d'égale autorité ? Ceux qui regardaient la chose en politiques ne pouvaient s'imaginer que ce jour dût procurer une paix solide, ils en entrevoyaient déjà les funestes suites, disant qu'un traité fait entre un roi et un sujet, ne pouvait subsister, et que les princes avaient coutume de retirer par la force, ce qu'on obtenait d'eux par la violence. Qu'on devait s'attendre à voir Méléandre, les armes à la main, se venger de l'attentat de Licogène, ou à le voir tout à fait opprimé sous les efforts de ce rebelle, s'il paraissait insensible à cette première injure. 10. Un vieillard élevé à la cour et qui en connaissait parfaitement tous les détours, interrogé par un de ses amis s'il avait jamais remarqué dans Méléandre un air plus doux et plus affable, répondit assez haut pour être entendu du roi, "je le trouverais plus doux encore, si par cette clémence hors de saison, il n'était devenu cruel envers lui-même". Méléandre, attentif à ce mot avancé par un sujet fidéle, occupé d'ailleurs de ce que Licogène, en dînant la veille chez Eurimède, avait dit sur les différentes formes de gouvernement, ne prit point garde à une pierre qui se trouva à ses pieds et fit un faux pas. Pour éviter une chute entière, il porta la main à terre ; ceux qui s'en aperçurent les premiers jetèrent un cri, les seigneurs les plus proches lui aidèrent à se relever ; les plus éloignés, ignorant de quoi il s'agissait, témoignèrent plus d'émotion, jusqu'à ce qu'on sut que ce n'était qu'une chute légère : le roi lui-même sourit à cet accident et dit qu'il devoir savoir gré à la terre, qui voulant reconnaître son prince, et ne pouvant s'élever jusqu'à lui, l'avait fait approcher d'elle, pour lui donner une preuve de sa fidélité ; chacun cependant en tira un bon ou mauvais augure selon les préventions dont il était frappé. Car quel présage, dirent quelques-uns, le roi tombe aux pieds de Licogène, il y tombe comme une victime, quand Licogène est prêt de lui porter le coup ! que cette chute a été prompte ! 11. Tandis que chacun s'abandonnait à ces réflexions, ceux qui conduisaient la marche se trouvaient déjà dans l'enceinte du temple, où étaient les victimes couronnées. Les prêtres y attendaient, pour faire leurs fonctions qu'Argenis eût commencé les prières et invoqué les Dieux pour le sacrifice : mais la douleur de la princesse ne faisant qu'augmenter, elle se retira dans l'endroit le plus secret du temple, et commanda aux vierges qui l'avaient accompagnée de s'éloigner. Livrée pour lors à tout son chagrin, "eh bien !" dit-elle, "infortunée Argénis, cause innocente des malheurs de Poliarque, étais-tu réservée pour le cruel supplice de voir enfin ce cher amant abandonner cette île, et Licogène triompher? Tu le vois, toi, qui est issue du sang royal ; toi qui dois un jour monter sur le trône, tu le vois et tu peux le souffrir? Ton rang ne doit-il pas faire ici la sûreté de Poliarque, tu es son épouse pourquoi prend-il seul la fuite ? Il ne te reste plus que d'être la médiatrice entre le roi et Licogène d'une paix, ô Dieux, qu'ils ne peuvent conclure, qu'en immolant ce que tu as de plus cher. Oseras-tu maintenant, je ne dis pas envisager cet amant fidèle, mais seulement penser ? Pourras-tu te retracer l'idée de ses vertus, te rappeler sa présence et son entretien ? Un reste de pitié envers un père, envers la patrie semble te retenir. Vains retours d'un coeur trop crédule, de quelle impiété serais-je donc coupable envers mon père ? J'éviterai de commettre un crime, dont les suites ne peuvent que lui être funestes. Quels intérêts d'état doit encore ménager celle qui a pris le parti de mourir ? Le bien et l'avantage d'un royaume ne dépendent pas toujours d'une crainte mal fondée, peut-être même un coup hardi réparera-t-il les fautes que mon père a saites que par un excès de bonté. Que dois-je faire ? Le danger presse, il accablera celle qui n'aura pas eu la force de le prévenir. Je vois déjà le roi, j'aperçois Licogène, on m'appelle pour le sacrifice, si je refuse d'y faire mes fonctions, quelles raisons en apporter, et que répondre publiquement à mon père?" 12. Ce n'était plus la tristesse, mais le désespoir qui la faisait agir, elle portait des côtés et d'autres des regards fiers et menaçants et, se rappelant les dernières paroles de Poliarque prosterné à ses pieds que sa Pallas quittait ces lieux, mais qu'elle y reviendrait armée du foule de son père. "Ah !", dit-elle, "ma Pallas n'est plus ici, quelles fonctions puis-je y faire ? Ce temple est sans divinité, les prières n'y peuvent être que profanes. Le parti, qui me reste, est de dire dans des transports affectés d'une fureur prophétique que Pallas défend qu'on lui offre davantage ces sortes de sacrifices ; par ce moyen j'évite de conclure cette paix odieuse, et je me donne le temps nécessaire pour d'autres mesures mieux concertées. Elle avait l'imagination vive et songea à préparer une espèce de menace ; elle ne doutait point que son visage et ses yeux animés par l'extrême douleur, que lui causait le départ de Poliarque, ne servissent à son dessein. Elle était occupée de ces pensées, quant on vint lui dire qu'on n'attendait qu'elle pour offrir les victimes, que le roi était arrivé,et que le heraut avait déjà imposé silence. Argénis plus tranquille, après l'idée qui lui était venue, fit réponse qu'elle était prête, et composa sur le champ on esprit et sa démarche sur ce qu'elle avait à dire. Le roi et Licogène tenaient la victime et les seigneurs, qui les avaient accompagnés, cachaient sous un même silence leurs différents sentiments. Le peuple occupait une partie des rangs et à peine les soldats, qu'on avait placés pour maintenir l'ordre, avaient-ils pu défendre l'entrée du temple. Quelle surprise ! Argénis paraît mais arec des yeux égarés et les cheveux épars. Elle chancelle à chaque pas, son air, ses attitudes sont d'une prêtresse agitée, qui semble avoir longtemps combattu des émotions auxquelles elle n'etait point accoutumée. Méléandre le premier est saisi de frayeur, il ignore quel accident subit, quel Dieu ou quelles furies causent ces violents transports. Argénis, ayant plusieurs fois tourné les yeux dans la tête d'une manière épouvantable, fit cette menace, non dans les règles de la poésie, le temps ne lui en avait pas laissé la liberté, mais dans un style qui paraissait plutôt venir des Dieux que des hommes, et que Nicopompe, en changeant peu de choses, rendit en ces vers : "Pallas quitte ces lieux! Quels foudres ! Quels éclairs ! Tu vois son char en feu s'envoler dans les airs ! Nous l'avons offensée et sa juste colère qui fait chercher ailleurs un encens plus sincère. De quel sang désormais seront teints ses autels? Mais quel trouble m'agite ! éloignez-vous, mortels ... Déesse auprès de vous du moins, pour ma défense j'ai mes pleurs, mes soupirs, mes voeux, mon innocence. Toujours prête à vous suivre, enlevez de ces lieux Celle qui, vous perdant, n'y connaît plus les Dieux. Je vois déjà briller la lance redoutable, J'aperçois s'agiter l'Égide formidable Déesse, suspendez un trop juste courroux, Si vous voulez frapper, qui peut parer vos coups? Je tremble, je frémis ... pour nous réduire en poudre Jupiter à Pallas a confié la foudre. Je l'entends, elle éclate, ah! coupables mortels N'espérez plus d'asile auprès de ces autels, Pour effacer l'affront du dernier de vos crimes elle y saura frapper ses premières victimes. 14. Elle accompagna ces paroles de tous les mouvements d'une prêtresse saisie de l'enthousiasme de son Dieu, s'abandonnant ensuite à des cris violents, elle parut troublée d'une nouvelle fureur. Tout le monde effrayé avait les yeux attachés sur elle, et Méléandre plus inquiet ne s'occupait que de ce que la fille venait de prononcer en forme d'oracle, que Pallas avait été contrainte de sortir de ces lieux, qu'elle ne les avait quittés qu'après avoir fait plusieurs menaces, qu'il fallait qu'on eut commis un grand crime ; moins il comprenait le sens de ces paroles, plus sa crainte augmentait : mais Argénis, comme revenue de l'esprit qui l'avait agitée, quitta les ornements de prêtresse, s'approcha de son père et demanda en grâce de lui ôter cette fonction, lui dit qu'elle avait honte de pareils transports et qu'elle ne pourrait plus sitôt reparaître devant le peuple. Le roi déjà saisi par tant de présages sinistres, craignit encore que Licogène ne formât quelques soupçons, et ne regardât une émotion si subite comme une feinte préparée pour ne pas conclure paix. La princesse se retira, et conduite par la garde, se rendit au château. Arsidas, qui sous le prétexte du devoir, ne l'avait point quittée, sortit du palais avec des lettres pour Poliarque. 15. Il s'éleva un murmure parmi le peuple épouvanté, chacun disait hautement son sentiment ; les uns que cette paix n'était point approuvée de la Déesse, les autres que ce prodige n'annonçait que des malheurs à la Sicile. Quelques-uns voulaient que les prêtres achevassent le sacrifice pour apaiser la Déesse irritée. Ceux qu'on consultait le moins étaient ceux qui parlaient davantage mais tout le monde d'une voix unanime demandait celui qui devait suppléer aux fonctions de la prêtresse ; car les Siciliens qui, par rapport à leur origine, avaient retenu plusieurs coutumes des Grecs, étaient aussi trop proches voisins de l'Italie pour n'en pas suivre quelques usages. Ils observaient entre autres la cérémonie des prêtres qu'on nommait Feciales. Qu'importe, dit Méléandre, qui voulait apaiser ce murmure, que ce soit Pallas ou Jupiter qui confirme une paix faite de bonne foi ? Il fit approcher un de ces prêtres, qui vêtu d'une longue robe, commença les imprécations contre ceux qui rompraient le traité. La victime immolée, on en présenta les entrailles au roi et à Licogène; après cette cérémonie, ils entrèrent dans le temple et la main sur l'autel, ils se jurèrent derechef une paix mutuelle. Ils retournèrent ensuite au palais, dans le même ordre qu'ils en étaient partis mais peuple n'osait encore applaudir et la sincérité eut peu de part aux compliments que le roi reçut dans cette occasion. Méléandre cependant dissimulant le chagrin, affectant même un air plus serein qu'a l'ordinaire, donna ce même soir un repas magnifique, qui fut suivi de ptusieurs jeux et de la comédie: on n'y représenta rien que d'amusant, réservant pour d'autres circonstances des pièces plus graves et plus sérieuses. Les seigneurs attachés au roi avaient prévenus de vivre en bonne intelligence avec ceux qui avaient accompagné Licogène. Ils mangèrent ensemble durant plusieurs jours, ce qui ne servit pas à leur faire prendre de part et d'autre des mesures plus secrètes. Argénis, qui sous le prétexte d'une indisposition, était demeurée au lit pendant tout ce temps, parut en public, après avoir reçu des lettres d'Arsidas, qui lui marquaient que Poliarque et lui, étaient heureusement arrivés en Italie.