[1,0] ODYSSÉE - CHANT PREMIER. Muse, chante ce héros fameux par sa prudence, qui, après avoir détruit les remparts sacrés de Troie, porta de toutes parts ses pas errants, parcourut les cités de peuples nombreux, et s'instruisit de leurs moeurs. Sur les mers, en proie à des soins dévorants, il lutta contre les revers les plus terribles, aspirant à sauver ses jours, et à ramener ses compagnons dans sa patrie. Malgré l'ardeur de ce voeu, il ne put les y conduire ; ils périrent victimes de leur imprudence : insensés! ils osèrent se nourrir de troupeaux consacrés au Soleil, qui règne dans la voûte céleste, et ce dieu irrité n'amena point la journée de leur retour. [1,10] Déesse, fille de Jupiter, que nous entendions de ta bouche le récit des aventures mémorables de ce héros. Tous les guerriers échappés à la truelle mort devant les remparts de Troie étaient rentrés dans leurs demeures, à l'abri des périls de la guerre et de la mer. Le seul Ulysse aspirait en vain à revoir son épouse et sa patrie, retenu dans les grottes profondes de Calypso, nymphe immortelle, qui désirait se l'attacher par les noeuds de l'hyménée. Et lorsqu'enfin les ans, dans le cercle continuel de leur cours, eurent amené le temps que les dieux avait marqué pour son retour à Ithaque, des périls et des combats l'attendaient encore au milieu des siens et dans son propre palais. Tous les immortels étaient touchés de ses peines : [1,20] Neptune seul le poursuivit avec une haine implacable, jusqu'au moment où ce héros eut atteint sa terre natale. Ce dieu s'était rendu à l'extrémité de la terre, chez les habitants de l'Éthiopie, séparés en deux peuples 1, qui oc- cupent les bords où descend le Soleil, et ceux d'où il s'élève à la voûte céleste : là, il jouissait du sacrifice d'une héca- tombe, et s'associait à leurs festins. Cependant les autres divinités étaient rassemblées sur le haut de l'Olympe, dans le palais de Jupiter ; et le père des dieux et des hommes prend la parole. Il songeait à la destinée de ce mortel orné de tout l'éclat de la beauté, Égisthe, [1,30] que le fils illustre d'Agamemnon, Oreste, venait d'immoler. Plein de ses pensées, il s'écrie : Eh quoi ! les mortels osent accuser les dieux ! C'est nous, disent-ils, qui leur envoyons les calamités dont ils gémissent. tandis qu'ils se les attirent eux-mêmes par leur aveugle folie. Ainsi, contrariant ses heureux destins, Égisthe s'unit. par un coupable hymen, à la femme d'Agamemnon, et ai: moment du retour de ce prince, il l'assassine. Il n'ignorait pas que ces attentats feraient sa propre perte : nous l'en avions averti nous-même; Mercure, envoyé de notre part, lui avait dit : N'attente point aux jours de ce roi ; n'envahis pas sa couche ; [1,40] la vengeance partira de la main d'Oreste, lorsqu'entré dans l'adolescence ses yeux se tourneront vers l'héritage de ses pères. Ainsi parla Mercure : mais Égisthe fut sourd à ces avis salutaires. Maintenant il a subi d'un seul coup les châtiments accumulés de tous ses crimes. Minerve prend la parole : O fils de Saturne, père des dieux, dominateur des rois, c'est avec justice que ce coupable est précipité dans le tombeau : périsse ainsi quiconque se noircit de tels attentats! Mais mon coeur est touché d'une vive compassion, lorsque je vois le sort du sage et vaillant Ulysse. L'infortuné ! il souffre depuis si longtemps des peines cruelles, [1,50] captif au milieu de la vaste mer, loin de ses amis, dans cette île ombragée de forêts qu'habite une déesse, la fille du savant Atlas, dont les regards perçants sondent les abîmes des mers, et qui soutient ces immenses colonnes, l'appui de la voûte céleste, si distante de la terre. Cette nymphe retient ce prince malheureux, abandonné jour et nuit à la plus amère douleur. Elle ne cesse de lui adresser des paroles flatteuses, caressantes, pour lui faire perdre le souvenir de sa chère Ithaque. Mais Ulysse, ravi s'il voyait s'élever dans les airs la fumée de sa terre natale, recevrait ensuite la mort avec joie. [1,60] Et ton coeur, dieu de l'Olympe, n'est pas touché ! N'as-tu pas agréé les sacrifices que ce héros t'offrit sur les rivages de Troie? Pourquoi donc, ô Jupiter, es-tu animé contre lui de courroux? Le dieu qui amoncelle les nuées lui répond : Ma fille, quelle parole a passé tes lèvres ! Pourrais-je oublier jamais le grand Ulysse, dont la sagesse est si supérieure à celle des autres mortels, dont ta piété lui fit offrir tant de victi- times sur les autels des habitants de l'immense Olympe, Mais celui qui environne la terre, Neptune, persévère dans l'inflexible courroux qui l'embrasa, lorsque ce héros priva de la vue [1,70] son fils Polyphème, qui s'élève comme un dieu parmi les cyclopes, qui naquit de la fille de Phorcys, l'un des rois de l'empire désert des eaux, la nymphe Thoosa, à laquelle Neptune s'unit dans ses grottes profondes. Depuis ce moment fatal, s'il ne ravit pas le jour au malheureux Ulysse, il l'écarte de sa patrie. Songeons cependant aux moyens d'assurer son retour : Neptune doit vaincre sa colère ; s'il demeure inflexible, en vain il s'efforcera de lutter seul contre la troupe entière des immortels. [1,80] O mon père, toi que respecte l'Olympe, repartit la déesse, puisqu'il est arrêté dans le séjour fortuné des dieux que le sage Ulysse rentrera dans sa demeure, ordonne à Mercure, le héraut céleste, de se rendre promptement dans l'île d'Ogygie, et d'annoncer à la belle nymphe l'irrévocable décret des habitants des cieux ; qu'elle ne retienne plus cet homme intrépide, qu'elle consente à lui laisser reprendre la route de sa patrie. Cependant je vais moi-même dans Ithaque enflammer le courage de son fils, animer son coeur d' une force nouvelle, [1,90] afin que ce jeune prince convoque l'assemblée des chefs et du peuple, ose interdire l'entrée de son palais à ces amants hardis et nombreux de sa mère, qui, faisant ruisseler le sang de ses troupeaux, y coulent leurs jours dans les festins. Je l'enverrai ensuite à Sparte et dans la sablonneuse Pylos, pour s'informer du sort d'un père chéri. Il est temps que sa renommée se répande parmi les hommes. A peine a-t-elle parlé qu'elle attache à ses pieds ses ailes d'un or céleste et éternel, qui la portent avec plus de rapidité que les vents, à travers l'empire des eaux et l'espace immense de la terre ; elle saisit sa lance où éclate l'airain acéré, [1,100] cette lance longue, pesante, et invincible, qui, dans le courroux de la fille du maitre des dieux, terrasse une armée de héros : un rapide vol la précipite des sommets de l'Olympe. Elle est dans Ithaque, à l'entrée du palais d'Ulysse, tenant sa lance redoutable ; elle a pris la forme de Mentès, roi des Taphiens. Elle voit aux portes du palais les témé- raires amants de Pénélope : assis sur les peaux des victimes qu'ils ont immolées pour leurs festins, ils amusaient par le jeu leurs loisirs. La foule tumultueuse des esclaves et des hérauts allait de toutes parts d'un pas empressé : [1,110] les uns versaient le vin dans les urnes, et le tempéraient par l'eau des fontaines ; d'autres passaient sur les tables l'éponge douce et poreuse, ou partageaient et servaient les viandes. Aussi beau que les dieux, Télémaque était assis entre ces chefs, le coeur dévoré de noirs chagrins; toujours flottait devant ses yeux l'image de son père. Plongé dans une profonde rêverie, le jeune prince se demandait en soupirant si donc enfin, des plages lointaines, ce héros ne viendrait pas purger son palais de cette troupe odieuse, et, couvert de gloire, remonter à son rang. Absorbé dans ses pensées, il aperçoit le premier la déesse : soudain il vole à sa rencontre, [1,120] indigné qu'un étranger soit demeuré quelque temps à la porte de son palais ; il lui serre la main, il prend son javelot. Salut, ô étranger, dit-il; entre, jouis ici d'un accueil amical et honorable. Dès que le repos et la nourriture auront réparé tes forces, tu nous apprendras l'objet qui t'amène. En même temps il conduit la déesse, qui suit ses pas. Entrés dans la salle, il incline le javelot contre une colonne haute et éclatante; là étaient rangés les javelots nombreux du magnanime Ulysse. [1,130] Il mène Pallas vers un trône couvert d'un riche tapis, et la fait asseoir ; une estrade est attachée au trône, sur laquelle reposent les pieds de la déesse. Il se place sur un siège à côté d'elle, loin des amants de Pénélope, pour que le festin de l'étranger ne soit point troublé par le commerce bruyant de ces hommes hautains ; il désire aussi l'interroger librement sur l'absence d'un père. Par les soins d'une esclave l'eau coule d'une aiguière d'or dans un bassin d'argent, où ils baignent leurs mains ; elle pose devant eux une table unie et luisante. Une femme vénérable par son âge apporte le pain et les divers aliments [1,140] dont elle a la garde, et qu'elle leur présente d'une main libérale, tandis qu'un des principaux serviteurs, recevant les bassins couverts de différentes viandes, les pose sur la table, ainsi que des coupes d'or, qu'un héraut, portant autour d'eux ses pas, est attentif à remplir de vin. La troupe turbulente des amants de Pénélope entre, et en un moment sont occupés les trônes et les sièges rangés avec ordre le long de la salle. Une eau pure coule sur leurs mains par l'office des hérauts ; entassé dans de belles corbeilles, le pain est apporté par de jeunes captives. [1,150] Les chefs portent la main sur les aliments, chacun jouit de l'abondance. Répandu à grands flots dans les coupes, le vin en couronne les bords. Dès que la faim et la soif sont apaisées, les amants de la reine se livrent au chant et à la danse, le charme des festins. Un héraut met une superbe lyre entre les mains de Phémius, le plus habile des élèves d'Apollon ; il la prend malgré lui, contraint de chanter parmi ces amants. Parcourant la lyre de ses doigts légers, il préludait par d'heureux accords, et entonnait des chants mélodieux. Mais Télémaque inclinant sa tête vers Minerve pour que sa voix ne parvînt à l'oreille d'aucun des assistants : Cher étranger, lui dit-il, puis-je sans te blesser t'ouvrir mon coeur? Voilà les soins de cette troupe, la lyre et le chant : [1,160] qui s'en étonnerait ? Ils consument impunément les biens d'un héros dont les os blanchis se corrompent, exposés aux eaux du ciel sur quelque terre ignorée, ou roulant avec les flots de la mer. S'il reparaissait dans Ithaque, ils souhaiteraient tous d'être légers à la course, plutôt que d'être chargés d'or et de ces riches vêtements. Hélas ! il a péri victime d'une destinée malheureuse, et la plus douce espérance est éteinte dans nos coeurs. Vainement un mortel m'annoncerait encore son retour; je ne me flatte plus de voir luire ce jour fortuné. Mais parle, que la vérité sorte de tes lèvres, [1,170] quel es-tu ? apprends-moi ta demeure, le lieu de ta naissance ; quel vaisseau te conduisit à Ithaque, et quels nautonniers t'ont accompagné? car on ne peut arriver sans ce secours à ces bords entourés des flots. Éclaircis-moi encore ce point intéressant ; viens-tu pour la première fois dans cette île ? ou l'hospitalité, par d'anciens noeuds, t'unit-elle à mon père ? Sa maison était toujours ouverte à une foule d'étrangers, et il avait l'art de s'attacher tous les coeurs. Je satisferai pleinement tes désirs, repartit Minerve. [1,180] Mon nom est Mentes ; né d'Anchiale, illustre par sa valeur, je règne sur les Taphiens, qui se plaisent à conduire l'aviron. Je traverse avec un de mes vaisseaux et un cortège la noire mer, et me rends à Témèse pour échanger contre l'airain un fer éclatant ; mon vaisseau, loin de la ville, à l'ombre des forêts du mont Née, m'attend au port de Rèthre. Félicitons-nous d'être unis par les noeuds d'une ancienne hospitalité. Tu n'en douteras point, si tu vas interroger ce héros, le vieux Laërte ; car on dit que l'infortuné ne se rend plus à la ville, [1,190] mais que, livré à la douleur, il mène dans ses champs écartés une vie solitaire, avec une esclave âgée, qui lui présente les aliments et le breuvage nécessaires pour ranimer ses forces épuisées, lorsqu'il revient de ses fertiles vignobles, où tout le jour il a traîné ses pas languissants. J'arrive enfin dans ces lieux ; on m'assurait que ton père était au sein de ses foyers : les dieux continuent à l'égarer de sa route. Non, le grand Ulysse n'est pas dans le tombeau : il est plein de vie, retenu malgré lui par des hommes barbares, dans quelque île au milieu de la mer. [1,200] Cependant, écoute : je ne suis pas devin, je n'interprète pas le vol des oiseaux ; je serai l'organe des dieux, ne doute point de l'accomplissement de mes paroles. Ce héros ne sera plus longtemps éloigné de sa patrie ; fût-il accablé de liens de fer, telles sont les ressources infinies de sa prudence, qu'il triomphera de tous les obstacles. Mais parle, est-il bien vrai que je vois en toi le noble fils d'Ulysse ? Tes traits, le feu de tes regards, m'offrent sa parfaite image. [1,210] Avant qu'il voguât à Troie avec les plus vaillants chefs de la Grèce, nous fûmes souvent assis l'un près de l'autre, comme en ce moment je suis à côté de toi : depuis ce temps, son palais n'a plus été ma retraite. Étranger, répondit Télémaque, l'exacte vérité sortira de ma bouche. Ma mère, la chaste Pénélope, atteste que je suis le fils de ce héros : c'est le témoin le plus sûr ; on ne connaît point par soi-même les auteurs de sa race. Ah ! que n'ai-je reçu le jour d'un homme plus heureux, que la vieillesse ait atteint au sein paisible de sa famille et de ses biens ! [1,220] Maintenant, puisque tu veux l'apprendre, c'est au plus infortuné des mortels que je dois la vie. Minerve lui repartit : Les dieux, en donnant à Pénélope un tel fils, n'ont pas voulu que ton nom parvînt sans gloire à la postérité. Mais, dis-moi, je te prie, quel est ce festin, cette assemblée nombreuse ? Célèbre-t-on ici une fête ou un hyménée ? car ce n'est point là un de ces repas aux frais duquel des amis se sont associés. A quels excès, à quelle insolence s'abandonnent dans ta maison ces bruyants convives ! Tout spectateur sage se courroucerait à la vue de tant d'indignités. [1,230] Étranger, qui m'interroges, qui prends une si vive part à notre situation, dit Télémaque, jadis, et aussi longtemps que ce héros a été parmi nous, on pouvait s'attendre que la gloire et les richesses de sa maison seraient durables : les dieux en ont autrement ordonné : animés à le poursuivre, ils ont voulu qu'entre tous les hommes il finit par la mort la plus obscure. Je le pleurerais moins s'il fût tombé devant Troie au milieu des héros ses compagnons, ou si, après avoir achevé cette illustre conquête, il eût rendu le dernier soupir entre nos bras : la Grèce lui eût érigé un magnifique tombeau ; [1,240] et son fils, chez nos descendants, eût participé à cette gloire immortelle. Maintenant les Harpyes l'ont ignominieusement ravi de la terre ; il a disparu sans qu'on l'ait vu, sans qu'on ait entendu sa voix, et ne m'a laissé que la douleur et le deuil. Sa mort n'est pas le seul objet de mes larmes; les dieux m'ont réservé d'autres disgrâces accablantes. Tous les chefs des îles de Dulichium, de Samé, de la verte Zacynthe, et tous ceux des rochers d'Ithaque, briguent la main de ma mère, ou plutôt conspirent notre ruine. Elle ne peut se résoudre ni à les irriter en rejetant leurs voeux, ni à former un hymen qu'elle abhorre : [1,250] et cependant ils consument notre héritage en festins; bientôt ils me précipiteront moi-même dans l'abîme. La déesse arrêtant sur lui des regards où la compassion se mêle au courroux : Ah ! dit-elle, combien tu dois soupirer après le retour de ce héros, dont le bras tomberait sur ces insolents ! Plût au ciel qu'il parût en ce moment à l'entrée de ce palais, son casque au front, son bouclier et ses deux javelots à la main, tel que pour la première fois il frappa mes regards dans notre demeure, où venant d'Ephyre, il partagea l'allégresse de nos festins! Il avait été à travers les flots demander à Ilus, fils de Mermérus, [1,260] le secret d'un venin mortel pour en teindre ses flèches redoutables, secret qu'Ilus, par la crainte des dieux, refusa de lui communiquer, et que lui confia mon père, tant il l'aimait. Plût au ciel qu'Ulysse, sous la même forme, parût aux yeux de ces téméraires ! ils descendraient tous à ce même instant au tombeau; et cet hymen, l'objet de leurs vœux, se changerait en un sombre deuil. Mais c'est aux dieux, qui tiennent en leurs mains nos destinées, à décider s'il exercera sa vengeance dans ce palais. [1,270] Toi, songe aux moyens d'en bannir cette troupe odieuse. Écoute, sois attentif à mes conseils. Demain, au lever de l'aurore, convoque les chefs et le peuple ; prends la parole au milieu de cette assemblée, et, attestant les immortels, dis hardiment à ces hommes superbes de fuir, de rentrer dans leurs domaines. Si ta mère veut former les noeuds d'un second hymen, qu'elle retourne chez son père, ce roi puissant; il en préparera la fête, et l'envoyant à son époux, il lui prodiguera les richesses, digne cortège d'une fille si chérie. Je te donnerai encore un conseil prudent, si tu veux être docile à ma voix. [1,280] Arme un vaisseau de vingt rameurs, et cours t'informer du sort d'un père attendu si longtemps. Peut-être recevras-tu de la part des hommes quelque heureuse lumière, peut-être entendras-tu la renommée, cette voix de Jupiter, qui répand sur toute la terre le nom des mortels. Va d'abord à Pylos, interroge le sage Nestor; de là vole à Sparte, chez Ménélas, arrivé le dernier des Grecs qui revêtirent l'airain belliqueux. Si tu apprends que ton père vit et prépare son retour, tu supporteras encore, fût-ce durant une année, le joug qui t'opprime. S'il n'est plus, [1,290] tu retourneras dans ton île chérie; que ta main érige à son ombre un tombeau, rends-lui, avec la pompe la plus solennelle, tous les honneurs dus à ses cendres, et donne un époux à ta mère. Mais à peine auras-tu satisfait aux devoirs les plus sacrés, consacre tous les efforts dont tu es capable à perdre, soit par la ruse, soit par la force, les ennemis qui assiègent ce palais. Tu n'es plus dans la saison des jeux puérils; Télémaque, tu es sorti de l'enfance. N'as-tu pas entendu de quelle gloire s'est couvert Oreste en immolant [1,300] le perfide Égisthe, cet impie assassin, qui lui ravit le plus illustre des pères ? Ami, je te vois une haute stature, des traits pleins de noblesse et de beauté : sois donc, intrépide, et ton nom ne sera pas oublié des races futures. Mais il est temps que je me rende à mon navire, où peut- être mes compagnons s'impatientent de mon retard. Veille toi-même à ton destin, et garde un profond souvenir de mes paroles. Étranger, répond Télémaque, je vois en tes discours le zèle pur de l'amitié ; ainsi parle un père à son fils : non, jamais cet entretien ne s'effacera de ma mémoire. Mais, quoique si pressé de partir, demeure encore; [1,310] ne veux-tu pas te rafraîchir par le bain, goûter les attraits du repos? tu te rendras ensuite, le coeur satisfait, à ton navire, après avoir reçu de ma part un don choisi, précieux, tel que ceux qu'un ami met entre les mains de son ami, et qui sera dans ta demeure un monument de notre tendresse. Ne retarde point mon départ, dit la déesse ; un objet pressant l'accélère. Lorsque je reviendrai, tu me feras tel don que me destinera ton coeur sensible, et (juste retour de ta bienveillance) tu en recevras un de moi, qui ne sera pas d'un prix moins flatteur. En disant ces mots, Pallas s'éloigne [1,320] et disparaît avec la rapidité de l'aigle. Le coeur de Télémaque est rempli d'une noble audace ; le souvenir de son père s'y réveille avec une force nouvelle. Frappé d'étonnement, il s'abandonne à ses pensées, et reconnaît que son hôte était une divinité. Bien- tôt il s'avance avec la majesté des immortels vers les amants de sa mère. Le célèbre Phémius charmait par ses chants leur troupe assise en silence. II chantait les malheurs dont les Grecs furent accablés par Minerve, qui les poursuivit à leur retour de Troie. Du haut de son appartement, la fille d'Icare, la sage Pénélope, entendit les funestes accents du chantre divin. [1,330] Elle descend les nombreux degrés, non seule; deux de ses femmes la suivent. Arrivée auprès de ses amants, la reine s'arrête sur le seuil de la salle superbe : là, couverte d'un voile qui ombrage légèrement ses traits, pla- cée entre ces deux femmes vertueuses, elle se tourne vers le chantre divin, et versant des larmes : Phémius, dit-elle, il est en ton pouvoir de nous ravir par le chant d'un grand nombre d'actions merveilleuses, soit des dieux, soit des mortels, que célèbrent les fils des muses assis parmi ces chefs ; captive leur attention par l'un de ces sujets, et qu'ils vident les coupes en silence. [1,340] Mais arrête ce chant lugubre : chaque fois que tu l'entonnes, il porte le désespoir au fond de ce coeur brisé par le sentiment continuel des inexprimables regrets que je donne si justement à l'époux dont j'attends, hélas ! depuis tant d'années le retour; jour et nuit est présente à ma pensée l'image de ce héros, qui remplit la Grèce entière de sa gloire. Le prudent Télémaque, prenant la parole : Ma mère, dit-il, pourquoi te courroucer contre l'aimable favori des muses, qui laisse couler de son âme ces accents enchanteurs ? Les chantres divins ne sont point la cause de tes infortunes ; c'est Jupiter, qui distribue à son gré aux misérables mortels les biens et les disgrâces. [1,350] Phémius doit être exempt de blâme s'il célèbre les malheurs des Grecs : les chants les plus nouveaux captivent l'oreille charmée. Aie assez d'empire sur toi-même pour l'écouter. Parmi ceux qui se rendirent aux bords troyens, Ulysse ne fut pas seul destiné à ne point revoir sa patrie : combien d'illustres guerriers y trouvèrent leur tombeau ? Rentre dans ton appartement, reprends tes occupations chéries, la toile et les fuseaux ; dirige les mains industrieuses de tes femmes. Parler dans les assemblées est le partage des hommes, et ce doit être ici le mien, si le chef de ce palais a de l'autorité. [1,360] Vivement frappée de la sagesse de son fils, Pénélope se retire, et recueille au fond du coeur toutes les paroles de Télémaque. Remontée avec ses femmes à son appartement, ses larmes recommencent à couler pour celui qu'elle aime, Ulysse son époux, jusqu'à ce qu'un doux sommeil envoyé par Minerve, ferme sa paupière. Mais les amants de Pénélope font retentir d'un tumulte épouvantable le palais obscurci des ombres du soir ; l'amour embrase le coeur de tous ces chefs ; leurs désirs éclatent sans contrainte. Le sage Télémaque les réprime par ce dis- cours : O vous qui aspirez à ma mère, vous dont l'audace n'a plus de bornes, soyez du moins paisibles en ce moment, et livrez-vous aux plaisirs du festin sans le troubler par des cris tumultueux; [1,370] il y a bien plus de charme et de décence à prêter l'oreille aux chants d'un fils des muses, tel que celui-ci, dont les accents semblent partir des lèvres des immortels. Demain, réunis à la place publique dans une nombreuse assemblée, je vous dirai ouvertement de sortir de ce palais ; établissez ailleurs le lieu de vos festins, et vous recevant tour à tour, consumez vos propres richesses. Si, croyant ne pas rencontrer ici de vengeur, vous trouvez qu'il est bien plus facile et plus avantageux de conspirer lâchement à la perte d'une seule maison, poursuivez ; mais je conjurerai les dieux immortels, si jamais leurs châtiments répondent aux crimes, [1,380] de vous ensevelir au sein de ce palais dans une ruine commune, sans qu'il reste de vous un vengeur. Il dit : frappés du courage de ce jeune prince, ils le regardent avec étonnement, et, muets, ils impriment leurs dents sur leurs lèvres. Mais le fils d'Eupithès, Antinoüs, prend la parole. Télémaque, les dieux mêmes t'ont sans doute instruit à parler avec tant d'élévation et d'audace. Puisse Jupiter, malgré les droits de ta naissance, ne permettre jamais que tu règnes dans l'île d'Ithaque ! Ma réponse, Antinoüs, enflammera-t-elle ton courroux? répliqua le fils d'Ulysse : [1,390] si telle est la volonté de Jupiter, je recevrai le sceptre de sa main. Toi-même, penses-tu qu'il soit un don si méprisable ! Il est beau de régner : un roi est environné de richesses et d'honneurs; sa personne est sacrée. Mais parmi les jeunes gens ou les vieillards d'Ithaque, bien d'autres encore que moi peuvent aspirer au rang suprême : que l'un d'entre eux le possède, si le magnanime Ulysse n'est plus. Sachez cependant que, roi dans ma maison, je gouvernerai les biens et les esclaves que m'acquit ce héros. Le fils de Polybe, Eurymaque, rompt le silence. [1,400] Le sceptre de cette île, dit-il, Télémaque, est entre les mains des dieux. Règne dans ta maison, conserve tes richesses ; malheur à celui qui vaudrait t'en dépouiller tant qu'il restera un citoyen dans Ithaque !— Mais, fils illustre d'Ulysse, parle: quel est cet étranger? d'où venait-il ? dans quelle contrée est-il né? où voit-on fleurir sa race et son champ paternel? Une dette ancienne a-t-elle été l'objet de son arrivée ? ou t'aurait-il annoncé le retour de ton père ? [1,410] Comme il a promptement disparu ! avec quel soin il évitait de se faire connaître à nous ! Ses traits n'annonçaient pas un homme vulgaire. Eurymaque, répondit le jeune prince, désormais il ne me reste plus une ombre d'espoir du retour de mon père : en vain un voyageur me l'annoncerait avec serment ; en vain encore un augure renommé, appelé par ma mère, interrogé par elle dans l'intérieur de notre palais, flatterait nos voeux par ses oracles. Cet étranger est l'ancien ami de mon père; Mentes, a-t-il dit, est son nom ; né du belliqueux Anchiale, il gouverne le peuple nautonnier des Taphiens. [1,420] Ainsi parla Télémaque, et cependant il a reconnu la sage Pallas.Alors les amants de Pénélope ne songent plus qu'au chant et à la danse, charmés par ces plaisirs jusqu'à l'arrivée des ténèbres : la nuit qui descend avec ses noires ombres les trouve encore livrés à l'enchantement de ces plaisirs. Enfin ils vont tous dans leurs palais chercher les douceurs du sommeil. Télémaque se retirant dans le pavillon superbe qu'on lui bâtit près du palais, et qui dominait de toutes parts sur un terrain immense, va se rendre à sa couche, l'esprit agité de soins. Une femme âgée précédait le jeune prince, tenant des flambeaux éclatants ; c'était la sage Euryclée, fille d'Ops né de Pisénor. [1,430] Jadis, lorsqu'elle était au printemps de l'âge, Laërte l'avait achetée au prix de vingt génisses : il l'honora toujours dans son palais comme une épouse ; mais, fidèle à la sienne, il respecta l'hymen, et ne voulut point que la jalousie pût en troubler la paix et les douceurs. Aucune des femmes attachées à ce palais n'avait plus de zèle et d'affection pour Télémaque ; elle l'avait élevé depuis sa plus tendre enfance. Elle lui ouvre les portes de la riche demeure confiée à sa garde. Il s'assied sur sa couche, se dépouille de sa fine tunique, et la remet aux mains de cette femme âgée, attentive à ses ordres. [1,440] Elle la plie avec soin, la suspend près du lit, s'éloigne aussitôt, et tirant la porte par l'anneau d'argent, pousse le levier, qui tombe, et la porte est fermée. Là Télémaque, couvert d'un tissu précieux des plus fines toisons, ne dort point, et pense la nuit entière à la route que lui indiqua Minerve.