Saint Irenee de Lyon - Livre 2 Irénée de Lyon Contre les Hérésies Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur LIVRE II PREFACE Dans le livre précédent, démasquant la gnose au nom menteur, nous t'avons rapporté, cher ami, tout le mensonge qui, sous des formes multiples et opposées, a été forgé par les disciples de Valentin. Nous t'avons exposé aussi les théories de ceux qui furent leurs chefs de file, montrant qu'ils sont en désaccord les uns avec les autres et bien auparavant déjà avec la vérité elle-même. Nous avons également exposé avec toute la précision possible la doctrine de Marc le Magicien, puisqu'il est des leurs, ainsi que ses agissements. Nous avons rapporté de façon précise tout ce qu'ils arrachent aux Ecritures pour tenter de l'accommoder à leur fiction. Nous avons décrit par le menu de quelle manière ils osent tenter de consolider la vérité avec des chiffres et avec les vingt-quatre lettres de l'alphabet. Nous avons rapporté comment, à les en croire, le monde créé aurait été fait à l'image de leur Plérôme invisible, et tout ce qu'ils pensent et enseignent au sujet du Démiurge. Nous avons fait connaître la doctrine de leur ancêtre, Simon, le Magicien de Samarie, et de tous ceux qui lui ont succédé, et nous avons dit également la multitude des « Gnostiques » issus de lui. Nous avons relevé leurs divergences, leurs écoles et leurs filiations, décrit toutes les sectes fondées par eux et montré que c'est en tirant leur origine de Simon que tous les hérétiques ont introduit en ce monde leurs doctrines impies et négatrices de Dieu. Nous avons fait connaître leur « rédemption », la façon dont ils initient leurs adeptes, leurs formules rituelles, leurs mystères. Nous avons enfin rappelé qu'il n'y a qu'un seul Dieu, à savoir le Créateur, qu'il n'est pas un « fruit de déchéance » et qu'il n'y a rien qui soit au-dessus de lui ou après lui. Dans le présent livre, nous traiterons seulement de ce qui nous est utile, selon que le temps le permettra, et nous réfuterons, sur ses points fondamentaux, l'ensemble de leur système. Voilà pourquoi, puisqu'il s'agit à la fois d'une dénonciation et d'une réfutation de leur doctrine, nous avons donné ce titre même à notre ouvrage : car il faut que soient réduites à néant leurs syzygies secrètes par la dénonciation et la réfutation de ces syzygies mêmes dorénavant étalées au grand jour, et que l'Abîme se voie administrer la preuve qu'il n'a jamais existé et n'existe pas. PREMIERE PARTIE RÉFUTATION DE LA THÈSE VALENTINIENNE RELATIVE À UN PLÉRÔME SUPÉRIEUR AU DIEU CRÉATEUR 1. MONDE PRÉTENDUMENT EXTÉRIEUR AU PLÉRÔME OU AU PREMIER DIEU Il convient donc que nous commencions par le point premier et le plus fondamental, à savoir par le Dieu Créateur qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu'ils renferment, ce Dieu que ces blasphémateurs appellent « fruit de déchéance » : nous allons montrer qu'il n'y a rien qui soit ni au-dessus de lui ni après lui et qu'il a fait toutes choses, non sous la motion d'un autre, mais de sa propre initiative et librement, étant le seul Dieu, le seul Seigneur, le seul Créateur, le seul Père, le .seul qui contienne tout et donne l'être à tout. Comment, en effet, pourrait-il y avoir au-dessus de ce Dieu un autre Plérôme ou Principe ou Pouvoir ou un autre Dieu, puisqu'il faut que Dieu, le Plérôme de toutes choses, contienne tout dans son immensité et ne soit contenu par rien ? Si une chose quelconque se trouve en dehors de lui, il n'est plus le Plérôme de toutes choses et ne contient plus tout : car, à ce Plérôme ou à ce Dieu situé au-dessus de tout, il manquera ce qu'on dit se trouver en dehors de lui ; ce qui manque de quelque chose ou à quoi quelque chose a été soustrait n'est pas le Plérôme de toutes choses. De plus, cet être aura un commencement, un milieu et une fin par rapport à ce qui se trouve ainsi en dehors de lui. En effet, s'il y a une fin vers le bas, il y aura aussi un commencement vers le haut. Et dans toutes les autres directions pareillement, cet être connaîtra, de toute nécessité, une situation identique : il sera contenu, limité et enfermé par ce qui se trouve en dehors de lui. Car la fin qui se trouve vers le bas délimite et enveloppe nécessairement de toute manière l'être qui se termine à elle. Ainsi donc leur prétendu Père de toutes choses, qu'ils appellent aussi Préexistant ou Pro-Principe, et tout leur Plérôme avec lui, ainsi que le Dieu bon de Marcion, sera contenu, enfermé et enveloppé du dehors par un autre Principe, lequel sera nécessairement plus grand que lui : car le contenant est plus grand que le contenu. Or ce qui est plus grand est aussi plus excellent. Dès lors, ce qui est plus grand et plus excellent, c'est cela qui sera Dieu. En effet, puisqu'il existe d'après eux quelque chose qu'ils disent être hors du Plérôme, à savoir cette région en laquelle ils veulent que soit descendue la Puissance d'en haut égarée, de deux choses l'une : — ou bien ce dehors contiendra et le Plérôme sera contenu, faute de quoi on n'aura pas réellement affaire à un dehors : car, si quelque chose se trouve en dehors du Plérôme, le Plérôme sera nécessairement à l'intérieur de ce qu'on dit se trouver en dehors du Plérôme et le Plérôme sera contenu par ce dehors avec le premier Dieu qu'il inclut ; — ou bien ces deux réalités, c'est-à-dire le Plérôme et ce qui se trouve en dehors de lui, seront immensément distantes et séparées l'une de l'autre. Mais, en ce dernier cas, il y aura une troisième réalité, celle qui met cette immense séparation entre le Plérôme et ce qui se trouve en dehors de lui ; et cette troisième réalité délimitera et contiendra les deux autres, et elle sera supérieure à la fois au Plérôme et à ce qui se trouve en dehors de celui-ci, puisqu'elle contient en son sein l'un et l'autre. De plus, il faudra prolonger à l'infini la série des contenants et des contenus. En effet, si cette troisième réalité a un commencement vers le haut et une fin vers le bas, elle sera nécessairement bornée aussi sur les côtés, soit qu'elle commence soit qu'elle finisse par rapport à d'autres réalités ; celles-ci à leur tour, et d'autres encore vers le haut et vers le bas, commenceront là ou d'autres finissent, et ainsi de suite à l'infini. De la sorte, jamais la pensée des hérétiques ne s'arrêtera au Dieu unique, mais, sous prétexte de chercher plus qu'il n'est, elle tombera dans ce qui n'est pas et se séparera du vrai Dieu. Cela vaut également contre les sectateurs de Marcion : les deux Dieux de celui-ci seront contenus et délimités, eux aussi, par l'immense intervalle qui les sépare l'un de l'autre. On est, de la sorte, contraint de poser de toute part une multitude de Dieux séparés les uns des autres par une immense distance, les uns commençant là où finissent les autres. Et le motif sur lequel les hérétiques s'appuient pour enseigner qu'il existe un Plérôme ou un Dieu au-dessus du Créateur du ciel et de la terre, ce même motif, chacun pourra l'invoquer pour affirmer qu'il existe, au-dessus du Plérôme, un autre Plérôme, puis, au-dessus de ce dernier, un autre encore, et, au-dessus de l'Abîme, un autre Abîme, et qu'il en va de même sur les côtés. Et ainsi, la pensée errant indéfiniment, toujours il faudra imaginer d'autres Plérômes, d'autres Abîmes, et ne jamais s'arrêter, puisque toujours on cherchera d'autres termes au delà des précédents. On ne saura même plus si notre monde est en bas ou s'il est en haut, ni si les réalités qu'ils situent en haut sont en haut ou en bas : plus rien de stable ou de solide ne retiendra notre esprit, ce sera l'inéluctable poursuite de mondes sans fin et de Dieux sans nombre. Et s'il en est ainsi, chaque Dieu se contentera de son domaine et ne se mêlera pas indiscrètement des affaires d'autrui : sinon il sera injuste et avare et cessera d'être ce qu'est Dieu. De son côté, chaque créature glorifiera son propre Créateur, se contentera de lui et n'en connaîtra point d'autre : sinon, justement condamnée par tous comme coupable d'apostasie, elle recevra la peine qu'elle aura méritée. Car, de toute nécessité : — ou bien il existe un seul Etre qui contient tout et a fait dans son propre domaine, comme il l'a voulu, chacun des êtres qui ont été faits ; — ou bien il existe au contraire une multitude illimitée de Créateurs et de Dieux, dont les uns commencent là où les autres finissent : mais alors on devra reconnaître que chacun d'eux est contenu du dehors par un plus grand, que tous sont de la sorte enfermés et réduits à demeurer chacun dans son domaine et qu'aucun d'entre eux n'est le Dieu de toutes choses. Car à chacun fera défaut, puisqu'il n'aura qu'une part infime en comparaison de tous les autres, l'appellation de « Tout-Puissant », et c'en sera fait de cette appellation même : une telle façon de voir versera inéluctablement dans l'impiété. 2. MONDE PRÉTENDUMENT FAIT PAR DES ANGES OU PAR UN DÉMIURGE Quant à ceux qui disent que le monde a été fait par des Anges ou par quelque autre Auteur du monde sans la volonté du Père qui est au-dessus de toutes choses, tout d'abord ils s'égarent dans le fait même de dire que c'est sans la volonté du premier Dieu que ces Anges auraient effectué une aussi belle et aussi vaste création : comme si les Anges étaient plus puissants que Dieu, ou comme si celui-ci était négligent ou nécessiteux, ou comme s'il n'avait nul souci de savoir si ce qui se fait dans son propre domaine est mal fait ou bien fait, afin d'éliminer et d'empêcher le mal, de louer au contraire le bien et de s'en réjouir ! Pareille négligence, personne ne songerait à l'attribuer à un homme soigneux, combien moins encore à Dieu ! Ensuite, qu'ils nous disent si c'est dans la sphère contenue par lui et dans son domaine propre qu'a été fait ce monde, ou dans un domaine étranger et situé en dehors de lui. S'ils répondent que c'est dans un domaine situé en dehors de lui, ils se heurteront pareillement à toutes les incohérences signalées plus haut ; leur premier Dieu sera enfermé par cette réalité qui est en dehors de lui et à laquelle il se terminera nécessairement. Si au contraire ils répondent que c'est dans son domaine propre, ils énonceront une ineptie de taille : car comment le monde pourrait-il avoir été fait sans la volonté de Dieu, s'il a été fait dans son domaine propre, par des Anges qui sont eux-mêmes sous son pouvoir ou par quelque autre ? Comme si lui-même ne voyait pas tout ce qui se trouve dans son domaine, ou ne savait pas ce que feront les Anges ! Que si le monde n'a pas été fait sans la volonté de Dieu, mais Dieu le voulant et le sachant, comme certains le pensent : alors ce ne sont plus les Anges ou l'Auteur du monde qui seront cause de cette production, mais la volonté de Dieu. Car si lui-même a fait cet Auteur du monde ou ces Anges, ou même s'il a été simplement cause de leur production, il apparaîtra comme ayant fait lui-même également le monde, puisqu'il aura préparé les causes productrices du monde. Quoique, d'après Basilide, les Anges ou l'Auteur du monde ne soient venus à l'existence, du fait du premier Père, qu'ultérieurement et à travers une longue série d'intermédiaires, néanmoins la production du monde doit être reportée sur celui qui a émis toute la série. Ainsi rapporte-t-on au roi le succès d'une guerre, parce qu'il a préparé les causes de la victoire; de même rapporte-t-on la fondation d'une ville ou la réalisation d'une œuvre à celui qui a préparé les causes d'où sont sortis ultérieurement ces effets. C'est pourquoi nous ne disons pas que c'est la hache qui fend le bois, ou la scie qui le coupe, mais on dit à bon droit que c'est l'homme qui fend et qui coupe, puisque c'est lui qui a fait la hache et la scie précisément dans ce but et qui, déjà bien auparavant, a fait tous les outils qui lui ont servi à fabriquer la hache et la scie. Ainsi donc, c'est à juste titre que, dans la logique même de leur système, le Père de toutes choses sera dit l'Auteur de ce monde, et non les Anges ou quelque autre Auteur du monde distinct de lui, puisque c'est lui la source des émissions et le premier à avoir préparé par elles la cause qui devait produire le monde. Peut-être un tel discours serait-il de nature à persuader ceux qui ignorent Dieu et l'assimilent à ces hommes indigents, incapables de fabriquer instantanément un objet et ayant besoin d'un grand nombre d'instruments pour cette fabrication. Cependant il ne saurait trouver la moindre créance auprès de ceux qui savent que Dieu, qui n'a nul besoin de quoi que ce soit, a créé et fait toutes choses par son Verbe : car il n'avait pas besoin d'Anges comme aides pour cette production, ni de quelque Puissance de beaucoup inférieure au Père et ignorante de celui-ci, ni d'une quelconque déchéance ou ignorance, pour que celui qui était destiné à le connaître, c'est-à-dire l'homme, vînt à l'existence ; mais lui-même, après avoir prédéterminé toutes choses en lui-même d'une manière que nous ne pouvons ni dire ni concevoir, les a faites comme il l'a voulu, donnant à tous les êtres leur forme, leur ordonnance et le commencement de leur création, procurant aux êtres spirituels une nature spirituelle et invisible, aux êtres supracélestes une nature supracéleste, aux anges une nature angélique, aux êtres doués d'une âme une nature psychique, aux poissons une nature aquatique, aux êtres tirés de la terre une nature tirée de la terre, bref, procurant à tous les êtres la nature qui leur convenait : et toutes ces créatures, c'est par son infatigable Verbe qu'il les a faites. C'est en effet le propre de la suréminence de Dieu de n'avoir pas besoin d'autres instruments pour créer ce qui vient à l'existence ; son propre Verbe suffit pour la formation de toutes choses, comme Jean, le disciple du Seigneur, le dit de lui : « Toutes choses ont été faites par son entremise, et, sans lui, rien n'a été fait. » Dans ce « toutes choses » est inclus notre monde ; il a donc, lui aussi, été fait par le Verbe de Dieu. Et c'est ce qu'attesté le Livre de la Genèse, qui dit que Dieu a fait par son Verbe tout ce que renferme notre monde. David dit pareillement : « IL a dit, et ils ont été faits ; il a commandé, et ils ont été créés. » A qui donc ferons-nous davantage confiance dans cette question de la production du monde ? aux hérétiques susdits, qui ne profèrent que sottises et incohérences, ou aux disciples du Seigneur et à ce fidèle serviteur et prophète de Dieu que fut Moïse ? Celui-ci a commencé par raconter l'origine du monde, en disant : « Au commencement Dieu » — et non pas des Dieux ni des Anges — « fit le ciel et la terre », et ensuite tout le reste. Et que ce Dieu soit le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, cela aussi l'apôtre Paul l'a dit : « IL n'y a qu'un seul Dieu, le Père, qui est au-dessus de tous, qui agit par tous et qui est en nous tous. » Déjà nous venons de montrer qu'il n'y a qu'un seul Dieu, mais nous le montrerons encore par les écrits des apôtres eux-mêmes et par les paroles du Seigneur. Car que serait-ce si, délaissant les paroles des prophètes, du Seigneur et des apôtres, nous faisions fond sur ces gens qui ne disent rien de sensé ? 3. UN « VIDE » DANS LEQUEL AURAIT ÉTÉ FAIT LE MONDE Absurde donc est leur Abîme avec son Plérôme, ainsi que le Dieu de Marcion. En effet, si, comme ils disent, il existe en dehors de lui quelque chose de sous-jacent à quoi ils donnent les noms de « vide » et d'« ombre », ce vide même s'avère plus grand que leur Plérôme. Par ailleurs, il est également absurde de prétendre que, le Plérôme contenant tout à l'intérieur de lui-même, un autre aurait créé le monde. Car ils doivent alors nécessairement admettre, à l'intérieur du Plérôme pneumatique, un lieu vide et informe en lequel aurait été créé cet univers. Mais, lorsqu'il laissait délibérément tel quel ce lieu informe, le Pro-Père savait-il d'avance ce qui devait y être fait, ou l'ignorait-il ? S'il l'ignorait, il ne sera plus le Dieu qui connaît d'avance toutes choses, et les hérétiques ne seront même pas capables de donner la raison pour laquelle il a laissé ce lieu si longtemps inoccupé. Si, au contraire, il est Celui qui connaît tout d'avance et s'il a conçu en son esprit la création qui devait être faite un jour en ce lieu, alors c'est lui-même qui l'a faite, après l'avoir d'abord préformée en lui-même. Qu'ils cessent donc de dire qu'un autre a fait le monde, car, à l'instant même où Dieu l'a conçu en son esprit, ce qu'il concevait est venu à l'existence. Il n'était pas possible, en effet, qu'un premier être conçût en son esprit et qu'un autre fît ce qu'avait conçu le premier. Mais de deux choses l'une : ou c'est un monde éternel qu'a conçu en son esprit le prétendu Dieu des hérétiques, ou c'est un monde temporel. Les deux suppositions sont pour eux inacceptables. Si c'était un monde éternel, pneumatique et invisible que ce Dieu avait conçu en son esprit, le monde aurait été fait tel. Si, au contraire, le monde est tel qu'il est, c'est que ce Dieu-là même l'a fait tel, après l'avoir d'abord conçu tel en son esprit ; ou, si l'on préfère, c'est que le Père a voulu que le monde fût en sa présence tel exactement qu'il l'avait conçu en son esprit, c'est-à-dire composé, changeant et transitoire. Mais, si le monde est tel que le Père l'avait préformé en lui-même, pleinement valable est la création du Père. Appeler « fruit de déchéance » et « produit d'ignorance » ce qui a été conçu en esprit par le Père de toutes choses et préformé par lui tel exactement qu'il a été fait, c'est là un énorme blasphème. En effet, selon eux, le Père de toutes choses, conformément à la conception de son esprit, aura engendré en son propre sein des « fruits de déchéance » et des « produits d'ignorance » : car, ce qu'il avait conçu en son esprit, c'est cela même qui a été fait. Il faut donc chercher la cause d'une telle « économie » de Dieu, mais il ne faut pas, pour autant, mettre sur le compte d'un autre la production du monde. Il faut également dire que toutes choses ont été préparées par Dieu pour être faites de la manière dont elles ont été faites, mais il ne faut pas inventer de toutes pièces une ombre et un vide. Au reste, d'où viendrait-il, ce vide ? A-t-il été, lui aussi, émis par celui qu'ils appellent le Père et le Principe émetteur de toutes choses, en sorte qu'il ait le même rang d'honneur que les autres Eons et leur soit apparenté, et qu'il soit peut-être même plus ancien qu'eux ? Mais, s'il a été émis par le même Père qu'eux, il est semblable à celui qui l'a émis et à ceux avec lesquels il a été émis. Il faudra donc de toute nécessité que leur Abîme, aussi bien que leur Silence, soit semblable au vide, c'est-à-dire vide lui-même, et que les autres Eons, étant les frères du vide, aient aussi une substance vide. Si, au contraire, ce vide n'a pas été émis, il est né de lui-même, il existe par lui-même et il est égal, en durée, à celui qu'ils appellent l'Abîme et le Père de toutes choses. Ainsi le vide sera de même nature et de même rang d'honneur que celui qui est pour eux le Père de toutes choses. Car il n'y a pas d'autre alternative : ou bien ce vide a été émis par quelque autre chose ; ou bien il existe par lui-même, il est né de lui-même. Mais encore une fois : si ce vide a été émis, vide aussi est celui qui l'a émis, à savoir Valentin, vides aussi ses sectateurs ; que s'il n'a pas été émis, mais existe par lui-même, il est semblable au Père prêché par Valentin, il est son frère, il possède le même rang d'honneur : il est donc plus vénérable, de beaucoup antérieur et plus digne d'honneur que tous les autres Eons de Ptolémée et d'Héracléon eux-mêmes et de tous ceux qui pensent comme eux. 4. UNE « IGNORANCE » D'OÙ SERAIT ISSU LE MONDE Un Père négligent Peut-être, embarrassés par ces difficultés, reconnaîtront-ils que le Père de toutes choses contient tout, qu'il n'y a rien en dehors du Plérôme — sinon, de toute nécessité, le Père serait limité et circonscrit par plus grand que lui — et que, s'ils parlent de « dehors » et de « dedans », c'est selon la connaissance et l'ignorance, non selon une distance locale : c'est dans le Plérôme ou dans le domaine contenu par le Père, diront-ils, qu'a été fait par le Démiurge ou par les Anges tout ce que nous savons avoir été fait, et tout cela se trouve contenu par la Grandeur inexprimable à la manière du centre dans un cercle ou à la manière d'une tache sur un vêtement. — D'abord, répondrons-nous, quel sera-t-il, cet Abîme qui a supporté qu'une tache survienne en son propre sein et qui a permis que, dans son propre domaine, un autre crée et émette contre sa volonté ? Cela allait entraîner une flétrissure pour le Plérôme entier. Or cet Abîme pouvait couper court, dès le commencement, à la déchéance et aux émissions qui en dériveraient et ne pas permettre que la création se constituât dans l'ignorance, dans la passion et dans la déchéance. Si, par la suite, il a redressé la déchéance et comme effacé la tache, à bien plus forte raison pouvait-il veiller à ce qu'une telle tache ne se produisît même pas, au commencement, dans son propre domaine. Ou, s'il l'a laissée se produire au commencement parce que les choses ne pouvaient être autrement, il faut que toujours les choses soient ainsi : car comment ce qui ne pouvait être redressé au commencement aurait-il pu l'être par la suite ? Ou bien encore, comment peuvent-ils dire que les hommes sont appelés à la « perfection », alors que, à les en croire, les causes productrices des hommes, à savoir le Démiurge lui-même ou les Anges, sont dans la déchéance ? Si, parce qu'il est bon, l'Abîme a pris les hommes en pitié dans les derniers temps et leur donne la « perfection », il aurait dû prendre en pitié d'abord ceux-là qui firent l'homme et leur donner la « perfection » : ainsi les hommes auraient également bénéficié de sa pitié, car ils auraient été créés « parfaits » par des êtres « parfaits ». S'il a eu pitié de leur ouvrage, à bien plus forte raison aurait-il dû avoir pitié d'eux et ne pas permettre qu'ils tombent dans un tel aveuglement. Une Lumière impuissante Au surplus, leur opinion relative à l'ombre et au vide en lesquels ils veulent qu'ait été fait notre univers croulera, elle aussi, si c'est dans l'espace contenu par le Père que notre univers a été fait. En effet, si leur lumière paternelle est telle qu'elle puisse remplir tout ce qui se trouve au dedans du Père et tout illuminer, comment pourrait-il y avoir du vide ou de l'ombre dans ce qui est contenu par le Plérôme et par la lumière paternelle ? Car il faut qu'ils nous montrent, au dedans du Pro-Père ou au dedans du Plérôme, un lieu qui ne soit ni illuminé ni occupé par rien et où Anges et Démiurge ont fait tout ce qu'ils ont voulu : et ce n'est pas un lieu de médiocres dimensions que celui en lequel une aussi vaste création a pu être produite ! Aussi bien sont-ils absolument contraints de reconnaître, au dedans de leur Plérôme ou de leur Père, un lieu vide, informe et ténébreux en lequel a été fait tout ce qui a été fait. Et ainsi ils infligent un outrage à leur lumière paternelle, s'il est vrai que celle-ci ne puisse illuminer et remplir ce qui est au dedans du Père. Sans compter que, en taxant la création de « fruit de déchéance » et de « produit d'erreur », ils introduisent la déchéance et l'erreur jusque dans le Plérôme et dans le sein du Père. Ainsi donc, contre ceux qui prétendent que ce monde a été fait à l'extérieur du Plérôme ou au-dessous du Dieu bon, vaut ce que nous avons dit un peu plus haut : ces gens-là seront emprisonnés avec leur Père par ce qui se trouve en dehors du Plérôme et à quoi ils se terminent nécessairement aussi. D'autre part, contre ceux qui disent que ce monde a été fait par d'autres dans la sphère contenue par le Père surgissent toutes les absurdités et difficultés que nous venons de dire : ils seront contraints, ou de proclamer lumineux, rempli et actif tout ce qui est au dedans du Père, ou d'incriminer la lumière paternelle en la déclarant incapable de tout illuminer — à moins qu'ils n'avouent que non seulement une partie du Plérôme, mais que le Plérôme tout entier est vide, informe et ténébreux. Tout le reste, qui appartient à la création, ils l'incriminent comme étant temporel, terrestre et choïque. Mais de deux choses l'une : ou bien cela est à l'abri de tout reproche, puisque se trouvant à l'intérieur du Plérôme et dans le sein du Père ; ou bien les reproches atteindront semblablement le Plérôme tout entier. Des Éons dans l'ignorance Il se trouvera même que leur Christ soit cause d'ignorance. En effet, s'il faut les en croire, lorsqu'il forma leur Mère selon la substance, il la rejeta hors du Plérôme, autrement dit il la sépara de la gnose. Lui-même engendra donc en elle l'ignorance, puisqu'il la sépara de la gnose. Comment donc le même Christ a-t-il pu procurer la gnose aux autres Éons, plus anciens que lui, et être cause d'ignorance pour la Mère ? Car il l'a bel et bien placée hors de la gnose en la rejetant hors du Plérôme. Ce n'est pas tout. Si l'on est à l'intérieur ou à l'extérieur du Plérôme en raison de la gnose ou de l'ignorance, selon le mot de certains d'entre eux qui disent que celui qui est dans la gnose est au dedans de ce qu'il connaît, il leur faudra reconnaître que le Sauveur lui-même, celui qu'ils disent être Tout, a été dans l'ignorance. Car, selon eux, c'est après être sorti du Plérôme qu'il a formé leur Mère. Si donc ce qui est hors du Plérôme est ignorance de toutes choses et si le Sauveur est sorti du Plérôme pour former leur Mère, il s'est trouvé hors de la gnose de toutes choses, c'est-à-dire dans l'ignorance. Comment alors aurait-il pu lui procurer la gnose, étant lui-même hors de la gnose ? Car nous aussi, parce que nous sommes hors de leur gnose, nous sommes, à ce qu'ils prétendent, hors du Plérôme. En d'autres termes encore : si le Sauveur est sorti du Plérôme à la recherche de la brebis perdue et si le Plérôme est la gnose, il s'est trouvé hors de la gnose, c'est-à-dire dans l'ignorance. En effet, de deux choses l'une : ou ils sont forcés d'entendre dans un sens local l'expression « hors du Plérôme », et ils se heurtent à toutes les contradictions que nous avons dites antérieurement ; ou les expressions « dans le Plérôme » et « hors du Plérôme » s'entendent respectivement de la gnose et de l'ignorance : en ce cas leur Sauveur et, bien auparavant, leur Christ se sont trouvés dans l'ignorance, puisque, pour former leur Mère, ils sont sortis du Plérôme, c'est-à-dire de la gnose. Un Dieu esclave de la nécessité Tout cela vaut pareillement contre tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, disent que le monde a été fait ou par des Anges ou par un autre que le vrai Dieu. Car la critique qu'ils font à propos du Démiurge et des créatures matérielles et temporelles retombera sur le Père, s'il est vrai que, pour ainsi dire au cœur du Plérôme, ont été faites des choses vouées à disparaître aussitôt, et cela avec la permission et selon le bon plaisir du Père. Car ce n'est pas alors le Démiurge qui est la vraie cause de cette production, quand bien même il s'imagine créer lui-même; la vraie cause, c'est celui qui permet et trouve bon que soient produites dans son propre domaine des émissions de déchéance et des œuvres d'erreur, dans l'éternel des choses temporelles, dans l'incorruptible des choses corruptibles, dans ce qui relève de la vérité des choses relevant de l'erreur. Si, par contre, tout cela s'est fait sans la permission ni l'approbation du Père de toutes choses, il est alors plus puissant, plus fort, plus souverain que le Père, celui qui a fait tout cela dans le propre domaine du Père sans la permission de celui-ci. Si enfin leur Père l'a permis tout en ne l'approuvant pas, comme le disent certains, ou bien il pouvait l'empêcher, mais l'a permis en raison d'une nécessité quelconque, ou bien il ne pouvait l'empêcher. Mais alors, s'il ne pouvait l'empêcher, il était sans force ; et s'il le pouvait, il était un trompeur, un hypocrite et un esclave de la nécessité, puisque tout à la fois il ne consentait pas et permettait comme s'il consentait. Et après avoir, au commencement, permis à l'erreur de se former et de grandir, plus tard seulement il essaie de la détruire, lorsque déjà beaucoup ont péri du fait de la déchéance. Or il ne convient pas de dire que Dieu, qui est au-dessus de toutes choses, qui est libre et maître de ses actes, aurait été l'esclave de la nécessité, de telle sorte qu'il aurait permis certaines choses contre son gré : sinon on fera de la nécessité quelque chose de plus grand et de plus souverain que Dieu, puisque ce qui a le plus de puissance l'emporte sur tout. C'est tout de suite, dès le commencement, qu'il aurait dû supprimer les causes de la nécessité, au lieu de s'enfermer lui-même dans la nécessité en permettant une chose qu'il ne lui convenait pas de permettre. Il eût été, en effet, bien meilleur, bien plus logique, bien plus digne de Dieu de supprimer d'emblée le principe même d'une telle nécessité, plutôt que d'essayer par la suite, comme sous le coup d'un repentir, d'enrayer l'immense « fructification » issue de cette nécessité. Si le Père de toutes choses est l'esclave de la nécessité, il tombe également sous la coupe du destin, subissant à contrecœur les événements et incapable de rien faire à l'encontre de la nécessité et du destin, pareil au Zeus d'Homère contraint de dire : « Car je te l'ai livrée volontairement, mais non volontiers . » Dans une telle perspective donc, il se trouve que leur Abîme est l'esclave de la nécessité et du destin. Une ignorance chez les Anges ou chez le Démiurge Autre question : Comment se fait-il que les Anges ou l'Auteur du monde ignoraient le premier Dieu, alors qu'ils se trouvaient dans son domaine, qu'ils étaient sa création et qu'ils étaient contenus par lui ? Il pouvait bien leur être invisible, à cause de sa suréminence : il ne pouvait en aucune manière leur être inconnu, à cause de sa providence. En effet, à supposer même que, du fait de leur venue ultérieure à l'existence, ils fussent considérablement éloignés de lui, comme disent les hérétiques, ils n'en devaient pas moins, puisque sa souveraineté s'étend sur tous, connaître Celui qui domine sur eux et savoir cette chose fondamentale, que celui qui les a créés est le Seigneur de toutes choses. Car la Réalité invisible qu'est Dieu, étant puissante, procure à tous une grande intelligence et perception de sa souveraine et toute-puissante suréminence. Dès lors, même si « nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils ni le Fils si ce n'est le Père et ceux à qui le Fils les aura révélés », néanmoins tous les êtres connaissent cette Réalité invisible elle-même qu'est Dieu, puisque le Verbe, inhérent aux intelligences, meut ces êtres et leur révèle qu'il existe un seul Dieu, Seigneur de toutes choses. Et c'est pourquoi tous les êtres sont soumis au Nom du Très-Haut et du Tout-Puissant; par l'invocation de ce Dieu, même avant la venue de notre Seigneur, les hommes étaient déjà sauvés des esprits mauvais, de tous les démons et de toute l'Apostasie : non que les esprits terrestres et les démons aient vu Dieu, mais parce qu'ils savaient qu'il est le Dieu qui est au-dessus de toutes choses, à l'invocation duquel ils tremblaient, comme tremble aussi toute créature, Principauté, Puissance ou Vertu placée au-dessous de lui. Les hommes vivant sous le commandement des Romains, quoique n'ayant jamais vu l'empereur et étant même considérablement éloignés de lui par les terres et les mers, connaissent pourtant, par la domination qu'il exerce, celui qui détient la suprême autorité : et les Anges, qui sont au-dessus de nous, et celui qu'ils nomment l'Auteur du monde, ne connaîtront-ils pas le Tout-Puissant, alors que déjà les animaux sans raison tremblent et fuient à son invocation ? Et de même que, sans l'avoir vu, tous les êtres n'en sont pas moins soumis au Nom de notre Seigneur, de même le sont-ils également au Nom de Celui qui a fait et créé toutes choses, car ce n'est pas un autre que Dieu qui a fait le monde. Voilà pourquoi les Juifs, jusqu'à maintenant, chassent les démons par ce Nom même : car tous les êtres craignent l'invocation de Celui qui les a faits. Si donc les hérétiques ne veulent pas que les Anges soient plus déraisonnables que les animaux sans raison, ils admettront que les Anges, lors même qu'ils n'auraient pas vu le Dieu qui est au-dessus de toutes choses, ont dû connaître sa puissance et sa souveraineté. Car il serait vraiment ridicule que ces gens-là, qui sont sur terre, prétendent connaître le Dieu qui est au-dessus de toutes choses et qu'ils n'ont jamais vu, tandis qu'à celui qu'ils disent être leur Auteur et l'Auteur de l'univers et qu'ils situent dans les hauteurs et par-dessus les cieux, ils refusent la connaissance de ce qu'ils savent, eux qui sont dans les lieux les plus bas. A moins peut-être qu'ils ne veuillent que leur Abîme soit sous la terre, dans le Tartare : cela expliquerait qu'ils l'aient connu les premiers, avant les Anges qui résident dans les hauteurs. Ils en sont venus à un tel degré de folie qu'ils déclarent privé de raison l'Auteur du monde : gens vraiment dignes de pitié, qui, dans l'excès de leur folie, osent dire qu'il n'a connu ni la Mère, ni la semence de celle-ci, ni le Plérôme des Eons, ni le Pro-Père, ni même ce qu'étaient les êtres qu'il faisait : car ces êtres étaient, disent-ils, les images des réalités intérieures au Plérôme, produites sous l'action secrète du Sauveur en l'honneur des réalités d'en haut. 5. DES « IMAGES » DES RÉALITÉS DU PLÉRÔME Un monde voué à l'anéantissement Ainsi, tandis que le Démiurge était dans la plus totale ignorance, le Sauveur, disent-ils, a honoré le Plérôme, lors de la création du monde, en produisant, par l'entremise de la Mère, des ressemblances et des images des réalités d'en haut. Mais il était impossible qu'existât en dehors du Plérôme un lieu dans lequel eussent été faites ces prétendues images des réalités intérieures au Plérôme, ou encore que ce monde eût été fait par un autre que le premier Dieu : tout cela, nous l'avons montré déjà. Toutefois, s'il peut être agréable de les réfuter de toute part et de les convaincre de mensonge, nous ferons valoir contre eux que, si les êtres de ce monde avaient été faits par le Sauveur en l'honneur des réalités d'en haut et à l'image de celles-ci, ils devraient durer toujours, afin que soient toujours en honneur ces réalités qu'on veut honorer. Si ces êtres passent, à quoi bon un honneur si bref, qui tantôt n'était pas et, dans un instant, ne sera plus ? Le Sauveur est donc convaincu par vous de viser à une gloire vaine plutôt qu'à honorer les réalités d'en haut. Car quel honneur les choses temporelles peuvent-elles constituer pour les éternelles, celles qui passent, pour celles qui demeurent, les corruptibles, pour les incorruptibles ? Même les hommes, tout éphémères qu'ils soient, ne prennent point plaisir à l'honneur qui s'évanouit promptement; ils goûtent celui qui dure aussi longtemps qu'il est possible. On dira à bon droit que des êtres détruits aussitôt que créés ont été créés bien plutôt pour outrager ce que l'on croit honorer : c'est un outrage qui est infligé à l'éternel, lorsque son image se corrompt et est détruite. Eh quoi ! Si leur Mère n'avait pleuré et ri et n'avait été plongée dans l'angoisse, le Sauveur n'aurait pas eu de quoi honorer le Plérôme, puisque, dans une telle hypothèse, cette extrême angoisse n'aurait pas eu de réalité propre par quoi le Sauveur pût honorer le Pro-Père ! O vain honneur, qui passe aussitôt et n'apparaît plus ! Il y aura donc un Éon auquel l'honneur sera totalement refusé. Les réalités d'en haut se verront donc traitées avec mépris. Ou alors il faudra émettre, pour honorer le Plérôme, une autre Mère plongée dans les larmes et l'angoisse. O image à la fois dissemblable et blasphématoire ! Un Démiurge ignorant Vous me dites, par ailleurs, qu'a été émise par l'Auteur du monde une Image du Monogène, de ce Monogène que vous prétendez identifier avec l'Intellect du Père de toutes choses ; vous me dites que cette Image s'ignore elle-même, ignore la création, ignore même sa Mère, ignore absolument tout ce qui existe et a été fait par elle. Et vous n'avez pas honte de vous-mêmes, vous qui faites ainsi remonter l'ignorance jusque chez le Monogène lui-même ? Si en effet les choses de ce monde ont été faites par le Sauveur à la ressemblance des réalités d'en haut, et s'il existe une si grande ignorance chez celui qui a été fait à la ressemblance du Monogène, de toute nécessité une ignorance analogue existe, selon un mode pneumatique, chez celui à la ressemblance de qui a été fait le Démiurge ignorant. Il n'est pas possible, en effet, tous deux ayant été émis d'une façon spirituelle, sans modelage ni composition, que l'image ait gardé en partie la ressemblance et se soit écartée en partie de celle-ci, elle qui a été émise précisément pour être à la ressemblance de l'Eon émis dans le monde d'en haut. Que si cette image n'était pas ressemblante, la faute en incomberait au Sauveur qui, en mauvais artisan, aurait émis une image dissemblable. Car ils ne peuvent dire que le Sauveur n'a pas le pouvoir de faire des émissions, lui qu'ils nomment Tout. Si donc l'image est dissemblable, l'artisan ne vaut rien et leur prétendu Sauveur est en faute. Si, au contraire, elle est ressemblante, la même ignorance se retrouve chez l'Intellect de leur Pro-Père, autrement dit chez le Monogène : l'Intellect du Père s'ignore lui-même, ignore le Père, ignore tout ce qui a été fait par lui. Si, par contre, le Monogène connaît tout cela, la même connaissance existe nécessairement chez celui qui a été fait par le Sauveur à la ressemblance du Monogène. Et ainsi se trouve réduit à néant, d'après leurs principes mêmes, leur énorme blasphème. Des créatures multiples et diverses Mais, indépendamment de tout cela, de quelle manière les êtres de la création, si variés, si nombreux, innombrables même, peuvent-ils être les images de ces Éons qui sont dans le Plérôme au nombre de trente et dont nous avons reproduit les noms, tels que les donnent les hérétiques, dans notre livre précédent ? Non seulement la variété de tout l'ensemble de la création, mais même la diversité d'une seule de ses parties, céleste, terrestre ou aquatique, ne peut s'adapter à la petitesse de leur Plérôme. Qu'il y ait en effet trente Éons dans leur Plérôme, eux-mêmes l'attestent ; mais que, dans une seule partie de la création susdite, on puisse compter, non pas trente espèces, mais des milliers et des milliers d'espèces, c'est ce dont n'importe qui conviendra. Et comment les êtres si nombreux de la création, composés d'éléments contraires, s'opposant entre eux et se détruisant les uns les autres, peuvent-ils être les images et les ressemblances des trente Eons du Plérôme, s'il est vrai que ceux-ci sont de même nature, comme ils disent, égaux et semblables et sans aucune différence ? De plus, si les choses de ce monde sont les images des réalités supérieures, et si les hommes, à ce qu'ils disent, sont les uns naturellement mauvais et les autres naturellement bons, il fallait mettre aussi dans leurs Eons des différences semblables et dire que les uns ont été émis naturellement bons et les autres naturellement mauvais, pour qu'il y ait correspondance entre ces Eons et leurs images. De même encore, il y a dans le monde des êtres doux et des êtres féroces, des êtres inoffensifs et des êtres nuisibles et destructeurs, des êtres terrestres, des êtres aquatiques, des êtres ailés, des êtres célestes : leurs Eons devraient présenter les mêmes manières d'être, s'il est vrai que les choses de ce monde sont les images des réalités supérieures. Et le « feu éternel, que le Père a préparé pour le diable et pour ses anges », duquel des Eons d'en haut est-il l'image ? Ils devraient nous l'expliquer, car ce feu aussi fait partie de la création. Peut-être diront-ils que les choses de ce monde sont les images de l'Enthymésis de l'Eon tombé en passion. Mais en ce cas, tout d'abord, ils commettent une impiété à l'égard de leur Mère, en faisant d'elle le principe d'images mauvaises et corruptibles ; ensuite, comment des êtres nombreux, dissemblables, de natures contraires, pourront-ils être les images de cette unique et même Enthymésis ? Peut-être encore diront-ils qu'il existe une multitude d'Anges dans le Plérôme et que les multiples êtres d'ici-bas sont précisément les images de ces Anges. Mais, en ce cas encore, leur système ne tient pas. Tout d'abord, les Anges du Plérôme devraient présenter des propriétés contraires, conformément à leurs images qui sont de natures contraires. Ensuite, il existe une multitude innombrable d'Anges autour du Créateur, ainsi qu'en témoignent tous les prophètes, disant que des myriades de myriades se tiennent auprès de lui et que des milliers de milliers le servent; s'il en est ainsi, les prétendus Anges du Plérôme auront pour images les Anges du Créateur et, dès lors, l'intégralité de la création demeurera à l'image du Plérôme, dont les trente Eons sont bien incapables de faire pendant à la multiforme diversité de la création. Un Plérôme lui même à l'image de réalités supérieures De même encore, si les choses de ce monde ont été faites à la ressemblance des réalités supérieures, celles-ci, à leur tour, à la ressemblance de quoi auront-elles été faites ? Si en effet l'Auteur du monde n'a pas créé de lui-même les êtres d'ici-bas, mais si, tel un artisan médiocre ou un écolier novice, il a simplement copié des modèles étrangers, où donc leur Abîme a-t-il puisé l'idée de la production émise en premier lieu par lui ? Il est vraisemblable qu'il en a reçu le modèle de quelqu'un d'autre se trouvant au-dessus de lui, et ce dernier, à son tour, d'un autre. De la sorte, nous allons remonter à l'infini dans la série des images ainsi que des Dieux, à moins que nous ne fixions notre esprit sur le seul Artisan, sur le seul Dieu qui a fait de lui-même tout ce qui existe. On permet à des hommes d'avoir inventé d'eux-mêmes quelque objet utile à la vie : et à Dieu, qui a édifié le monde, on ne permettra pas d'avoir de lui-même conçu l'idée des choses et inventé l'ordonnance de l'univers ? Choses de ce monde contraires aux réalités du Plérôme D'ailleurs, comment expliquer que les choses de ce monde soient les images des réalités supérieures, alors qu'elles leur sont contraires et ne peuvent rien avoir de commun avec elles ? En effet, des choses contraires peuvent bien être destructrices de ce dont elles sont les contraires, mais jamais elles ne pourront être leurs images. Ainsi l'eau et le feu, la lumière et les ténèbres, de même que les autres choses de ce genre, ne seront jamais les images les unes des autres. De même les choses corruptibles, terrestres, composées et passagères ne peuvent être les images de ce qu'ils nomment les réalités pneumatiques : à moins qu'ils n'admettent que ces dernières soient, elles aussi, composées, affectées de contours et de figures, et non plus spirituelles, fluides et insaisissables. Car il est indispensable qu'elles soient affectées de figures et de contours, pour que leurs images soient vraies, et, en ce cas, il est clair qu'elles ne sont pas spirituelles. Si, en revanche, elles sont spirituelles, fluides et insaisissables, comme ils le prétendent, comment des choses affectées de formes et de contours peuvent-elles être les images de réalités non affectées de figures et insaisissables ? Ils diront peut-être qu'elles en sont les images, non selon la figure ou la forme, mais selon le chiffre et le rang de l'émission. Mais en ce cas, tout d'abord, on ne devrait pas dire que les choses de ce monde sont les images et les ressemblances des Eons qui sont là-haut : si elles n'ont ni leur figure ni leur forme, comment peuvent-elles être leurs images ? Ensuite, qu'ils adaptent donc le nombre des Eons émis là-haut de manière à le faire correspondre à celui des êtres de la création : pour l'instant, en nous montrant trente Eons seulement et en assurant que les êtres innombrables de la création sont les images de ces trente, ils seront justement convaincus par nous d'être hors de sens. Des « ombres » des réalités d'en haut De plus, si, comme osent le dire certains d'entre eux, les choses de ce monde sont l'ombre des réalités supérieures, de telle sorte qu'elles soient par là même leurs images, ils devront nécessairement admettre que les réalités d'en haut sont, elles aussi, des corps. Car ce sont les corps placés en haut qui font de l'ombre, et non les êtres spirituels, qui ne peuvent fournir d'ombre à quoi que ce soit. Mais accordons-leur — ce qui est certes impossible — qu'il existe une ombre des réalités spirituelles et lumineuses, dans laquelle leur Mère serait descendue, à les en croire. En ce cas, puisque ces réalités supérieures sont éternelles, l'ombre faite par elles dure aussi éternellement, et les choses de ce monde ne sont plus transitoires, mais demeurent aussi longtemps que les réalités dont elles sont les ombres. Si les choses de ce monde passent, les réalités supérieures passent nécessairement aussi, puisque les premières sont l'ombre des secondes ; mais, si les réalités supérieures demeurent, leur ombre demeure elle aussi. Ils diront peut-être que, s'il y a une ombre, ce n'est pas que quelque chose fasse de l'ombre, mais c'est à cause de l'immense distance qui sépare les choses d'ici-bas de celles d'en haut. Mais cela revient à accuser de faiblesse et d'impuissance leur lumière paternelle, puisque celle-ci n'arriverait pas jusqu'à ce monde, mais se montrerait incapable de remplir le vide et de dissiper l'ombre, et cela quand personne ne lui oppose d'obstacle : car, d'après eux, leur lumière paternelle s'obscurcira et se changera en ténèbres, elle deviendra impuissante dans les lieux du vide, puisqu'elle est incapable de tout remplir. Qu'ils cessent alors de dire que leur Abîme est le Plérôme de toutes choses, s'il est vrai qu'il n'a ni rempli ni illuminé le vide et l'ombre. Ou bien, à l'opposé, qu'ils ne parlent plus d'ombre et de vide, s'il est vrai que leur lumière paternelle remplit tout. 6. CONCLUSION Résumé de la première partie Ainsi donc, il ne peut exister, hors du premier Père, c'est-à-dire du Dieu qui est au-dessus de toutes choses, ou hors du Plérôme, un lieu en lequel serait descendue l'Enthymésis de l'Eon tombé en passion, si l'on ne veut pas que le Plérôme lui-même ou le premier Dieu soient limités, circonscrits et contenus par ce qui leur sera extérieur. Il ne peut non plus exister un vide ou une ombre, puisque le Père existe déjà auparavant, si l'on ne veut pas que sa lumière soit défaillante et se termine au vide : il est en effet stupide et impie d'imaginer un lieu où cesserait et prendrait fin celui qu'ils appellent le Pro-Père, le Pro-Principe, le Père de toutes choses et du Plérôme. Et il n'est pas davantage permis de dire, pour les motifs donnés plus haut, qu'un autre que le Père aurait fait une si vaste création dans le sein du Père, soit avec le consentement de celui-ci, soit sans son consentement : il est en effet pareillement impie et insensé de prétendre qu'une si vaste création aurait été faite, soit par des Anges, soit par un être émis et ignorant du vrai Dieu, dans le propre domaine de celui-ci. Il est impossible aussi que les choses terrestres et choïques aient été faites à l'intérieur de leur Plérôme, puisque celui-ci est tout entier pneumatique. Il est encore impossible que les êtres nombreux et mutuellement contraires de la création aient été faits à l'image des Eons du Plérôme, puisque ceux-ci sont, de l'aveu des hérétiques, peu nombreux, possèdent une forme semblable et ne font qu'un. Enfin leurs dires concernant l'ombre et le vide sont apparus faux à tous égards. Par conséquent la preuve est faite que leurs inventions sont vides, et leur doctrine, inconsistante : vides aussi sont ceux qui s'attachent à eux, en descendant en toute vérité dans l'« abîme » de la perdition. Témoignage unanime en faveur du Dieu Créateur Qu'il y ait un Dieu Auteur du monde, c'est évident même pour ceux-là qui le contredisent de multiples façons et qui, malgré tout, le confessent encore en l'appelant Démiurge ou Ange — pour ne rien dire de toutes les Ecritures qui proclament et du Seigneur qui enseigne que ce Dieu est le Père qui est aux cieux et nul autre que lui, comme nous le montrerons dans la suite de notre ouvrage. Pour l'instant, il nous suffit de posséder le témoignage de ceux qui nous contredisent, témoignage d'ailleurs corroboré par tous les hommes : par les anciens, qui ont gardé cette croyance grâce à la tradition issue du premier homme et qui ont célébré dans leurs chants un seul Dieu Créateur du ciel et de la terre ; par tous ceux qui sont venus après eux et auxquels les prophètes de Dieu n'ont cessé de rappeler cette vérité; par les païens, enfin, qui l'ont apprise de la création elle-même : car la création montre son Créateur, l'œuvre révèle son Ouvrier, le monde manifeste son Ordonnateur. Quant à toute l'Église, répandue dans le monde entier, c'est cette tradition même qu'elle a reçue des apôtres. Nul témoignage en faveur du «Père» des hérétiques. Si donc l'existence de ce Dieu est solidement établie, comme nous venons de le dire, et reçoit le témoignage de tous, sans aucun doute le Père inventé par eux est inconsistant et dépourvu de témoins : c'est Simon le Magicien qui, le premier, a déclaré qu'il était lui-même le Dieu qui est au-dessus de toutes choses et que le monde avait été fait par ses Anges ; ensuite ses successeurs, comme nous l'avons montré dans notre premier livre, ont échafaudé autour de cette donnée toute une diversité de doctrines impies et blasphématoires à l'adresse du Créateur; et ces gens-là enfin, qui sont leurs disciples, rendent pires que des païens ceux qui se fient à eux. Car les païens, « au lieu du Créateur, servent la créature » et « des dieux qui ne le sont pas » ; toutefois ils attribuent le premier rang dans la divinité au Dieu Créateur de notre univers. Ces gens-là, au contraire, font du Créateur un « fruit de déchéance » ; ils le taxent de psychique ; ils le font ignorer la Puissance qui est au-dessus de lui et s'écrier : « C'est moi qui suis Dieu, et hors de moi il n'est point d'autre Dieu. » Par là, il ment, disent-ils ; or, les menteurs ce sont eux, qui rejettent sur lui toute leur perversité. En imaginant, selon leur système, un être inexistant au-dessus de Celui qui est, ils sont convaincus de blasphémer le Dieu qui est et d'inventer un Dieu qui n'est pas, pour, leur condamnation. Eux qui se disent « parfaits » et prétendent posséder la gnose de toutes choses, ils sont pires que les païens : leurs pensées sont plus blasphématoires, car elles se portent même contre leur propre Créateur. Il est donc complètement déraisonnable d'abandonner le vrai Dieu, auquel tous rendent témoignage, pour chercher s'il est au-dessus de lui un Dieu qui n'est pas et qui n'a jamais été annoncé par personne. Car jamais rien n'a été dit de ce Dieu d'une manière manifeste, comme les hérétiques eux-mêmes en témoignent : s'ils présentent un autre Dieu que jamais personne n'avait cherché avant eux, il est clair que c'est en partant de paraboles, qui nécessitent elles-mêmes une recherche pour être correctement comprises, et en les accommodant de façon arbitraire au Dieu inventé par eux. C'est en effet en voulant expliquer les passages obscurs des Ecritures — obscurs, non relativement à un autre Dieu, mais relativement aux « économies » de Dieu — qu'ils ont fabriqué un autre Dieu, tressant ainsi des cordes avec du sable, comme nous l'avons dit, et faisant naître une question plus considérable à côté d'une question de moindre importance. On ne résout pas une question par une autre question ; des gens intelligents ne résolvent pas une obscurité par une autre obscurité, ni une énigme par une autre énigme encore plus grande ; mais ces sortes de choses se résolvent à partir de ce qui est clair, harmonieux et évident. Or ces gens-là, en cherchant à expliquer les Ecritures et les paraboles, introduisent une autre question plus considérable et même impie, à savoir si, au-dessus du Dieu Auteur du monde, il existe un autre Dieu. De la sorte, ils ne résolvent pas les questions — on se demande pourquoi —, mais ils mêlent à une question moindre une question plus considérable et ils produisent un nœud impossible à délier. Car, pour paraître savoir, sans l'avoir appris, que le Seigneur est venu à l'âge de trente ans au baptême de la vérité, ils méprisent sacrilègement le Dieu Créateur qui l'a envoyé pour le salut des hommes ; et pour paraître capables d'exposer d'où vient la substance de la matière, au lieu de croire que Dieu a fait de rien toutes choses comme il l'a voulu, afin qu'elles soient, en se servant de sa volonté et de sa puissance en guise de matière, ils ont accumulé de vains discours où s'étale leur incrédulité : c'est ainsi que, ne croyant pas à ce qui est, ils sont tombés dans ce qui n'est pas. Crédibilité de l'enseignement de la foi, absurdité de la thèse hérétique Car, quand ils disent que des larmes d'Achamoth est sortie la substance humide, de son rire, la substance lumineuse, de sa tristesse, la substance solide, et de sa crainte, la substance mobile, et quand ils s'élèvent et s'enflent d'orgueil à propos de telles inventions, comment ne pas trouver tout cela digne de moquerie et vraiment ridicule ? Ils refusent de croire que Dieu, qui est puissant et riche en toutes choses, ait créé la matière elle-même, ignorants qu'ils sont du pouvoir de la substance spirituelle et divine; mais ils croient que leur Mère, qu'ils appellent « Femme issue de Femme », a émis la vaste matière de la création à partir des passions ci-dessus mentionnées. Ils cherchent à savoir d'où le Démiurge a tiré la matière de la création ; mais ils ne cherchent pas à savoir d'où a pu venir à leur Mère, qu'ils appellent l'« Enthymésis de l'Éon égaré », une telle quantité de larmes, de sueurs et de tristesse, sans compter le reste de la matière émise par elle. En effet, attribuer la matière des êtres créés à la puissance et à la volonté du Dieu de toutes choses, c'est croyable, admissible et cohérent. C'est ici qu'on peut dire avec raison : « Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. » Les hommes ne peuvent pas faire quelque chose de rien, mais seulement à partir d'une matière préalable; Dieu l'emporte sur les hommes en ceci d'abord qu'il pose lui-même la matière de son ouvrage alors qu'elle n'existait pas auparavant. Mais prétendre que la matière proviendrait de l'Enthymésis d'un Eon égaré, que cet Éon aurait été d'abord séparé par une distance considérable de son Enthymésis, puis que la passion et la disposition de cette Enthymésis auraient été expulsées hors d'elle pour devenir la matière, voilà qui est incroyable, insensé, impossible et incohérent. Ils ne croient pas que le Dieu qui est au-dessus de toutes choses a créé, dans son propre domaine, les êtres divers et dissemblables, et cela par son Verbe, comme il l'a voulu — puisqu'il est le Créateur de toutes choses —, à la façon d'un sage architecte et du plus grand des rois. Ils croient, au contraire, que ce sont des Anges ou quelque Puissance séparée de Dieu et ignorante de lui qui ont fait cet univers. C'est ainsi que, ne croyant pas à la vérité et roulant dans le mensonge, ils ont perdu le pain de la vraie vie et sont tombés dans le vide et dans l'« abîme » de l'ombre, pareils au chien d'Esope qui laissa là le pain pour se précipiter sur l'ombre et perdit sa nourriture. Il nous serait aisé de le démontrer à partir des paroles mêmes du Seigneur : celui-ci confesse un seul Père, qui a fait le monde et modelé l'homme, qui a été annoncé par la Loi et les prophètes, et il n'en connaît point d'autre, et il confesse que ce Père est le Dieu qui est au-dessus de toutes choses ; d'autre part, il enseigne et procure par lui-même à tous les justes la filiation adoptive à l'égard du Père, en laquelle consiste la vie éternelle. Mais, puisqu'ils aiment quereller et qu'ils brandissent en chicaneurs ce qui ne prête pas à chicane, en nous présentant une foule de paraboles et de questions, nous avons jugé à propos de les interroger d'abord à notre tour sur leurs doctrines, pour mettre en lumière l'invraisemblance de celles-ci et couper court à leur audace, et d'apporter ensuite les paroles du Seigneur : de cette manière, non seulement ils n'auront plus le loisir de poser des questions, mais, incapables de répondre de façon sensée à nos interrogations et voyant s'effondrer leur système, ils reviendront à la vérité, s'humilieront, renonceront à leurs multiformes imaginations, obtiendront de Dieu le pardon de leurs blasphèmes et seront sauvés ; ou, s'ils persévèrent dans la vaine gloire qui s'est emparée de leurs âmes, ils modifieront du moins leur système. DEUXIEME PARTIE RÉFUTATION DES THÈSES VALENTINIENNES RELATIVES AUX ÉMISSIONS DES ÉONS, À LA PASSION DE SAGESSE ET À LA SEMENCE 1. LA TRIACONTADE Défaut d'Éons Tout d'abord, pour ce qui est de leur Triacontade, nous dirons qu'elle s'écroule tout entière des deux côtés à la fois de façon remarquable, et par défaut et par excès, cette Triacontade à cause de laquelle, prétendent-ils, le Seigneur serait venu au baptême à l'âge de trente ans. Une fois celle-ci écroulée, il est clair que c'en sera fait de la totalité de leur système. Leur Triacontade pèche donc d'abord par défaut. Premièrement, ils comptent le Pro-Père avec les autres Eons. Or il est inadmissible que le Père de toutes choses soit compté avec le reste des Éons, celui qui n'a pas été émis, avec ce qui a été émis, celui qui est inengendré, avec ce qui est engendré, celui qui ne peut être contenu, avec ce qui est contenu par lui, celui qui est sans forme, avec ce qui a reçu une forme. Pour autant qu'il est supérieur aux autres, il ne doit pas être compté avec eux. Il est d'autant plus inadmissible de compter avec un Éon passible et tombé dans l'erreur celui qui est impassible et incapable d'erreur : dans notre livre précédent, en effet, nous avons montré comment ils comptent leur Triacontade à partir de l'Abîme jusqu'à Sagesse, qu'ils nomment l'« Éon égaré », et nous avons reproduit les noms dont ils affublent tous ces Éons. Si donc nous décomptons le Pro-Père, il n'y a plus trente Eons, mais seulement vingt-neuf. Ensuite, en appelant la première émission Pensée ou Silence et en disant que d'elle ont été émis à leur tour l'Intellect et la Vérité, ils s'égarent doublement. En effet, il est impossible de concevoir la pensée ou le silence de quelqu'un comme une entité à part, comme quelque chose qui serait émis au dehors et aurait sa figure propre. S'ils disent que la Pensée n'a pas été émise au dehors, mais qu'elle reste unie au Pro-Père, pourquoi alors la mettre en ligne de compte avec le reste des Eons, qui, eux, ne sont pas unis au Pro-Père et, pour cette raison, ignorent sa grandeur ? Mais admettons leur hypothèse. Si la Pensée est unie au Pro-Père, il est de toute nécessité que, de cette syzygie unie, inséparable et ne faisant qu'un, soit faite une émission également inséparable et unie, pour qu'il n'y ait pas dissemblance. Or, s'il en est ainsi, tout comme l'Abîme et le Silence ne font qu'un, de même l'Intellect et la Vérité ne feront qu'une seule et même chose, toujours adhérents l'un à l'autre, du fait que l'un ne peut pas se concevoir sans l'autre. De même que l'eau ne va pas sans l'humidité, ni le feu sans la chaleur, ni la pierre sans la dureté — car ces choses sont mutuellement unies et ne peuvent être séparées l'une de l'autre, mais coexistent toujours —, de même faut-il que l'Abîme soit uni à la Pensée, et, semblablement, l'Intellect à la Vérité. A leur tour, le Logos et la Vie, émis par des Eons unis, doivent être unis et ne faire qu'un. De même l'Homme et l'Eglise et tous les autres Eons émis par couples doivent être unis et coexister toujours l'un avec l'autre. Car il faut bien, d'après leur système, que l'Eon féminin soit avec l'Eon masculin, puisqu'il est comme la propriété de celui-ci. Et bien qu'il en soit ainsi et qu'ils affirment tout cela, néanmoins ils ont l'impudente audace d'enseigner que le plus jeune Eon de la Dodécade, celui qu'ils appellent Sagesse, a éprouvé une passion sans s'unir à son conjoint, qu'ils nomment Thélètos, et que cette Sagesse a engendré séparément et sans lui un fruit, qu'ils nomment « Femme issue de Femme ». Tel est l'excès de leur folie, qu'ils professent de la façon la plus évidente deux thèses contradictoires sur le même sujet. Si, en effet, l'Abîme est uni au Silence, l'Intellect à la Vérité, le Logos à la Vie, et ainsi de suite, comment Sagesse a-t-elle pu éprouver une passion et engendrer en dehors de l'union à son conjoint ? Et si elle a éprouvé cette passion sans lui, nécessairement aussi les autres couples pourront connaître défection et séparation mutuelles. Mais cela est impossible, comme nous l'avons dit plus haut. Il est donc impossible que Sagesse ait éprouvé une passion sans Thélètos, et c'en est fait, une fois encore, de tout leur système : car c'est de la passion prétendument éprouvée par Sagesse sans être unie à son conjoint qu'ils font sortir toute la suite de leur drame. Peut-être, pour sauver leur vain discours, admettront-ils sans vergogne que, à cause de la dernière syzygie, les autres syzygies se soient trouvées séparées elles aussi. Mais alors, tout d'abord, ils s'arrêtent à une impossibilité : comment séparer le Pro-Père de sa Pensée, l'Intellect de la Vérité, le Logos de la Vie, et de même tous les autres ? D'autre part, comment les hérétiques peuvent-ils dire qu'ils font eux-mêmes retour à l'unité et que tous ils ne sont qu'un, si les syzygies qui sont à l'intérieur du Plérôme ne gardent pas leur unité, si les Eons qui les composent se séparent les uns des autres, au point d'éprouver des passions et d'engendrer sans s'unir à leur conjoint, comme feraient des poules sans coqs ? Voici une dernière manière de renverser leur primitive et fondamentale Ogdoade. Dans le même Plérôme se trouveraient notamment l'Abîme et le Silence, l'Intellect et la Vérité, la Parole et la Vie, l'Homme et l'Eglise. Mais il est impossible qu'existé le Silence lorsqu'est présente la Parole, ou la Parole, lorsqu'est présent le Silence. Ces choses s'éliminent mutuellement, comme la lumière et les ténèbres qui ne peuvent se trouver en un même lieu : s'il y a lumière, il n'y a pas ténèbres, et, s'il y a ténèbres, il n'y a pas lumière, car la venue de la lumière entraîne la disparition des ténèbres. De même là où est le Silence n'est pas la Parole, et là où est la Parole n'est pas le Silence. Diront-ils qu'il s'agit d'une Parole demeurant à l'intérieur ? Mais alors le Silence est intérieur lui aussi : par conséquent il est évacué par la Parole intérieure. Mais, que cette Parole ne soit pas intérieure, la notion même d'émission, telle qu'ils l'entendent, le dit assez. Qu'ils ne disent donc plus que la primitive et fondamentale Ogdoade renferme la Parole et le Silence, mais qu'ils rejettent ou la Parole ou le Silence. Ainsi croule leur primitive et fondamentale Ogdoade. En effet, s'ils déclarent unies leurs syzygies, c'en est fait de tout leur système : comment, les syzygies étant unies, Sagesse a-t-elle pu engendrer sans son conjoint la déchéance ? Si, au contraire, ils déclarent que chaque Eon, du fait de son émission, possède sa substance à soi, comment le Silence et la Parole pourront-ils exister dans un même Plérôme? Ainsi la Triacontade pèche-t-elle par défaut. Excès d'Éons Mais cette même Triacontade pèche aussi par excès. Le Monogène, disent-ils en effet, a émis, de la même manière que les autres Eons, Limite, qu'ils désignent par plusieurs vocables, comme nous l'avons dit dans le livre précédent ; certains, du moins, le font dériver du Monogène, tandis que, selon d'autres, c'est le Pro-Père lui-même qui l'aurait émis à sa propre ressemblance. Ce n'est pas tout : le Monogène, disent-ils, a encore émis Christ et Esprit Saint. Or, ces Éons, ils ne les comptent pas au nombre des Éons du Plérôme, non plus que le Sauveur, auquel ils donnent aussi le nom de Tout. Il saute pourtant aux yeux, même d'un aveugle, qu'il n'y a pas seulement trente Éons à avoir été émis, d'après leur système, mais bien trente-quatre. Ils comptent dans le Plérôme le Pro-Père lui-même et les Éons émis successivement les uns à partir des autres. Pourquoi, dès lors, ne pas compter avec eux des Éons se trouvant dans le même Plérôme et émis de la même manière qu'eux ? Pour quel juste motif refuser de compter avec les autres Éons le Christ, émis par le Monogène sur l'ordre du Père, et l'Esprit Saint, et Limite, appelé aussi Croix, et le Sauveur lui-même, venu pour secourir et former leur Mère ? Serait-ce parce que ceux-ci sont inférieurs à ceux-là et, dès lors, indignes du nom et du rang d'Éons ? Ou parce qu'ils leur seraient supérieurs et l'emporteraient sur eux ? Mais comment leur seraient-ils inférieurs, eux qui ont été émis pour la consolidation et le redressement des autres ? Supérieurs à la première et fondamentale Tétrade, ils ne peuvent l'être non plus, puisqu'ils ont été émis par elle : car cette Tétrade appartient bien à la Triacontade susdite. Il faudrait donc compter aussi ceux-ci dans le Plérôme des Éons, ou enlever à ces Éons-là l'honneur d'un tel nom. Ainsi donc, comme nous venons de le montrer, leur Triacontade s'évanouit et par manque et par excédent : car si, dans le cas d'un nombre de cette sorte, un excédent ou un manque suffit à éliminer le nombre en question, combien plus le feront l'un et l'autre à la fois. De la sorte, la fable relative à leur Ogdoade et à leur Dodécade ne tient plus debout, et c'est même leur système tout entier qui chancelle, une fois que cet appui a été détruit et s'est évanoui dans l'Abîme, autrement dit dans le néant. Qu'ils cherchent donc dorénavant d'autres raisons explicatives aux trente années qu'avait le Seigneur lors de son baptême, au fait qu'il y avait douze apôtres ou que la femme souffrait d'un flux de sang depuis douze ans, ainsi qu'à tous les autres problèmes sur lesquels ils peinent bien vainement. 2. LE FAIT DES ÉMISSIONS Emission de l'Intellect et de la Vérité Montrons maintenant que la première de leurs émissions est irrecevable. De l'Abîme et de sa Pensée ont été émis, disent-ils, l'Intellect et la Vérité. Cela apparaît comme contradictoire. L'intellect est en effet l'élément directeur et comme le principe et la source de toute l'activité intellectuelle ; quant à la pensée, elle est un mouvement particulier procédant de cet intellect et relatif à un objet déterminé. Par conséquent, il est impossible que de l'Abîme et de la Pensée ait été émis l'Intellect. Il serait plus conforme à la vraisemblance de dire que du Pro-Père et de l'Intellect a été émise une fille, qui est la Pensée : car ce n'est pas la pensée qui est la mère de l'intellect, comme ils le prétendent, mais l'intellect qui est le père de la pensée. Comment, d'autre part, l'Intellect aurait-il pu être émis par le Pro-Père? Car l'intellect détient la direction du processus caché et invisible d'où émanent la réflexion, la pensée, la considération et les autres choses de ce genre, qui ne sont pas autre chose que l'intellect, mais sont, comme nous venons de le dire, des mouvements particuliers de celui-ci relatifs à un objet déterminé et immanents à cet intellect même ; ces mouvements reçoivent diverses appellations selon qu'ils perdurent et s'intensifient, mais nullement selon qu'ils se transformeraient en autre chose; ils aboutissent au discours intérieur et sont produits au dehors dans la parole, tandis que l'intellect reste au dedans, créant et gouvernant en toute indépendance, de la manière qu'il veut, les mouvements dont nous venons de parler. En effet, le premier mouvement de l'intellect relatif à un objet déterminé s'appelle «pensée». Lorsque celle-ci perdure, s'intensifie et s'empare de l'âme tout entière, elle s'appelle «considération». Cette considération à son tour, lorsqu'elle s'attarde sur le même objet et se trouve pour ainsi dire mise à l'épreuve, prend le nom de « réflexion ». Cette réflexion, en s'amplifiant, devient «délibération». Lorsque cette délibération grandit et s'amplifie encore, elle prend le nom de « discours intérieur ». Ce dernier s'appelle aussi à bon droit « verbe immanent », et c'est de lui que jaillit au-dehors le « verbe proféré ». Mais tous les mouvements que nous venons de dire ne sont qu'une seule et même chose; ils tirent leur principe de l'intellect et reçoivent diverses appellations selon qu'ils vont en s'intensifiant. Le corps humain lui aussi est tantôt corps juvénile, tantôt corps adulte, tantôt corps sénile ; il reçoit ces appellations selon qu'il se développe et perdure, non selon qu'il se changerait en une autre substance ou disparaîtrait. Il en va de même ici : pense-t-on à une chose, on la considère ; la considère-t-on, on réfléchit sur elle ; réfléchit-on sur elle, on délibère à son sujet ; délibère-t-on à son sujet, on tient tout un discours intérieur; enfin, ce discours intérieur, on l'exprime dans le langage. Et tous ces mouvements, comme nous l'avons dit, c'est l'intellect qui les gouverne : il demeure invisible et, par les mouvements susdits, comme par un rayon, il émet de lui-même la parole, mais lui-même n'est pas émis par quelque chose d'autre. Tout cela peut se dire des hommes, parce qu'ils sont composés par nature, étant constitués d'un corps et d'une âme. Mais, quand les hérétiques disent que de Dieu a été émise la Pensée, puis de la Pensée l'Intellect, enfin de ceux-ci le Logos, ils sont dignes de blâme, d'abord parce qu'ils bouleversent l'ordre des émissions, ensuite parce que, en décrivant une psychologie, des phénomènes, des activités de pensée propres à l'homme, ils méconnaissent Dieu. En effet, ce qui se passe en l'homme pour aboutir à la parole, ils l'appliquent au Père de toutes choses, qu'ils disent néanmoins inconnaissable pour tous : ils nient qu'il ait fait le monde, de peur de l'amoindrir, et ils le gratifient d'une psychologie et de phénomènes tout humains. S'ils avaient connu les Écritures et s'ils s'étaient mis à l'école de la vérité, ils sauraient que Dieu n'est pas comme les hommes et que les pensées de Dieu ne sont pas comme les pensées des hommes. Car le Père de toutes choses est à une distance considérable d'une psychologie et de phénomènes propres à des hommes : il est simple, sans composition, sans diversité de membres, tout entier semblable et égal à lui-même, car il est tout entier Intellect, tout entier Esprit, tout entier Intellection, tout entier Pensée, tout entier Parole, tout entier Ouïe, tout entier Œil, tout entier Lumière, tout entier Source de tous les biens. Voilà comment il est loisible à des hommes religieux de parler de Dieu. Mais il est encore au-dessus de tout cela et, pour ce motif, il est inexprimable. On dira en effet à bon droit qu'il est un Intellect embrassant toutes choses, mais un Intellect qui ne ressemble pas à l'intellect des hommes ; on dira à juste titre qu'il est une Lumière, mais une Lumière qui ne ressemble en rien à la lumière que nous connaissons. Et de même pour tout le reste : le Père de toutes choses ne ressemble en rien à la petitesse des hommes, et, lors même que nous pouvons le nommer à partir de ces choses à cause de son amour, nous le concevons comme au-dessus d'elles par sa grandeur. Si donc, même chez l'homme, l'intellect n'est pas émis et si ne se sépare pas du sujet vivant celui qui émet tout le reste, mais si ce sont seulement ses mouvements et dispositions qui sont manifestés au dehors, à bien plus forte raison en est-il ainsi de Dieu qui est tout entier Intellect : celui-ci ne saurait se séparer de lui-même et être émis à la manière dont une chose est émise par une autre. En effet, si Dieu a émis l'Intellect, celui qui a émis cet Intellect sera conçu, d'après eux, comme composé et corporel ; il y aura donc, d'un côté, celui qui a émis, à savoir Dieu, et, de l'autre, celui qui a été émis, à savoir l'Intellect. Diront-ils que de l'Intellect a été émis l'Intellect ? Alors ils découpent et divisent l'Intellect divin. D'ailleurs, où et d'où aurait-il été émis ? Car ce qui est émis par quelqu'un est nécessairement émis dans un réceptacle préalable. Mais quel réceptacle existait antérieurement à l'Intellect de Dieu, pour qu'ils puissent dire qu'il a été émis en lui ? Et quelle était la grandeur de ce lieu, pour qu'il pût recevoir et contenir l'Intellect de Dieu ? Diront-ils qu'il a été émis comme un rayon par le soleil ? Mais il existe un réceptacle de ce rayon, à savoir l'air, et ce réceptacle est antérieur au rayon ; dès lors, que ces gens nous montrent le réceptacle en lequel a été émis l'Intellect de Dieu, réceptacle qui le contienne et lui soit antérieur. De plus, tout comme nous voyons le soleil, plus petit que tout le reste, émettre loin de lui ses rayons, ainsi faudra-t-il dire que le Pro-Père a émis hors de lui et loin de lui un rayon. Mais comment concevoir hors de Dieu et loin de Dieu un espace en lequel il aurait émis ce rayon ? Diront-ils qu'il a été émis, non hors du Père, mais au dedans du Père ? En ce cas, tout d'abord il devient superflu de parler d'émission. Car comment l'Intellect a-t-il été émis, s'il est à l'intérieur du Père? Une émission suppose la manifestation, hors du principe émetteur, de ce qui est émis par celui-ci. Ensuite, l'Intellect une fois émis, le Logos qui en émane sera lui aussi au dedans du Père, ainsi que tous les autres Eons émis par le Logos. Dès lors, ils n'ignoreront plus le Père, puisqu'ils sont au dedans de lui ; ils ne le connaîtront pas de moins en moins à mesure qu'on progressera d'émission en émission, puisque tous sont également enveloppés de tous côtés par le Père. Et même ils demeureront tous pareillement impassibles, puisqu'ils sont dans les entrailles paternelles, et aucun d'entre eux ne sera dans la déchéance, car le Père n'est pas la déchéance. A moins peut-être qu'ils ne comparent leur Père à un grand cercle contenant un cercle plus petit, celui-ci, un plus petit encore, et ainsi de suite ; ou qu'ils ne disent que, à la ressemblance d'une sphère ou d'un carré, le Père contient de toute part au dedans de lui, constitués eux-mêmes en forme de sphère ou de carré, tous les autres Éons successivement émis, chacun d'entre eux étant contenu par celui qui est plus grand que lui et contenant celui qui est plus petit : ainsi s'expliquerait que le plus petit et le dernier de tous, situé au milieu et considérablement séparé du Père, aurait ignoré le Pro-Père. Mais, s'ils disent cela, ils enfermeront leur Abîme dans une figure et un contour, de telle sorte qu'il soit à la fois enveloppant et enveloppé, car ils seront forcés de reconnaître qu'il existe aussi hors de lui quelque chose qui l'enveloppe ; il faudra alors remonter à l'infini dans la série des contenants et des contenus, et tous les Eons apparaîtront manifestement comme étant des corps emprisonnés dans des limites. De plus, de deux choses l'une : ou ils avoueront que leur Père est vide, ou tout ce qui se trouve au dedans du Père participera pareillement au Père. Si quelqu'un dessine sur l'eau des cercles ou des figures arrondies ou carrées, toutes ces figures participeront pareillement à l'eau ; celles qu'on dessinerait dans l'air ou la lumière participeraient nécessairement aussi à l'air ou à la lumière : de même les Eons qui sont au dedans du Père participeront tous pareillement au Père, sans que l'ignorance puisse trouver place en eux. Car où serait l'ignorance, lorsque le Père remplit tout ? Si le Père remplit un lieu, l'ignorance ne pourra s'y trouver. Dès lors, c'en sera fait de leur prétendue « œuvre de déchéance », de l'émission de la matière et du reste de la production du monde, toutes choses qui, à les en croire, auraient leur origine dans la passion et l'ignorance. Si, au contraire, ils avouent que leur Père est vide, ils tomberont dans le plus grand des blasphèmes, en lui déniant la nature spirituelle qu'il possède. Car comment serait-il d'une nature spirituelle, celui qui ne serait même pas capable de remplir ce qui se trouve au dedans de lui ? Emission du Logos et de la Vie Ce qui vient d'être dit de l'émission de l'Intellect vaut pareillement contre les disciples de Basilide ainsi que contre tous les « Gnostiques », puisque c'est d'eux que les Valentiniens ont reçu le principe des émissions, comme nous l'avons prouvé dans notre premier livre. Nous avons ainsi montré de façon évidente l'absurdité et l'impossibilité de la première de leurs émissions, qui est celle de l'Intellect. Voyons à présent ce qui en est des autres émissions. De l'Intellect, disent-ils, furent émis le Logos et la Vie, fabricateurs du Plérôme. Concevant cette émission du Logos d'après la psychologie humaine et se lançant dans de téméraires conjectures sur Dieu, ils croient faire une grande découverte en disant que le Logos a été émis par l'Intellect. Chacun sait assurément qu'on peut dire cela avec raison à propos de l'homme; mais s'il s'agit du Dieu qui est au-dessus de toutes choses, qui est tout entier Intellect et tout entier Parole, comme nous l'avons dit plus haut, qui n'a pas en lui une chose qui serait antérieure et une autre qui serait postérieure, mais qui demeure tout entier égal et semblable et un, on ne peut plus concevoir une telle émission avec l'ordre de succession qu'elle implique. Tout comme on a raison de dire qu'il est tout entier Vue et tout entier Ouïe, puisqu'il entend en même temps qu'il voit et qu'il voit en même temps qu'il entend, de même peut-on dire qu'il est tout entier Intellect et tout entier Parole, et qu'il est Parole en même temps qu'il est Intellect, et que cet Intellect est identique à sa Parole. En parlant ainsi, on restera encore bien au-dessous du Père de toutes choses, mais on s'exprimera beaucoup plus convenablement que ces gens qui transportent dans le Verbe éternel de Dieu le mode de production du verbe humain proféré et qui donnent à ce Verbe de Dieu un commencement et un principe d'émission comme ils le feraient pour leur verbe à eux. Mais en quoi donc le Verbe de Dieu ou, pour mieux dire, Dieu lui-même, puisqu'il est Parole, sera-t-il supérieur au verbe humain, si l'on trouve en lui le même ordre de succession et le même mode d'émission ? Ils se sont fourvoyés également à propos de la Vie, en disant qu'elle a été émise en sixième lieu, alors qu'il fallait la faire passer avant tout le reste, puisque Dieu est Vie et Incorruptibilité et Vérité. Ces sortes de choses n'ont d'ailleurs pas été émises selon un processus de développement : ce sont simplement des désignations de ces puissances qui sont depuis toujours avec Dieu, pour autant qu'il est possible et permis aux hommes d'entendre parler et de parler de Dieu. Car sous l'appellation de Dieu on entend simultanément l'Intellect, la Parole, la Vie, l'Incorruptibilité, la Vérité, la Sagesse, la Bonté et tous les attributs de cette sorte. Et l'on ne peut dire que l'Intellect est antérieur à la Vie, car l'Intellect lui-même est Vie; ni que la Vie est postérieure à l'Intellect, sinon la Vie aurait fait défaut un moment à celui qui est l'Intellect embrassant toutes choses, c'est-à-dire à Dieu. Diront-ils que la Vie était bien dans le Père, mais qu'elle a été émise en sixième lieu pour que vive le Logos ? Mais à bien plus forte raison aurait-elle dû être émise en quatrième lieu pour que vive l'Intellect, et même plus tôt encore, avec l'Abîme, pour que vive leur Abîme. Adjoindre Silence au Pro-Père à titre d'épouse et ne pas lui adjoindre la Vie, n'est-ce pas au-dessus de toute déraison ? Emission de l'Homme et de l'Eglise Pour ce qui concerne l'émission suivante, celle de l'Homme et de l'Eglise, les pères eux-mêmes des Valentiniens, à savoir les « Gnostiques » au nom menteur, combattent ces Valentiniens, revendiquant leur bien propre et les convainquant de n'être que de piètres voleurs : il serait plus conforme à l'ordre normal d'émission, disent-ils, et plus vraisemblable que ce soit le Logos qui ait été émis par l'Homme, et non l'Homme par le Logos; l'Homme est donc antérieur au Logos, et c'est lui qui est le Dieu au-dessus de toutes choses. Telle est la manière spécieuse dont, jusqu'ici, ils ont échafaudé leurs conjectures à partir de toute la psychologie humaine, des mouvements de l'intellect, de la production des pensées et de l'émission des paroles, afin de pouvoir ensuite mentir contre Dieu au mépris de toute vraisemblance. Car ce qui a lieu chez les hommes, tous les phénomènes que les hommes constatent en eux-mêmes, les Valentiniens les transportent dans le Verbe divin. Par là ils paraissent dire des choses séantes aux yeux de ceux qui ignorent Dieu, et c'est ainsi que, à partir de tous ces phénomènes humains, ils égarent l'esprit de ces gens. En expliquant que la genèse et l'émission du Verbe de Dieu viennent en cinquième lieu, ils prétendent enseigner des mystères merveilleux, inénarrables, profonds, connus de nul autre, ceux dont le Seigneur aurait dit : « Cherchez et vous trouverez », afin précisément qu'ils cherchent à savoir comment, de l'Abîme et du Silence, sont sortis l'Intellect et la Vérité, puis, de ceux-ci, le Logos et la Vie, et enfin, du Logos et de la Vie, l'Homme et l'Église. Parenthèse sur l'origine païenne des théories valentiniennes C'est avec bien plus de vraisemblance et d'élégance qu'un des anciens poètes comiques, Aristophane, a parlé de la genèse de toutes choses dans une théogonie. Selon lui, de la Nuit et du Silence fut émis le Chaos, puis, du Chaos et de la Nuit, Eros ; d'Eros sortit la Lumière, puis tout le reste de la première génération des dieux ; après quoi le poète introduit la seconde génération des dieux et la production du monde, puis il raconte le modelage des hommes par les seconds dieux. C'est en s'appropriant cette fable que les Valentiniens ont échafaudé leur traité d'histoire naturelle, se bornant à changer les noms des dieux et exposant la même genèse et la même émission de toutes choses : au lieu de la Nuit et du Silence, ils ont nommé l'Abîme et le Silence, et, au lieu du Chaos, l'Intellect; au lieu d'Eros, par l'entremise de qui, d'après le poète comique, tout le reste aurait été ordonné, ils ont introduit le Logos ; au lieu des premiers et des plus grands d'entre les dieux, ils ont imaginé les Éons ; au lieu des seconds dieux, ils exposent en détail l'activité déployée hors du Plérôme par leur Mère, qu'ils appellent « seconde Ogdoade » et à laquelle, tout comme cet auteur comique, ils attribuent la production du monde et le modelage des hommes. Et, ce faisant, ils affirment être seuls à connaître des mystères ineffables et inconnus. En réalité, ce qui partout, sur des scènes de théâtre, est débité par des comédiens en de brillantes tirades, ils l'accommodent à leur système — ou, pour mieux dire, c'est aux mêmes fables qu'ils empruntent leur enseignement, se bornant à modifier les vocables. Et non seulement ils sont convaincus de présenter comme étant leur bien propre ce qui se trouve chez les poètes comiques, mais, ce qui a été dit par tous ces gens qui ignorent Dieu et qu'on appelle philosophes, ils l'ont rassemblé, l'ont cousu ensemble en une sorte de centon fait de multiples et misérables lambeaux et se sont fabriqué ainsi, à grand renfort de subtilités, un extérieur mensonger : la doctrine qu'ils apportent est nouvelle, car elle a été élaborée présentement avec un art nouveau, mais elle n'en est pas moins vieille et bonne à rien, puisqu'elle est cousue de vieilles croyances n'exhalant qu'ignorance et négation de Dieu. Thales de Milet a dit que l'origine et le principe de toutes choses était l'eau : or l'eau ou l'Abîme, cela revient au même. Le poète Homère a donné aux dieux Océan pour principe et Téthys pour mère : les Valentiniens en ont fait l'Abîme et le Silence. Anaximandre a posé comme cause première de toutes choses l'infini, qui contenait en soi séminalement la genèse de toutes choses et d'où sont sortis, à l'en croire, des mondes innombrables : les Valentiniens en ont fait leur Abîme et leurs Éons. Anaxagore, surnommé l'athée, a enseigné que les êtres vivants étaient issus de semences tombées du ciel sur la terre : les Valentiniens en ont fait la semence de leur Mère, ajoutant qu'ils étaient eux-mêmes cette semence; ils avouaient ainsi sans ambages, aux yeux des gens ayant leur sens, qu'ils étaient eux-mêmes les semences d'Anaxagore l'athée. Leur ombre et leur vide, ils les ont pris à Démocrite et à Epicure, pour les accommoder à leur système : car ce sont ces philosophes qui, les premiers, ont abondamment parlé du vide et des atomes, appelant ceux-ci « être » et celui-là « non-être » ; ainsi font à leur tour les Valentiniens, appelant « être » ce qui est au dedans du Plérôme et correspond aux atomes des philosophes, et « non-être » ce qui est au dehors du Plérôme et correspond au vide de ces mêmes philosophes. Et ainsi, puisqu'ils sont en ce monde, c'est-à-dire hors du Plérôme, ils se sont rangés eux-mêmes dans un lieu qui n'existe pas. Par ailleurs, lorsqu'ils disent que les choses de notre monde sont les images des réalités d'en haut, ils exposent manifestement l'opinion de Démocrite et de Platon. Démocrite le premier a dit que des simulacres multiples et divers, issus du « tout », étaient descendus en ce monde. Platon à son tour pose la matière, l'exemplaire et Dieu. Les Valentiniens, s'étant mis à leur suite, ont fait de ces simulacres et de cet exemplaire les images des réalités d'en haut; grâce à un simple changement de mot, ils peuvent se vanter d'être les inventeurs et les créateurs de ce qui n'est qu'une fiction de leur imagination. Ils disent aussi que le Démiurge a tiré le monde d'une matière préexistante : mais Anaxagore, Empédocle et Platon l'avaient dit avant eux, inspirés, eux aussi, on peut le croire, par la Mère des Valentiniens. Ils disent encore que tout être retourne nécessairement aux éléments dont il a été fait et que Dieu lui-même est esclave de cette nécessité, à telle enseigne qu'il ne puisse ajouter l'immortalité à ce qui est mortel ou conférer l'incorruptibilité à ce qui est corruptible, mais que chaque être doive retourner à la substance correspondant à sa nature : mais cela a été affirmé déjà par ceux qu'on appelle Stoïciens — du mot grec qui signifie portique — et par tous les poètes et écrivains ignorants de Dieu. Professant la même incrédulité, les Valentiniens ont assigné pour lieu propre aux pneumatiques l'intérieur du Plérôme, aux psychiques l'Intermédiaire, aux somatiques l'élément terrestre : contre cela, assurent-ils, Dieu ne peut rien, mais chacun des êtres susdits retourne à ce qui lui est consubstantiel. Lorsqu'ils disent que le Sauveur provient de tous les Eons, tous ayant déposé en lui comme la fleur d'eux-mêmes, ils n'apportent rien de neuf par rapport à la Pandore d'Hésiode. Ce que celui-là dit d'elle, ceux-ci l'enseignent du Sauveur, faisant bel et bien de lui un Pandore, s'il est vrai que chacun des Eons lui a donné ce qu'il avait de meilleur. Leur opinion sur le caractère indifférent des aliments et des diverses actions et l'idée qu'ils ne puissent, à cause de l'excellence de leur race, être souillés par absolument rien, quoi qu'ils mangent ou quoi qu'ils fassent, ils ont dû les hériter des Cyniques, puisqu'ils ont les mêmes opinions que ceux-ci. Et elle est bien dans la manière d'Aristote, la subtilité des recherches qu'ils tentent de dresser contre la foi. Qu'ils veuillent tout ramener à des nombres, c'est un emprunt qu'ils ont fait aux Pythagoriciens. Ceux-ci, les premiers, ont posé les nombres comme principe de toutes choses et, comme principe des nombres eux-mêmes, le pair et l'impair, dont ils font dériver respectivement le sensible et l'intelligible : autres sont, ajoutent-ils, des principes du substrat matériel et autres ceux de l'intellection et de la réalité substantielle, et c'est de ces deux sortes de principes que toutes choses ont été faites, à la manière dont une statue est faite d'airain et d'une forme. Cela, les Valentiniens l'ont accommodé aux réalités extérieures au Plérôme. Par ailleurs, les Pythagoriciens disent que le principe de l'intellection réside en ce fait que l'esprit, ayant une certaine intuition de l'unité originelle, cherche jusqu'à ce que, lassé, il s'arrête à l'un et à l'indivisible. Le principe de toutes choses et la source de toute production, c'est donc l'un : de lui sont issus la dyade, la tétrade, la pentade et tout le reste. Tout cela, les Valentiniens l'appliquent mot pour mot à leur Plérôme et à leur Abîme. C'est de là également qu'ils essaient de partir pour introduire leurs syzygies à partir de l'un : Marc s'en vante comme d'une doctrine qui lui appartiendrait en propre, mais en réalité, tout en paraissant avoir trouvé quelque chose de plus neuf que les autres, il ne fait que reprendre la tétrade de Pythagore, origine et mère de toutes choses. Voici donc ce que nous dirons à l'adresse des Valentiniens : Tous ces gens dont nous venons de parler et dont il est prouvé que vous partagez les idées, ont-ils, oui ou non, connu la vérité ? S'ils l'ont connue, superflue était la descente du Sauveur en ce monde. Car pourquoi fût-il descendu ? Pour faire connaître la vérité à des hommes qui la connaissaient déjà? Et s'ils ne l'ont pas connue, comment, tout en partageant les idées de gens qui n'ont pas connu la vérité, pouvez-vous vous vanter d'être les seuls à posséder la gnose supérieure à tout, puisque même des gens qui ignorent Dieu la possèdent ? C'est donc que, usant d'antiphrase, ils appellent gnose l'ignorance de la vérité, et Paul a bien raison de parler de « nouveautés de mots » et de « gnose au nom menteur », car leur gnose s'est bel et bien révélée mensongère. Peut-être, dans leur impudence, rétorqueront-ils que, lors même que ces gens n'auraient pas connu la vérité, leur Mère à eux ou la Semence du Père n'en a pas moins révélé les mystères de la vérité par ces hommes, de la même manière que par les prophètes, à l'insu du Démiurge. D'abord, répondrons-nous, les enseignements dont nous avons parlé n'étaient pas tels qu'ils ne pussent être compris par n'importe qui : ces hommes eux-mêmes savaient ce qu'ils disaient, ainsi que leurs disciples et leurs successeurs. En second lieu, si la Mère ou la Semence connaissaient et faisaient connaître ce qui a trait à la vérité, et si le Père est Vérité, le Sauveur a donc menti, selon eux, lorsqu'il a dit : « Personne n'a connu le Père sinon le Fils ». Si en effet le Père a été connu par la Mère ou par sa Semence à lui, on ne peut plus dire que « personne n'a connu le Père sinon le Fils » — à moins que leur Semence ou leur Mère ne soit précisément « personne » ! Emission de la Décade et de la Dodécade et émissions ultérieures Jusqu'ici c'est en se servant de la psychologie humaine et en recourant à des analogies qu'ils s'adressent à la multitude ignorante de Dieu ; ils séduisent certains par une apparence de vérité ; ils les attirent, au moyen de notions qui leur sont familières, jusqu'à leur doctrine concernant les Eons ; ils leur exposent la genèse du Logos de Dieu, de la Vérité, de la Vie, voire de l'Intellect ; de ces émissions de Dieu ils font l'accouchement. Mais pour ce qui est des Eons postérieurs, plus la moindre apparence de vérité, plus le moindre semblant de preuve : c'est le mensonge sur toute la ligne. Veut-on prendre quelque animal, on lui présente, pour l'allécher, sa nourriture habituelle et on le charme graduellement, par cette nourriture qui lui est familière, jusqu'à ce qu'on l'ait pris ; puis, une fois capturé, on le lie étroitement et on l'emmène de force partout où l'on veut. Ainsi font ces gens-là. Partant de notions familières, ils font d'abord accepter peu à peu, au moyen d'arguments spécieux, les émissions dont nous avons parlé plus haut ; après quoi ils introduisent toutes sortes d'autres émissions dénuées de logique et de vraisemblance, affirmant que dix Éons ont été émis par le Logos et la Vie, et douze autres par l'Homme et l'Église. Quoiqu'ils n'aient ni preuve ni témoignage ni raison plausible ni quoi que ce soit de tel, ils veulent qu'on croie aveuglément et sur-le-champ que, du Logos et de la Vie, ont été émis Bythios et Mixis, Agèratos et Henôsis, Autophyès et Hèdonè, Akinètos et Syncrasis, Monogenès et Makaria, et que pareillement, de l'Homme et de l'Église, ont été émis Paraclètos et Pistis, Patrikos et Elpis, Mètrikos et Agapè, Aeinous et Synesis. Ekklèsiastikos et Makariotès, Thelètos et Sophia. Dans le livre précédent, où nous avons décrit les doctrines des hérétiques, nous avons exposé de façon détaillée les passions et l'égarement de cette Sophia et comment, à ce qu'ils disent, elle faillit périr à cause de sa recherche du Père ; nous avons exposé la production effectuée hors du Plérôme et de quelle déchéance, selon eux, est issu le Démiurge ; nous avons enfin parlé du Christ, qu'ils disent né après tous les autres Éons, et du Sauveur, qu'ils prétendent issu d'Éons tombés dans la déchéance. Il a bien fallu rappeler présentement ces noms pour faire apparaître l'absurdité de leurs mensonges et l'inconsistance __ des vocables inventés par eux. Ils font d'ailleurs tort à leurs Éons par ces sortes d'appellations : les païens, eux, donnaient du moins des noms vraisemblables et croyables à leurs douze dieux, en lesquels les Valentiniens veulent voir les images des douze Éons, si bien que les images possèdent des noms beaucoup plus convenables et plus aptes, par leur étymologie, à désigner la divinité. 3. LA STRUCTURE DU PLÉRÔME La question : pourquoi une telle structure? Mais revenons au problème des émissions. Tout d'abord, qu'ils nous disent la cause d'une telle émission des Éons, sans faire appel aux êtres de la création. Car, disent-ils, les Éons n'ont pas été faits à cause de la création, mais c'est la création qui a été faite à cause d'eux ; ils ne sont pas les images des choses d'ici-bas, mais ce sont les choses d'ici-bas qui sont leurs images. Ils rendent compte des images en disant que le mois a trente jours à cause des trente Éons du Plérôme, que le jour a douze heures et l'année douze mois à cause de la Dodécade, et ainsi de suite. Qu'ils nous disent donc maintenant la cause pour laquelle cette émission des Éons a été faite telle ; pourquoi une Ogdoade a été émise comme première origine de toutes choses, et non une Pentade, ou une Triade, ou une Hebdomade, ou un groupe comportant un autre nombre ; pourquoi, du Logos et de la Vie, dix Éons, ni plus ni moins, ont été émis ; pourquoi encore, de l'Homme et de l'Église, douze Éons sont issus, alors qu'il pouvait y en avoir plus ou moins ; pourquoi le Plérôme tout entier se partage en Ogdoade, Décade et Dodécade, et non suivant d'autres nombres que ceux-là ; pourquoi enfin la division elle-même s'est faite en trois, plutôt qu'en quatre, ou en cinq, ou en six, ou en quelque autre nombre. Et qu'ils nous disent tout cela sans faire appel aux nombres qui se rencontrent dans la création. Car, de leur aveu, les réalités d'en haut sont plus vénérables que celles d'ici-bas : elles doivent donc posséder leur propre cause explicative, antérieure à la création, et non relative à cette création. L'impossible réponse Pour nous, qui nous bornons à exposer la cause des êtres de la création, nous disons des choses cohérentes, car, dans les choses créées, tel ordre correspond à tel autre ordre ; mais eux, ne pouvant fournir la cause propre de réalités qui sont antérieures et parfaites par elles-mêmes, doivent nécessairement tomber dans un grand embarras. Car ces questions que, comme à des ignorants, ils nous posent sur la création, nous les leur posons précisément à propos du Plérôme : et alors, tantôt ils parlent de psychologie humaine, tantôt ils discourent sur l'ordre harmonieux de la création, répondant ainsi, non aux questions que nous leur posons, mais à celles qu'ils nous posent. Car ce n'est pas sur l'ordre harmonieux de la création ni sur la psychologie humaine que nous les interrogeons, mais nous leur demandons pourquoi leur Plérôme, à l'image duquel ils disent qu'a été faite la création, se décompose en groupes de huit, dix et douze Eons. Ils devront alors avouer que c'est au hasard et inconsidérément que leur Père a fait un Plérôme d'une telle structure, et ainsi ils infligeront une flétrissure à leur Père, puisque celui-ci aura agi d'une manière déraisonnable. Ou bien ils diront que le Plérôme a été émis selon la providence du Père en vue de la création, afin que celle-ci soit harmonieusement ordonnée : mais en ce cas le Plérôme n'aura pas été fait pour lui-même, mais pour l'image qui devait être faite à la ressemblance de ce Plérôme — tout comme la maquette de terre glaise n'est pas modelée pour elle-même, mais en vue de la statue qui sera faite en airain, en or ou en argent —, et la création sera plus honorable que le Plérôme, si c'est pour elle qu'ont été émis les Eons. S'ils rejettent tout cela, convaincus par nous de ne pouvoir justifier la manière dont a été émis leur Plérôme, ils se verront acculés à reconnaître, au-dessus du Plérôme, une réalité plus pneumatique et plus souveraine selon laquelle aura été formé ce Plérôme. Car si le Démiurge n'a pas donné de lui-même à la création telle forme déterminée, mais a fait cette création d'après le modèle des réalités d'en haut, leur Abîme, comment a-t-il été amené à faire un Plérôme de telle forme déterminée et d'où a-t-il reçu le modèle des réalités qui lui étaient antérieures ? Car de deux choses l'une : ou la pensée s'arrêtera à un Dieu qui a fait le monde pour avoir tiré de lui-même en toute indépendance le modèle de la création; ou l'on s'écartera de ce Dieu, et alors il faudra chercher sans fin d'où l'être qui est au-dessus de lui a reçu la forme de la création, quel est le nombre des émissions, quelle est la nature du modèle. Si l'Abîme a pu de lui-même réaliser tel type de Plérôme, pourquoi le Démiurge n'aurait-il pu de lui-même réaliser tel univers ? A l'inverse, si la création est l'image des réalités d'en haut, qu'est-ce qui empêche de dire que celles-ci sont à leur tour les images de réalités plus élevées, ces dernières, d'autres encore, et d'aller ainsi d'images en images à l'infini ? C'est la mésaventure qui est arrivée à Basilide : n'ayant point atteint la vérité, il crut esquiver la difficulté en imaginant une immense série d'êtres dérivés les uns des autres ; il posa 365 cieux successifs, dont chacun aurait été fait à la ressemblance du précédent, et, ainsi que nous l'avons dit, voulut voir une preuve de son assertion dans le nombre des jours de l'année ; au-dessus de ces 365 cieux, il imagina la Puissance dénommée l'Innommable et l'ouvrage élaboré par elle. Mais même ainsi il n'esquive pas la difficulté. Car, si on lui demande d'où vient au ciel supérieur, duquel sont sortis successivement tous les autres, sa configuration particulière, il répondra que c'est de l'ouvrage élaboré par l'Innommable. Mais alors de deux choses l'une : ou il dira que cet Innommable a de lui-même élaboré cet ouvrage ; ou il devra reconnaître au-dessus de l'Innommable une autre Puissance encore, de laquelle l'Innommable aura reçu le grandiose modèle des choses ainsi faites par lui. N'est-il pas, dès lors, bien plus sûr et plus expéditif de reconnaître tout de suite ce qui est la vérité, à savoir que le Dieu qui a fait le monde est le seul Dieu, qu'il n'est point d'autre Dieu en dehors de lui et que ce Dieu n'a reçu que de lui-même le modèle et la forme des choses qu'il a faites ? Cela ne vaut-il pas mieux que de s'épuiser dans tant de détours impies, pour se voir finalement contraint de fixer son esprit sur un Dieu unique et de reconnaître que c'est de lui que vient le modèle de la création ? En effet, ce que les Valentiniens nous reprochent, à savoir de rester dans l'Hebdomade inférieure, de ne pas élever nos esprits vers les hauteurs, de ne pas avoir le sens des choses d'en haut — car nous n'acceptons pas les choses prodigieuses qu'ils nous content —, ce même reproche, les disciples de Basilide le feront aux Valentiniens : ceux-ci, diront les Basilidiens, se vautrent encore dans les choses inférieures, puisqu'ils en restent à la première et à la seconde Ogdoade et qu'ils s'imaginent stupidement avoir déjà trouvé, au bout de trente Bons, le Père qui est au-dessus de toutes choses, au lieu de s'élever par la recherche de l'esprit jusqu'au Plérôme qui domine les 365 cieux, c'est-à-dire plus de 45 Ogdoades. Mais aux Basilidiens aussi quelqu'un pourra à juste titre faire le même reproche, en inventant 4 380 Cieux ou Éons, car les jours de l'année ont ce nombre d'heures. Et s'il ajoute encore à ce chiffre le nombre d'heures de la nuit, il doublera le total : quelle multitude d'Ogdodades, quelle incommensurable production d'Eons ne s'imaginera-t-il pas avoir trouvée contre le Père qui est au-dessus de tout. Se considérant comme plus « parfait » que tous, cet homme reprochera à tous d'être incapables de s'élever jusqu'à la multitude des Cieux et des Eons énoncée par lui et, faute de force, de demeurer dans ce qui est en bas ou à mi-hauteur. 4. LE MODE DES ÉMISSIONS Trois modes possibles d'émission Telles sont les contradictions et difficultés que nous pouvons faire valoir contre la production de leur Plérôme et, plus particulièrement, contre celle de leur première Ogdoade. Il nous faut maintenant poursuivre et, à cause de leur folie, nous livrer, nous aussi, à des recherches sur ce qui n'est pas. Tâche d'ailleurs nécessaire, car le soin nous en a été confié, à nous qui voulons aussi que tous les hommes parviennent à la connaissance de la vérité, et, de ton côté, tu désires recevoir de nous tous les moyens possibles de réfuter les hérétiques. Il s'agit donc de savoir comment ont été émis les autres Eons. Restent-ils unis à celui qui les a émis, comme les rayons émanant du soleil ? Ou sont-il séparés et distincts de lui, chacun existant à part et possédant sa configuration propre, comme un homme provenant d'un homme et un animal provenant d'un animal ? Ou ont-ils poussé à la manière des branches produites par l'arbre? Sont-ils de la même substance que ceux qui les ont émis, ou sont-ils d'une autre substance ? Ont-ils été émis en même temps, de façon à être tous du même âge, ou suivant un certain ordre, en sorte qu'il y en ait de plus âgés et de plus jeunes ? Enfin sont-ils simples, homogènes et de toute part égaux et semblables à eux-mêmes, à la façon des esprits et des lumières, ou sont-ils composés, divers et constitués de membres dissemblables ? Premier mode d'émission : comme un homme provenant d'un homme. Mais, si chacun d'eux a été émis séparément et selon sa propre génération, à la ressemblance des hommes, de deux choses l'une : ou les Éons engendrés par le Père seront de la même substance que lui et semblables à leur générateur; ou, s'ils sont dissemblables, il faudra nécessairement reconnaître qu'ils proviennent d'une autre substance. Si les Éons engendrés par le Père sont semblables à celui-ci, ils demeureront impassibles comme celui qui les a émis ; si, au contraire, ils sont issus d'une autre substance, capable de passion, d'où viendra cette substance dissemblable au sein d'un Plérôme d'incorruptibilité ? De plus, selon cette hypothèse, les Eons sont conçus comme existant séparément les uns des autres, à la façon des hommes : non comme unis et mêlés les uns aux autres, mais au contraire comme particularisés, circonscrits et délimités par leurs dimensions respectives. Or tout cela est le fait des corps, non des esprits. Qu'ils cessent, dès lors, d'appeler pneumatique leur Plérôme et de s'appeler eux-mêmes pneumatiques, s'il est vrai que, tels des hommes, leurs Eons sont assis et font bonne chère auprès du Père, lequel possède lui aussi des traits bien déterminés que peuvent découvrir les Eons émis par lui. Dira-t-on que, telles des lumières allumées à une autre lumière — par exemple, des flambeaux allumés à un autre flambeau —, les Éons sont issus du Logos, le Logos, de l'Intellect, et l'Intellect, de l'Abîme ? En ce cas, les Éons différeront peut-être les uns des autres par la naissance et la grandeur; mais, comme ils sont de même substance que l'auteur de leur émission, ou bien tous demeureront exempts de passion, ou bien leur Père lui aussi sera accessible à la passion. Car le flambeau allumé en second lieu n'a pas une autre lumière que celle qui brillait d'abord. C'est pourquoi toutes leurs lumières, rassemblées en un, reviennent par récurrence à l'unité originelle, car elles donnent une seule lumière, celle qui existait dès le principe. Par ailleurs, qu'il y ait quelque chose de plus jeune et de plus ancien, cela ne se comprend ni du côté de la lumière elle-même, puisque le tout est une seule lumière, ni du côté des flambeaux qui ont reçu cette lumière, puisque, par rapport à la substance de leur matière, ils ont la même ancienneté, les flambeaux étant d'une seule et même matière; cela ne peut se comprendre que dans l'ordre d'allumage, selon qu'on en a allumé un quelque temps auparavant et qu'on en allume maintenant un autre. Dès lors, de deux choses l'une : ou bien la déchéance de la passion résultant de l'ignorance affectera semblablement leur Plérôme tout entier, puisque les Éons sont de même substance, et leur Pro-Père sera dans la déchéance de l'ignorance, autrement dit s'ignorera lui-même ; ou bien toutes les lumières qui sont dans le Plérôme demeureront semblablement impassibles. D'où viendrait, en effet, la passion du plus jeune Éon, si c'est de la lumière paternelle qu'ont été faites toutes les lumières et si cette lumière est naturellement impassible ? Comment d'ailleurs peut-on parler d'Éon plus jeune ou plus ancien, puisqu'il n'y a qu'une seule lumière de tout le Plérôme ? Et si l'on veut dire que ces Éons sont des étoiles, ils n'en participeront pas moins tous à la même nature. Car, si « une étoile diffère d'une autre étoile en clarté », elle n'en diffère ni par la nature ni par la substance, en raison desquelles une chose est passible ou impassible. Dès lors, ou bien tous les Éons, du fait qu'ils sont issus de la lumière paternelle, doivent être naturellement impassibles et immuables ; ou bien tous ces Éons, avec la lumière paternelle, sont passibles et sujets aux changements de la corruption. Deuxième mode d'émission : comme les branches produites par l'arbre Le même raisonnement vaut également s'ils disent que les Éons ont été émis par le Logos comme les branches par l'arbre, tandis que le Logos aurait été engendré par leur Père. En effet, tous sont alors de même substance que le Père; ils diffèrent entre eux selon la grandeur, non selon la nature, et parachèvent la grandeur du Père, comme les doigts parachèvent la main. Dès lors, si le Père est dans la passion et l'ignorance, les Eons engendrés de lui le seront sûrement aussi. Mais s'il est impie d'attribuer l'ignorance et la passion au Père de toutes choses, comment peuvent-ils dire que celui-ci a émis un Éon passible ? Et quand c'est à la propre Sagesse de Dieu qu'ils imputent cette impiété, comment peuvent-ils se déclarer des hommes religieux ? Troisième mode d'émission : comme les rayons émanant du soleil. S'ils disent que les Eons ont été émis de la même façon que les rayons par le soleil, puisque tous sont de même substance et proviennent du même principe, ou bien tous seront sujets à la passion avec celui qui les a émis, ou bien tous demeureront impassibles. Car, d'une émission de cette sorte, il ne peut résulter des Éons qui seraient les uns impassibles et les autres passibles. Si donc ils disent qu'ils sont tous impassibles, ils détruisent eux-mêmes leur système : car comment le plus jeune Eon a-t-il pu subir une passion, si tous sont impassibles ? S'ils disent au contraire que tous les Éons ont eu part à cette passion — comme ont l'audace de le dire certains, qui la font commencer au Logos et dériver de là jusqu'à Sagesse —, en mettant la passion dans le Logos, qui est identique à l'Intellect du Pro-Père, ils avouent que l'Intellect du Pro-Père et le Pro-Père lui-même ont été dans la passion. Car le Père de toutes choses n'est pas, à la façon d'un vivant composé de parties, à part de l'Intellect, ainsi que nous l'avons montré plus haut, mais l'Intellect est identique au Père et le Père est identique à l'Intellect. De toute nécessité donc le Logos, qui procède de l'Intellect, et a fortiori l'Intellect lui-même, qui est identique au Logos, sont parfaits et impassibles ; et tous les Éons émis par le Logos, étant de même substance que lui, demeurent nécessairement parfaits, impassibles et toujours semblables à celui qui les a émis. Il est donc faux que le Logos ait ignoré le Père du fait qu'il a le troisième rang dans la ligne de la génération, comme l'enseignent les hérétiques. Cela pourrait peut-être avoir quelque vraisemblance dans le cas de la génération des hommes, car ceux-ci ignorent souvent leurs parents ; mais, pour le Logos du Père, c'est tout à fait impossible. En effet, si le Logos est dans le Père et possède la connaissance, il n'ignore pas celui en qui il est et à qui il est identique ; et les Éons émis par lui, étant ses Puissances et se tenant sans cesse à ses côtés, n'ignorent pas celui qui les a émis, pas plus que les rayons n'ignorent le soleil. Il n'est donc pas possible que la Sagesse de Dieu, qui est à l'intérieur du Plérôme, provenant d'une émission de cette sorte, soit tombée en passion et ait conçu une telle ignorance. Mais il est fort possible que la sagesse de Valentin, qui, elle, provient d'une émission diabolique, soit tombée « dans toute espèce de passion » et ait « fructifié » en un « abîme » d'ignorance. Car quand eux-mêmes rendent témoignage au sujet de leur Mère en disant qu'elle est le produit de l'enfantement de l'Éon tombé en erreur, il n'est plus besoin de chercher la raison pour laquelle les fils d'une telle Mère nagent sans cesse dans l'« abîme».de l'ignorance. Conclusion En dehors de ces trois catégories d'émissions, je ne vois pas qu'ils puissent en énoncer d'autre. En fait, ils n'ont même jamais, que nous sachions, mis en avant quelque autre espèce d'émission, bien que nous les ayons très longuement interrogés au sujet de ces diverses espèces d'émission. Tout ce qu'ils trouvent à dire, c'est que chacun de ces Éons a été émis et qu'il connaît seulement celui qui l'a émis, ignorant celui qui est avant ce dernier. Ils ne peuvent aller plus loin pour expliquer comment s'est faite cette émission ou comment un tel phénomène peut se produire chez des êtres spirituels. Quelque chemin qu'ils prennent, ils s'éloignent de la droite raison, aveugles qu'ils sont à l'égard de la vérité au point de dire que le Logos, qui procède de l'Intellect de leur Pro-Père, a été émis dans la déchéance. Car, d'après eux, l'Intellect parfait, engendré le premier par l'Abîme parfait, n'a pu émettre à son tour un Éon parfait, mais seulement un Éon aveugle et ignorant de la grandeur du Père. Et le Sauveur a montré un symbole de ce mystère dans l'aveugle-né faisant ainsi connaître qu'un Éon avait été émis aveugle par le Monogène, autrement dit dans l'ignorance. Voilà comment ils taxent mensongèrement d'ignorance et d'aveuglement le Logos de Dieu, celui qui, selon eux, a été émis en second lieu à partir du Père. Sophistes admirables, qui scrutent les profondeurs du Père inconnu et racontent les mystères supracélestes « en lesquels les anges désirent plonger leurs regards », pour apprendre que le Logos émis par l'Intellect du Père qui est au-dessus de tout a été émis aveugle, ignorant le Père qui l'a émis ! Comment se fait-il donc, ô les plus vains des sophistes, que l'Intellect du Père — bien mieux, que le Père lui-même, identique à son Intellect et parfait en tout — ait émis un Éon imparfait et aveugle, en l'occurrence son propre Logos, alors qu'il pouvait émettre aussitôt avec lui la connaissance du Père ? Car vous dites que le Christ, né pourtant après tous les autres Éons, a été émis parfait : à bien plus forte raison donc son aîné, le Logos, aurait-il dû être émis parfait par ce même Intellect, et non pas aveugle ; et ce Logos, à son tour, n'aurait pas dû davantage émettre des Éons encore plus aveugles que lui, jusqu'à ce que votre Sophia, toujours aveuglée, enfantât une si grande masse de maux. Et le responsable de tous ces maux, c'est votre Père. Vous dites en effet que la grandeur et la puissance du Père sont les causes de l'ignorance : vous le comparez à un abîme et vous donnez précisément ce nom au Père innommable. Mais si, comme vous le prétendez, l'ignorance est le mal d'où sont sortis tous les maux, en disant qu'elle a pour causes la grandeur et la puissance du Père, vous faites du Père l'auteur de ces maux. C'est en effet l'impossibilité de contempler sa grandeur qui est, d'après vous, la cause du mal. Mais alors, de deux choses l'une : — ou bien le Père était dans l'impossibilité de se faire connaître, dès le principe, aux Eons produits par lui : en ce cas, il était exempt de faute, puisqu'il ne pouvait préserver de l'ignorance des Éons venus après lui ; — ou bien le Père a pu, dans la suite, par une décision de sa volonté, faire disparaître cette ignorance qui était allée croissant à mesure que se succédaient les émissions et qui s'était répandue dans les Éons : en ce cas, il aurait dû bien plutôt, par une décision de cette même volonté, empêcher cette ignorance de se produire alors qu'elle n'existait pas encore. Donc, puisque, quand il l'a voulu, il a été connu, non seulement des Éons, mais des hommes nés dans les derniers temps ; puisque, s'il a été ignoré, c'est parce qu'il n'a pas voulu être connu dès le commencement : il s'ensuit que, d'après vous, la cause de l'ignorance est le vouloir du Père. S'il savait en effet ce qui devait arriver, pourquoi n'a-t-il pas retranché, avant qu'elle ne se produisît, une ignorance que, dans la suite, comme sous le coup d'un repentir, il a guérie grâce à l'émission du Christ ? Cette gnose même qu'il a produite dans les Éons par l'entremise du Christ, il aurait pu la produire bien auparavant par l'entremise du Logos, qui était le premier-né du Monogène. Si, tout en connaissant d'avance cette ignorance, il a voulu qu'elle se produisît, les œuvres d'ignorance perdureront toujours et ne passeront jamais, car les choses qui ont été faites de par la volonté de votre Pro-Père demeureront nécessairement aussi longtemps que la volonté de celui-ci ; ou, si elles viennent à passer, avec elles passera aussi la volonté de celui qui a voulu leur venue à l'existence. D'ailleurs, qu'ont appris les Éons pour entrer en repos et posséder la gnose parfaite, sinon que le Père est insaisissable et incompréhensible ? Cette gnose, ils eussent pu la posséder avant de tomber en passion : la grandeur du Père n'eût pas été diminuée, si les Éons avaient su, dès le principe, que le Père était insaisissable et incompréhensible. Car, si celui-ci était ignoré à cause de son incommensurable grandeur, il devait aussi, à cause de son surabondant amour, garder impassibles les Eons nés de lui : rien n'empêchait, il était au contraire souverainement utile, qu'ils connussent dès le principe que le Père était insaisissable et incompréhensible. 5. LA SAGESSE, L'ENTHYMÉSIS ET LA PASSION Constitution de l'Enthymésis et de la passion en entités séparées Comment ne serait-elle pas également dépourvue de sens, cette assertion selon laquelle la Sagesse du Père aurait été dans l'ignorance, la déchéance et la passion ? Ces choses sont en effet étrangères et contraires à la Sagesse et ne peuvent l'affecter : là où est l'inintelligence et l'ignorance, là n'est pas la Sagesse. Qu'ils cessent dès lors d'appeler du nom de Sagesse un Éon tombé en passion, et qu'ils renoncent, soit à ce vocable, soit aux passions en question. Et qu'ils ne disent pas que le Plérôme est tout entier pneumatique, si cet Éon, au moment où il était en proie à de telles passions, a pu y séjourner. Car pas même une « âme » forte ne saurait éprouver ces passions, pour ne rien dire d'une substance pneumatique. Au surplus, comment l'Enthymésis de cet Eon a-t-elle pu sortir de celui-ci, avec la passion, pour devenir un être distinct ? Car une « tendance » ne se conçoit que comme inhérente à un sujet et ne saurait avoir d'existence à part : une mauvaise tendance est détruite et absorbée par une bonne, à la façon dont la maladie l'est par la santé. Quelle fut en effet la tendance qui précéda la passion ? La recherche du Père et la considération de sa grandeur. Et par quelle persuasion ultérieure Sagesse fut-elle guérie? Par la persuasion que le Père était incompréhensible et ne pouvait être trouvé. Il n'était donc pas bon qu'elle voulût connaître le Père, et c'est de là que vint la passion ; mais, lorsqu'elle fut persuadée que le Père était inaccessible, ce fut la guérison. L'Intellect lui-même, qui cherchait le Père, cessa lui aussi de le chercher, à les en croire, lorsqu'il eut appris que le Père était incompréhensible. Comment donc l'Enthymésis a-t-elle pu, une fois séparée de Sagesse, concevoir des passions qui étaient, elles aussi, ses dispositions ? Une disposition survient dans un sujet, elle ne peut ni exister ni subsister à part. D'ailleurs cette doctrine des hérétiques n'est pas seulement inconsistante, mais elle contredit la parole de notre Seigneur : « Cherchez et vous trouverez . » Le Seigneur rend parfaits ses disciples en leur faisant chercher et trouver le Père ; mais leur Christ d'en haut, c'est au contraire en prescrivant aux Eons de ne pas chercher le Père et en les convainquant que même à force de labeur ils ne le trouveront pas, qu'il les a consommés en perfection. Ainsi les hérétiques se disent eux-mêmes parfaits pour avoir trouvé leur Abîme; mais les Eons le sont pour s'être laissé convaincre que celui qu'ils cherchaient était inaccessible. Si donc l'Enthymésis elle-même n'a pu exister à part sans l'Éon Sagesse, les hérétiques mentent davantage encore à propos de la passion de cette Enthymésis, lorsqu'ils la séparent à son tour de celle-ci et qu'ils l'identifient à la substance matérielle. Comme si Dieu n'était pas lumière, et comme si n'était pas avec nous un Verbe capable demies démasquer et de réfuter leur perversité. Car tout ce que l'Éon ressentait comme désir, il l'éprouvait aussi comme passion, et, ce qu'il éprouvait comme passion, il le ressentait aussi comme désir : ce qu'ils appellent l'Enthymésis de cet Éon n'était pas autre chose que la passion d'un être qui avait projeté de comprendre l'incompréhensible, et sa passion n'était pas autre chose que cette Enthymésis, car il désirait l'impossible. Comment, dès lors, cette disposition et cette passion aurait-elle pu être séparée de l'Enthymésis et devenir la substance d'une matière si considérable, alors que l'Enthymésis était identique à la passion et la passion à l'Enthymésis ? Ainsi donc ni l'Enthymésis n'a pu exister à part sans l'Éon, ni les dispositions sans l'Enthymésis : sur ce point encore le système des hérétiques est renversé. Un Éon passible Au surplus, comment un Éon aurait-il pu se dissoudre et subir une passion ? Il était de même substance que le Plérôme, et le Plérôme tout entier était issu du Père. Situé dans ce qui lui est semblable, un être ne se dissout pas dans le néant, ne court pas le danger de périr, mais bien plutôt perdure et s'accroît : ainsi le feu dans le feu, le vent dans le vent, l'eau dans l'eau ; par contre, sous l'action de leurs contraires, ces mêmes êtres pâtissent, se transforment et disparaissent. De la sorte, si l'Eon en question était une émission de lumière, il ne pouvait ni pâtir ni courir un danger au sein d'une lumière semblable, mais il devait au contraire resplendir davantage et s'accroître, comme le jour sous l'action du soleil : car ils disent que l'Abîme est l'image de leur Père. Des animaux étrangers les uns aux autres et de nature contraire risquent de s'entre-détruire ; mais des animaux habitués les uns aux autres et de même race ne courent aucun danger du fait de se trouver au même endroit, ils y trouvent même le salut et la vie. Si donc cet Eon était de même substance que le Plérôme tout entier, il ne pouvait subir d'altération, puisqu'il se trouvait parmi des êtres semblables et familiers, pneumatique au milieu d'êtres pneumatiques. La crainte, le saisissement, la passion, la dissolution et autres choses de ce genre peuvent bien affecter les êtres situés à notre niveau et corporels, par suite de l'action de leurs contraires ; mais les êtres spirituels et enveloppés de lumière ne sauraient être atteints par des maux de cette sorte. En fait, les hérétiques m'ont tout l'air d'avoir prêté à leur Éon la passion de cet amant fougueux et haïssable imaginé par le poète comique Ménandre : car c'est bien l'image d'un amant malheureux qu'ont eue dans leur esprit les auteurs de cette fiction, plutôt que celle d'une substance spirituelle et divine. En outre, avoir l'idée de chercher le Père parfait, vouloir pénétrer en lui et le comprendre, cela ne pouvait engendrer ni ignorance ni passion, surtout dans un Éon pneumatique, mais bien plutôt perfection, impassibilité et vérité. Même eux, qui ne sont que des hommes, lorsqu'ils appliquent leur pensée à Celui qui est avant eux, qu'ils comprennent déjà en quelque sorte le Parfait et qu'ils se voient établis dans la gnose le concernant, ils ne se disent pas dans la passion et l'angoisse, mais bien plutôt dans la connaissance et la saisie de la vérité. Car, si le Sauveur a dit à ses disciples: « Cherchez et vous trouverez », c'est, à en croire les hérétiques, afin qu'eux-mêmes cherchent l'Abîme inénarrable que leur imagination a forgé de toutes pièces au-dessus du Créateur de toutes choses. Ils se prétendent donc eux-mêmes parfaits, parce que, en cherchant, ils ont trouvé le Parfait quoique étant encore sur terre ; mais pour ce qui est de l'Éon situé dans le Plérôme et tout entier pneumatique, en cherchant le Pro-Père, en s'efforçant de pénétrer dans sa grandeur, en ayant l'ardent désir de comprendre la Vérité paternelle, il est tombé, disent-ils, en passion — et en telle passion que, sans l'intervention de la Puissance qui consolide toutes choses, il se fût dissous dans la substance universelle et eût été anéanti. Folle prétention, bien digne d'hommes qu'a abandonnés la vérité. Que cet Eon soit plus excellent et plus vénérable qu'eux, ils le reconnaissent eux-mêmes d'après leur système, en se proclamant le produit de l'enfantement de l'Enthymésis de l'Éon tombé en passion, si bien que ce dernier Eon est le père de leur Mère, autrement dit leur grand-père. Ainsi, pour les petits-fils la recherche du Père produit vérité, perfection, consolidation, dégagement hors de la matière inconsistante, comme ils disent, et réconciliation avec le Père ; pour leur grand-père, en revanche, cette même recherche n'a produit qu'ignorance, passion, stupeur, effroi, angoisse, toutes choses dont a été faite, selon eux, la substance de la matière. Ainsi donc, chercher et scruter le Père parfait, désirer la communion et l'union avec lui, serait source de salut pour eux, mais source de corruption et de mort pour l'Eon dont ils sont issus. Comment voir là autre chose que folie, déraison, absurdité? Ceux qui admettent de telles doctrines sont vraiment des aveugles s'en remettant à des guides aveugles : c'est à bon droit qu'ils tombent dans l'« abîme » d'ignorance ouvert sous leurs pas. 6. LA SEMENCE L'ignorance du Démiurge relative à la semence Et que vaut le propos qu'ils tiennent sur leur semence et d'après lequel celle-ci fut d'abord conçue par la Mère à l'image des Anges entourant le Sauveur, sans forme ni figure et imparfaite, puis déposée dans le Démiurge à l'insu de celui-ci pour que, semée par lui dans les âmes provenant de lui, elle reçoive perfection et formation ? — En premier lieu, cela revient à dire que les Anges entourant le Sauveur sont imparfaits, sans figure ni forme, puisque c'est après avoir été conçue à leur image que la semence a été enfantée. Ensuite, dire que le Démiurge a ignoré le dépôt de la semence fait en lui, ainsi que l'ensemencement fait par lui dans l'homme, c'est un propos vain et sans consistance, qu'il est absolument impossible de prouver. Comment aurait-il ignoré cette semence, si elle avait eu quelque substance ou quelque qualité propre ? Certes, si elle n'avait ni substance ni qualités, si elle n'était rien, c'est à bon droit qu'il l'a ignorée. Ce qui a quelque action et qualité propre, soit de chaleur, soit de rapidité, soit de douceur, ou une différence de clarté n'échappe pas aux hommes, bien qu'ils ne soient que des hommes : à plus forte raison cela ne saurait-il échapper au Dieu Créateur de cet univers. C'est donc à juste titre qu'il n'a pas connu leur semence, puisqu'elle est sans qualité qui la rende apte à quoi que ce soit, sans substance qui lui permette la moindre action, bref, puisqu'elle n'est qu'un pur néant. C'est pour cela, me semble-t-il, que le Seigneur a dit : « De toute parole vaine que les hommes auront dite, ils auront à rendre compte au jour du jugement. » Les gens de cette sorte, qui auront débité des paroles vaines aux oreilles des hommes, comparaîtront tous au jugement pour rendre compte de leurs vaines élucubrations et de leurs mensonges contre Dieu. Ils vont en effet jusqu'à prétendre qu'eux-mêmes connaissent le Plérôme pneumatique grâce à la substance de la semence, du fait que l'« homme intérieur » leur montre le Père véritable : car il faut, pour l'élément psychique, des enseignements sensibles ; quant au Démiurge, qui a reçu en lui la totalité de la semence déposée par la Mère, il est demeuré, disent-ils, dans la plus complète ignorance et n'a eu aucune perception des réalités du Plérôme. Ainsi, eux-mêmes seraient pneumatiques, parce qu'une parcelle du Père de toutes choses aurait été déposée dans leur âme, tandis que leurs âmes seraient, comme ils disent, de même substance que le Démiurge ; quant au Démiurge, bien qu'ayant reçu de la Mère en une seule fois la totalité de la semence et possédant celle-ci en lui-même, il serait demeuré psychique et n'aurait eu absolument aucune perception de ces réalités supérieures qu'eux-mêmes, étant encore sur terre, se vantent de connaître : n'est-ce pas là le comble de l'absurdité ? Croire que la même semence ait procuré à leurs âmes la connaissance et la perfection, tandis qu'elle n'aurait procuré qu'ignorance au Dieu qui les a créés, c'est le fait de gens insensés et totalement privés de raison. La croissance de la semence Tout aussi inconsistante est l'assertion selon laquelle, dans ce dépôt de la semence, celle-ci est formée, s'accroît et devient prête à recevoir le Logos parfait. Car, en ce cas, le mélange de cette semence avec la matière — dont la substance, assurent-ils, provient de l'ignorance et de la déchéance — sera plus utile à la semence que ne lui fut leur lumière paternelle : car la vue de celle-ci fut cause d'une production sans forme ni figure, tandis que, du mélange avec la matière, la semence reçoit sa forme, sa figure, sa croissance et sa perfection. Si, en effet, la lumière venue du Plérôme a été cause que l'élément pneumatique n'ait ni forme, ni figure, ni grandeur propre, et si la descente de cet élément dans ce bas monde lui a procuré tout cela et l'a amené à la perfection, le séjour dans ce monde — qu'ils nomment « ténèbres » — lui aura été bien plus utile que ne fut leur lumière paternelle. N'est-il pas ridicule de dire, d'une part, que leur Mère était en danger dans la matière, au point qu'elle en était presque étouffée et qu'elle se fût corrompue, si tout juste à ce moment elle ne s'était tendue vers le haut et n'avait bondi hors d'elle-même avec l'aide du Père, et, d'autre part, que la semence de la Mère, dans cette même matière, s'accroît, est formée et devient apte à recevoir le Logos parfait, et cela en bouillonnant dans des éléments dissemblables et étrangers à sa nature, puisque, comme ils le disent eux-mêmes, le choïque s'oppose au pneumatique et le pneumatique au choïque ? Comment donc, dans ces éléments contraires et étrangers, la semence, après avoir été émise toute petite, comme ils disent, peut-elle s'accroître, être formée et parvenir à la perfection ? En plus de ce qui vient d'être dit, on peut encore poser la question suivante : Est-ce d'un seul coup, ou par parties, que leur Mère a enfanté la semence, lorsqu'elle a vu les Anges ? Si c'est au même moment et d'un seul coup, la semence ainsi conçue ne saurait être à l'état de petit enfant ; superflue, dès lors, est sa descente dans les hommes actuellement existants. Si, au contraire, c'est par parties, la conception ne peut plus être à l'image des Anges vus par la Mère ; car, puisque c'est au même moment et d'un seul coup qu'elle voyait et concevait, elle devait aussi d'un seul coup mettre au monde les images ainsi conçues. En outre, comment se fait-il que, ayant vu en même temps les Anges et le Sauveur, elle ait conçu des images des Anges et non du Sauveur, alors que celui-ci l'emporte en beauté sur ceux-là ? N'aurait-il pas eu l'heur de lui plaire, et serait-ce pour ce motif qu'elle n'est pas devenue grosse à sa vue ? Comment se fait-il encore que le Démiurge, qu'ils disent psychique et qui, selon eux, a sa grandeur et sa forme propres, ait été émis parfait selon sa substance, tandis que l'élément pneumatique, qui doit être encore plus opérant que le psychique, a été émis imparfait, ayant besoin de descendre dans un élément psychique pour y être formé et, ainsi rendu parfait, devenir prêt à recevoir le Logos parfait ? Si donc cette semence est formée dans des hommes choïques et psychiques, elle n'est plus à la ressemblance des Anges, qu'ils nomment Lumières, mais à celle des hommes d'ici-bas. Car la semence aura la ressemblance et la forme, non des Anges, mais des âmes en lesquelles elle est formée, tout comme l'eau versée dans un vase épouse la forme de ce vase et, si elle vient à y geler, possède les contours du vase dans lequel elle a gelé. Déjà les âmes elles-mêmes possèdent la forme de leur corps, adaptées qu'elles sont à leur réceptacle de la manière que nous venons de dire. Si donc la semence prend consistance et est formée ici-bas, elle aura la forme de l'homme, non celle des Anges. Comment sera-t-elle alors à l'image des Anges, alors qu'elle aura été formée à la ressemblance des hommes ? Pourquoi encore, alors qu'elle était pneumatique, cette semence a-t-elle eu besoin de descendre dans la chair ? Car c'est la chair qui a besoin de l'élément spirituel — si toutefois elle doit être sauvée —, pour être sanctifiée et glorifiée en lui et pour que ce qui est mortel soit absorbé par l'immortalité ". De son côté, ce qui est spirituel n'a absolument pas besoin des choses d'ici-bas : car ce n'est pas nous qui le bonifions, mais lui qui nous rend meilleurs. La fausseté de leur doctrine sur la semence éclate avec plus d'évidence encore, comme n'importe qui peut le voir, dans l'assertion selon laquelle les âmes qui avaient reçu de la Mère la semence étaient meilleures que les autres et, pour cette raison, étaient honorées par le Démiurge et mises par lui au rang des princes, des rois et des prêtres. En effet, si cela était vrai, le grand prêtre Caïphe eût été le premier à croire au Seigneur et, avec lui, Anne, les autres grands prêtres, les docteurs de la Loi et les chefs du peuple, puisqu'ils étaient de la race de la Mère, et avant eux l'eût fait même le roi Hérode. En fait, ni celui-ci, ni les grands prêtres, ni les chefs, ni les notables du peuple n'accoururent au Seigneur, mais, tout à l'opposé, les mendiants assis le long des chemins, les sourds, les aveugles, ceux qui étaient foulés aux pieds et méprisés par les autres hommes, selon ce que dit Paul : « Considérez votre appel, frères : il n'y a pas parmi vous beaucoup de sages, ni beaucoup de nobles, ni beaucoup de puissants ; mais ce qu'il y avait de méprisable dans le monde, Dieu l'a choisi. » Les âmes dont il est question n'étaient donc pas meilleures à cause d'une semence déposée en elles, et ce n'est pas pour ce motif qu'elles étaient honorées par le Créateur. 7. CONCLUSION Ce que nous venons de dire suffit à montrer combien le système des hérétiques est fragile et inconsistant, et sot par surcroît. Car, comme on a coutume de dire, il n'est pas nécessaire de boire la mer tout entière pour savoir que son eau est salée. Supposons une statue d'argile dont on a coloré la surface pour faire croire qu'elle est d'or alors qu'elle n'est que d'argile : il suffira d'en prélever un fragment quelconque pour faire apparaître l'argile et libérer d'une opinion fausse ceux qui cherchent la vérité. C'est de la même manière que nous avons procédé : nous avons réfuté, non une partie minime, mais les points principaux de leur système; nous avons ainsi fait apparaître, à l'intention de tous ceux qui ne veulent pas être sciemment trompés, ce qu'il y a de pervers, de fourbe, de trompeur et de pernicieux dans l'école des disciples de Valentin et chez tous les autres hérétiques qui blasphèment le Créateur et l'Auteur de cet univers, le Dieu unique : nous avons montré tout cela en manifestant le caractère inconsistant de leur voie. Car quel homme sensé et atteignant si peu que ce soit à la vérité supportera des gens qui disent qu'au-dessus du Dieu Créateur il existe un autre Père ; qu'autre est le Monogène, autre le Logos de Dieu, émis dans la déchéance, autre encore le Christ, né postérieurement à tous les autres Éons avec l'Esprit Saint, autre enfin le Sauveur, qui ne serait même pas issu du Père de toutes choses, mais proviendrait de l'apport commun des Éons tombés dans la déchéance et aurait dû être émis à cause de cette déchéance ? Ainsi, à moins que les Eons ne fussent tombés dans l'ignorance et la déchéance, ni le Christ, selon eux, n'eût été émis, ni l'Esprit Saint, ni Limite, ni le Sauveur, ni les Anges, ni leur Mère, ni la semence de celle-ci, ni le reste de la création : l'univers eût été dépourvu de ces si grands biens. Leur impiété ne s'attaque donc pas seulement au Créateur, qu'ils appellent « fruit de déchéance », mais encore au Christ et à l'Esprit Saint, qu'ils disent émis à cause de la déchéance, et au Sauveur, émis de même après la déchéance. Car qui supportera le restant de leur vain bavardage, qu'ils ont astucieusement tenté d'adapter aux paraboles pour se précipiter eux-mêmes, avec ceux qui se fient à eux, dans le comble de l'impiété ? TROISIEME PARTIE RÉFUTATION DES SPÉCULATIONS VALENTINIENNES RELATIVES AUX NOMBRES 1. LES EXÉGÈSES PTOLÉMÉENNES Trois spécimens Montrons donc que c'est à tort et sans fondement aucun qu'ils veulent étayer leurs inventions au moyen des paraboles et des actions du Seigneur. Ils tentent, en effet, de prouver la passion prétendument survenue dans le douzième Éon en tablant sur le fait que la Passion du Sauveur a été causée par le douzième apôtre et a eu lieu au douzième mois : car ils veulent que le Sauveur ait prêché pendant une seule année après son baptême. Mais c'est aussi dans la femme qui souffrait d'un flux de sang, disent-ils, que la chose apparaît avec évidence, car elle souffrit durant douze années et c'est en touchant la frange du vêtement du Sauveur qu'elle recouvra la santé, grâce à la Puissance qui sortit du Sauveur et qui, disent-ils, préexistait à celui-ci : car la Puissance tombée en passion s'étendait et se répandait dans l'infini au point de courir le risque de se dissoudre dans la substance universelle, lorsque, ayant touché la première Tétrade signifiée par la frange du vêtement, elle s'arrêta et se dégagea de la passion. La défection du douzième apôtre Ils veulent donc que la passion du douzième Eon soit représentée par Judas. Mais, répondons-nous, comment peuvent-ils lui comparer Judas, qui a été rejeté du nombre douze et n'a pas été rétabli en son lieu ? Car l'Éon prétendument représenté par Judas, une fois séparée de lui son Enthymésis, a été rétabli dans son rang ; Judas, au contraire, a été rejeté et expulsé, et Matthias a été établi à sa place, selon ce qui est écrit : « Et qu'un autre reçoive sa charge. » Ils auraient donc dû dire que le douzième Éon a été expulsé du Plérôme et qu'un autre a été émis pour le remplacer, si du moins cet Éon est représenté par Judas. Au reste, de leur propre aveu, c'est l'Éon lui-même qui a souffert la passion, tandis que Judas n'a fait que trahir : que ce soit en effet le Christ, et non Judas, qui soit venu à la Passion, eux-mêmes le reconnaissent. Comment alors Judas, qui a livré Celui qui devait souffrir pour notre salut, pouvait-il être la figure et l'image de l'Eon tombé en passion ? D'ailleurs même la Passion du Christ n'est ni semblable ni comparable à la passion de l'Eon. L'Éon a souffert une passion de dissolution et de perdition, au point que celui qui souffrait ainsi était en danger de se corrompre ; notre Seigneur le Christ, au contraire, a souffert une Passion ferme et sans fléchissement, en laquelle, bien loin d'être en danger de se corrompre, il a raffermi par sa force l'homme tombé dans la corruption et l'a ramené à l'incorruptibilité. L'Éon a souffert la passion en cherchant le Père et en étant impuissant à le trouver ; le Seigneur a souffert pour amener à la connaissance et à la proximité du Père ceux qui s'étaient égarés loin de lui. Pour l'Éon, la recherche de la grandeur du Père fut cause d'une passion de perdition; pour nous, la Passion du Seigneur, en nous apportant la connaissance du Père, fut source de salut. La passion de l'Éon a fructifié en un fruit féminin, comme ils disent, faible, sans forme, incapable d'agir ; la Passion du Seigneur a fructifié en force et en puissance. Car le Seigneur, « étant monté dans les hauteurs » par sa Passion, « a emmené avec lui les captifs et octroyé ses dons aux hommes » : il a donné à ceux qui croient en lui de « fouler aux pieds les serpents et les scorpions, ainsi que toute la puissance de l'ennemi », c'est-à-dire de l'initiateur de l'apostasie. Par sa Passion, le Seigneur a détruit la mort, évacué l'erreur, anéanti la corruption, dissipé l'ignorance; il a manifesté la vie, montré la vérité, donné l'incorruptibilité. Leur Éon, par sa passion, a fait apparaître l'ignorance et mis au monde une substance informe de laquelle, selon eux, sont sorties toutes les œuvres hyliques, mort, corruption, erreur et tout le reste. Ainsi, ni Judas, le douzième disciple, ni même la Passion de notre Seigneur ne peuvent être la figure de l'Éon tombé en passion, car il n'y a, de part et d'autre, que contrastes et divergences, ainsi que nous venons de le montrer. Voici d'ailleurs encore une divergence, tirée du nombre lui-même. Que Judas, le traître, soit le douzième disciple, tous en tombent d'accord, car l'Évangile donne les noms des douze apôtres. Par contre, l'Éon dont il est question n'est pas le douzième, mais le trentième : car il n'y a pas que douze Éons à avoir été émis par la volonté du Père, et l'Éon dont nous parlons n'a pas été émis le douzième, puisqu'ils assurent qu'il a été émis en trentième lieu. Comment alors Judas, qui occupe le douzième rang, peut-il être la figure et l'image d'un Éon qui occupe le trentième rang ? S'ils disent que Judas qui se perd est l'image de l'Enthymésis de cet Éon, même alors l'image ne répond pas à la réalité qu'elle prétend représenter. En effet, cette Enthymésis, séparée de l'Éon, puis formée par le Christ et rendue sage par le Sauveur, après avoir effectué tout ce qui est hors du Plérôme à l'image des réalités de ce Plérôme, doit, à la fin, être réintroduite dans le Plérôme et être unie selon la syzygie au Sauveur issu de tous les Éons. Judas, au contraire, une fois rejeté, n'a jamais été remis au nombre des disciples : sinon, on n'en aurait pas adjoint un autre à sa place. Le Seigneur a d'ailleurs dit de lui : « Malheur à l'homme par qui le Fils de l'homme va être livré !» et : « Il eût mieux valu pour lui qu'il ne fût pas né. » Il l'a encore appelé « fils de perdition ». Et s'ils disent que Judas figure, non l'Enthymésis séparée de l'Éon, mais la passion mêlée à cette Enthymésis, même alors le nombre deux ne peut figurer le nombre trois. Ici, en effet, Judas est rejeté et Matthias établi à sa place ; là, il y a l'Eon en danger de se dissoudre et de périr, l'Enthymésis et la passion — car ils confèrent une existence séparée à l'Enthymésis et à la passion : l'Eon, disent-ils, a été réintégré, l'Enthymésis a été formée, tandis que la passion, séparée de l'un et l'autre, constitue la matière —. Cela fait donc trois : l'Eon, l'Enthymésis et la passion. Par conséquent Judas et Matthias, qui ne font que deux, ne peuvent les figurer. S'ils disent que les douze apôtres figurent les seuls douze Eons émis par l'Homme et l'Eglise, qu'ils nous donnent donc dix autres apôtres pour figurer les dix Éons émis par le Logos et la Vie. Car il serait absurde que, par le choix de ses apôtres, le Sauveur ait indiqué les Éons les plus jeunes et, par conséquent, les moins nobles, et n'ait pas indiqué d'abord les Éons les plus anciens et les plus excellents. Le Sauveur pouvait cependant — si du moins il choisissait ses apôtres dans le but d'indiquer par eux les Éons du Plérôme — choisir aussi dix autres apôtres pour indiquer la seconde Décade et, avant eux, encore huit autres pour indiquer la fondamentale et primitive Ogdoade par le nombre des apôtres pris comme figure. Certes, nous voyons que, après les douze apôtres, notre Seigneur a envoyé devant lui soixante-dix autres disciples : mais ces soixante-dix ne peuvent figurer ni Ogdoade, ni Décade, ni Triacontade. Pourquoi donc les Éons inférieurs, comme nous l'avons dit, ont-ils été indiqués par les apôtres, alors que les Éons supérieurs, dont les autres sont issus, n'ont été figurés par rien ? Et si les douze apôtres ont été choisis pour signifier le nombre des douze Eons, les soixante-dix disciples ont dû être choisis eux aussi pour figurer soixante-dix Éons : en ce cas, qu'ils ne parlent plus de trente, mais de quatre-vingt-deux Éons. Car quelqu'un qui aurait choisi ses apôtres pour figurer les Éons du Plérôme n'aurait jamais choisi les uns et exclu les autres : c'est par le moyen de tous les apôtres qu'il se serait appliqué à présenter une image et une figure des Éons du Plérôme. Nous ne pouvons non plus passer Paul sous silence, mais nous devons leur demander de quel Éon il nous a été enseigné que l'Apôtre est la figure. Peut-être est-ce du Sauveur, produit de leur composition, formé de l'apport de tous les Éons, et qu'ils appellent Tout parce qu'il provient de tous. C'est lui que le poète Hésiode a clairement désigné, en lui donnant le nom de Pandore, parce qu'un don excellent, issu de tous les Éons, a été rassemblé en lui. Et c'est bien à propos des hérétiques qu'a été dite cette parole : « Hermès a déposé en eux des paroles trompeuses et un cœur artificieux », pour qu'ils séduisent les sots et que ceux-ci ajoutent foi à leurs inventions. Car leur Mère, c'est-à-dire Léto, les a mus secrètement, à l'insu du Démiurge, pour leur faire énoncer de profonds et inénarrables mystères à l'adresse de ceux qui éprouvent des démangeaisons d'oreille. Et ce n'est pas seulement par l'entremise d'Hésiode que leur Mère a fait exprimer le mystère, mais elle l'a fait aussi — d'une manière fort subtile, afin de le cacher au Démiurge — dans les poèmes lyriques de Pindare, à l'épisode de Pélops, dont la chair, coupée en morceaux par son père, fut ensuite recueillie, rassemblée et recollée ensemble par tous les dieux, constituant de la sorte une figure de Pandore. Aiguillonnés eux aussi par la Mère, les hérétiques ne font que répéter les dires de ces poètes : ils sont bien de la même race et du même esprit qu'eux. Au surplus, leur nombre de trente Eons s'écroule tout entier, ainsi que nous l'avons montré déjà, puisque, d'après eux, on trouve tantôt moins, tantôt plus d'Eons dans le Plérôme. Il n'existe donc pas trente Éons et, si le Sauveur est venu au baptême à l'âge de trente ans, ce n'est pas pour révéler leurs trente Eons enveloppés de silence : sinon, c'est le Sauveur lui-même que, le tout premier, les ^hérétiques auront à séparer et à expulser du Plérôme des Eons. La Passion du Seigneur prétendument accomplie le douzième mois Par ailleurs, ils disent qu'il a souffert le douzième mois, en sorte qu'il a prêché pendant une seule année après son baptême. Et cette assertion, ils tentent de l'établir au moyen de cette parole du prophète : «... publier une année de grâce du Seigneur et un jour de rétribution. » Mais ils sont vraiment aveugles, ces gens qui prétendent avoir découvert les profondeurs de l'Abîme et qui ne savent même pas ce que sont cette « année de grâce du Seigneur » et ce « jour de rétribution » dont parle Isaïe. Car le prophète ne parle ni d'un jour de douze heures, ni d'une année de douze mois : les hérétiques eux-mêmes reconnaissent que les prophètes ont dit une foule de choses en paraboles et allégories, et non selon la teneur littérale des mots. Il appelle donc « jour de rétribution » celui où le Seigneur « rendra à chacun selon ses œuvres », c'est-à-dire le Jugement. Quant à l'« année de grâce du Seigneur », c'est le temps présent, pendant lequel sont appelés par le Seigneur ceux qui croient en lui et deviennent ainsi l'objet des faveurs de Dieu ; autrement dit, c'est tout le temps s'écoulant depuis sa venue jusqu'à la consommation finale, temps au cours duquel il s'acquiert, à titre de fruits, ceux qui sont sauvés. Car, selon la parole du prophète, l'« année » en question est suivie du « jour de rétribution » : le prophète aura donc menti, si le Seigneur a prêché seulement une année et si c'est de cette année qu'il veut parler. Où est en effet le jour de rétribution ? L'année est passée, et le jour de rétribution n'est pas encore venu : Dieu « fait » toujours « lever son soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et les injustes ». Et les justes sont persécutés, affligés et mis à mort, tandis que les pécheurs sont dans l'abondance et « boivent au son de la cithare et du tambourin sans prendre garde aux œuvres du Seigneur ». Or, selon la parole citée, les deux choses doivent être unies : l' « année » doit être suivie du « jour de rétribution ». Car il est dit : «... publier une année de grâce du Seigneur et un jour de rétribution ». On entend donc à bon droit par « année de grâce du Seigneur » le temps présent, pendant lequel les hommes sont appelés et sauvés par le Seigneur et que suivra le « jour de rétribution » ou Jugement. D'ailleurs, ce n'est pas seulement sous le nom d'« année » que ce temps est désigné, mais il est aussi appelé «jour » à la fois par le prophète et par Paul. Car l'Apôtre, faisant mention de l'Ecriture, dit dans l'épître aux Romains : « Comme il est écrit : A cause de toi nous sommes mis à mort tout le jour, nous avons été regardés comme des brebis de boucherie. » L'expression « tout le jour » doit s'entendre de tout le laps de temps durant lequel nous sommes persécutés et égorgés comme des brebis. De même donc qu'ici le « jour » n'est pas un jour de douze heures, mais tout le temps durant lequel souffrent et sont mis à mort à cause du Christ ceux qui croient en lui, de même là l'« année » n'est pas une année de douze mois, mais tout le temps de la foi, pendant lequel les hommes entendent la prédication, croient et deviennent l'objet des faveurs du Seigneur pour autant qu'ils s'unissent à lui. On peut d'ailleurs grandement s'étonner que des gens qui prétendent avoir découvert les profondeurs de Dieu n'aient pas cherché dans les Evangiles combien de fois, au temps de la Pâque, le Seigneur est monté à Jérusalem après son baptême : c'était en effet la coutume des Juifs de tout pays de venir chaque année à Jérusalem à ce moment-là et d'y célébrer la fête de la Pâque. Une première fois donc, après avoir changé l'eau en vin à Cana de Galilée, il monta pour la fête de la Pâque, et c'est alors que « beaucoup crurent en lui, en voyant les miracles qu'il faisait», ainsi que le rapporte Jean, le disciple du Seigneur. Ensuite il se retira, et nous le trouvons en Samarie, s'entretenant avec la Samaritaine; puis il guérit le fils du centurion à distance, d'une simple parole, en disant : « Va, ton fils vit ». Après quoi il monta une deuxième fois à Jérusalem pour la fête de la Pâque , et c'est alors qu'il guérit le paralytique qui gisait aux abords de là piscine depuis trente-huit ans, en lui ordonnant de se lever, de prendre son grabat et de s'en aller. Puis il se retira de l'autre côté de la mer de Tibériade; une foule nombreuse l'y ayant suivi, il rassasia avec cinq pains toute cette multitude et il resta douze corbeilles de morceaux. Ensuite, après avoir ressuscité Lazare d'entre les morts, comme il était en butte aux embûches des Pharisiens, il se retira dans la ville d'Éphrem; de là, « six jours avant la Pâque, il vint à Béthanie », ainsi qu'il est écrit; de Béthanie, enfin, il monta à Jérusalem, où il mangea la pâque, puis souffrit sa Passion le lendemain. Que ces trois Pâques ne puissent être une seule année, tout le monde en conviendra. De plus, le mois au cours duquel se célébrait la Pâque et au cours duquel le Seigneur souffrit sa Passion n'était pas le douzième, mais le premier : ces gens qui se targuent de tout savoir peuvent, s'ils l'ignorent, l'apprendre de Moïse. Ainsi s'avère fausse, leur interprétation de l'année et du douzième mois, et il leur faut rejeter, soit leur interprétation, soit l'Évangile : sinon, comment le Seigneur n'a-t-il prêché qu'une année seulement ? Au surplus, s'il n'avait que trente ans lorsqu'il vint au baptême, il avait l'âge parfait d'un maître lorsque, par la suite, il vint à Jérusalem, de telle sorte qu'il pouvait à bon droit s'entendre appeler maître par tous : car il n'était pas autre chose que ce qu'il paraissait, comme le disent les docètes, mais, ce qu'il était, il le paraissait aussi. Étant donc maître, il avait aussi l'âge d'un maître. Il n'a ni rejeté ni dépassé l'humaine condition et n'a pas aboli en sa personne la loi du genre humain, mais il a sanctifié tous les âges par la ressemblance que nous avons avec lui. C'est, en effet, tous les hommes qu'il est venu sauver par lui-même —, tous les hommes, dis-je, qui par lui renaissent en Dieu : nouveau-nés, enfants, adolescents, jeunes hommes, hommes d'âge. C'est pourquoi il est passé par tous les âges de la vie : en se faisant nouveau-né parmi les nouveau-nés, il a sanctifié les nouveau-nés; en se faisant enfant parmi les enfants, il a sanctifié ceux qui ont cet âge et est devenu en même temps pour eux un modèle de piété, de justice et de soumission; en se faisant jeune homme parmi les jeunes hommes, il est devenu un modèle pour les jeunes hommes et les a sanctifiés pour le Seigneur. C'est de cette même manière qu'il s'est fait aussi homme d'âge parmi les hommes d'âge, afin d'être en tout point le Maître parfait, non seulement quant à l'exposé de la vérité, mais aussi quant à l'âge, sanctifiant en même temps les hommes d'âge et devenant un modèle pour eux aussi. Finalement il est descendu jusque dans la mort, pour être le Premier-né d'entre les morts, celui qui a la primauté en tout l'Initiateur de la vie, antérieur à tous les hommes et les précédant tous. Mais les hérétiques, pour pouvoir étayer leur fiction à l'aide de la parole de l'Ecriture : «... publier une année de grâce du Seigneur », disent qu'il a prêché pendant une seule année et qu'il a souffert sa Passion au douzième mois. Ce faisant, à l'encontre de leur propre doctrine et sans même s'en rendre compte, ils réduisent à néant toute l'œuvre du Seigneur et enlèvent à celui-ci la période la plus nécessaire et la plus honorable de sa vie, je veux dire celle de l'âge avancé, pendant laquelle il a été le guide de tous par son enseignement. Car comment aurait-il eu des disciples, s'il n'avait pas enseigné? Et comment aurait-il pu enseigner s'il n'avait pas eu l'âge d'un maître ? Quand il vint au baptême, il n'avait point encore accompli sa trentième année, mais était au début de celle-ci. Luc indique en effet l'âge du Seigneur en ces termes : « Jésus commençait sa trentième année », lorsqu'il vint au baptême. S'il a prêché pendant une seule année à partir de son baptême, il a souffert sa Passion à trente ans accomplis, alors qu'il était encore un homme jeune et n'avait point encore atteint un âge avancé. Car, tout le monde en conviendra, l'âge de trente ans est celui d'un homme encore jeune, et cette jeunesse s'étend jusqu'à la quarantième année : ce n'est qu'à partir de la quarantième, voire de la cinquantième année qu'on descend vers la vieillesse. C'est précisément cet âge-là qu'avait notre Seigneur lorsqu'il enseigna : l'Evangile l'atteste, et tous les presbytres d'Asie qui ont été en relations avec Jean, le disciple du Seigneur, attestent eux aussi que Jean leur transmit la même tradition, car celui-ci demeura avec eux jusqu'aux temps de Trajan. Certains de ces presbytres n'ont pas vu Jean seulement, mais aussi d'autres apôtres, et ils les ont entendus rapporter la même chose et ils attestent le fait. Qui croire de préférence ? Des hommes tels que ces presbytres, ou un Ptolémée, qui n'a jamais vu d'apôtres et qui, fût-ce en songe, n'a jamais suivi les traces d'aucun d'entre eux ? Il n'est pas jusqu'aux Juifs disputant alors avec le Seigneur Jésus-Christ qui n'aient clairement indiqué la même chose. Quand en effet le Seigneur leur dit : « Abraham, votre père, a exulté à la pensée de voir mon jour ; il l'a vu, et il s'est réjoui », ils lui répondent : « Tu n'as pas encore cinquante ans, et tu as vu Abraham ? » Une telle parole s'adresse normalement à un homme qui a dépassé déjà la quarantaine et qui, sans avoir encore atteint la cinquantaine, n'en est cependant plus très loin. Par contre, à un homme qui n'aurait eu que trente ans, on aurait dit : « Tu n'as pas encore quarante ans. » Car, s'ils voulaient le convaincre de mensonge, ils devaient se garder d'outrepasser de beaucoup l'âge qu'on lui voyait : ils donnaient donc un âge approximatif, soit qu'ils aient connu son âge véritable par les registres du recensement, soit qu'ils aient conjecturé son âge en voyant qu'il devait avoir plus de quarante ans et, en tout cas, sûrement pas trente ans. Car il eût été tout à fait déraisonnable de leur part d'ajouter mensongèrement vingt ans, alors qu'ils voulaient prouver qu'il était postérieur à l'époque d'Abraham. Ils disaient ce qu'ils voyaient, et celui qu'ils voyaient n'était pas apparence, mais vérité. Le Seigneur n'était donc pas beaucoup éloigné de la cinquantaine, et c'est pour cela que les Juifs pouvaient lui dire : « Tu n'as pas encore cinquante ans, et tu as vu Abraham ? » Concluons-en que le Seigneur n'a pas prêché pendant une année seulement et qu'il n'a pas souffert sa Passion le douzième mois. Car jamais le temps écoulé de la trentième à la cinquantième année n'équivaudra à une année, à moins que peut-être ce ne soient des années d'une telle longueur qu'ils attribuent à leurs Eons siégeant en bon ordre auprès de l'Abîme dans le Plérôme — ces Eons dont le poète Homère a dit, inspiré lui aussi par leur Mère d'erreur : « Les dieux, assis auprès de Zeus, s'entretenaient ensemble sur un pavement d'or. » L'hémorroïsse guérie après douze années de souffrance Mais l'ignorance des hérétiques éclate aussi à propos de la femme atteinte d'un flux de sang et guérie pour avoir touché la frange du vêtement du Seigneur : car elle représente, disent-ils, la douzième Puissance tombée en passion et s'écoulant dans l'infini, autrement dit le douzième Éon. Tout d'abord, selon leur système, cet Éon n'est pas le douzième, ainsi que nous l'avons déjà montré. Admettons cependant qu'il en soit ainsi. Des douze Eons, onze, disent-ils, sont demeurés impassibles, tandis que le douzième est tombé en passion. Mais, répondrons-nous, la femme, elle, a été au contraire guérie la douzième année : il est clair qu'elle est demeurée onze ans dans la « passion » et a été guérie la douzième année. Si donc ils disaient que les onze premiers Éons ont été la proie d'une passion inguérissable, tandis que le douzième a été guéri, il y aurait quelque vraisemblance à affirmer que la femme est la figure de ces douze Éons. Mais si la femme a souffert onze ans sans être guérie et a été guérie la douzième année seulement, comment peut-elle être la figure des douze Éons, puisque les onze premiers n'ont absolument rien souffert et que le douzième seul a été la proie de la passion ? La figure et l'image diffèrent quelquefois de la réalité par leur matière, mais elles doivent garder sa ressemblance par leur forme et, grâce à cette ressemblance, faire voir par ce qui est présent ce qui n'est pas présent. Et cette femme n'est pas la seule dont aient été précisées les années de maladie — que les hérétiques disent concorder avec leur fable —. Voici une autre femme, guérie pareillement après dix-huit années de maladie. C'est celle dont le Seigneur a dit : « Cette fille d'Abraham, que Satan tenait liée depuis dix-huit ans, il n'eût pas fallu la délivrer de ce lien le jour du sabbat ! » Si la première de ces deux femmes est la figure du douzième Eon tombé en passion, la seconde doit être aussi la figure d'un dix-huitième Eon tombé en passion. Mais cela ils n'ont garde de le conclure, car en ce cas leur primitive et fondamentale Ogdoade serait comptée au nombre des Éons tombés en passion. Mais il y a encore un autre malade, qui a été guéri par le Seigneur après trente-huit ans de maladie : que les hérétiques posent donc un trente-huitième Éon tombé en passion ! Car si, comme ils le prétendent, les actions du Seigneur sont la figure des réalités du Plérôme, la figure doit être conservée en toutes. Mais ni de la femme guérie après dix-huit ans, ni de l'homme guéri après trente-huit ans, les hérétiques ne peuvent rien tirer qui s'accommode à leur fiction. Par ailleurs il serait absurde et tout à fait inconvenant de dire qu'en certaines de ses actions le Sauveur a conservé la figure du Plérôme et qu'en d'autres il ne l'a pas fait. La preuve est donc faite qu'il y a dissemblance entre la figure qu'on prétend tirer de la femme et ce qui s'est passé chez les Éons. 2. LES SPÉCULATIONS MARCOSIENNES Nombres tirés des Écritures La fausseté de leur invention et l'inconsistance de leur fiction apparaît encore lorsqu'ils tentent d'échafauder des preuves par les nombres, soit en comptant les syllabes des mots, soit en comptant les lettres des syllabes, soit en additionnant les nombres correspondant aux diverses lettres grecques : une telle façon de faire montre clairement l'indigence et l'inconsistance de leur gnose, ainsi que son caractère artificiel. Ainsi en est-il du nom Jésus : ce nom, qui appartient à une autre langue, ils le soumettent au comput des Grecs, et alors, tantôt ils le disent «insigne», parce qu'il possède six lettres, tantôt ils l'appellent « Plérôme des Ogdoades », parce qu'il possède le nombre 888. Mais le mot grec qui lui correspond, à savoir ??????(Sauveur), ne cadre avec leur fable ni pour le nombre ni pour les lettres : aussi le passent-ils sous silence. Pourtant, si c'était de la providence du Père qu'ils avaient reçu les noms divins indiquant par leurs nombres et leurs lettres le nombre des Eons du Plérôme, le mot ??????, qui est un mot grec, devrait révéler, par les lettres et les nombres pris à la manière grecque, le mystère du Plérôme. En fait, il n'en est rien : ce mot se compose de cinq lettres et donne le nombre 1408. Ces chiffres ne correspondent à rien dans leur Plérôme. Dépourvue de vérité est donc la prétendue série d'événements qui se serait déroulée dans leur Plérôme. Quant au nom de « Jésus », suivant la langue hébraïque à laquelle il appartient, il se compose de deux lettres et d'une demi-lettre, comme disent les savants juifs, et il signifie « le Seigneur qui possède le ciel et la terre » : car, dans l'hébreu primitif, « Seigneur » se dit Iah, et « ciel et terre », samaim wa'arets. Le Verbe qui possède le ciel et la terre est donc bien lui-même Jésus. L'explication que les hérétiques donnent du nombre insigne est donc fausse, et leur prétendu nombre 888 est manifestement réfuté. Car si nous prenons les mots dans leur propre langue, « Sauveur », en grec, comporte cinq lettres, et «Jésus», en hébreu, comporte deux lettres et une demi-lettre. Et ainsi s'effondre le nombre 888. Car les lettres hébraïques ne s'accordent aucunement avec les nombres grecs, alors qu'elles devraient, puisqu'elles sont plus anciennes et. plus excellentes, sauvegarder davantage encore le compte du nombre des noms. Le Christ devrait, lui aussi, posséder un nom dont le nombre corresponde aux Éons du Plérôme, puisqu'il a été émis pour la consolidation et le redressement du Plérôme, comme ils disent. De même le Père devrait renfermer en lui, par les lettres et les chiffres, le nombre des Éons émis par lui ; pareillement l'Abîme, et non moins le Monogène, et par-dessus tout le nom hébreu Baruch, que l'on attribue à Dieu et qui ne comporte que deux lettres et une demi-lettre. Si donc les vocables les plus importants, tant en grec qu'en hébreu, ne s'accordent avec leur fable ni pour le nombre des lettres ni pour la somme des chiffres, il est clair que, pour tous les autres vocables, les calculs des hérétiques ne sont qu'une impudente falsification. Ils arrachent en effet à la Loi tout ce qui cadre avec les chiffres de leur système et ils s'efforcent ainsi, en faisant violence aux textes, d'échafauder des preuves. Mais si leur Mère ou le Sauveur avaient eu l'intention de montrer, par l'entremise du Démiurge, des figures des réalités du Plérôme, ils auraient fait en sorte que ce fussent les choses les plus vraies et les plus saintes qui servissent de figures, et avant tout l'arche de l'alliance, pour laquelle fut édifié tout le tabernacle du témoignage. Or cette arche reçut deux coudées et demie de longueur, une coudée et demie de largeur, et une coudée et demie de hauteur : le nombre de ces coudées ne correspond en rien à leur fable, alors qu'il devrait en être la figure plus que tout autre. Le propitiatoire ne cadre pas davantage avec leurs descriptions. Quant à la table de proposition, elle avait deux coudées de longueur, une coudée de largeur et une coudée et demie de hauteur : pas même une seule de ces dimensions n'évoque la Tétrade, ou l'Ogdoade, ou le restant de leur Plérôme. Et que penser du chandelier à sept branches et sept lampes ? S'il avait été fait pour servir de figure, il aurait dû avoir huit branches et autant de lampes, pour figurer la première Ogdoade qui resplendit au sein des Éons et illumine tout le Plérôme. Les dix tentures du tabernacle, ils les ont soigneusement dénombrées, assurant qu'elles étaient une figure des dix Eons de la Décade ; mais ils se sont gardés de compter les peaux, qui ont été faites au nombre de onze. Ils n'ont pas non plus mesuré les dimensions des tentures, dont chacune avait vingt-huit coudées de longueur. Ils expliquent de même par la Décade des Éons la longueur des colonnes, qui était de dix coudées; mais ils n'expliquent ni leur largeur, qui était d'une coudée et demie, ni le nombre total des colonnes, ni le nombre de leurs traverses, parce que ces derniers nombres sont sans rapport avec leur système. Et qu'en est-il de l'huile de l'onction qui sanctifia tout le tabernacle ? Sans doute cela échappa-t-il au Sauveur ! Ou, qui sait ? peut-être leur Mère dormait-elle quand le Démiurge prit sur lui de prescrire le poids des divers onguents. C'est pour cela que celui-ci est en désaccord avec le Plérôme : il comportait 500 sicles de myrrhe, 500 sicles de casse, 250 sicles de cinnamome, 250 sicles d'acore, en plus de l'huile, en sorte que l'huile de l'onction se composait de ces cinq ingrédients. Il en va de même de l'encens, qui se composait de résine, d'ongle odorant, de galbanum, de menthe et de grains d'encens, toutes choses qui, pas plus par le nombre des ingrédients que par leurs poids respectifs, n'ont de rapport avec le système des hérétiques. L'attitude de ceux-ci est donc déraisonnable et tout à fait grossière : dans les institutions les plus hautes et les plus distinguées de la Loi, la figure des réalités d'en haut n'aurait pas été conservée ; dans toutes les autres, par contre, dès qu'un nombre s'accorde avec leurs dires, ils affirment qu'il y a là une figure des réalités du Plérôme. En fait, tous les nombres se rencontrent à plus d'une reprise dans les Ecritures, à telle enseigne que celui qui le voudrait pourrait tirer des Ecritures non seulement l'Ogdoade, la Décade et la Dodécade, mais n'importe quel autre nombre et voir en celui-ci la figure d'une erreur qu'il aurait inventée. Pour prouver qu'il en est bien ainsi, prenons le nombre cinq, qui ne correspond à rien dans leur système, n'a nul équivalent dans leur fable et ne leur est d'aucune utilité pour démontrer, à partir de figures, les réalités du Plérôme. Ce nombre va recevoir des Ecritures le suffrage que voici. Le mot ????? (Sauveur) possède cinq lettres, ainsi que le mot ?????? (Père) et le mot ????? (charité). Notre Seigneur a béni cinq pains et rassasié ainsi cinq milliers d'hommes. Les vierges sages dont a parlé le Seigneur sont au nombre de cinq, et de même les vierges folles. Pareillement cinq hommes se sont trouvés avec le Seigneur au moment où le Père lui a rendu témoignage, à savoir Pierre, Jacques, Jean, Moïse et Elie. De même encore c'est après être entré le cinquième auprès de la jeune fille morte, que le Seigneur l'a ressuscitée : car, est-il écrit, « il ne laissa personne entrer avec lui, sinon Pierre et Jacques, ainsi que le père et la mère de la jeune fille ». Le riche enseveli dans les enfers dit avoir cinq frères et demande que quelqu'un des morts se rende auprès d'eux après être ressuscité. C'était une piscine à cinq portiques que celle d'où, sur l'ordre du Seigneur, le paralytique guéri s'en retourna à sa maison. La structure de la croix présente cinq extrémités, deux en longueur, deux en largeur et, au centre, une cinquième sur laquelle s'appuie le crucifié. Chacune de nos mains a cinq doigts ; nous avons cinq sens ; nos entrailles renferment cinq organes, à savoir le cœur, le foie, les poumons, la rate et les reins ; au surplus, l'homme tout entier peut être divisé en cinq parties : la tête, la poitrine, le ventre, les jambes et les pieds. L'homme passe par cinq âges : la première enfance, l'enfance, l'adolescence, la jeunesse et la vieillesse. C'est en cinq livres que Moïse donna la Loi au peuple. Chacune des tables qu'il reçut de Dieu contenait cinq préceptes. Le voile couvrant le Saint des Saints avait cinq colonnes. L'autel des holocaustes avait cinq coudées de largeur. Les prêtres qui furent choisis dans le désert étaient au nombre de cinq, à savoir Aaron, Nadab, Abiud, Eléazar et Ithamar. La tunique, l'éphod et les autres ornements des prêtres étaient faits de cinq choses différentes, à savoir d'or, de pourpre violette, de pourpre écarlate, de cramoisi et de lin fin. Jésus, fils de Navé, ayant enfermé dans une caverne les cinq rois amorrhéens, fit fouler aux pieds leurs têtes par le peuple. Et l'on pourrait, soit des Ecritures, soit des œuvres de la nature qui sont sous nos yeux, tirer encore des milliers d'autres exemples de ce genre pour illustrer le nombre cinq, ou pour illustrer tout autre nombre qu'on voudra. Mais, pour autant, nous ne disons pas qu'il existe cinq Eons au-dessus du Démiurge, nous ne faisons pas d'une Pentade je ne sais quelle entité divine, nous ne tentons pas de confirmer des rêveries sans consistance par ce vain labeur, nous ne contraignons pas une création bien ordonnée par Dieu à se muer misérablement en la figure de réalités qui n'existent pas, et nous nous gardons d'introduire des doctrines impies et sacrilèges que pourront démasquer et réfuter tous ceux qui ont encore leur raison. Nombres tirés de la création Car qui leur accordera que l'année ait 365 jours afin qu'il y ait douze mois de trente jours et que soit ainsi figurée la Dodécade, si la figure est dissemblable de la réalité ? Là, en effet, chaque Éon est la trentième partie du Plérôme entier, tandis que, de leur propre aveu, le mois est la douzième partie de l'année. Si l'année se divisait en trente mois et chaque mois en douze jours, on pourrait estimer que la figure s'harmonise avec leur mensonge. Mais, en réalité, c'est le contraire qui a lieu : leur Plérôme se divise en trente Éons et une partie de ce Plérôme en douze Éons, alors que l'année se divise en douze parties et chacune de ces parties en trente autres. C'est donc peu à propos que le Sauveur a fait en sorte que le mois soit la figure de tout le Plérôme, et l'année, la figure de la Dodécade qui est dans le Plérôme : il convenait bien plutôt de diviser l'année en trente parties sur le modèle du Plérôme entier, et le mois en douze parties sur le modèle des douze Eons qui sont dans le Plérôme. Les hérétiques divisent encore tout leur Plérôme en trois groupes, l'Ogdoade, la Décade et la Dodécade; mais l'année se divise en quatre parties, le printemps, l'été, l'automne et l'hiver. De plus, les mois eux-mêmes, dont ils font la figure des trente Eons, n'ont pas trente jours exactement : certains en ont plus, d'autres en ont moins, du fait qu'il y a un excédent de cinq jours. Même les jours n'ont pas toujours exactement douze heures, mais ils croissent de neuf à quinze heures pour décroître ensuite de quinze à neuf heures. Ce n'est donc pas à cause des trente Eons qu'ont été faits les mois de trente jours, sinon ils auraient exactement trente jours ; ce n'est pas davantage pour figurer la Dodécade qu'ont été faits les jours de douze heures, sinon ils auraient eux aussi toujours douze heures très exactement. Nombres de gauche et de droite Ce n'est pas tout. Ils appellent les êtres hyliques la gauche et disent que ce qui est à gauche va nécessairement à la corruption : et si le Sauveur est venu vers la brebis perdue, c'est précisément, disent-ils, pour la faire passer à droite, c'est-à-dire du côté des quatre-vingt-dix-neuf brebis de salut qui n'ont pas été perdues et sont demeurées dans la bergerie. Mais, leur rétorquerons-nous, puisque ces quatre-vingt-dix-neuf brebis relèvent de la main gauche, ils doivent nécessairement reconnaître qu'elles ne sont pas des brebis de salut. De même seront-ils contraints d'assigner à la gauche, c'est-à-dire à la corruption, tout ce qui n'a pas le nombre cent. Ainsi même le mot agaph (charité), selon le compte des lettres grecques tel qu'ils le pratiquent, ayant le nombre 93, relève de la main gauche. De même aussi le mot alhqeia (vérité), selon le compte susdit, ayant le nombre 64, se trouve dans la région hylique. Bref, absolument tous les noms de choses saintes qui n'atteignent pas le nombre cent, mais n'ont que des nombres de gauche, il leur faut reconnaître que ces noms sont corruptibles et hyliques. 3. L'ORGUEIL GNOSTIQUE La doctrine fondamentale de la vérité Quelqu'un objectera peut-être : Quoi donc? Est-ce sans raison et au hasard qu'ont eu lieu l'imposition des noms, le choix des apôtres, l'activité du Seigneur, l'agencement des choses créées ? — Nullement, répondrons-nous. C'est au contraire avec une profonde sagesse et un soin minutieux que Dieu a conféré proportion et harmonie à toutes les choses qu'il a faites, tant les anciennes que celles que son Verbe a accomplies dans les derniers temps. Cependant on doit rattacher tout cela, non à une Triacontade d'Éons, mais à la doctrine fondamentale de la vérité. On ne doit pas non plus se livrer à une recherche sur Dieu à partir de nombres, de syllabes ou de lettres : ce serait peine perdue, vu leur grande variété et diversité et étant donné que n'importe quel système inventé même encore aujourd'hui par le premier venu pourrait se prévaloir de témoignages abusivement tirés des nombres, ceux-ci pouvant être sollicités dans des directions multiples. Ce qu'on doit faire, c'est rattacher les nombres eux-mêmes, ainsi que les choses qui ont été faites, à la doctrine fondamentale de la vérité. Car ce n'est pas la doctrine qui dérive des nombres, mais ce sont les nombres qui proviennent de la doctrine ; ce n'est pas non plus Dieu qui dérive des choses créées, mais ce sont les choses créées qui proviennent de Dieu, car toutes choses sont issues d'un seul et même Dieu. Diverses et multiples n'en sont pas moins, pour autant, les choses qui ont été faites : replacées dans l'ensemble de l'œuvre, elles apparaissent comme pleines de proportion et d'harmonie ; mais, envisagées chacune à part soi, elles apparaissent comme opposées les unes aux autres et discordantes. Il en est d'elles comme des sons d'une cithare, qui, grâce à l'intervalle même qui les sépare, produisent une mélodie une et harmonieuse, encore que constituée de sons multiples et opposés. Celui donc qui aime la vérité ne doit pas se laisser abuser par l'intervalle existant entre les différents sons ni soupçonner l'existence de plusieurs Artistes ou Auteurs, dont l'un aurait disposé les sons aigus, un autre, les sons graves, un autre encore, les sons intermédiaires : il doit reconnaître au contraire qu'un seul et même Dieu a œuvré de façon à faire apparaître la sagesse, la justice, la bonté et la munificence de l'œuvre entière. Ceux qui écoutent cette mélodie doivent louer et glorifier l'Artiste qui l'a faite; ils admireront la hauteur de certains sons, remarqueront la profondeur de certains autres, percevront le caractère intermédiaire de certains autres encore ; ils considéreront que certaines choses sont les figures d'autres choses, se demanderont à quoi chacune a rapport et chercheront leur raison d'être, mais sans jamais transformer la doctrine ni s'égarer loin de l'Artiste ni rejeter la foi en un seul Dieu, Auteur de toutes choses, ni blasphémer notre Créateur. Petitesse de l'homme face à la grandeur infinie de son Créateur. Et si quelqu'un n'arrive pas à trouver la raison d'être de tout ce à quoi il applique sa recherche, qu'il fasse réflexion qu'il n'est qu'un homme infiniment au-dessous de Dieu, qu'il n'a reçu la grâce que « d'une manière partielle », qu'il n'est point encore égal ou semblable à son Auteur et qu'il ne peut avoir l'expérience et la connaissance de toutes choses à la façon de Dieu. Autant l'homme qui a été fait et a reçu aujourd'hui le commencement de son existence est inférieur à Celui qui n'a pas été fait et est depuis toujours identique à lui-même, autant ce même homme est inférieur à son Auteur en ce qui concerne la science et la recherche des raisons d'être de toutes choses. Car tu n'es pas incréé, ô homme, et tu n'existes pas depuis toujours avec Dieu, comme son propre Verbe ; mais, grâce à sa suréminente bonté, après avoir reçu présentement le commencement de ton existence, tu apprends peu à peu du Verbe les « économies » du Dieu qui t'a fait. Garde donc le rang qui convient à ta science et ne prétends pas, dans ton ignorance des biens, dépasser Dieu lui-même, car il est indépassable. Ne cherche pas ce qu'il pourrait y avoir au-dessus du Créateur : tu ne trouveras pas, car ton Artisan est sans limites. Ne va pas, comme si tu l'avais mesuré tout entier, comme si tu avais exploré toute son activité créatrice, comme si tu avais considéré sa profondeur, sa longueur et sa hauteur, imaginer au-dessus de lui un autre Père : tu ne découvriras rien, mais, pour avoir pensé au rebours de la nature des choses, tu seras insensé ; et si tu persévères en cette voie, tu tomberas dans la folie, te prenant pour plus élevé et plus excellent que ton Créateur et t'imaginant que tu aurais dépassé sa sphère. Supériorité d'un amour ignorant sur une science orgueilleuse Il est donc meilleur et plus utile d'être ignorant ou de peu de savoir et de s'approcher de Dieu par l'amour, que de se croire savant et habile et de se trouver blasphémateur à l'égard de son Seigneur pour avoir imaginé un autre Dieu et Père que lui. C'est pourquoi Paul s'est écrié : « La science enfle, tandis que la charité édifie. » Non qu'il ait incriminé la vraie connaissance de Dieu, sinon il se serait accusé le premier; mais il savait que certains, enflés d'orgueil sous prétexte de science, en venaient à déchoir de l'amour de Dieu et, à cause de cela, à se croire eux-mêmes parfaits, tout en introduisant un Démiurge imparfait. C'est pour retrancher leur orgueil, fruit de cette prétendue science, que Paul disait : « La science enfle, tandis que la charité édifie. » Car il n'y a pas de plus grand orgueil que de se croire meilleur et plus parfait que Celui qui nous a faits, nous a modelés, nous a donné le souffle de vie, nous a procuré l'être même. Mieux vaut donc, comme nous l'avons déjà dit, ne rien savoir du tout, pas même la cause, le pourquoi, d'une seule des choses qui ont été faites, et croire en Dieu et demeurer dans son amour, que de s'enfler d'orgueil à cause d'une prétendue science et de déchoir de cet amour qui vivifie l'homme. Mieux vaut ne rien chercher à savoir, sinon Jésus-Christ, le Fils de Dieu, crucifié pour nous, que de se jeter dans la subtilité des recherches et de tomber par là dans la négation de Dieu. Recherches aberrantes Que penser, en effet, d'un homme qui, enorgueilli quelque peu par ces tentatives et s'avisant que le Seigneur a dit : « Même les cheveux de votre tête sont tous comptés », voudrait chercher curieusement le nombre des cheveux de chaque tête et la raison pour laquelle l'un en a tel nombre et l'autre tel autre ? Car tous n'en ont pas le même nombre, et il se rencontre des milliers et des milliers de nombres différents, du fait que les uns ont une plus grosse tête et les autres une plus petite, ou du fait que les uns ont des cheveux épais, d'autres, des cheveux clairsemés, d'autres enfin, un très petit nombre de cheveux seulement. Et quand ces gens-là croiront avoir trouvé le nombre des cheveux en question, qu'ils essaient donc d'en tirer un témoignage en faveur du système qu'ils ont inventé ! Ou encore, que penser d'un homme qui, sous prétexte qu'il est dit dans l'Evangile : « Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as ? Pourtant, pas un seul d'entre eux ne tombe à terre sans la volonté de votre Père », se mettrait en tête de dénombrer les passereaux pris chaque jour dans le monde entier ou dans chaque pays et de rechercher la raison pour laquelle tel nombre a été pris hier, tel autre avant-hier, tel autre encore aujourd'hui, et mettrait alors le nombre de ces passereaux en connexion avec son système ? Un tel homme ne se duperait-il pas lui-même et ne pousserait-il pas dans une grande folie ceux qui se fieraient à lui ? Car les hommes seront toujours prompts, en un tel domaine, à croire qu'ils ont trouvé mieux que leurs maîtres. Quelqu'un nous demandera peut-être si le nombre total de toutes les choses qui ont été faites et qui sont faites est connu de Dieu et si c'est conformément à sa providence que chacune d'entre elles a reçu la quantité qui lui est propre. Nous accorderons à cet homme que rien absolument de ce qui s'est fait et se fait n'échappe à la science de Dieu : c'est par la providence de celui-ci que chaque chose a reçu et reçoit forme, ordonnance, nombre et quantité propres ; absolument rien n'a été fait ou n'est fait sans raison et au hasard, mais au contraire tout a été fait avec une profonde harmonie et un art sublime, et il existe un Logos admirable et vraiment divin qui est capable de discerner toutes ces choses et de faire connaître leurs raisons d'être. Supposons que l'homme dont nous parlons, fort de ce témoignage et de cet accord reçu de nous, entreprenne alors de compter les grains de sable et les cailloux de la terre, ainsi que les flots de la mer et les étoiles du ciel, et de découvrir les raisons d'être des nombres qu'il croira avoir trouvés : cet homme ne sera-t-il pas à juste titre considéré comme perdant son temps et comme extravagant et fou par tous ceux qui ont encore leur bon sens ? Et plus il s'absorbera, en dehors des autres hommes, dans des recherches de cette sorte et s'imaginera dépasser les autres par ses découvertes, traitant tous les autres d'incapables, d'ignorants et de psychiques parce qu'ils refusent d'entreprendre un aussi vain labeur, plus en réalité il sera insensé et stupide, pareil à quelqu'un que la foudre aurait frappé : car plutôt que de s'en remettre à Dieu pour quoi que ce soit, il change Dieu lui-même par la science qu'il croit avoir découverte et il lance sa pensée par-dessus la grandeur du Créateur. Recherches légitimes En revanche, une intelligence saine, circonspecte, pieuse et éprise de vérité se tournera vers les choses que Dieu a mises à la portée des hommes et dont il a fait le domaine de notre connaissance. C'est à ces choses qu'elle s'appliquera de toute son ardeur, c'est en elles qu'elle progressera, s'instruisant sur elles avec facilité moyennant l'exercice quotidien. Ces choses, ce sont, pour une part, celles qui tombent sous notre regard et, pour une autre part, tout ce qui est contenu clairement et sans ambiguïté, en propres termes, dans les Écritures. Voilà pourquoi les paraboles doivent être comprises à la lumière des choses non ambiguës : de la sorte, celui qui les interprète les interprétera sans péril, les paraboles recevront de tous une interprétation semblable, et le corps de la vérité demeurera complet, harmonieusement structuré et exempt de dislocation. Par contre, rattacher des choses non clairement exprimées et ne tombant pas sous notre regard à des interprétations de paraboles que chacun imagine de la manière qu'il veut, c'est déraisonnable : de la sorte, en effet, il n'y aura de règle de vérité chez personne, mais, autant il y aura d'hommes à interpréter les paraboles, autant on verra surgir de vérités antagonistes et de théories contradictoires, comme c'est le cas pour les questions débattues par les philosophes païens. Dans une telle perspective, l'homme cherchera toujours et ne trouvera jamais, parce qu'il aura rejeté la méthode même qui lui eût permis de trouver. Et alors que l'Epoux est là, l'homme dont la lampe n'est point préparée et ne brille point de la splendeur de la claire lumière court vers ceux qui trafiquent dans les ténèbres des interprétations de paraboles ; il délaisse ainsi Celui qui, par sa claire prédication, donne gratuitement d'avoir accès auprès de lui et il s'exclut de la chambre nuptiale. Ainsi donc toutes les Écritures, tant prophétiques qu'évangéliques — que tous peuvent pareillement entendre, lors même que tous ne croient pas pour autant — proclament clairement et sans ambiguïté qu'un seul et unique Dieu, à l'exclusion de tout autre, a fait toutes choses par son Verbe, les visibles et les invisibles, les célestes et les terrestres, celles qui vivent dans les eaux et celles qui rampent sous la terre, comme nous l'avons prouvé par les paroles mêmes des Ecritures ; de son côté, le monde même où nous sommes, par tout ce qu'il offre à nos regards, atteste lui aussi qu'unique est Celui qui l'a fait et le gouverne. Dès lors, combien stupides apparaîtront ces gens qui, en présence d'une manifestation aussi claire, sont aveugles des yeux et ne veulent pas voir la lumière de la prédication ; qui s'enchaînent eux-mêmes et qui, par de ténébreuses explications de paraboles, s'imaginent avoir trouvé chacun son propre Dieu. Car, en ce qui concerne le Père imaginé par les hérétiques, aucune Écriture ne dit quoi que ce soit de façon claire, en propres termes et sans contestation possible : eux-mêmes en témoignent en disant que c'est en secret que le Sauveur aurait livré ces enseignements, et cela non pas à tous, mais à quelques disciples capables de saisir et comprenant ce qu'il indiquait au moyen d'énigmes et de paraboles. Ils en viennent ainsi à dire qu'autre est celui qui est prêché comme Dieu, et autre celui qui est indiqué par les paraboles et les énigmes, à savoir le Père. Mais, puisque les paraboles sont susceptibles d'explications multiples, fonder sur elles sa recherche de Dieu en délaissant ce qui est certain, indubitable et vrai, quel homme épris de vérité ne conviendra que c'est se précipiter en plein danger et agir à l'encontre de la raison ? N'est-ce pas là bâtir sa maison, non sur le roc ferme, solide et découvert, mais sur l'incertitude d'un sable mouvant ? Aussi un tel édifice sera-t-il facilement renversé. Réserver à Dieu la connaissance des choses qui nous dépassent Ainsi donc, puisque nous possédons la règle même de la vérité et un témoignage tout à fait clair sur Dieu, nous ne devons pas, en cherchant dans toutes sortes d'autres directions des réponses aux questions, rejeter la solide et vraie connaissance de Dieu ; nous devons bien plutôt, en orientant la solution des questions dans le sens qui a été précisé, nous exercer dans une réflexion sur le mystère et sur l'« économie » du seul Dieu existant, grandir dans l'amour de Celui qui a fait et ne cesse de faire pour nous de si grandes choses et ne jamais nous écarter de cette conviction qui nous fait proclamer de la façon la plus catégorique que Celui-là seul est véritablement Dieu et Père qui a fait ce monde, modelé l'homme, donné la croissance à sa créature et appelé celle-ci de ses biens moindres aux biens plus grands qui sont auprès de lui. Ainsi l'enfant, après avoir été conçu dans le sein maternel, est-il amené par lui à la lumière du soleil, et le froment, après avoir grandi sur sa tige, est-il déposé par lui dans le grenier ; mais c'est un seul et même Créateur qui a modelé le sein maternel et créé le soleil, et c'est aussi un seul et même Seigneur qui a produit la tige, fait croître et se multiplier le froment et préparé le grenier. Que si nous ne pouvons trouver la solution de toutes les questions soulevées par les Écritures, n'allons pas pour cela chercher un autre Dieu en dehors de Celui qui est le vrai Dieu : ce serait le comble de l'impiété. Nous devons abandonner de telles questions au Dieu qui nous a faits, sachant très bien que les Écritures sont parfaites, données qu'elles ont été par le Verbe de Dieu et par son Esprit, mais que nous, dans toute la mesure où nous sommes inférieurs au Verbe de Dieu et à son Esprit, dans cette même mesure nous avons besoin de recevoir la connaissance des mystères de Dieu. Rien d'étonnant, d'ailleurs, que nous ressentions cette ignorance en face des réalités spirituelles et célestes et de toutes celles qui ont besoin de nous être révélées, puisque, même parmi les choses qui sont à notre portée — je veux parler de celles qui appartiennent à ce monde créé, qui sont maniées et vues par nous et qui nous sont présentes —, beaucoup échappent à notre science, et nous nous en remettons à Dieu pour ces choses mêmes : car il faut qu'il l'emporte en excellence sur tout être. Qu'en est-il, par exemple, si nous essayons d'exposer la cause de la crue du Nil ? Nous disons un bon nombre de choses plus ou moins plausibles, mais la vérité sûre et certaine est l'affaire de Dieu. Même la résidence des oiseaux qui viennent chez nous au printemps et repartent à l'automne échappe à notre connaissance, alors qu'il s'agit d'un fait se passant dans notre monde. Et quelle explication pouvons-nous donner du flux et du reflux de la mer, puisqu'il est évident que ces phénomènes ont une cause bien déterminée? Ou encore, que pouvons-nous dire des mondes situés au delà de l'Océan ? Ou que savons-nous sur l'origine de la pluie, des éclairs, du tonnerre, des nuages, du brouillard, des vents et des choses de ce genre ? ou sur les réserves de neige, de grêle et de ce qui leur est apparenté ? ou sur la formation des nuages et la constitution du brouillard ? Et quelle est la cause pour laquelle la lune croît et décroît ? Ou encore, quelle est la cause de la différence des eaux, des métaux, des pierres et autres choses semblables ? En tout cela nous pourrons bien être loquaces, nous qui cherchons les causes des choses ; mais seul Celui qui les a faites, c'est-à-dire Dieu, sera véridique. Si donc, même dans ce monde créé, il est des choses qui sont réservées à Dieu et d'autres qui rentrent aussi dans le domaine de notre science, est-il surprenant que, parmi les questions soulevées par les Ecritures — ces Ecritures qui sont tout entières spirituelles —, il y en ait que nous résolvions avec la grâce de Dieu, mais qu'il y en ait aussi que nous abandonnions à Dieu, et cela, non seulement dans le monde présent, mais même dans le monde futur, afin que toujours Dieu enseigne et que toujours l'homme soit le disciple de Dieu ? Car, selon le mot de l'Apôtre, quand sera aboli tout ce qui n'est que partiel, ces trois choses demeureront, à savoir la foi, l'espérance et la charité. Toujours, en effet, la foi en notre Maître demeurera stable, nous assurant qu'il est le seul vrai Dieu, en sorte que nous l'aimions toujours, parce qu'il est le seul Père, et que nous espérions recevoir et apprendre de lui toujours davantage, parce qu'il est bon, que ses richesses sont sans limites, son royaume, sans fin, et sa science, sans mesure. Si donc, de la manière que nous venons de dire, nous savons abandonner à Dieu certaines questions, nous garderons notre foi et nous demeurerons à l'abri du péril ; toute l'Ecriture, qui nous a été donnée par Dieu, nous paraîtra concordante ; les paraboles s'accorderont avec les passages clairs et les passages clairs fourniront l'explication des paraboles ; à travers la polyphonie des textes, une seule mélodie harmonieuse résonnera en nous, chantant le Dieu qui a fait toutes choses. Si, par exemple, on nous demande : Avant que Dieu ne fît le monde, que faisait-il ? nous dirons que la réponse à cette question est au pouvoir de Dieu. Que ce monde ait été fait par Dieu par mode de production et qu'il ait commencé dans le temps, toutes les Écritures nous l'enseignent ; mais quant à savoir ce que Dieu aurait fait auparavant, nulle Écriture ne nous l'indique. Donc la réponse à la question posée appartient à Dieu, et il ne faut pas vouloir imaginer des émanations folles, stupides et blasphématoires, et, dans l'illusion d'avoir découvert l'origine de la matière, rejeter le Dieu qui a fait toutes choses. Refus des hérétiques de rien réserver à Dieu Songez en effet, vous qui inventez de telles fables, que Celui que vous appelez le Démiurge est seul à être appelé et à être vraiment le Dieu Père ; que les Ecritures ne connaissent que ce seul Dieu ; que le Seigneur le proclame seul son Père et n'en connaît point d'autre, ainsi que nous le montrerons par ses propres paroles. Quand alors, de ce Dieu, vous faites un « fruit de déchéance » et un « produit d'ignorance » ; quand vous le faites ignorer ce qui est au-dessus de lui et que vous dites de lui d'autres choses du même genre, considérez l'énormité du blasphème proféré par vous contre Celui qui est le vrai Dieu. Vous paraissez d'abord dire avec gravité que vous croyez en Dieu; après quoi, alors que vous êtes bien incapables de nous montrer un autre Dieu, vous proclamez « fruit de déchéance » et « produit d'ignorance » Celui-là même en qui vous dites que vous croyez. Cet aveuglement et cette folie viennent de ce que vous refusez de réserver quoi que ce soit à Dieu. Vous prétendez exposer la genèse et la production de Dieu lui-même et de sa Pensée et du Logos et de la Vie et du Christ, et tout cela, vous ne le tirez pas d'une autre source que de la psychologie humaine. Vous ne comprenez pas que, dans le cas de l'homme, qui est un être vivant composé de parties, il est légitime de distinguer l'intellect et la pensée, ainsi que nous l'avons fait plus haut : de l'intellect procède la pensée, de la pensée, la réflexion, et de la réflexion, la parole — car autre est, selon les Grecs, la faculté directrice qui élabore la pensée et autre l'organe par le moyen duquel est émise la parole, et tantôt l'homme demeure immobile et silencieux, et tantôt il parle et agit —; mais Dieu, lui, est tout entier Intellect, tout entier Logos, tout entier Esprit agissant, tout entier Lumière, toujours identique et semblable à lui-même, comme il nous convient de le penser de Dieu et comme nous l'apprenons par les Ecritures, et, dès lors, des processus et des distinctions de cette sorte ne sauraient exister en lui. En effet, parce qu'elle est charnelle, la langue est incapable de seconder la rapidité de l'intellect humain, qui est spirituel, et de là vient que notre parole étouffe pour ainsi dire au dedans et qu'elle est produite au dehors non d'une seule fois, telle qu'elle a été conçue par l'intellect, mais par parties, selon que la langue est capable de faire son service; par contre, Dieu étant tout entier Intellect et tout entier Logos, ce qu'il conçoit, il le dit, et ce qu'il dit, il le conçoit, car son Intellect est sa Parole et sa Parole est son Intellect, et l'Intellect qui renferme tout n'est autre que le Père lui-même. Si donc on pose un Intellect en Dieu et si l'on affirme que cet Intellect a été émis, on introduit une composition en Dieu, puisqu'en ce cas Dieu est une chose et l'Intellect directeur en est une autre. De même, en donnant au Logos le troisième rang d'émission à partir du Père — ce qui expliquerait que le Logos ignore la grandeur du Père —, on établit une profonde séparation entre le Logos et Dieu. Le prophète disait du Verbe : « Sa génération, qui la racontera ? » Mais vous, vous scrutez la génération du Verbe par le Père. La prolation d'un verbe humain par le moyen de la langue, vous l'appliquez telle quelle au Verbe de Dieu. Vous êtes ainsi justement convaincus par vous-mêmes de ne connaître ni les choses humaines ni les choses divines. Stupidement enflés d'orgueil, vous prétendez audacieusement connaître les inexprimables mystères de Dieu, alors que le Seigneur, le Fils de Dieu en personne, avoue que le jour et l'heure du jugement ne sont connus que du Père seul. Il dit en effet sans ambages : « Pour ce qui est de ce jour et de cette heure, nul ne les connaît, par même le Fils, mais le Père seul. » Si donc le Fils n'a pas rougi de réserver au Père la connaissance de ce jour et s'il a dit la vérité, ne rougissons pas non plus de réserver à Dieu les questions qui nous dépassent, car nul n'est au-dessus du Maître. C'est pourquoi, si quelqu'un nous demande : Comment donc le Fils a-t-il été émis par le Père ? nous lui répondrons que cette émission, ou génération, ou énonciation, ou manifestation, ou quelque autre nom dont on veuille appeler cette génération ineffable, personne ne la connaît, ni Valentin, ni Marcion, ni Saturnin, ni Basilide, ni les Anges, ni les Archanges, ni les Principautés, ni les Puissances, mais seulement le Père qui a engendré et le Fils qui est né. Si donc sa génération est ineffable, tous ceux, quels qu'ils soient, qui essaient d'expliquer les générations et les émissions sont hors de sens, puisqu'ils promettent de dire ce qui est indicible. Que de la pensée et de l'intellect procède le verbe, tout le monde le sait assurément. Ils n'ont donc rien trouvé de bien grand, ceux qui ont inventé les émissions, ni découvert un bien secret mystère, en transposant dans le Verbe, Fils unique de Dieu, ce qui est compris par tout le monde : celui qu'ils disent ineffable et innommable, ils le nomment et le décrivent, et, comme s'ils avaient fait eux-mêmes l'accouchement, ils racontent son émission et sa génération premières, en assimilant le Verbe de Dieu au verbe que profèrent les hommes. En parlant de même à propos de l'origine de la matière, c'est-à-dire en disant que c'est Dieu qui l'a produite, nous ne nous tromperons pas non plus, car nous savons par les Écritures que Dieu détient la primauté sur toutes choses. Mais d'où l'a-t-il émise, et comment ? Cela, aucune Ecriture ne l'explique, et nous n'avons pas le droit de nous lancer, à partir de nos propres opinions, dans une infinité de conjectures sur Dieu : une telle connaissance doit être réservée à Dieu. De même encore, pourquoi, alors que tout a été fait par Dieu, certains êtres ont-ils transgressé et se sont-ils détournés de la soumission à Dieu, tandis que d'autres, ou, pour mieux dire, le plus grand nombre, ont persévéré et persévèrent dans la soumission à leur Créateur ? De quelle nature sont ceux qui ont transgressé, et de quelle nature sont ceux qui persévèrent ? Autant de questions qu'il faut réserver à Dieu et à son Verbe. C'est à ce dernier seul que Dieu a dit : « Siège à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis un escabeau pour tes pieds » ; quant à nous, nous sommes encore sur terre, nous ne sommes point encore assis sur le trône de Dieu. En effet, si l'« Esprit » du Sauveur, qui est en lui, « scrute tout, même les profondeurs de Dieu », pour ce qui nous concerne, « il y a division des grâces, division des ministères et division des opérations » et, sur terre, comme le dit encore Paul, « nous ne connaissons que partiellement et nous ne prophétisons que partiellement ». De même donc que nous ne connaissons que partiellement, ainsi devons-nous, sur toutes les questions, nous en remettre à Celui qui ne nous donne encore que partiellement sa grâce. Qu'un feu éternel ait été préparé pour les transgresseurs, le Seigneur l'a dit clairement et toutes les Ecritures le démontrent ; que Dieu ait su d'avance que cette transgression se produirait, les Ecritures le prouvent de même, car, ce feu éternel, c'est dès le commencement que Dieu l'a préparé pour ceux qui transgresseraient mais pour quelle cause précise certains êtres ont-ils transgressé, ni une Ecriture quelconque ne l'a rapporté, ni l'Apôtre ne l'a dit, ni le Seigneur ne l'a enseigné. Aussi faut-il laisser à Dieu cette connaissance, comme le Seigneur l'a fait pour le jour et l'heure du jugement, et ne pas tomber dans cet extrême péril de ne rien réserver à Dieu, et cela, alors que l'on n'a encore que partiellement reçu sa grâce. En cherchant au contraire ce qui est au-dessus de nous et nous est présentement inaccessible, on en vient à un tel degré d'audace que l'on dissèque Dieu ; comme si l'on avait déjà découvert ce qui n'a jamais encore été découvert, en s'appuyant sur la mensongère théorie des émissions, on affirme que le Dieu Créateur de toutes choses est issu d'une déchéance et d'une ignorance et l'on forge ainsi un système impie contre Dieu ; après quoi, tout en n'ayant aucun témoignage appuyant cette fiction que l'on vient d'inventer, on recourt tantôt aux premiers nombres venus, tantôt à des syllabes, tantôt à des noms, tantôt encore aux lettres contenues dans d'autres lettres, tantôt à des paraboles incorrectement expliquées, ou encore à des suppositions gratuites, pour tenter de donner consistance à la fable que l'on a échafaudée. Si quelqu'un cherche, en effet, à savoir pour quel motif le Père, qui a tout en commun avec le Fils, a été présenté par le Seigneur comme étant seul à connaître le jour et l'heure du jugement, il n'en trouvera pas présentement de plus adapté, de plus convenable et de plus sûr que celui-ci : étant le seul Maître véridique, le Seigneur voulait que nous sachions, par lui, que le Père est au-dessus de tout. Car « le Père », dit-il, « est plus grand que moi ». Si donc le Père a été présenté par le Seigneur comme supérieur sous le rapport de la science, c'est afin que nous aussi, tant que nous sommes dans la « figure de ce monde », nous réservions à Dieu la science parfaite et la solution de semblables questions, et de peur que, cherchant à sonder la profondeur du Père, nous ne tombions dans l'extrême péril de nous demander si, au-dessus de Dieu, il n'y aurait point un autre Dieu. Mais si quelque chicaneur conteste ce que nous venons de dire et notamment la parole de l'Apôtre : « Nous ne connaissons que partiellement et nous ne prophétisons que partiellement »; s'il estime que sa connaissance à lui n'est point partielle, mais qu'il possède l'universelle connaissance de tout ce qui existe ; s'il se croit un Valentin, un Ptolémée, un Basilide ou quelqu'un de ceux qui prétendent avoir scruté les profondeurs de Dieu : qu'il ne se vante pas, dans la vaine jactance dont il fait parade, de connaître mieux que les autres des réalités invisibles et indémontrables, mais qu'il s'occupe plutôt de choses relevant de notre monde et ignorées de nous, telles que le nombre des cheveux de sa tête, le nombre des passereaux pris chaque jour et tout ce qui nous demeure imprévisible; qu'il fasse de diligentes recherches, qu'il se mette à l'école de son prétendu Père, et qu'il nous apprenne ensuite tout cela, afin que nous puissions le croire aussi quand il nous révélera de plus grands secrets. Mais si ces « parfaits » ne connaissent pas encore ce qui est en leurs mains, devant leurs pieds, sous leurs yeux, en ce monde terrestre, et, d'abord, la façon dont sont disposés les cheveux de leur tête, comment les croirons-nous lorsqu'ils nous parlent à grand renfort d'arguments spécieux des réalités pneumatiques et supracélestes et de ce qui est au-dessus de Dieu ? Mais nous en avons dit assez sur les nombres, les noms, les syllabes, les questions relatives aux réalités qui sont au-dessus de nous et la façon incorrecte dont ils expliquent les paraboles ; tu pourras, certes, dire là-dessus bien davantage encore. QUATRIEME PARTIE REFUTATION DES THÈSES VALENTINIENNES RELATIVES À LA CONSOMMATION FINALE ET AU DÉMIURGE 1. LE SORT FINAL DES TROIS NATURES OU SUBSTANCES Revenons au restant de leur doctrine. Lors de la consommation finale, disent-ils, leur Mère rentrera dans le Plérôme et recevra pour époux le Sauveur ; quant à eux, qui se disent pneumatiques, après s'être dépouillés de leurs âmes et être devenus esprits de pure intelligence, ils seront les épouses des Anges pneumatiques ; de son côté, le Démiurge, qu'ils disent psychique, passera dans le Lieu de la Mère, et les âmes des «justes » auront leur repos, d'une manière psychique, dans le Lieu de l'Intermédiaire. De la sorte, après avoir dit que le semblable se réunira à son semblable, c'est-à-dire les pneumatiques à l'élément pneumatique, et que, de leur côté, les hyliques demeureront dans l'élément hylique, ils contredisent leurs propres principes : en effet, de leur aveu, ce n'est point en raison de leur nature que les âmes iront dans l'Intermédiaire, leur lieu connaturel, mais en raison de leur agir, puisque, disent-ils, les âmes des justes iront en ce lieu, tandis que celles des impies demeureront dans le feu. Mais de deux choses l'une : — ou bien toutes les âmes vont dans le lieu du rafraîchissement en raison de leur nature et toutes appartiennent à l'Intermédiaire du seul fait qu'elles sont des âmes : en ce cas, puisqu'elles sont toutes de même nature, la foi est superflue, et superflue aussi la descente du Sauveur ; — ou bien elles y vont en raison de leur justice : en ce cas, elles n'y vont plus du fait qu'elles sont des âmes, mais du fait qu'elles sont justes. Mais alors, si la justice est capable de sauver les âmes vouées à périr à moins d'être justes, pourquoi ne sauverait-elle pas aussi les corps, puisque eux aussi auront eu part à la justice ? Si c'est la nature et la substance qui sauvent, toutes les âmes seront sauvées ; mais si c'est la justice et la foi, pourquoi celles-ci ne sauveraient-elles pas les corps voués tout autant que les âmes à la corruption ? Car une telle justice apparaîtra impuissante ou injuste, si elle sauve certaines d'entre les choses qui auront eu part à elle et ne sauve pas les autres. Que les œuvres de justice s'accomplissent dans les corps, c'est en effet évident. Dès lors, de deux choses l'une : ou toutes les âmes iront nécessairement dans le Lieu de l'Intermédiaire, et il n'y aura pas de jugement; ou les corps qui auront eu part à la justice occuperont eux aussi le lieu du rafraîchissement avec les âmes qui auront eu part de la même manière à cette justice, s'il est vrai que la justice est capable de faire passer en ce lieu ce qui aura eu part à elle, et la doctrine relative à la résurrection des corps émerge alors dans sa vérité et dans sa force. C'est cette doctrine que nous croyons, pour notre part : Dieu, en ressuscitant nos corps mortels qui auront gardé la justice, les rendra incorruptibles et immortels. Car Dieu est plus puissant que la nature : il a à sa disposition le vouloir, car il est bon, le pouvoir, car il est puissant, et le parfaire, car il est riche et parfait. Quant aux hérétiques, ils se contredisent de façon totale en déclarant que toutes les âmes n'iront pas dans l'Intermédiaire, mais seulement celles des justes. Ils disent en effet que trois sortes de natures ou substances ont été émises par la Mère : celle qui dérive de l'angoisse, de la tristesse et de la crainte, c'est-à-dire la substance hylique ; celle qui provient de l'élan de la conversion, c'est-à-dire la substance psychique ; enfin celle que la Mère enfanta à la suite de la vision des Anges entourant le Christ, c'est-à-dire la substance pneumatique. Dès lors, si la substance ainsi enfantée doit de toute façon entrer au Plérôme, parce qu'elle est pneumatique, et si la substance hylique, parce qu'hylique, doit demeurer dans les régions inférieures et être totalement détruite lorsque s'enflammera le feu qui réside en elle, pourquoi la substance psychique n'irait-elle pas tout entière en ce Lieu de l'Intermédiaire où ils envoient aussi le Démiurge ? Au reste, quel est-il, cet élément d'eux-mêmes qui entrera dans le Plérôme ? Les âmes, disent-ils, demeureront dans l'Intermédiaire; quant aux corps, qui sont de nature hylique, ils se résoudront en matière et seront consumés par le feu qui est en cette matière. Mais, leur corps une fois détruit et leur âme demeurant dans l'Intermédiaire, il ne restera plus rien de l'homme qui puisse entrer dans le Plérôme. Car l'intellect de l'homme, la pensée, la considération et les autres choses de ce genre ne sont pas des réalités existant indépendamment de l'âme : ce sont des mouvements et des opérations de l'âme elle-même, qui n'ont pas d'existence en dehors de l'âme. Qu'est-ce donc qui restera d'eux, pour entrer dans le Plérôme ? Eux-mêmes, en tant qu'âmes, demeureront dans l'Intermédiaire et, en tant que corps, brûleront avec le reste de la matière. 2. LA NATURE PRÉTENDUMENT PSYCHIQUE DU DÉMIURGE Supériorité du Démiurge prouvée par ses œuvres Et néanmoins, ces insensés assurent qu'ils monteront au-dessus du Démiurge. Se proclamant supérieurs au Dieu qui a fait et ordonné les cieux, la terre, les mers et tout ce qu'ils contiennent, ils se prétendent spirituels, alors qu'ils sont honteusement charnels par l'excès de leur impiété ; quant à Celui qui a fait de ses anges des esprits et est revêtu de lumière comme d'un vêtement, qui tient pour ainsi dire en sa main le cercle de la terre et en face de qui les habitants de celle-ci ont été regardés comme des sauterelles, qui est le Créateur et le Dieu de toute la substance spirituelle, ils le disent psychique. Ils font ainsi la preuve qu'ils sont indubitablement et réellement hors de sens, frappés véritablement de la foudre plus encore que les géants de la fable, eux qui élèvent leurs pensées contre Dieu, qui sont tout gonflés de présomption et de vaine gloire et que toute l'ellébore de la terre ne suffirait pas à purger de leur gigantesque sottise. Celui qui est supérieur doit en effet se montrer tel par ses œuvres. Eh bien, par quoi se montrent-ils donc supérieurs au Démiurge ? — Car voici que, contraints par la marche même du discours, nous allons tomber dans l'impiété, nous aussi, en instituant une comparaison entre Dieu et ces insensés et en descendant sur leur propre terrain afin de pouvoir les réfuter par leurs enseignements mêmes. Mais que Dieu nous pardonne ! Si nous parlons ainsi, ce n'est pas pouf le comparer à eux, ce n'est que pour dénoncer et réfuter leur folie. — Donc, par quoi se montrent-ils supérieurs au Démiurge, ces gens devant qui se pâment d'admiration une multitude de fous, comme s'ils pouvaient apprendre d'eux quelque chose de supérieur à la vérité elle-même ? La parole de l'Écriture : « Cherchez, et vous trouverez», a été dite, expliquent-ils, afin que, au-dessus du Créateur, ils se trouvent eux-mêmes. Ils se proclament dès lors plus grands et plus excellents que Dieu : eux sont pneumatiques, tandis que le Créateur est psychique. Et c'est pourquoi ils monteront au-dessus de Dieu ; ils entreront dans le Plérôme, tandis que Dieu ira dans le Lieu de l'Intermédiaire. Eh bien, qu'ils prouvent donc par leurs œuvres qu'ils sont supérieurs au Créateur ! Car ce n'est pas par des paroles, mais par des faits, que doit se révéler celui qui est supérieur. Quel ouvrage montreront-ils donc, que le Sauveur ou leur Mère aurait fait par eux, et qui soit plus grand, ou plus splendide, ou plus remarquable que ceux qu'a réalisés l'Ordonnateur de l'univers ? Où sont les cieux qu'ils ont affermis, la terre qu'ils ont consolidée, les étoiles qu'ils ont produites ? Où sont les luminaires qu'ils ont allumés et les cercles par lesquels ils ont délimité leur course? Où sont les pluies, les froids, les neiges qu'ils ont amenés sur la terre au moment propice pour chaque contrée, ou les chaleurs et les sécheresses qu'ils ont fait venir en compensation ? Où sont les fleuves qu'ils ont fait couler, les sources qu'ils ont fait jaillir, les fleurs et les arbres dont ils ont agrémenté la terre qui est sous le ciel ? Où est la multitude des êtres vivants — les uns raisonnables, les autres dépourvus de raison, tous revêtus de beauté — qu'ils ont façonnés ? Qui pourra jamais énumérer toutes les autres choses qui ont été établies par la puissance de Dieu et qui sont gouvernées par sa sagesse ? Qui pourra sonder la grandeur de la sagesse du Dieu qui les a faites ? Et que dire de la multitude des êtres qui sont au-dessus du ciel et qui ne passent pas, Anges, Archanges, Trônes, Dominations et Puissances sans nombre ? En face de laquelle de ces œuvres les hérétiques oseraient-ils donc se dresser ? Quel ouvrage comparable pourraient-ils montrer, qui aurait été fait par leur entremise ou dont ils seraient eux-mêmes les auteurs ? Ne sont-ils pas plutôt, eux aussi, la création et l'ouvrage de Dieu ? Car — pour parler leur langage, afin de les convaincre de mensonge par leur système même —, si le Sauveur ou, ce qui revient au même, si leur Mère s'est servie de ce Dieu Créateur pour faire une image des réalités intérieures au Plérôme et de tout ce qu'elle a contemplé autour du Sauveur, elle s'est servie de lui pour la simple raison qu'il était plus parfait et plus apte à faire ce qu'elle voulait : car ce n'est pas par un instrument moins bon, mais par un plus parfait, qu'elle a dû façonner les images de si grandes réalités. Car eux-mêmes étaient alors, comme ils disent, un « fruit pneumatique » conçu de la contemplation des gardes du corps rangés autour de Pandore. Or ils demeuraient inoccupés, car ni leur Mère ni le Sauveur n'ont opéré par eux quoi que ce fût ; ils n'étaient qu'un fruit inutile et bon à rien, car rien n'apparaît comme ayant été fait par leur entremise. En revanche, le Dieu qui, à les en croire, a été émis et leur est inférieur — car ils le prétendent de nature psychique — a été un ouvrier tout à fait efficace et apte, à telle enseigne que c'est par son entremise qu'ont été faites les images des Eons : et non seulement les réalités de ce monde visible, mais encore tous les êtres invisibles, Anges, Archanges, Dominations, Puissances, Vertus, ont été faits par l'entremise de ce Dieu, comme par l'instrument le meilleur et le plus capable d'exécuter la volonté de la Mère. Au contraire, on ne voit pas que celle-ci ait effectué par eux quoi que ce soit, comme ils l'avouent d'ailleurs eux-mêmes : c'est donc à juste titre qu'on les considérera comme des avortons provenant d'un mauvais accouchement de leur Mère. C'est qu'en effet il n'y eut pas de sages-femmes pour l'accoucher : et voilà pourquoi ils furent projetés comme des avortons, comme des êtres absolument inutiles, n'ayant reçu de leur Mère aucune capacité pour aucun travail. Et ils ne s'en proclament pas moins supérieurs à Celui par qui ont été faites et disposées de si grandes choses, alors que, d'après leur propre système, ils se trouvent être immensément au-dessous de lui. Supposons deux outils ou instruments, dont l'un soit sans cesse dans les mains d'un artiste, de telle sorte que celui-ci exécute par lui tous les ouvrages qu'il veut et fasse ainsi briller son art et sa sagesse, tandis que l'autre instrument demeure stérile et inactif, l'artisan ne faisant absolument rien par lui et ne s'en servant pour aucune œuvre : si quelqu'un venait prétendre que l'instrument superflu et inactif a plus de prix que celui dont l'artisan se sert pour œuvrer et dont il tire sa gloire, on estimerait à bon droit qu'un tel homme est stupide et hors de sens. C'est pourtant ce que font ces gens-là. Ils se proclament pneumatiques et supérieurs, tandis que le Démiurge n'est que psychique : aussi, disent-ils, monteront-ils au-dessus de lui et pénétreront-ils dans le Plérôme pour y retrouver leurs époux — car ils sont femmes, eux-mêmes en font l'aveu — ; quant à ce Dieu, qui leur est inférieur, il demeurera dans l'Intermédiaire. Et, de tout cela, ils n'apportent pas la moindre preuve. Pourtant, celui qui est supérieur apparaît tel par ses œuvres. Comme toutes les œuvres ont été faites par le Démiurge et comme ils ne peuvent rien montrer de remarquable qui ait été fait par eux, ils sont donc fous d'une folie complète et inguérissable. Le Démiurge, Auteur des êtres spirituels Peut-être diront-ils que toutes les choses matérielles, c'est-à-dire le ciel et l'univers situé au-dessous de lui, ont été faites par le Démiurge, tandis que tous les êtres spirituels situés au-dessus du ciel, c'est-à-dire les Principautés, Puissances, Anges, Archanges, Dominations et Vertus, ont été faits par le « fruit pneumatique » qu'ils prétendent être. D'abord, leur répondrons-nous, nous avons déjà prouvé par les divines Ecritures que toutes les choses susdites, visibles et invisibles, ont été faites par le Dieu unique : car ces gens-là n'ont pas une compétence supérieure à celle des Écritures, et nous ne sommes nullement tenus de délaisser les oracles du Seigneur, ni Moïse et les autres prophètes qui ont prêché la vérité, pour croire des gens qui, non contents de ne rien dire de sain, profèrent d'inconsistantes divagations. Ensuite, à supposer qu'aient été faits par leur entremise les êtres situés au-dessus du ciel, qu'ils nous disent donc quelle est la nature de ces êtres invisibles, qu'ils nous révèlent le nombre des Anges et la disposition des Archanges, qu'ils nous fassent connaître les mystères des Trônes, qu'ils nous enseignent la différence existant entre les Dominations, les Principautés, les Puissances et les Vertus. Mais ils seraient bien incapables de nous dire tout cela : ce n'est donc pas par leur entremise que tous ces êtres ont été faits. Par contre, si — comme c'est le cas — ces êtres sont l'ouvrage du Créateur et s'ils sont spirituels et saints, il n'est à coup sûr pas de nature psychique, Celui qui a créé des êtres spirituels, et voilà réduit à néant leur énorme blasphème. Qu'il existe en effet dans les cieux des créatures spirituelles, toutes les Ecritures le proclament ; Paul aussi, de son côté, témoigne de l'existence de ces êtres spirituels, lorsqu'il déclare avoir été ravi jusqu'au troisième ciel, précisant qu'il a été emporté dans le paradis et qu'il y a entendu des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme de redire. De quel profit pouvait être pour lui cet accès au paradis ou cette élévation jusqu'au troisième ciel, domaines relevant de l'autorité du Démiurge, s'il devait contempler et entendre des mystères supérieurs au Démiurge, comme certains ont l'audace de le dire ? Car, si c'était pour connaître un monde supérieur au Démiurge qu'il était élevé de la sorte, il n'avait aucune raison de rester dans le domaine de celui-ci, d'autant plus qu'il n'avait même pas une vue d'ensemble de ce domaine : selon leur doctrine, en effet, il lui restait encore quatre cieux à traverser pour parvenir au Démiurge et contempler sous ses pieds l'Hebdomade ; il devait donc normalement monter au moins jusqu'à l'Intermédiaire, c'est-à-dire jusqu'à la Mère, pour apprendre d'elle les réalités intérieures au Plérôme. Car enfin son « homme intérieur », qui parlait aussi en lui, étant invisible, comme ils disent, pouvait bien parvenir non seulement jusqu'au troisième ciel, mais jusqu'à leur Mère. Si eux-mêmes, en effet, ou, plus exactement, si leur « homme » à eux doit dépasser d'un coup le Démiurge et aller jusqu'à la Mère, cela a dû être encore bien plus vrai pour l'« homme » de l'Apôtre. Ce n'est certes pas le Démiurge qui l'en aurait empêché, puisqu'il est dorénavant, lui aussi, soumis au Sauveur, comme ils disent. Que s'il avait entrepris de l'arrêter, son effort était vain : il ne pouvait prétendre être plus fort que la providence du Père, et cela d'autant moins que l'«homme intérieur», à les en croire, est invisible même pour le Démiurge. Or, si Paul a raconté son enlèvement jusqu'au troisième ciel comme quelque chose de grand et d'extraordinaire, il est clair que ces gens-là ne montent pas au-dessus du septième ciel, car ils ne sont pas supérieurs à l'Apôtre. S'ils se prétendaient meilleurs que lui, ils seraient réfutés par les faits : jamais, en effet, ils ne se sont vantés de quelque chose de pareil. Et c'est pourquoi Paul ajoute : « Etait-ce dans son corps, était-ce hors de son corps, Dieu le sait», afin que nul ne croie que le corps de Paul aurait été exclu de la vision de celui-ci — car ce corps même aura part un jour à ce que Paul a vu et entendu alors —, et pour qu'à l'inverse personne ne prétende que c'est à cause du poids du corps que Paul ne s'est pas élevé plus haut, mais qu'il soit permis, à ceux qui comme l'Apôtre sont parfaits dans l'amour de Dieu, de contempler jusque là, même sans le corps, les mystères spirituels et de devenir les témoins oculaires des œuvres du Dieu qui a fait les cieux et la terre, qui a modelé l'homme et qui l'a placé dans le paradis. Ce Dieu a donc fait également les réalités spirituelles que l'Apôtre a pu contempler jusqu'au troisième ciel ; et les paroles ineffables, qu'il n'est pas permis à un homme de redire parce qu'elles sont spirituelles, c'est encore ce même Dieu qui les fait entendre à ceux qui en sont dignes, de la manière qu'il veut, car c'est à lui qu'appartient le paradis. Et ce Dieu est en toute vérité le Dieu Esprit, et non un Démiurge psychique, sans quoi jamais il n'eût pu faire des êtres spirituels. Si, au contraire, ce Dieu est psychique, que les hérétiques nous disent donc par l'entremise de qui ont été faits les êtres spirituels. Ils seraient en tout cas bien incapables de prouver que c'est par ce fruit de la conception de leur Mère qu'ils prétendent être eux-mêmes : bien loin de pouvoir produire une entité spirituelle, ils sont incapables de faire naître même une simple mouche ou un moustique ou le plus chétif des animalcules autrement que par le processus naturel selon lequel, depuis le commencement, les animaux ont été produits et sont encore produits par Dieu, c'est-à-dire par la déposition d'une semence dans un animal de même espèce. Ce n'est pas davantage par leur Mère seule, car, à ce qu'ils disent, celui qu'elle a émis est le Démiurge et le Seigneur de la création tout entière. Et ce Démiurge et Seigneur de la création tout entière, ils le prétendent de nature psychique, tandis qu'ils se disent spirituels, eux qui ne sont les démiurges et les seigneurs d'aucune création, n'ayant fait non seulement rien de ce qui est en dehors d'eux, mais pas même leur propre corps. Et ils endurent sans doute bien des souffrances dans ce corps, et cela contre leur gré, ces gens qui se proclament spirituels et supérieurs au Créateur ! Conclusion : le Dieu Créateur, seul vrai Dieu C'est donc à juste titre qu'ils seront convaincus par nous de s'être considérablement écartés de la vérité. En effet, même si le Créateur n'est que l'intermédiaire par qui le Sauveur a fait le monde, il ne leur est pas inférieur, mais supérieur, puisqu'il se trouve être leur Auteur à eux aussi : car eux aussi sont du nombre des êtres qui ont été faits. Comment alors peuvent-ils être de nature pneumatique, tandis que Celui par qui ils ont été faits serait de nature psychique ? Mais — et c'est cette seconde alternative qui est seule vraie, comme nous l'avons abondamment et clairement montré — si le Créateur, par lui-même, librement et de sa propre initiative, a fait et ordonné toutes choses et si sa seule volonté est la matière dont il a tout tiré, alors Celui qui a fait toutes choses se trouve être le seul Dieu, le seul Tout-Puissant et le seul Père. Il a créé et fait toutes choses, visibles et invisibles, sensibles et intelligibles, célestes et terrestres, par le Verbe de sa puissance, et il a ordonné toutes choses par sa Sagesse ; il contient tout et, seul, ne peut être contenu par quoi que ce soit. C'est lui l'Ordonnateur, lui le Créateur, lui l'Inventeur, lui l'Auteur, lui le Seigneur de toutes choses, et il n'en existe point d'autre en dehors ou au-dessus de lui : ni la Mère dont ils se réclament mensongèrement, ni l'« autre Dieu» qu'a inventé Marcion, ni le Plérôme des trente Eons dont nous avons montré l'inanité, ni l'Abîme, ni Je Pro-Principe, ni les Cieux, ni la Lumière virginale, ni l'Eon innommable, ni quoi que ce soit qui ait été rêvé par eux et par tous les hérétiques. Il n'existe qu'un seul Dieu, le Créateur, qui est au-dessus de toute Principauté, Puissance, Domination et Vertu : il est le Père, il est Dieu, il est le Créateur, il est l'Auteur, il est l'Ordonnateur. Il a fait toutes choses par lui-même, c'est-à-dire par son Verbe et par sa Sagesse, « le ciel et la terre et la mer et tout ce qu'ils contiennent ». C'est lui le Dieu juste, et c'est lui le Dieu bon. C'est lui qui a modelé l'homme, planté le paradis, ordonné le monde, fait venir le déluge et sauvé Noé. C'est lui le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob, le Dieu des vivants. C'est lui qu'annonce la Loi, lui que prêchent les prophètes, lui que révèle le Christ, lui que transmettent les apôtres, lui en qui croit l'Eglise. C'est lui le Père de notre Seigneur Jésus-Christ : par son Verbe, qui est son Fils, il est révélé et manifesté à tous ceux à qui il est révélé, car il est connu de ceux à qui le Fils le révèle; et, comme le Fils est depuis toujours avec le Père, depuis le commencement il ne cesse de révéler le Père aux Anges, aux Archanges, aux Puissances, aux Vertus et à tous ceux à qui Dieu veut se révéler. CINQUIEME PARTIE RÉFUTATION DE QUELQUES THÈSES NON VALENTINIENNES 1. PRÉAMBULE En réfutant de la sorte les disciples de Valentin, c'est toute la multitude des hérétiques que nous venons de réfuter. En effet, à l'encontre de ceux qui opposent le Plérôme et ce qui se trouve en dehors du Plérôme, nous avons fait valoir que le Père de toutes choses sera enfermé et circonscrit par ce qui se trouve en dehors de lui, si l'on admet que quelque chose soit en dehors de lui ; qu'il y aura nécessairement de toutes parts un grand nombre de Pères, de Plérômes et de mondes créés, dont les uns commenceront où finiront les autres ; que chacun de ces prétendus Pères, se confinant dans son domaine, n'aura cure des autres, puisqu'il n'a rien de commun avec eux ; enfin, qu'aucun d'entre eux ne sera le Dieu de toutes choses et que c'en sera fait du nom de «Tout-Puissant». Or tout cela vaut également contre les disciples de Marcion, de Simon, de Ménandre et, d'une façon générale, contre tous ceux qui introduisent pareillement une coupure entre notre monde et le Père. D'autres disent que le Père de toutes choses contient tout, mais que notre monde n'est cependant pas son œuvre : il aurait été fait par une autre Puissance ou par des Anges ignorant le Pro-Père, et il serait inscrit dans l'immensité de l'univers comme le centre dans le cercle ou comme la tache sur le manteau. Nous avons montré l'invraisemblance de cette thèse selon laquelle notre monde aurait été fait par un autre que par le Père de toutes choses. Or cette démonstration vaut également contre les disciples de Saturnin, de Basilide et de Carpocrate, ainsi que contre tous les « Gnostiques » qui tiennent le même langage. De même encore, ce que nous avons dit à propos des émissions, des Eons et de la déchéance et pour montrer combien inconsistante est la doctrine relative à leur Mère, tout cela atteint aussi Basilide et tous ceux qu'on nomme abusivement «Gnostiques», car ils disent les mêmes choses avec d'autres mots, mais, plus que les Valentiniens, ils adaptent ce qui est en dehors de la vérité au caractère propre de leur doctrine. Et tout ce que nous avons dit des nombres, on pourra le dire aussi contre tous ceux qui détournent la vérité en ce sens. Enfin, tout ce qui a été dit du Démiurge pour prouver que lui seul est Dieu et Père de toutes choses, ainsi que tout ce qui sera dit dans les livres suivants, c'est contre tous les hérétiques que je le dis. Ceux d'entre eux qui sont plus modérés et plus humains, tu les détourneras et tu les confondras, afin qu'ils cessent de blasphémer leur Créateur, leur Auteur, leur Nourricier, leur Seigneur, et de s'imaginer qu'il est issu de la déchéance et de l'ignorance ; mais pour ce qui est des sauvages, des intraitables et de ceux qui sont dépourvus de raison, tu les chasseras loin de toi pour n'avoir plus à souffrir leurs vains bavardages. 2. THÈSES DE SIMON ET DE CARPOCRATE Pratiques magiques En plus de cela, on fera aux sectateurs de Simon et de Carpocrate, ainsi qu'à tous ceux qui passent pour opérer des prodiges, le grief que voici : ce qu'ils font, ils ne le font ni dans la puissance de Dieu ni dans la vérité ni comme bienfaiteurs des hommes, mais ils cherchent à nuire et à égarer, en recourant à des sortilèges magiques et à toutes sortes de fourberies ; ils font ainsi plus de tort que de bien à ceux qui se fient à eux, puisqu'ils les trompent. Car ils ne sont capables ni de rendre la vue aux aveugles et l'ouïe aux sourds, ni de chasser les démons — sauf ceux qu'ils envoient eux-mêmes, à supposer qu'ils le fassent —, ni de guérir les estropiés, les boiteux, les paralytiques ou ceux qui sont atteints en quelque autre partie du corps, comme il arrive souvent par suite de maladie, ni de rendre l'intégrité de leurs membres à ceux qu'un accident a rendus infirmes. Et il s'en faut de beaucoup qu'ils aient jamais ressuscité un mort, comme l'a fait le Seigneur, comme les apôtres l'ont fait par leur prière et comme il est arrivé plus d'une fois dans la fraternité : en certains cas de nécessité, l'Eglise locale tout entière l'ayant demandé avec force jeûnes et supplications, « l'esprit » de celui qui était mort « est revenu » et la vie de l'homme a été accordée aux prières des saints. Les hérétiques sont si loin d'opérer de telles résurrections, qu'ils ne peuvent même pas croire la chose possible : d'après eux, la résurrection des morts n'est pas autre chose que la « connaissance » de ce qu'ils appellent la vérité. Ainsi, chez eux, c'est l'erreur, la tromperie, les vaines illusions de la magie étalées sous les yeux des hommes ; dans l'Eglise, au contraire, c'est la miséricorde, la pitié, la force et la vérité opérant pour le bien des hommes : et non seulement tout cela s'exerce sans rémunération et gratuitement, mais nous donnons même nos biens pour le salut des hommes et souvent les malades reçoivent de nous ce dont ils ont besoin et dont ils sont démunis. En vérité, le comportement même des hérétiques prouve qu'ils sont totalement étrangers à la nature divine, à la bonté de Dieu et à la puissance spirituelle ; ils sont au contraire remplis de toute espèce de fourberie, d'esprit apostat, d'activité démoniaque et de tromperie idolâtrique. Ils sont ainsi vraiment les précurseurs de ce Dragon qui, par des tromperies du même genre, entraînera de sa queue le tiers des étoiles et les jettera sur la terre ; il faut les éviter autant que lui et, plus ils passent pour opérer des prodiges, plus il faut se garder d'eux, comme de gens ayant reçu en partage un plus grand esprit d'iniquité. C'est d'ailleurs pour cette raison que, si l'on observe leur agir quotidien, on constatera que leur comportement est identique à celui des démons. Prétendue nécessité de s'adonner à toutes les activités possibles Quant à leur doctrine impie concernant les actions humaines, doctrine selon laquelle ils sont tenus de commettre toutes les actions possibles, même mauvaises, elle est réduite à néant par l'enseignement du Seigneur. D'après celui-ci, en effet, on jettera dehors non seulement celui qui commet l'adultère, mais même celui qui veut le commettre ; on condamnera pour meurtre non seulement celui qui tue, mais même celui qui se met en colère sans motif contre son frère. Le Seigneur nous a prescrit non seulement de ne pas haïr les hommes, mais d'aimer même nos ennemis; non seulement de ne pas nous parjurer, mais de ne pas même jurer ; non seulement de ne pas dire du mal du prochain, mais de ne pas même appeler quelqu'un raca et fou, sous peine de mériter le feu de la géhenne; non seulement de ne pas frapper, mais d'aller jusqu'à présenter l'autre joue si l'on nous frappe; non seulement de ne pas dérober le bien d'autrui, mais de ne pas même réclamer le nôtre si on nous le prend ; non seulement de ne pas blesser le prochain et de ne pas lui faire de mal, mais d'être patients et bons à l'égard de ceux qui nous maltraitent et de prier pour eux, afin qu'ils se repentent et puissent être sauvés; bref, de n'imiter en rien l'arrogance, l'incontinence et l'orgueil des autres hommes. Si donc celui qu'ils se vantent d'avoir pour Maître et qui, de leur propre aveu, a eu une âme beaucoup plus excellente et plus forte que les autres hommes, a pris grand soin de nous prescrire certaines choses, parce que bonnes et excellentes, et de nous en interdire d'autres, non seulement quant aux actes, mais même quant aux pensées conduisant aux actes, parce que mauvaises, dommageables et perverses, comment peuvent-ils, sans rougir, dire que ce Maître est plus fort et plus excellent que tous les autres hommes et formuler ensuite ouvertement des préceptes contraires à son enseignement ? S'il n'y avait rien qui fût bon ou mauvais, si c'était la seule opinion des hommes qui fondât le juste et l'injuste, jamais il n'aurait déclaré dans son enseignement : « Les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père. » Quant aux injustes et à ceux qui ne font pas les œuvres de justice, il les enverra «au feu éternel», «là où leur ver ne mourra point et où le feu ne s'éteindra point ». Au surplus, tandis qu'ils se disent tenus de réaliser toutes les actions et tous les comportements concevables, afin, si possible, de tout accomplir en une seule vie et d'atteindre ainsi à l'état parfait, on ne voit pas qu'ils aient jamais essayé de s'adonner à ce qui relève de la vertu, aux travaux pénibles, aux exploits glorieux, aux activités artistiques, bref, à ce qui est reconnu comme bon par tout le monde. S'ils sont tenus de s'adonner à toute forme possible d'activité, il leur faut commencer par apprendre tous les arts sans exception, qu'il s'agisse des arts théoriques, ou des arts pratiques, ou de ceux qui s'apprennent par la maîtrise de soi et s'acquièrent par l'effort et l'exercice persévérant : ainsi, par exemple, la musique, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et toutes les autres disciplines théoriques ; la médecine tout entière, la science des herbes curatives et toutes les disciplines ayant pour objet la sauvegarde de la vie humaine ; la peinture, la sculpture, l'art de travailler l'airain, le marbre et les autres matières ; l'agriculture, l'élevage des chevaux et des troupeaux et toutes les techniques artisanales, qui passent pour englober toutes les techniques possibles ; l'art de la navigation, l'art de la gymnastique, l'art de la chasse, l'art de la guerre, l'art du gouvernement, sans compter tous les autres arts, dont le labeur de toute une vie ne pourrait leur faire acquérir la dix millième partie. Or, de toutes ces disciplines, il n'en est pas une seule qu'ils s'efforcent d'acquérir, eux qui se disent tenus d'embrasser toute forme possible d'activité ; en revanche, ils se plongent dans les plaisirs, la luxure et toutes les turpitudes. Ils se condamnent ainsi eux-mêmes d'après la logique même de leur doctrine, car, puisqu'il leur manque tout ce que nous venons de dire, ils s'en iront au châtiment du feu. Ainsi, tout en professant la philosophie d'Épicure et l'indifférence des Cyniques, ils se vantent d'avoir pour Maître Jésus, alors que celui-ci détourne ses disciples non seulement des actions mauvaises, mais même des paroles et des pensées répréhensibles, ainsi que nous venons de le montrer. Prétendue supériorité sur Jésus Ils disent encore que leurs âmes proviennent de la même sphère que celle de Jésus, et ils se prétendent semblables et même supérieurs à celui-ci. Mais, placés en face des œuvres que celui-ci a faites pour le profit et l'affermissement des hommes, ils se trouvent n'accomplir rien de tel, rien qui puisse s'y comparer de quelque façon. Et s'ils font quelque chose, c'est, comme nous l'avons dit, par le moyen de la magie, dans l'intention de tromper les sots. Loin de procurer un fruit ou profit quelconque à ceux en faveur de qui ils disent opérer des prodiges, ils se contentent d'attirer des enfants encore impubères et ils les mystifient en faisant surgir des apparences qui s'évanouissent aussitôt et ne durent même pas l'espace d'un instant : preuve qu'ils ressemblent, non à notre Seigneur Jésus, mais à Simon le Magicien. Au surplus, le Seigneur est ressuscité d'entre les morts le troisième jour, s'est manifesté à ses disciples et a été enlevé dans le ciel sous leurs yeux, tandis que ces gens-là meurent, mais ne ressuscitent pas et ne se manifestent à personne : cela encore prouve que leurs âmes ne ressemblent en rien à celle de Jésus. S'ils disent que le Seigneur lui aussi n'a fait tout cela que d'une manière fantomatique, nous les amènerons aux écrits des prophètes et, d'après ces écrits mêmes, nous leur prouverons que tout ce qui le concerne a été à la fois annoncé par avance et réalisé de façon indubitable et que lui seul est le Fils de Dieu. C'est pourquoi aussi, en son nom, ses authentiques disciples, après avoir reçu de lui la grâce, œuvrent pour le profit des autres hommes, selon le don que chacun a reçu de lui. Les uns chassent les démons en toute certitude et vérité, si bien que, souvent, ceux-là mêmes qui ont été ainsi purifiés des esprits mauvais embrassent la foi et entrent dans l'Eglise ; d'autres ont une connaissance anticipée de l'avenir, des visions, des paroles prophétiques ; d'autres encore imposent les mains aux malades et leur rendent ainsi la santé ; et même, comme nous l'avons dit, des morts ont été ressuscites et sont demeurés avec nous un bon nombre d'années. Et quoi donc ? Il n'est pas possible de dire le nombre des charismes que, à travers le monde entier, l'Eglise a reçus de Dieu et que, au nom de Jésus-Christ qui fut crucifié sous Ponce Pilate, elle met en œuvre chaque jour pour le profit des gentils, ne trompant personne et ne réclamant aucun argent : car, comme elle a reçu gratuitement de Dieu, elle distribue aussi gratuitement. Et ce n'est pas en invoquant des Anges qu'elle fait cela, ni par des incantations ou toutes sortes d'autres pratiques magiques; c'est en toute pureté et au grand jour, en faisant monter des prières vers le Dieu qui a fait toutes choses et en invoquant le nom de notre Seigneur Jésus-Christ, qu'elle accomplit des prodiges pour le profit des hommes et non pour les tromper. Si donc, même maintenant, le nom de notre Seigneur Jésus-Christ procure ces bienfaits et guérit en toute certitude et vérité tous ceux qui, n'importe où, croient en lui — ce que ne fait pas le nom de Simon, ni de Ménandre, ni de Carpocrate, ni de quelque autre que ce soit —, il est clair que, s'étant fait homme et ayant vécu avec l'ouvrage par lui modelé, il a en toute vérité tout accompli par la puissance de Dieu, selon le bon plaisir du Père de toutes choses, de la manière que les prophètes avaient annoncée. Quelles étaient ces prophéties, nous le dirons dans l'exposé des preuves tirées des prophètes. Prétendue transmigration des âmes Quant à leur prétendu passage dans des corps successifs, nous le réfutons à partir du fait que les âmes n'ont absolument aucun souvenir d'événements antérieurs. En effet, si elles étaient envoyées en ce monde dans le but de poser tous les actes possibles, elles devraient se souvenir des actes déjà posés antérieurement par elles, afin de compléter ce qui leur manquerait encore et de ne pas peiner sans cesse dans les mêmes allées et venues indéfiniment réitérées : leur union au corps ne pourrait pas éteindre totalement le souvenir de ce qu'elles auraient vu antérieurement, d'autant plus qu'elles viendraient précisément dans le but susdit. Présentement, les choses que l'âme voit par elle-même en imagination tandis que le corps est endormi et repose, elle se les rappelle pour la plupart et en fait part au corps, et il arrive de la sorte que, même après un long moment, un homme fasse connaître en état de veille ce qu'il a vu en songe : de la même manière l'âme devrait se souvenir des actes qu'elle aurait posés avant sa venue dans le corps. Car si, ce qui n'a été vu en imagination qu'un instant par elle seule durant le sommeil, elle se le rappelle après qu'elle s'est mêlée au corps et répandue dans tous les membres, à bien plus forte raison se souviendrait-elle des activités auxquelles elle se serait adonnée pendant la durée autrement considérable de toute une existence antérieure. Ne pouvant répondre à ces arguments, Platon, cet ancien Athénien qui fut le premier à introduire cette doctrine, fit intervenir le breuvage de l'oubli, pensant échapper par là à la difficulté : sans fournir la moindre preuve, il déclara péremptoirement que les âmes entrant en cette vie sont abreuvées d'oubli, avant d'entrer dans des corps, par le « démon » qui préside à cette entrée. Il tomba ainsi, sans s'en apercevoir, dans une autre difficulté plus grande encore. En effet, si le breuvage de l'oubli suffit, dès qu'il a été bu, à effacer le souvenir de tous les événements antérieurs, comment sais-tu donc, ô Platon, puisque ton âme est présentement dans un corps, qu'avant d'entrer dans ce corps elle a été abreuvée par un « démon » du remède de l'oubli ? Si tu te souviens du « démon », du breuvage et de l'entrée, tu dois savoir aussi tout le reste ; si tu l'ignores, c'est que ni le « démon » n'est vrai ni le reste de cette spécieuse théorie relative au breuvage de l'oubli. Contre ceux qui disent que le corps lui-même est le remède de l'oubli nous ferons valoir les objections suivantes : Comment l'âme peut-elle se souvenir et faire part à autrui de tout ce qu'elle voit par elle-même, pendant le sommeil et en pensée, tandis que repose le corps ? D'ailleurs, si le corps était l'oubli, l'âme qui se trouve dans le corps ne se souviendrait même pas de ce qui est venu un jour à sa connaissance par le moyen de la vue ou de l'ouïe : dès que l'œil se détournerait des objets contemplés, disparaîtrait aussi le souvenir de ceux-ci, car, se trouvant à l'intérieur même de l'oubli, l'âme ne pourrait connaître rien d'autre que ce qu'elle verrait au moment présent. Comment pourrait-elle, de surcroît, apprendre les choses divines et se souvenir d'elles, tout en étant dans le corps, si, comme ils le prétendent, le corps lui-même est l'oubli ? Les prophètes eux-mêmes, tout en étant sur terre, une fois revenus à eux, se souviennent et font part aux autres hommes de tout ce qu'ils ont vu et entendu de façon spirituelle au cours de visions célestes : il n'est pas vrai que le corps produise dans l'âme l'oubli des choses qu'elle a vues de façon spirituelle, mais l'âme instruit le corps et lui fait part de la vision spirituelle qu'elle a reçue. Car le corps n'est pas plus puissant que l'âme, lui qui reçoit d'elle le souffle, la vie, la croissance et la cohésion, mais c'est l'âme qui domine sur le corps et lui commande. Sans doute l'âme est-elle entravée dans sa promptitude, pour autant que le corps a part à son mouvement, mais elle ne perd pas sa science pour autant. Le corps est en effet semblable à un instrument, tandis que l'âme exerce la fonction de l'artiste. L'artiste conçoit promptement une œuvre d'art en lui-même, mais il ne la réalise que lentement au moyen d'un instrument à cause de l'inertie de l'objet : la promptitude de l'esprit de l'artiste, en se mêlant à la lenteur de l'instrument, réalise une œuvre tenant de l'une et de l'autre. Ainsi l'âme unie à son corps est-elle quelque peu entravée du fait que sa promptitude se mêle à la lenteur du corps, mais elle ne perd pas entièrement ses énergies pour autant : tout en faisant participer le corps à sa vie, elle ne cesse pas de vivre elle-même. De même aussi, lorsqu'elle fait part au corps des autres choses, elle ne perd ni la science qu'elle en possède ni le souvenir des choses qu'elle a contemplées. Si donc elle n'a nul souvenir d'événements antérieurs et n'a d'autres connaissances que celles qui s'acquièrent en cette vie, concluons qu'elle n'a jamais été dans d'autres corps et qu'elle n'y a jamais posé des actes qu'elle ignorerait ni connu des choses qu'elle aurait perdues de vue. Mais, de même que chacun de nous reçoit son propre corps par l'art de Dieu, de même possède-t-il aussi sa propre âme. Car Dieu n'est ni pauvre ni démuni au point de ne pouvoir donner à chaque corps son âme propre de même que sa marque propre. Et c'est pourquoi, lorsque sera complet le nombre des humains fixé d'avance par lui, tous ceux qui auront été inscrits pour la vie ressusciteront, ayant leur propre corps, leur propre âme et leur propre Esprit en lesquels ils auront plu à Dieu ; quant à ceux qui seront dignes de châtiment, ils s'en iront le recevoir, ayant eux aussi leur propre âme et leur propre corps en lesquels ils se seront séparés de la bonté de Dieu. Et les uns et les autres cesseront d'engendrer et d'être engendrés, d'épouser et d'être épousés, afin que l'espèce humaine, étant parvenue à la juste mesure fixée d'avance par Dieu et ayant atteint sa perfection, conserve l'harmonie reçue du Père. Le Seigneur a parfaitement enseigné que les âmes demeurent sans passer dans d'autres corps ; elles gardent même telle quelle la caractéristique du corps auquel elles sont adaptées, et elles se souviennent des actes qu'elles ont posés ici-bas et qu'elles ont cessé de poser. C'est ce qui apparaît dans l'histoire du riche et de ce Lazare qui reposait dans le sein d'Abraham. D'après ce récit, le riche connaissait Lazare après sa mort et connaissait pareillement Abraham; chacun d'entre eux demeurait à la place qui lui était assignée ; le riche demandait que fût envoyé pour lui porter secours ce Lazare auquel il avait refusé jusqu'aux miettes de sa table ; par sa réponse, Abraham montrait qu'il était au courant de ce qui concernait non seulement la personne de Lazare, mais aussi celle du riche ; et il enjoignait, à ceux qui ne voulaient pas venir en ce lieu de tourments, d'écouter Moïse et les prophètes et de recevoir le message de Celui qui allait ressusciter d'entre les morts. Tout cela suppose manifestement que les âmes demeurent, qu'elles ne passent point en d'autres corps, qu'elles possèdent les traits de l'être humain, de façon à pouvoir être également reconnues, et qu'elles se souviennent des choses d'ici-bas ; on voit aussi qu'Abraham possédait le don de prophétie et que chaque âme se voit assigner, avant même le jugement, le séjour qu'elle a mérité. Prétendue mortalité des âmes Peut-être, à cet endroit, objectera-t-on que des âmes ayant commencé d'exister peu auparavant ne sauraient durer indéfiniment, mais que, de deux choses l'une : ou il est nécessaire qu'elles soient incréées pour être immortelles ; ou, si elles ont reçu le commencement de leur existence, elles meurent nécessairement avec le corps lui-même. Qu'on sache donc qu'il n'y a que Dieu, le Seigneur de toutes choses, à être sans commencement ni fin et à demeurer véritablement et toujours identique à lui-même. Quant à tous les êtres issus de lui et qui, quels qu'ils soient, ont été faits et sont faits, ils reçoivent bien le commencement de leur existence et ils sont inférieurs à leur Auteur en cela même qu'ils ne sont pas incréés ; ils durent néanmoins et prolongent leur existence dans la longueur des siècles, selon la volonté de Dieu leur Créateur. C'est ainsi que Dieu leur donne, initialement, de devenir, ensuite, d'être. Car, de même que le ciel situé au-dessus de nous, le firmament, le soleil, la lune, toutes les étoiles et toute leur splendeur ont été faits alors qu'ils n'existaient pas auparavant et durent indéfiniment selon la volonté de Dieu, on ne s'égarera pas en pensant qu'il en va de même des âmes, des esprits et de tous les êtres créés sans exception : tous les êtres créés reçoivent le commencement de leur existence, mais ils durent aussi longtemps que Dieu veut qu'ils existent et qu'ils durent. L'Esprit prophétique témoigne, lui aussi, en faveur de cette doctrine, en disant : « Car il a dit et ils ont été faits, il a commandé et ils ont été créés ; il les a établis pour les siècles et les siècles des siècles. » Il dit encore à propos de l'homme destiné à être sauvé : « Il t'a demandé la vie, et tu lui as donné la longueur des jours pour les siècles des siècles. » Le Père de toutes choses donne donc aussi la durée pour les siècles des siècles à ceux qui sont sauvés : car ce n'est pas de nous ni de notre nature que vient la vie, mais elle nous est donnée selon la grâce de Dieu. Et c'est pourquoi celui qui garde le don de la vie et rend grâces à Celui qui le lui a donné recevra aussi « la longueur des jours pour les siècles des siècles » ; mais celui qui rejette ce don, qui ne témoigne qu'ingratitude à son Créateur pour l'existence reçue et qui refuse de reconnaître le Donateur, celui-là se prive lui-même de la durée pour les siècles des siècles. C'est aussi pourquoi le Seigneur disait à ceux qui se montraient ingrats envers lui : « Si vous n'êtes pas fidèles dans les petites choses, qui vous donnera les grandes ? » Il voulait dire que, s'ils se montraient ingrats, durant la courte vie temporelle, à l'égard de Celui qui la leur avait donnée, c'est en toute justice qu'ils ne recevraient pas de lui « la longueur des jours pour les siècles des siècles ». Car, de même que le corps animé par l'âme n'est pas lui-même l'âme, mais participe à l'âme aussi longtemps que Dieu le veut, de même l'âme n'est pas elle-même la vie, mais participe à la vie que Dieu lui donne. C'est pourquoi la parole prophétique dit du premier homme : « Il fut fait âme vivante » : elle nous enseigne que c'est par une participation à la vie que l'âme a été faite vivante, de telle sorte qu'autre chose est l'âme et autre chose la vie qui est en elle. Si donc Dieu donne et la vie et la durée perpétuelle de cette vie, il n'y a nulle impossibilité à ce que les âmes, quoique n'ayant pas existé d'abord, durent ensuite, puisque c'est Dieu qui veut et qu'elles existent et qu'elles se maintiennent dans cette existence. Car ce qui doit commander et dominer en tout, c'est la volonté de Dieu ; tout le reste doit céder devant elle, se subordonner à elle, se mettre à son service. Mais en voilà assez sur la production de l'âme et sa permanence dans l'existence. 3. THÈSE DE BASILIDE SUR LE GRAND NOMBRE DES CIEUX En ce qui concerne Basilide, on peut ajouter à ce qui a déjà été dit la considération suivante : d'après son propre système, il sera contraint de dire que non seulement 365 cieux ont été faits successivement les uns par les autres, mais qu'une multitude innombrable de cieux a depuis toujours été faite, est faite et sera faite, et que cette fabrication de cieux ne cessera jamais. Si, en effet, par dérivation du premier ciel, un second a été fait à son image, puis un troisième à l'image du second, et ainsi de suite, il faut nécessairement que de notre ciel, qu'il appelle le dernier, soit dérivé aussi un autre ciel semblable à lui, puis, de celui-ci, un autre encore. Jamais, par conséquent, ne cessera ni la dérivation à partir des cieux déjà faits ni la fabrication des nouveaux, et l'on devra poser, non un nombre défini, mais un nombre illimité de cieux. 4. THÈSE DES « GNOSTIQUES » SUR LA PLURALITÉ DES DIEUX Quant à tous ceux qu'on appelle abusivement « Gnostiques » et qui disent que les prophètes ont prophétisé de la part de différents Dieux, on les réfutera sans peine à partir du fait que tous les prophètes ont prêché un seul Dieu et Seigneur, Créateur du ciel et de la terre et de tout ce qu'ils contiennent, et ont annoncé la venue de son Fils, comme nous le prouverons à partir des Ecritures elles-mêmes dans les livres suivants. Peut-être nous opposera-t-on les différents vocables hébraïques figurant dans les Ecritures, tels que Sabaoth, Eloé, Adonaï, etc., et s'efforcera-t-on de démontrer par eux l'existence de Puissances et de Dieux différents. Qu'on sache donc que tous les vocables de ce genre sont des désignations et des appellations d'un seul et même être. En effet, le mot Eloé, en hébreu, signifie « le vrai Dieu » ; Elloeuth, en hébreu, signifie « Ce qui contient toutes choses». Le mot Adonaï désigne «l'Innommable et l'Admirable » ; avec un double delta et une aspiration, c'est-à-dire sous la forme Haddonaï, il désigne « Celui qui sépare la terre d'avec les eaux pour que celles-ci ne puissent plus envahir la terre». De même Sabaôth, avec un o long dans la dernière syllabe, signifie « Celui qui veut » ; avec un o bref, c'est-à-dire sous la forme Sabaoth, il désigne « le premier ciel». De même encore, le mot Jaôth signifie «la mesure fixée d'avance», tandis que le mot Jaoth signifie « Celui qui fait fuir les maux ». Tous les autres noms sont pareillement des appellations d'un seul et même être : ainsi, par exemple, Seigneur des Puissances, Père de toutes choses, Dieu tout-puissant, Très-Haut, Seigneur des cieux, Créateur, Ordonnateur, etc. Tous ces noms appartiennent, non à des êtres différents, mais à un seul et au même : ils désignent un seul Dieu et Père, qui contient toutes choses et donne à toutes l'existence. Conclusion Qu'avec nos paroles s'accordent la prédication des apôtres, l'enseignement du Seigneur, l'annonce des prophètes et le ministère de la Loi, tous louant un seul et même Dieu Père, et non tel Dieu et tel autre; que toutes choses tirent leur origine, non de différents Dieux ou Puissances, mais d'un seul et même Père, qui n'en règle pas moins la disposition des êtres selon leurs natures respectives ; que les choses visibles et invisibles et tous les êtres sans exception aient été faits, non par des Anges ni par quelque autre Puissance, mais par le seul Dieu et Père : tout cela, je pense, a été prouvé suffisamment par les nombreuses pages en lesquelles il a déjà été montré qu'il n'y a qu'un seul Dieu et Père, Créateur de toutes choses. Cependant, pour ne pas paraître esquiver la preuve tirée des Écritures du Seigneur — car les Écritures elles-mêmes proclament cette doctrine d'une manière encore bien plus manifeste et plus claire, du moins pour ceux qui ne s'y appliquent pas dans des dispositions perverses —, nous allons, dans le livre suivant, exposer ces Écritures, et ce sont des preuves tirées des Ecritures divines que, de la sorte, nous mettrons sous les yeux de tous ceux qui aiment la vérité.