[1,9] CHAPITRE IX. 1. Pendant qu'on préparait tout pour le départ de Méléandre, le bruit de la mort de Poliarque passa jusqu'à Magella. Argénis était sur un lit de repos au milieu de ses dames et se disposait à recevoir le roi. Sa parure quoique moins-recherchée que dans un temps de paix et de tranquillité, était cependant conforme à son rang. Sélénisse qui avait élevé la princesse, et qui avait su depuis s'atirer toute sa confiance, accommodait les cheveux de sa maîtresse, quand une des femmes qui était dans le vestibule, rapporta en rentrant dans l'appartement la nouvelle de la mort de Poliarque. Argénis qui s'entretenait avec Sélénisse des feux qu'on avait allumés la nuit précédente et des ennemis que Poliarque avait dans la Sicile, ne l'avait point entendu; Sélénisse seule y avait fait attention et dans la crainte que la princesse ne s'aperçût de la consternation qui commençait déjà à se répandre parmi ses dames, elle leur fit signe des yeux et de la main, de renfermer leur chagrin. Cette précaution fut inutile, un bruit sourd qu'Argénis venait d'entendre, avait déjà fait trop d'impression sur elle ; sans rien soupçonner cependant de ce qui avait pu y donner occasion, elle leur demanda quel était l'accident dont elles paraissaient si forts alarmées. Sélénisse prit aussitôt la parole, et répondit qu'une de ses filles avait laissé tomber le miroir dont le roi lui avait fait présent le jour de sa naissance ; que c'était-là ce qui excitait ce murmure : mais Argénis, dont la crainte augmentait les soupçons, se leva brusquement, et ayant pris par la main la première femme qui se trouva à portée, elle lui dit d'un ton absolu : "si vous osez m'en imposer, sachez que c'est pour la dernière fois que je vous souffre en ma présence. Parlez, serait-il arrivé au roi quelque malheur?" Cette femme croyant rassurer la princesse : "non", dit-elle, "Madame, toutes les nouvelles que nous venons d'en apprendre ne sont qu'avantageuses ; on l'attend ici comme un prince victorieux, et qui jouit d'une santé parfaite. Le malheur dont il s'agit ne doit point interrompre le cours de votre tranquillité ; nous nous entretenions de la mort de Poliarque". Jamais la pudeur ne sut mieux triompher que dans cette occasion. Argénis retint ses sentiments qui étaient prêts d'éclater et on peut dire que le même moment lui fit chercher et éviter la mort ; pour ôter même tout soupçon : "ah !" dit-elle, "je puis donc me flatter que les dieux prennent le roi sous leur protection, et qu'ils vont lui en donner des preuves en terminant ces guerres si funestes à l'état". Elle s'observa beaucoup et n'osa prononcer le nom de Poliarque, de crainte qu'à demi vaincue par ses soupirs, qu'elle n'était plus maîtresse de retenir, elle ne pût achever un nom qui lui était si cher. Sous un pretexte que l'imagination lui fournit, elle se retira dans un cabinet qui terminait son appartement; elle s'y enfermait déjà pour être plus libre et ne trouver aucun obstacle au dessein qu'elle avait de se donner la la mort ; mais Sélénisse, qui s'était aperçue de la subite émotion de la princesse, la suivit (il ne convenait qu'à elle seule de le faire) elle retint de sa main la porte qu'Argénis avait presque poussée, et crut que son devoir exigeait qu'elle ne l'abandonnât pas dans cette conjoncture. 2. Ce fut pour lors qu'Argénis laissa couler en abondance des larmes trop long tenus retenues, et qu'ayant arraché les ornements dont sa tête était parée et même avec quantité de cheveux auxquels ils étaient attachés, elle les foula aux pieds. Dans ce cabinet était un petit lit d'ivoire couvert d'un tapis de couleur de pourpre, qui lui servait quelquefois pour son repos, elle s'y laissa tomber, n'ayant plus la force de se soutenir. Sélénisse n'osait proférer une parole, elle attendait que ces larmes cessassent mais voyant qu'Argénis en devenait plus animée et que son désespoir augmentait au milieu de ses pleurs et de ses soupirs ; que les yeux et les mains levés au ciel, sans aucun respect pour les dieux, elle les accusait d'injustice et de cruauté ; et qu'enfin dans l'excès de ses transports, sa vue égarée, et se parlant à elle même, elle s'était saisie d'un fer long et pointu qui lui servait à différents usages, qu'elle l'approchait même de sa gorge : elle se jeta, sans perdre temps sur la princesse désespérée, et arrêtant d'une main tremblante le bras dont elle allait se percer, elle chercha mais en vain les reproches qu'elle devait lui faire sur cette fureur précipitée. Trop sensible elle-même à ce funeste spectacle, elle ne put que verser un torrent de larmes. Ces deux personnes éplorées demeurèrent du temps dans cette situation ; Argénis n'avait pas la force de pousser le fer, ni Sélénisse celle de l'arracher. Elles étaient sans mouvement, leurs regards étaient fixes, quand Argénis penchant un peu la tête et sentant que ses forces étaient prêtes de l'abandonner : "non", Sélénisse, dit-elle d'une voix faible et entrecoupée de sanglots, "vous ne gagnez rien auprès de moi, tous vos efforts sont inutiles. Jusqu'à présent vous m'avez donné des leçons de reconnaissance, de confiance et de pitié, pourquoi, par une amitié mal placée, détruire ces sentiments que vous vous faisiez un plaisir de rn'inspirer ? Vous aurez au moins la consolation, que je cherche moi même, de me voir descendre innocente dans le tombeau. Puis-je survivre à Poliarque? C'est lui qui m'a préservé des violences de Licogène, je lui dois la vie, je veux la lui rendre: lui sacrifier des jours et un honneur qu'il a conservés, c'est lui donner moins encore qu'il ne mérite. Oui c'est moi, Sélénisse, si vous l'ignorez, qui suis la cause de sa mort, ce n'est que dans mon sang que je puis laver mon crime. Qu'à-t-il entrepris dans la Sicile, si ce n'est pour Argénis" ? A ces mots la voix lui manqua, le fer lui tomba des mains, elle se laissa aller sur Sélénisse qui n'était plus elle-même en état de la soutenir. 3. Cependant cette confidente fit un dernier effort, elle rappela le peu de forces, qui lui restaient, pour faire revenir Argénis, soit en déplorant le malheur de Poliarque pour l'exciter davantage, persuadée que si la princesse pouvait l'entendre et donner un cours plus libre à ses larmes, elle en recevrait quelque. soulagement, soit en la regardant avec des yeux pleins de langueur, qui exprimaient tout son trouble et son embarras. Elle lui représenta que Méléandre devait incessamment paraître ; que ce prince déjà accablé sous le poids des années et par les troubles dont le royaume était agité, mourrait infailliblement du coup qu'elle voulait se porter : qu'elle devait se regarder comme le cheveu fatal de la fable. Que si à l'exemple de Scylla, amante de Minos, elle l'arrachait, en s'ôtant la vie, elle entrainerait par un double parricide et le père et la fille dans un commun malheur ; qu'elle ne devait point espérer qu'on lui rendit après sa rnort la justice qu'elle demandait, ni qu'on crût qu'elle fût morte innocente après des marques d'un amour si violent. Ces raisons étaient sans effet, lorsqu'enfin Sélénisse, qui crut n'avoir plus rien à ménager, dit d'un ton plus animé, qu'elle ne pouvait plus soutenir ce spectacle odieux ; qu'elle serait même obligée d'appeler du secours, si elle persistait dans son désespoir. Elle feignait déja d'aller à la porte, mais Argénis la retint par sa robe, et en l'embrassant, "ah ma mere", lui dit-elle, "qu'il me soit permis de terminer enfin tous mes malheurs ! Poliarque eût-il survécu à sa chere Argénis, si la mort m'eût enlevée la première ? Je vous ai toujours obéi, je vous ai même prévenue dans tout ce que vous pouviez exiger de moi ; ne vous opposez point à mes justes transports, je ne m'y serai pas plutôt livrée que vous serez la première à me rendre justice; et qu'approuvant mon désespoir, vous vous ferez un plaisir de reconnaître une élève digne de vous. Oui Poliarque m'aime encore, s'il y a du sentiment chez les morts, je veux me joindre à mon époux, pourquoi retarder mon bonheur ? Pourquoi empêcher nos deux ombres de se réunir ? D'ailleurs, en perdant le jour (que cet aveu me coûte, ma chere Sélénisse, n'est-ce pas pour Argénis prête à expirer, une douce consolation, de voir qu'elle ne sera plus exposée à porter du respect à l'assassin de Poliarque ? Vous savez par quel ordre les feux, qui ont paru cette nuit, ont été allumés, eux seuls ont causé la mort du héros que je pleure, pourquoi faut-il que ce soit mon père qui les ait ordonnés ? Qu'il me soit au moins permis de partager mes sentiments entre Poliarque et lui ; perdons la vie que je dois à tous deux, afin de ne me plus voir dans la fatale nécessité de témoigner à l'un ou à l'autre ma haine ou mon amour". 4. Sélénisse insistait toujours et cherchait à faire voir toute l'horreur et la honte d'un coup porté par un excès d'amour. "Mais pourquoi", lui dit-elle, "encouragée par une espèce de pressentiment, pleurer la mort incertaine de Poliarque ? Pourquoi donner tant de larmes à un bruit qui, comme beaucoup d'autres, n'a peut-être aucun fondement ? Ignorez-vous l'histoire de Pirame ? Ne nous apprend-elle pas qu'il est souvent dangereux de prendre un parti violent sur de premiers indices ? Peut-être hélas ! en vous donnant la mort, deviendrez vous coupable de celle de Poliarque, comme Pirame le fut de celle de Thisbé ? Il est vrai qu'on dit Poliarque mort ; mais quelqu'un a-t-il vu sou corps ? A-t-on trouvé son épée teinte de son sang ? Peut-être en sûreté maintenant et même en état de braver la jalousie de ses ennemis, périrait-il du coup que vous vous seriez donné. Envoyez une personne sûre qui s'informe de ses nouvelles, vivez en attendant, quand vous n'auriez pour motif que la conservation de ses jours, s'il a eu le bonheur de les mettre à couvert". Argénis regarda d'un air languissant Sélénisse, et remuant un peu la tête, "quelle faible espérance me donnez-vous", lui dit-elle, "dans les extrémités où je me trouve ! non, non, ce détour officeux ne me persuadera jamais que Poliarque jouisse encore de la vie; vous ne pouvez vous le persuader à vous-même, mais du moins donnerai-je à cet époux ou plutôt aux dieux infernaux (car n'y a plus de Poliarque pour moi) cette dernière preuve de mon amour, de n'avoir pas ajouté foi avec trop de précipitation à cette funeste nouvelle, à condition que sitôt que j'en aurai reçu de plus certaines de sa mort, vous ne vous opposerez plus à la mienne". Sélénisse prévenue que dans les grandes douleurs les premiers mouvements sont les plus à craindre, et qu'un léger espace de temps est capable de les calmer, paraît satisfaite de cet heureux commencement et se rend l'arbitre du serment d'Argénis. Elle l'engage à jurer par toutes les divinités, et particulierement par le génie de Poliarque, que de deux jours, quelque nouvelle qu'elle apprît elle n'attenterait point sur sa vie. Argénis, quoiqu'avec peine, y consent, elle fait le serment que la confidente exige. Sélénisse lui propose aussitôt de se laisser recoiffer, afin d'ôter jusqu'au moindre soupçon de ce qui venait de se passer. Argénis joignait à une beauté sans égale un courage au-dessus de son sexe ; elle s'en servit dans cette occasion et ayant surmonté toute sa douleur, elle reprit son premier visige et ses premiers agréments : il n'y avait que ses yeux rouges encore par la quantité de larmes qu'elle avait répandues, qui pussent la trahir, un peu d'eau fraîche apaisa ce feu.