[0] PLAIDOYER POUR LA SUCCESSION DE PYRRHUS. (1) Athéniens, Pyrrhus, mon oncle maternel, n'ayant pas d'enfants légitimes, adopta Endius mon frère, qui vécut plus de vingt ans en possession des biens qu'il lui avait légués. Dans un si long espace de temps, personne ne lui contesta la succession dont il était saisi, et n'osa même y prétendre. (2) Mon frère étant mort l'année dernière, une fille prétendue légitime de mon oncle, qui avait laissé jouir le dernier héritier, se présenta sous le nom de Philé. Xénoclès, son mari, réclama pour elle la succession de Pyrrhus, qui était mort depuis plus de vingt ans, et, dans ses demandes, il portait la succession à trois talents. (3) Ma mère, de son côté, revendiquant la même succession comme soeur de Pyrrhus, Xénoclès, qui la réclamait au nom de sa femme, fit opposition, et osa affirmer que ma mère ne pouvait revendiquer la succession de son frère, parce que Pyrrhus, de qui venaient les biens, avait une fille légitime. J'attaquai l'affirmation, et, citant devant vous l'audacieux qui l'avait faite, (4) je prouvai avec évidence qu'il avait affirmé contre la vérité; je le fis condamner, et par la même condamnation je convainquis Nicodème, mon adversaire actuel, de soutenir impudemment une affirmation fausse, en osant attester qu'il avait marié sa soeur à mon oncle avec le titre de femme légitime. (5) La déposition de Nicodème fut jugée fausse dans le premier jugement, puisque Xénoclès fut condamné comme ayant affirmé ce qui n'était pas; cela est clair. En effet, si Nicodème n'eût point été jugé dès lors avoir déposé contre la vérité, sans doute Xénoclès aurait obtenu ce qu'il demandait par son affirmation; la femme qu'il affirmait être fille légitime de mon oncle, serait héritière des biens, et ma mère n'en serait pas restée saisie. (6) Mais, comme Xénoclès a été condamné, et que la prétendue fille légitime de Pyrrhus a renoncé à sa succession, il est de toute nécessité que la déposition de Nicodème ait été jugée fausse en même temps, puisque celui qui affirmait, attaqué pour avoir affirmé contre la vérité, plaidait sur la question de savoir si la femme qui nous contestait la succession était née d'une épouse légitime ou, d'une courtisane. Vous allez en être convaincus par la lecture de notre serment, de la déposition de Nicodème, et de l'affirmation de Xénoclès. (7) Greffier, prends ces trois pièces, et fais-en lecture. (Le greffier lit.) Il fut donc dès lors démontré à tous les juges que Nicodème était déjà convaincu d'avoir déposé contre la vérité; mais, comme c'est là l'objet sur lequel vous avez à prononcer aujourd'hui, il convient sans doute d'attaquer devant vous la déposition, et de prouver directement qu'elle est fausse. (8) Je voudrais demander à Nicodème lui-même quelle dot il prétend avoir donnée, lui qui atteste avoir marié sa soeur à un homme qui avait une fortune aussi considérable; je lui demanderais encore si l'épouse légitime a abandonné son mari lorsqu'il vivait, ou sa maison après sa mort; de qui il a retiré la dot de sa soeur après la mort de celui à qui il soutient l'avoir mariée; (9) ou, s'il ne l'a pas retirée, quel procès pour pension alimentaire ou pour la dot même il dit avoir intenté à celui qui, pendant vingt ans, a possédé la succession; enfin, s'il s'est présenté à l'héritier devant quelque témoin, pour lui demander la dot de sa soeur dans un si long espace de temps : je lui demanderais donc ce qui a empêché que rien de tout cela ne se fit pour celle qu'il atteste avoir été épouse légitime. [10] Je lui demanderais de plus si sa soeur a été épousée par quelque autre de ceux qui ont eu commerce avec elle ou avant qu'elle connût mon oncle, ou lorsqu'il la connaissait, ou après sa mort: car, sans doute, son frère l'a mariée à tous ceux qui la fréquentaient, sous les mêmes conditions que l'a épousée mon oncle. (11) Ce ne serait pas, Athéniens, un léger travail de raconter toutes les aventures amoureuses de cette femme. Je vous en rapporterai quelques-unes, si vous le désirez. Mais, comme il vous serait aussi désagréable d'entendre ces détails qu'à moi d'y entrer, je vais produire les dépositions mêmes qui ont été faites dans le premier jugement, et dont aucune n'a été attaquée par nos adversaires. Toutefois, puisqu'ils ont avoué que la femme se donnait au premier venu, peut-on juger que cette même femme ait été mariée légitimement? (12) Or, ils l'ont avoué, puisqu'ils n'ont pas attaqué les dépositions faites sur cet objet-là même. Vous verrez, Athéniens, par la lecture d'anciennes dépositions, que Nicodème a évidemment déposé contre la vérité, et que dans le premier jugement les juges ont décidé, selon la justice et d'après les lois, que la succession n'appartenait point à une femme qui n'avait point été épousée légitimement. Greffier, lis les dépositions; et toi, arrête l'eau. (On lit une première déposition.) (13) La femme que Nicodème prétend avoir mariée à Pyrrhus n'était donc pas son épouse, mais une courtisane appartenant à tout le monde; des parents de mon oncle et ses voisins viennent de vous l'attester. Ils ont déclaré que, lorsque la sœur de Nicodème était chez Pyrrhus, il s'élevait des querelles à son sujet, on y faisait des parties de débauche, on se livrait à toutes sortes de licences. (14) Or, sans doute, on n'oserait jamais se permettre de tels excès chez des femmes mariées. Des femmes mariées ne vont pas à des festins avec des hommes, elles ne s'y trouvent pas avec des étrangers, et surtout avec les premiers venus. Nos adversaires, cependant, n'ont pas attaqué les témoins. Pour preuve de ce que je dis, greffier, relis la déposition. (On relit la déposition.) (15) Lis aussi le témoignage de ceux qui ont fréquenté la femme, afin qu'on sache qu'elle était courtisane, livrée à tous ceux qui voulaient avoir commerce avec elle, et qu'elle n'a eu d'enfant légitime d'aucun autre homme. (On lit les dépositions.) (16) N'oubliez pas, Athéniens, cette foule de témoins qui déposent contre la femme que Nicodème prétend avoir mariée à mon oncle: tous s'accordent à dire qu'elle était à tout le monde, et que personne ne l'a jamais reconnue pour épouse. Considérez aussi par où l'on peut juger que mon oncle a épousé une telle femme, s'il est vrai qu'il ait eu cette faiblesse : (17) faiblesse naturelle à des jeunes gens qui, épris pour des courtisanes d'un amour insensé, en viennent dans leurs folies jusqu'à se manquer à eux-mêmes. Par où donc peut-on mieux vous instruire sur ce mariage prétendu que par les dépositions produites dans le premier jugement, et par des inductions tirées du fond de la chose? (18) Voyez un peu leur impudence dans ce qu'ils allèguent. Un homme qui doit marier, à ce qu'il dit, sa soeur à quelqu'un d'aussi riche, ne se donne dans une pareille circonstance qu'au seul témoin Pyrétide : Pyrétide, qui était absent dans le procès, et dont ils ont produit alors la déposition qu'il a niée et désavouée, déclarant qu'il ne savait rien de ce qu'on lui faisait dire. (19) Leur conduite d'ailleurs me fournit la plus forte preuve de la fausseté réelle de cette déposition. Lorsque nous voulons terminer des affaires qui se font aux yeux de tout le monde et avec témoins, nous avons coutume, comme on sait, de prendre nos parents les plus proches et nos meilleurs amis; quant à celles qui sont imprévues et subites, nous réclamons le témoignage de tous ceux qui s'offrent à nous. [20] Dans ces derniers cas, il faut de toute nécessité que les personnes mêmes présentes, quelles qu'elles soient, nous servent de témoins. Lorsque nous prenons la déposition d'un homme malade ou qui doit se mettre en voyage, nous appelons les citoyens les plus honnêtes et qui sont les plus connus; (21) une ou deux personnes ne nous suffisent pas, nous en faisons venir le plus qu'il nous est possible, afin que celui qui a donné la déposition ne puisse point la nier par la suite, et que les juges prononcent avec plus de confiance, d'après le témoignage uniforme d'un grand nombre d'honnêtes gens. (22) Lorsque Xénoclès se rendit à notre mine, qui est aux environs de Thèbes, il ne crut pas, pour attester la violence commise envers ses esclaves, devoir prendre pour témoins les premiers venus, ceux que le hasard lui présenta: il rassembla à Athènes un grand nombre de témoins, Diophante qui a plaidé pour Nicomaque, Dorothée, Philocharès son frère, et beaucoup d'autres qu'il mena dans ce pays, et à qui il fit faire 300 stades bien comptés. (23) Et lorsque dans la ville même, pour le mariage de l'aïeul de ses enfants, il prend, à ce qu'il dit, la déposition d'un particulier, on ne le voit appeler aucun de ses parents; il n'emploie qu'un Denis et un Aristoloque! car c'est avec ces deux hommes qu'ils disent avoir pris une déposition dans la ville même : procédé qui doit leur ôter toute créance pour les autres articles. (24) Mais peut-être l'objet pour lequel ils disent avoir pris la déposition de Pyrétide était fort peu important, en sorte qu'on ne doit pas s'étonner qu'ils aient traité la chose avec négligence. Eh! ne sait-on pas que, dans le procès intenté à Xénoclès pour fausse affirmation, il était question de savoir si sa femme était née d'une courtisane ou d'une épouse légitime? Quoi donc! il n'aurait pas appelé tous ses parents pour la déposition dont je parle, si elle était véridique? (25) Il les aurait appelés, sans doute, s'il y avait l'ombre de vérité dans ce qu'ils disent. Or on ne voit pas qu'ils aient procédé de la sorte. Xénoclès a fait attester la déposition par les deux premiers qui se sont offerts; Nicodème, qui dit avoir marié sa soeur à un homme riche pour trois talents, n'a appelé qu'un seul témoin, (26) ne s'est donné que le seul Pyrétide, qui désavoue sa déposition; et ils prétendent que Pyrrhus, qui voulait épouser une telle femme, a appelé, pour assister à son mariage, Lysimène et ses frères Chéron et Pylade, tous trois ses oncles ! (27) C'est maintenant à vous, Athéniens, de voir si la chose est de nature à être crue. Pour moi, je pense, d'après ce qui est probable, que, si Pyrrhus eût eu envie de passer quelque acte ou de faire quelque démarche indigne de lui, il eût plutôt cherché à se cacher de ses parents, que de les appeler pour être témoins de son déshonneur. (28) Je suis encore étonné que Pyrrhus et Nicodème n'aient pas consigné dans un écrit, l'un qu'il donnait, l'autre qu'il recevait une dot pour la femme; car, si notre adversaire en eût donné une, il y a toute apparence qu'il l'aurait fait attester par ceux qui disent avoir été présents; et si la passion eût fait contracter à notre oncle un pareil mariage, il est clair à plus forte raison qu'on lui aurait fait reconnaître qu'il avait reçu une somme pour la dot de la femme, afin qu'il ne fût pas libre de la renvoyer sans sujet et par caprice. (29) Oui, celui qui la mariait devait appeler plus de témoins que celui qui l'épousait, ces sortes d'engagements, de l'aveu de tout le monde, n'étant pas fort stables. Ainsi, Nicodème dit avoir marié sa soeur à un homme riche, en ne prenant qu'un seul témoin, sans faire reconnaître de dot; et des oncles disent avoir assisté au mariage d'un neveu qui épousait une telle femme, sans dot! [30] Les mêmes oncles attestent avoir été appelés par leur neveu, et avoir été présents au repas qu'il donnait pour la naissance d'une fille dont il se reconnaissait le père ! Mais voici, Athéniens, ce qui me révolte le plus un homme qui revendique pour sa femme un patrimoine, lui a donné le nom de Philé; les oncles de Pyrrhus, qui disent avoir été présents au repas qu'il célébrait pour sa fille, attestent que son père lui a donné le nom de son aïeule, celui de Clitarète. (31) Je suis donc surpris qu'un homme ait ignoré le nom d'une femme avec laquelle il était marié depuis plus de huit ans. Eh! n'a-t-il pu l'apprendre auparavant de ses propres témoins ? La mère de sa femme, dans un si long espace de temps, ne lui a-t-elle pas dit le nom de sa fille? (32) Au lieu du nom de l'aïeule, s'il est vrai que son père lui eût donné ce nom, et que quelqu'un en fût instruit, son époux lui a donné celui de Philé, et cela, en réclamant pour elle un patrimoine. Quel était son motif? Un mari voulait-il dépouiller sa femme du nom même que lui avait donné son père? (33) N'est-il donc pas clair qu'un fait qu'ils disent être arrivé avant qu'ils eussent répété la succession, n'a été controuvé par eux que longtemps après? Sans doute, des hommes appelés, disent-ils, au repas célébré pour la fille de Pyrrhus, nièce de Nicodème, ne seraient jamais venus au tribunal, se rappelant fort bien le jour, quel qu'il fût, où ils avaient assisté au repas, et que son père l'avait nommée Clitarète; (34) tandis que ses plus proches parents, son oncle entre autres, auraient ignoré son nom ; tandis que même le père et la mère n'auraient pas su le nom de leur fille: ils l'auraient su apparemment mieux que personne, si la chose était véritable. Mais je pourrai revenir sur cet objet. (35) Il n'est pas difficile de se convaincre, par les lois mêmes, que la déposition de Nicodème est évidemment fausse. Car, puisque au terme des lois, si on a donné pour le mariage un objet qu'on n'a point fait reconnaître, on ne peut, supposé que la femme abandonne son mari, ou que le mari renvoie sa femme; redemander ce qu'on a donné sans le faire reconnaître comme partie de la dot, assurément un homme qui dit avoir marié sa soeur sans reconnaître de dot est pleinement convaincu de mentir avec impudence. (36) Que gagnait, en effet, Nicodème de marier sa sœur, si celui qui l'épousait était libre de la renvoyer quand il aurait voulu? et il l'était sans doute, Athéniens, puisqu'il ne reconnaissait pas avoir reçu de dot. Et Nicodème aurait marié sa soeur à mon oncle de cette manière, lorsqu'il savait qu'elle avait toujours été stérile; lorsque la dot qu'il aurait fait reconnaître lui serait revenue en vertu de la loi, si la femme fût morte avant que d'avoir des enfants! (37) Croyez-vous que Nicodème ait assez méprisé l'argent pour négliger quelqu'une de ces précautions? pour moi je n'en crois rien. De plus, mon oncle aurait-il épousé la soeur d'un homme qui, accusé d'être étranger par un citoyen de la curie qu'il dit être la sienne, n'a gagné son procès et n'a été citoyen que de quatre suffrages? Greffier, lis la déposition qui certifie la vérité de ce que j'avance. (On lit la déposition.) (38) Un tel homme prétend avoir marié sa soeur à mon oncle sans dot, et cela, encore une fois, lorsque la dot lui serait revenue, en vertu de la loi, si la femme fût morte avant que d'avoir des enfants! Greffier, prends les lois, et fais-en lecture. (On lit les lois. ) (39) Croyez-vous donc, Athéniens, Nicodème assez désintéressé pour ne pas ménager soigneusement ses intérêts, si le mariage était véritable? non certes, du moins à ce qu'il me semble. Ceux qui livrent une femme avec une dot sur le pied de concubine, ont soin de faire leur marché, et de faire convenir de la somme qui sera remise à la femme, supposé qu'on la renvoie ; et Nicodème, qui marie sa soeur, ne s'est embarrassé, dit-il, que de la marier selon les formes prescrites, lui qui, pour amasser de modiques gains dans son métier de chicaneur, ne craint pas de commettre les plus odieuses prévarications! [40] Mais plusieurs de vous connaissent leur basse cupidité sans que j'en parle. Poursuivons donc nos raisonnements, et prouvons que la déposition de Nicodème décèle le plus effronté des hommes. Dites-moi, Nicodème, si vous aviez marié votre soeur à Pyrrhus, si vous saviez qu'il restait d'elle une fille légitime, (41) pourquoi avez-vous permis à mon frère de revendiquer la succession de mon oncle au préjudice de la fille légitime que vous dites qu'il a laissée? Ignoriez-vous que l'acte même de revendication était une déclaration expresse de la non-légitimité de votre nièce? Oui, lorsqu'Endius revendiquait la succession de Pyrrhus, il déclarait bâtarde la fille de celui-ci, dont il se disait l'héritier. (42) Ajoutez que Pyrrhus lui-même, qui a adopté mon frère, l'avait déjà déclarée telle, puisqu'il n'est permis de disposer de ses biens à la mort, et d'en faire donation, sans donner en même temps les filles légitimes qu'on laisse après soi. C'est ce que vont vous apprendre, Athéniens, les lois qu'on va vous lire. Greffier, lis les lois. (On lit les lois. ) (43) Croyez-vous donc qu'un homme qui atteste avoir marié sa soeur, eût souffert toutes ces démarches illégales? Croyez-vous qu'il n'eût pas demandé, au nom de sa nièce, la succession qu'Endius revendiquait, et qu'il n'eût pas affirmé qu'Endius n'avait aucun droit au patrimoine d'une fille légitime? Mais lis, greffier, la déposition qui prouve que mon frère a revendiqué la succession, et que personne ne la lui a contestée. (On lit la déposition. ) (44) Ainsi, lorsqu'Endius eut revendiqué la succession, Nicodème n'osa la lui contester, ni affirmer que sa nièce était une fille légitime de Pyrrhus. (45) Au reste, comme au sujet de la revendication il pourrait s'appuyer auprès de vous d'une raison fausse, et prétendre que nous avons agi à son insu, ou nous accuser d'avancer un mensonge, j'abandonne ce moyen. Mais, lorsqu'Endius mariait votre nièce, auriez-vous permis, Nicodème, que la fille d'une épouse légitime de Pyrrhus fût mariée comme née d'une courtisane? (46) N'auriez-vous pas cité Endius devant l'archonte, vous plaignant qu'une héritière fût ainsi lésée et outragée par un adoptif, qu'elle fût dépouillée de son patrimoine? ne l'auriez-vous pas fait d'autant plus volontiers, que dans ces sortes de procès les demandeurs ne courent aucun risque, et que celui qui le veut peut défendre des héritières? (47) Ceux qui, dans ces cas, citent un particulier devant l'archonte, n'ont à craindre aucune peine, dussent-ils ne pas obtenir un seul suffrage. On ne dépose point de somme entre les mains du juge; celui qui le veut, je le répète, peut se porter pour accusateur sans courir de risque; tandis que les accusés, s'ils sont condamnés, subissent des peines exemplaires. (48) Avec de pareils avantages, si notre oncle eût vraiment eu d'une femme légitime une fille, nièce de Nicodème, celui-ci eût-il permis qu'elle fût mariée comme née d'une courtisane? en la voyant traitée de la sorte, n'eût-il pas été se plaindre à l'archonte qu'une héritière fût ainsi mariée, ainsi outragée? J'insiste sur ces réflexions. Oui, Nicodème, si ce que vous osez attester était véritable, vous auriez attaqué sur-le-champ celui qui faisait cet outrage à votre nièce. Ou bien, prétendrez-vous qu'à ce sujet on a encore agi à votre insu? (49) Mais n'avez-vous pas même senti l'injure faite à une pupille par la dot qui lui était donnée? Indigné de cela seul, vous deviez, sans doute, poursuivre Endius, parce qu'il prétendait posséder une riche succession comme lui appartenant, et qu'il avait fait épouser à un autre une fille légitime en ne lui donnant pour dot que mille drachmes. Outré d'une telle injustice, Nicodème n'eût-il pas poursuivi Endius? Oui, assurément, s'il y avait une apparence de vérité dans leurs discours. [50] Je ne crois point non plus que ni Endius ni aucun autre adoptif, eût jamais été assez simple, assez peu attentif à nos lois, pour donner à autrui, au lieu de la prendre, la fille légitime du défunt qui avait laissé la succession. Il savait parfaitement que tout le patrimoine appartient aux enfants nés d'une fille légitime; or, avec une telle connaissance, eût-il livré à un autre son bien, et un bien aussi considérable que celui qu'on nous dispute? (51) Croit-on qu'un adoptif fût assez impudent ou assez audacieux pour marier une fille légitime en ne lui donnant pas même la dixième partie de son patrimoine? Croit-on que l'oncle de la femme l'eût permis, et un oncle qui atteste avoir marié la mère de cette même femme? pour moi, je ne le pense pas. Mais il eût contesté la succession, il eût affirmé, il eût cité Endius devant l'archonte; s'il y eût eu quelque chose de plus fort, il ne l'eût pas omis; en un mot, il n'eût rien négligé. (52) Endius a donc marié, comme fille d'une courtisane, celle que Nicodème dit être sa nièce, et Nicodème n'a pas contesté à Endius la succession de Pyrrhus, il n'a pas cité devant l'archonte un homme qui mariait sa nièce comme fille d'une courtisane, il ne s'est pas senti indigné de la dot qu'on lui donnait; mais il a laissé tranquillement commettre ces injustices atroces ! Les lois règlent tous les articles dont je parle, on va vous les lire, Athéniens. (53) On vous relira d'abord la déposition qui atteste qu'Endius a revendiqué la succession ; on lira ensuite celle qui concerne le mariage de la femme qu'il a mariée et dotée. Greffier, lis ces dépositions. (On lit les dépositions.). Lis aussi les lois. (On lit les lois. ) Prends aussi et lis la déposition de Nicodème, qui est l'objet principal du procès. (On lit la déposition de Nicodème.) (54) Peut-on convaincre plus évidemment quelqu'un d'avoir déposé contre la vérité, qu'en le prouvant par sa propre conduite et par toutes nos lois? Jusqu'à présent, Athéniens, j'ai tiré la plupart de mes preuves de la personne de Nicodème; considérez aussi Xénoclès, qui a épousé sa nièce, et voyez s'il ne fournit pas lui-même une preuve de la fausseté de la déposition que j'attaque. (55) Il est démontré que Xénoclès a épousé la nièce de celui-ci, et qu'il l'a prise comme née d'une courtisane; cela, dis-je, est démontré par une foule de témoins dont Xénoclès lui-même a confirmé depuis longtemps l'attestation par sa conduite. Il est clair, en effet, que, s'il n'eût pas reçu son épouse des mains de mon frère, comme née d'une courtisane, se voyant des enfants déjà grands de cette épouse, il eût contesté à mon frère, pendant sa vie, le patrimoine d'une fille légitime, (56) surtout puisqu'il se disposait à lui contester son adoption, et que conséquemment il s'inscrivait en faux contre les témoins qui déclaraient avoir assisté au testament de Pyrrhus. On va vous lire la déposition même qui certifie ce que j'avance. Lis, greffier. (On lit la déposition.) (57) Mais ce qui prouve que, selon leur propre aveu, Endius a été adopté par Pyrrhus, c'est qu'ils n'ont revendiqué la succession de Pyrrhus qu'après en avoir laissé jouir le dernier héritier. Il y a déjà plus de vingt ans que Pyrrhus est mort; Endius est décédé l'année dernière pendant le mois d'octobre; ce n'est que dans cette année, et le trois de ce mois, qu'ils ont revendiqué la succession : (58) or, suivant la loi, il n'est permis de revendiquer une succession que dans les cinq ans de la mort du testateur : la femme devait donc ou réclamer son patrimoine contre Endius lorsqu'il vivait, ou après la mort de l'adoptif revendiquer la succession de son frère, surtout puisqu'il l'avait mariée à Xénoclès comme sa soeur légitime, à ce qu'ils prétendent. (59) On sait généralement qu'il faut revendiquer les successions de ses frères, et qu'il n'y a que les enfants légitimes qui ne revendiquent point leur patrimoine. C'est une vérité de pratique, que nous ne prouverons pas ; vous et les autres citoyens vous possédez vos patrimoines sans les avoir revendiqués. [60] Tel est donc l'excès de leur audace! ils disent qu'un adoptif ne doit pas revendiquer la succession qui lui est léguée; et ils ont revendiqué un patrimoine pour Philé, qu'ils disent être une fille légitime de Pyrrhus! Cependant, comme je viens de le dire, tout enfant légitime qu'on laisse après soi ne revendique point son patrimoine, et tout fils adopté en vertu d'un testament doit revendiquer la succession qui lui est léguée. Non, sans doute, on ne peut contester le patrimoine à un enfant légitime, au lieu que tous les parents du défunt peuvent contester la succession à un adoptif. (61) Les adoptifs revendiquent donc leur succession afin que le premier qui voudra la leur contester ne les attaque pas en justice, et n'ait pas le front de le revendiquer comme si elle n'était léguée à personne. (62) Si donc Xénoclès eût pensé que son épouse était fille légitime de Pyrrhus, ne vous imaginez pas qu'il se fût borné à revendiquer la succession. La fille légitime se serait mise elle-même en possession de son bien; et, si quelqu'un eût voulu le lui enlever ou lui faire violence, elle l'aurait exclu de son patrimoine. L'auteur de la violence n'eût pas seulement subi un procès civil, mais un procès criminel ; cité devant l'archonte, il eût couru des risques pour sa personne et pour toute sa fortune. (63) D'ailleurs, si les oncles de Pyrrhus avaient su que leur neveu laissait une fille légitime, et qu'aucun de nous ni voulait la prendre, ils eussent prévenu Xénoclès, et n'eussent jamais permis à un homme qui n'était point parent de Pyrrhus, de prendre et de posséder une femme qui leur appartenait à titre de proximité. (64) En effet, selon notre jurisprudence, des femmes qui habitent avec leurs maris, des femmes qui ont été mariées par leur frère, qui sont plus en état que personne de les bien placer, peuvent être revendiquées en vertu de la loi par les plus proches parents, si leur père vient à mourir sans leur laisser de frères légitimes (et plusieurs se sont déjà vu enlever leurs épouses dans leurs propres maisons) : (65) oui, des femmes ainsi mariées peuvent être revendiquées en vertu de la loi ; et les oncles de Pyrrhus, s'il eût laissé une fille légitime, auraient permis à Xénoclès de prendre et de posséder une femme qui leur appartenait à titre de proximité, ils l'auraient laissé à leur place hériter d'un bien considérable! (66) Ne le croyez pas, Athéniens; non, nul ne chérit les autres plus que soi-même. S'ils prétendent qu'ils n'ont pas revendiqué la femme à cause de l'adoption d'Endius, et que c'est pour cela qu'ils ne la lui ont pas contestée, demandez-leur d'abord si, convenant que Pyrrhus avait adopté Endius, ils se sont inscrits en faux contre les témoins qui attestaient l'adoption; (67) ensuite, s'ils ont revendiqué, contre les règles, la succession de Pyrrhus, après avoir laissé jouir de ses biens le dernier héritier. Demandez-leur encore s'il est d'usage qu'un enfant légitime revendique son patrimoine. Opposez ces questions à leur impudence. Au reste, il est facile de se convaincre par les lois que la femme doit être revendiquée si elle était fille légitime. (68) La loi dit expressément qu'il est permis de disposer de ses biens comme on voudra, à moins qu'on ne laisse des enfants mâles légitimes; et si on laisse des filles, il n'est permis de léguer les biens qu'avec les filles. On peut donc disposer de ses biens et les léguer avec ses filles légitimes; mais on ne peut adopter personne, ni léguer à personne ses biens sans elles. (69) Si donc Pyrrhus eût adopté Endius sans lui léguer sa fille légitime, l'adoption eût été nulle de plein droit. Or, s'il lui a légué sa fille, et s'il l'a adoptée à condition qu'il la prendrait pour épouse, je vous demande, oncles de Pyrrhus, comment avez-vous permis qu'Endius revendiquât la succession de Pyrrhus sans revendiquer en même temps sa fille légitime, s'il en avait une, surtout puisque votre neveu, d'après votre déposition, vous avait recommandé d'avoir soin de cet enfant? [70] Mais, je vous prie, direz-vous qu'en cela on a encore agi à votre insu? Et lorsqu'Endius mariait la femme, vous permettiez que la fille de votre neveu fût mariée comme née d'une courtisane, vous qui dites avoir été présents lorsque votre neveu épousait la mère comme femme légitime, et, de plus, avoir été invités, avoir assisté au repas donné pour sa fille! (71) D'ailleurs (et c'est là ce qui est révoltant), vous dites que votre neveu vous a recommandé d'avoir soin de sa fille : le soin que vous en avez pris, est-ce de permettre qu'elle fût mariée comme née d'une courtisane, elle surtout qui portait le nom de votre soeur, si l'on en croit votre déposition? (72) D'après ces raisonnements, tirés du fond de la chose, il est facile de voir que nos adversaires sont les plus effrontés des hommes. Mais pourquoi, si mon oncle laissait une fille légitime, a-t-il laissé un fils adoptif dans la personne de mon frère? L'adoptait-il pour fils, parce-qu'il avait d'autres parents plus proches que nous, qu'il voulait priver du droit de revendiquer sa fille? Mais il n'a jamais existé et il n'existe pas de fille légitime de Pyrrhus. Or, celui-ci n'ayant pas d'enfants légitimes, nul autre ne lui était plus proche que nous : il n'avait ni frère, ni enfants de frère, et nous étions fils de sa soeur. (73) Mais, dira-t-on, s'il eût adopté quelque autre de ses proches, il lui eùt légué en même temps sa succession et sa fille. Quelle nécessité y avait-il qu'il offensât ouvertement quelqu'un de ses parents, lorsqu'il pouvait, s'il avait épousé la soeur de Nicodème, introduire dans sa curie, comme légitime, la fille qu'il aurait reconnu avoir eue d'elle, la laisser pour qu'on la revendiquât avec toute la succession, et recommander qu'on lui adoptât à lui-même un des fils qui naîtrait du mariage? (74) Ne savait-il pas qu'en laissant une héritière, il arriverait nécessairement ou que quelqu'un de nous, qui sommes les plus proches, nous l'aurions réclamée pour épouse ; ou que, si aucun de nous n'eût voulu la prendre, elle eût été revendiquée par un des oncles qui déposent pour Nicodème, ou par quelque autre parent qui l'aurait revendiquée de la même manière, et épousée suivant les lois avec tous ses biens? (75) Si donc il eût introduit sa fille dans sa curie, et qu'il n'eût pas adopté mon frère, voilà ce qui serait arrivé; au lieu qu'en adoptant mon frère, et en n'introduisant pas sa fille dans sa curie, il a déclaré l'une bâtarde, déchue de sa succession, comme il convenait, et constitué l'autre héritier de ses biens. (76) Afin de prouver que mon oncle n'a pas célébré de repas dans sa curie pour la soeur de Nicodème, ni introduit dans cette même curie la fille qu'on dit être légitime, et cela quoiqu'il y fût tenu par la loi, on va vous lire la déposition des citoyens mêmes de la curie. Lis, greffier; et toi, arrête l'eau. (On lit la déposition.) Lis aussi la déposition qui atteste que Pyrrhus a adopté mon frère. (On lit la déposition.) (77) Et après cela, Athéniens, la déposition de Nicodème trouverait plus de créance auprès de vous que toute la conduite de mon oncle, qui atteste le contraire! Quelqu'un entreprendrait de vous persuader que mon oncle a pris pour épouse légitime une femme qui appartenait à tout le monde ! Non, vous n'en croirez pas Nicodème, s'il ne vous montre, comme je l'ai dit en commençant, (78) d'abord avec quelle dot il prétend avoir marié sa soeur à Pyrrhus, ensuite devant quel archonte la femme a abandonné son mari ou sa maison; s'il ne montre encore des mains de qui il a reçu la dot de sa soeur après la mort de celui auquel il prétend l'avoir mariée; ou, supposé que dans l'espace de vingt ans il l'ait demandée sans pouvoir la retirer, quel procès pour pension alimentaire ou pour la dot même, il a intenté, au nom d'une épouse légitime, à celui qui était possesseur de la succession de Pyrrhus. (79) Qu'il prouve, outre cela, qu'il a marié sa soeur avant ou après son mariage avec Pyrrhus, ou qu'elle a eu des enfants d'un autre homme. Faites-lui toutes ces questions, ô Athéniens ! et n'oubliez pas l'article du repas non donné dans la curie : ce n'est pas la moindre preuve qui ruine sa déposition. Oui, il est clair que si Pyrrhus s'est déterminé à épouser la femme, il s'est déterminé aussi à donner pour elle un repas dans sa curie, et à y introduire comme légitime la fille qu'il a reconnu, dit-on, avoir eue d'elle. [80] S'il l'eût vraiment épousée, lui qui était si riche, eût-il pu se dispenser, pour une épouse légitime, de donner dans son bourg, pendant les fêtes de Cérès, les repas et les jeux qui conviennent en pareille circonstance? Or, on ne voit point qu'à ce sujet Pyrrhus ait donné de repas et de jeux. On a entendu la déposition des citoyens de sa curie : prends aussi, greffier, la déposition des citoyens de sa bourgade. (On lit cette dernière déposition.)