[1,5] CHAPITRE V. Ce fut là où laissant un libre cours à ses larmes et à ses soupirs, elle témoigna toute la part qu'elle prenait au malheur de Poliarque : elle lui dit qu'elle ne doutait pas moins de la colère du Roi que de l'innocence de l'accusé; que celui qu'elle avait envoyé, était un homme adroit, et qu'elle n'était que trop persuadée de la vérité de ce qu'il avait rapporté. Qu'elle offrait de bon coeur les biens et sa maison, que Poliarque pouvait en disposer. "Mais de quel secours", ajouta-t-elle, peuvent être, contre la colère du roi, cette maison, et l'amitié d'Arcombrote ? Des soldats viendront les armes à la main, toute résistance serait vaine, nous subirions le même sort ; car comment espérer le secret d'un domestique nombreux ? Qu'il est à craindre, que si vous demeurez ici caché, quelqu'un ne vienne à vous déceler". "Mais non, Poliarque, je songe à un moyen qui peut réussir. Ceux qui ont bâti cette maison, ont pratiqué sous terre un chemin secret dont personne que moi n'a connaissance. Il s'y rencontre trois détours, qui ont chacun leur issue ; ces trois portes aboutissent à trois différents endroits dans la campagne. C'est une retraite, où vous pouvez demeurer en sûreté, et échapper à la persécution de vos ennemis. Feignez de sortir de ces lieux, qu'on croie que frappé de la nouvelle qui vient de se répandre, vous vous êtes promptement éloigné ; par là nous éviterons tous deux le malheur d'être condamnés, vous, comme coupable du crime qu'on ose vous imputer, et moi, comme vous ayant donné un asile contre les ordres du roi. Vous prendrez en sortant, une lumière, et vous suivrez une avenue qui borde le fleuve Himère et qui vous conduira à l'entrée du lieu souterrain. J'irai de mon côté seule et sans témoins, par des détours inconnus, vous ouvrir l'entrée de cette caverne. C'est dans ce lieu, où, avec le secours des dieux, j'espère vous conserver jusqu'à ce que le calme soit entièrement rétabli. C'est un secret dont il n'a fallu faire aucun mystère à Arcombrote et que je me flatte qu'il nous gardera inviolablement ; mais nous ne saurions prendre trop de mesures à l'égard de votre affranchi. On fait aisément parler ces sortes de personnes, ou en les intimidant par la crainte des supplices, ou en leur promettant des récompenses". 2. Poliarque sensible aux offres généreuses de Timoclée, lui en témoigna sa reconnaissance et les accepta pour cette nuit. Il dit que réduit à se cacher dans ce lieu souterrain, il avait besoin de quelqu'un qui l'informât des raisons qui avaient animé la Sicile contre lui. Que son affranchi était d'une fidélité à l'épreuve ; que ce serait lui faire injure que de l'exclure de ce secret, quelque important qu'il fût ; qu’il prévoyait même qu'il lui serait nécessaire dans ces conjectures : il ajouta qu'il n'osait demander le secret à Arcombrote et qu'il se croirait digne encore d'un plus grand malheur, que celui dont il se voyait menacé, s'il était jamais capable de former contre lui le moindre soupçon. Il sortit aussitôt de la chambre, armé comme s'il eût eu à combattre. Il trouva sur son passage une partie des domestiques de Timoclée et leur dit en peu de mots les raisons qui l'obligeaient à s'éloigner si promptement: que ces feux qu'on apercevait de tous côtés n'avaient été allumés qu'à son occasion ; qu'il se retirait de crainte de les entraîner dans sa perte, ou du moins pour ne les pas mettre dans la nécessité de les trahir. Il prit congé d'Arcombrote et de Timoclée, comme si c'eût été un dernier adieu ; il monta à cheval, et suivi seulement de son affranchi, il entra dans le chemin que la darne lui avait indiqué. 3. La grandeur du péril, plus encore une honte secrète augmentaient le trouble de Poliarque, déjà trop animé. Quelle faute, disait-il à Gelanore (c'était le nom de son affranchi) d'avoir donné à quelqu'un pouvoir sur ma personne ? à quoi bon errer inconnu dans ce pays, comme j'ai fait jusqu'à présent ? Pourquoi n'y avoir paru que sur un pied, qui convenait si peu à mon rang et a ma naissance ? Projet téméraire, ouvertement condamné par la fable qui nous répresente Jupiter sur le point d'être égorgé par Licaon, chez qui il s’était retiré ! Cette fable renferme une vérité, et fait voir que les princes se sacrifient souvent eux-mêmes, et deviennent, par leur propre folie, la victime des étrangers chez qui ils abordent. "J'ai voulu m'y exposer, Gelanore, je n'ai que ce que je mérite". Tandis qu'il s'abandonne à ces tristes réflexions, le sujet qui l'a retenu en Sicile, lui revient dans l'esprit, il craint déjà d'avoir manqué de respect pour Argénis, dans ce qui lui est échappé et que les moindres plaintes formées dans un pays, où il a eu le bonheur de la voir, ne soient autant de crimes. Gelanore livré à toute l'inquiétude d'un serviteur fidèle, représentait à Poliarque, qu'il devait se faire connaître ; qu'en déclarant son nom, il obligerait Méléandre à suspendre son jugement ; que peut-être même il verrait ses plus cruels ennemis venir avec soumission réparer leur insulte. "Non, Gelanore", reprit Poliarque, "votre conseil n'a plus lieu, c'est à présent que l'injure est faite que je dois cacher avec phis de soin la véritable personne qui y est intéressée ; mon nom servirait à me perdre : on croirait qu'ayant été offensé, il irait de mon honneur de me venger, on voudrait prévenir les suites de l'affront que j'ai reçu, je n'en serais que plus malheureux". Gelanore se tut, ne sachant plus quel conseil donner, mais s'adressant aux astres, qui brillaient dans les cieux, il les conjura d'être favorables au dessein de son maître. 4. Timoclée ayant fait refermer les portes, dit a ses domestiques d'aller se reposer, et de n'avoir aucune inquiétude jusqu'au lendemain, qu'elle devait envoyer quelqu'un pour s'assurer de la vérité. Elle fit un tour dans leurs chambres, sous le prétexte du bon ordre, mais c'était afin d'exécuter avec sûreté et sans aucun témoin, le projet qu'elle avait formé de sauver Poliarque. Quand elle crut tout le monde endormi, elle entra avec Arcombrote dans une petite chambre, où l'on avait pratiqué l'entrée de ce souterrain. Le plancher de la chambre était fait de plusieurs pièces de bois entrelacées et attachées ensemble, à l'exception de deux qu'il était aisé de lever. Comme on aurait pu en marchant, s'apercevoir de cette entrée mystérieuse, Timoclée y avait fait placer une grande table. Peu de personnes avaient la liberté d'entrer dans ce lieu secret, elle n'y allait elle-même que rarement. Après avoir levé ces deux planches et ouvert la porte du caveau, elle descendit avec une lumière. Arcombrote la suivit, ayant l'épée nue à la main (les anciens croyaient intimider les ombres par le brillant du fer). Ce lieu obscur se partageait en plusieurs détours, afin que celui qui y serait renfermé put échapper à l'ennemi, et qu'un passage étant bouché, il put sortir par un autre. Le terrain était favorable, et propre pour le dessein qu'on avait eu. C'était une terre épaisse, sur laquelle il était aisé de travailler, il ne s'y rencontrait ni sable qui aurait pu causer quelque éboulement, ni rocher capable d'interrompre l'ouvrage ; la voûte était fort longue et ne s'était encore démentie dans aucun endroit. Â l'entrée, il y avait un petit espace enduit de chaux pour y recevoir des figures et quelques caractères mais le peu d'air y causait une humidité qui avait défiguré ce qui y avait été gravé. On y voyait cependant à la faveur de quelques traits, qui n'étaient pas encore effacés, la représentation d'un autel avec la figure d'un homme qui brûlait de l'encens, et ces vers à côté : Jusques en ces réduits, les mortels dans leurs craintes, N'ont-ils pas droit, grands Dieux, de vous porter leurs plaintes ? Soit que le Dieu des eaux ou le maître des cieux, ou le Dieu des enfers préside dans ces lieux. Dieu juste, réservez dans cette voûte obscure Pour la vertu craintive une retraite sûre. Que de la trahison, les complots odieux N'en révèlent jamais l'abord mystérieux. Que la triste Enyo de ses flambeaux funèbres N'en éclaire jamais les paisibles ténèbres. Écartez de ces lieux les spectres effrayants Et des mânes plaintifs les lugubres accents ; Et que la paix enfin, le tranquille silence Y consolent toujours la timide innocence. Mais si dans l'avenir nos coupables neveux osaient de la pudeur briser les chastes nœuds, si privant vos autels d'encens et de victimes, Ils cherchaient dans cet antre un asyle à leurs crimes, Que cet antre rempli des plus sombres horreurs De remords dévorants empoisonne leurs cœurs; Que l'enfer s'y rassemble avec tous ses supplices, Ce n'est qu'à la vertu qu'un Dieu doit ses hospices.