[9,0] LIVRE IX. [9,1] SYÉNÉ, elle, était déjà l'objet d'un siège en règle et se trouvait comme enveloppée d'un filet par les Ethiopiens. Oroondatès, en effet, ayant appris que les Ethiopiens étaient tout près, qu'ils avaient déjà dépassé les Cataractes et qu'ils se dirigeaient vers Syéné, les avait devancés de peu dans la ville, avait fait fermer les portes, garnir les remparts de munitions, d'armes et de machines et il attendait la suite. De son côté, Hydaspe, le roi des Ethiopiens, ayant appris par ses espions, de loin, que les Perses se préparaient à marcher vers Syéné, se mit en devoir de les poursuivre pour les surprendre avant qu'ils n'y fussent entrés, mais il arriva trop tard; alors, il tourna son armée contre la ville, la disposa tout autour des murailles, et entreprit le siège avec des forces que, rien qu'à les voir, on devinait irrésistibles : une multitude infinie d'hommes, d'armes, d'animaux se trouvaient là, et la plaine de Syéné ne parvenait pas à les contenir. C'es`t là que les éclaireurs retrouvèrent le Roi, avec les prisonniers qu'ils amenaient; et le roi fut charmé à la seule vue des jeunes gens; il se sentit aussitôt bien disposé pour ces êtres qui étaient siens — sans le savoir, son âme le devinait et c'était elle qui lui inspirait cette sympathie; mais il fut, plus encore, joyeux du présage fourni par ces prisonniers qu'on lui amenait enchaînés. « Bravo, s'écria-t-il, les dieux nous livrent, comme premier butin, l'ennemi enchaîné »; et il ajouta : « Il faut garder ces premiers prisonniers comme prémices de la guerre et les conserver pour les immoler lors des sacrifices d'actions de grâces, après la victoire, à nos dieux nationaux, comme le veut la loi éthiopienne. » Il fit aux éclaireurs des présents pour les remercier et les renvoya, avec les prisonniers, parmi les porteurs; puis il désigna un groupe d'hommes parlant leur langue qui n'auraient d'autre fonction que de les garder; il recommanda de les traiter avec les plus grands égards, de leur donner abondamment à manger, de les préserver de toute souillure, comme des victimes désormais consacrées; enfin, il leur fit enlever leurs chaînes, et les remplaça par des chaînes d'or. Car là où les autres emploient le fer, les Ethiopiens se servent d'or. [9,2] L'ordre du roi fut exécuté, et, lorsqu'on leur enleva leurs chaînes, Théagène et Chariclée eurent l'espoir qu'on allait les laisser libres, mais ils n'en furent pas plus avancés, lorsqu'on leur mit, à la place, des liens d'or; ce qui fit rire Théagène : «Ah! ah! dit-il, le magnifique changement! La Fortune se montre bien gentille avec nous; nous avons changé le fer pour l'or, et nos entraves plus riches font que nous sommes des prisonniers plus précieux. » Chariclée sourit elle aussi et elle tâcha de changer les idées de Théagène en lui rappelant les prédictions des dieux et en le berçant de belles espérances. Hydaspe, cependant, avait attaqué Syéné et il s'était imaginé qu'au premier assaut il se rendrait maître de la place, mais il ne tarda pas à être repoussé par les défenseurs qui firent une résistance magnifique et qui, par surcroît, l'accablèrent de railleries et d'insultes; ce qui le mit dans une grande colère, en constatant qu'ils avaient, dès le début, résolu de résister par tous les moyens et n'avaient pas pris le parti de se rendre spontanément à lui sans plus tarder; il décida alors de ne pas essayer d'user l'armée ennemie par un siège et de ne pas avoir recours non plus à des machines qui auraient pour résultat de tuer des ennemis, mais en laisseraient échapper; au lieu de cela, il décida d'entreprendre des travaux d'investissement considérable qui provoqueraient inévitablement la ruine de la ville dans le moindre délai. [9,3] Voici ce qu'il fit : il divisa le périmètre de la muraille en sectteurs de chacun dix toises, et à chacun il affecta dix hommes, leur donnant ordre de creuser un fossé aussi large et aussi profond que possible; ces hommes creusaient, d'autres enlevaient la terre, d'autres encore l'entassaient et en formaient un talus dressant de la sorte une muraille concentrique de celle des assiégés. Personne ne fit rien pour les en empêcher ou n'essaya de s'opposer à ces travaux; on n'osait pas en effet tenter une sortie contre une armée aussi nombreuse et l'on se rendait compte que les traits envoyés du haut des créneaux seraient inefficaces, car Hydaspe avait aussi pris la précaution de laisser entre les deux murailles une distance suffisante pour que ses travailleurs fussent hors de portée. Une fois ce travail achevé, plus vite qu'on ne saurait dire, par cette main-d'oeuvre innombrable et qui allait vite en besogne, le roi commença un autre ouvrage, que voici : laissant, sur une portion de cette enceinte, un espace, large d'environ un demi-plèthre, sans fossé ni talus, il conduisit, à partir de cette ouverture, et de chaque côté, deux chaussées parallèles qu'il prolongea jusqu'au Nil, de telle sorte que ces chaussées, parties d'un terrain en contre-bas, s'élevaient progressivement jusqu'a parvenir à un niveau supérieur. Le résultat avait l'aspect de Longs Murs, entre lesquels était respectée partout une largeur d'un demi-plèthre, et dont la longueur était égale à la distance séparant le Nil de Syéné. Lorsque ces levées furent raccordées aux rives du fleuve, le roi pratiqua, en cet endroit, une ouverture dans la rive et dériva le courant dans le canal formé par les deux chaussées. Et, naturellement, l'eau, étant donné la différence des niveaux, quittait le vaste lit du Nil et se précipitait dans cet étroit canal; resserrée entre ces rives artificielles, elle produisait, à l'entrée, un grondement qui passait toute description, et, tout le long du canal, un fracas qui retentissait au loin. En l'entendant, et en voyant ce qui se passait, les gens de Syéné comprirent le péril qu'ils couraient et le but de ces travaux, qui n'était autre que de les submerger; il leur était en effet impossible de s'échapper de la ville, à cause du talus et aussi de l'eau qui approchait déjà et leur barrait la route; et ils voyaient aussi qu'ils ne pouvaient rester sans danger. Dans ces conditions, ils se mirent en devoir de prendre des mesures pour pallier le péril. D'abord, ils bouchèrent les fentes existant dans le bois des portes avec des feuilles et du bitume; puis ils renforcèrent la muraille, pour la consolider sur ses bases, apportant l'un de la terre, l'autre des pierres, l'autre des morceaux de bois, chacun ce qui se trouvait. Personne ne restait inactif; enfants, femmes, vieillards se mettaient également à l'ouvrage; car on n'a égard ni au sexe ni à l'âge quand il y va de la vie. Les plus vigoureux, les jeunes gens en âge de porter les armes avaient été désignés pour creuser une sape étroite entièrement souterraine, allant de la ville jusqu'au talus élevé par les ennemis. [9,4] Et voici comment cet ouvrage fut exécuté : ils enfoncèrent au voisinage de la muraille un puits descendant jusqu'à une profondeur d'environ cinq brasses et passant sous la muraille; à partir de cet endroit, ils creusèrent, selon un plan incliné et en travaillant à la lumière des torches, une galerie en direction du remblai ennemi. Les ouvriers de tête passaient les déblais à d'autres, en arrière, qui les transportaient, de main en main, jusqu'à un quartier de la ville occupé depuis longtemps par des jardins, et ils en faisaient un tas. Ils faisaient cela pour ménager à l'avance, grâce à cette galerie, un exutoire à l'eau, si jamais elle survenait. Mais le danger les devança, malgré tous leurs efforts. Déjà le Nil avait dépassé le grand talus, s'était engouffré dans le fossé circulaire, l'avait envahi de tous côtés et avait transformé en lac l'intervalle entre les deux murs. Et Syéné devint aussitôt une île; elle qui, jusque-là, était au milieu des terres, fut entourée d'eau et baignée par les flots du Nil. Au début et pendant une partie de la journée, la muraille résista. mais lorsque l'eau, à mesure que s'élevait son niveau devint plus pesante, qu'elle commença à s'infiltrer profondément à travers les fissures provoquées dans cette terre noire et grasse par la chaleur de l'été et à pénétrer jusqu'aux fondations du rempart, alors, le soubassement se mit à céder sous la masse et, aux endroits où il s'amollissait et cédait, le mur s'inclinait, et, en vacillant, révélait l'urgence du danger, tandis que les créneaux oscillaient et que les défenseurs étaient secoués par cette tempête qui mettait le désordre parmi eux. [9,5] Vers le soir, une partie du mur, entre deux tours, s'écroula, sans pourtant que sa chute créât une brèche d'un niveau inférieur à celui du lac ni qu'elle ouvrît un accès à l'eau : mais la différence d'environ cinq brasses entre les niveaux rendait imminente la menace de l'inondation. Alors ce fut parmi les habitants de la ville des gémissements confus qui furent entendus des ennemis eux-mêmes; levant les mains vers le ciel, ils invoquèrent, seul espoir qui leur restât, le secours des dieux et supplièrent Oroondatès d'envoyer une députation à Hydaspe. Oroondatès obéit, mais sous la contrainte des événements et à contre-coeur; et comme il était cerné par l'eau et n'avait aucun moyen de faire parvenir qui que ce fût jusqu'à l'ennemi, la nécessité lui suggéra un expédient; il écrivait ce qu'il désirait obtenir sur une lettre qu'il attacha à une pierre et à l'aide d'une fronde, fit envoyer ce message dans la direction des adversaires, chargeant un projectile de porter sa prière par-dessus l'eau. Mais en vain, car la pierre ne put franchir cette distance et tomba dans l'eau. Il recommença alors à faire envoyer une autre lettre, mais échoua encore; tous les archers et les frondeurs rivalisèrent pour atteindre le but, en un concours dont l'enjeu était leur vie, mais tous échouèrent de la même facon. Finalement, ils tendirent les mains vers l'ennemi qui, debout sur le talus, contemplaient le spectacle de leur infortune, firent des gestes destinés à attirer la pitié et s'efforçaient de faire comprendre, tant bien que mal, ce que demandaient les messages quils avaient lancés. Pour cela, tantôt ils levaient les mains au ciel pour indiquer qu'ils étaient suppliants, tantôt ils mettaient les bras derrière le dos pour faire signe qu'ils se reconnaissaient esclaves. Hydaspe comprit qu'ils demandaient la vie sauve et il était prêt à la leur accorder — car la vraie noblesse veut que l'on traite avec bonté un ennemi abattu. Mais, pour le moment, il ne pouvait le faire et il décida de s'assurer plus complètement des intentions de ses adversaires. Il avait à sa disposition une flotille de felouques, qui avaient pénétré du Nil dans le canal et que le courant avait entraînées dans le lac circulaire où elles étaient amarrées; il en choisit dix, toutes neuves, où il fit embarquer des archers et des fantassins cuirassés qu'il envoya vers les Perses, après leur avoir donné des inftructions sur ce qu'ils auraient à dire. Les soldats firent la traversée en ordre de bataille; ainsi au cas où l'ennemi rangé sur le rempart tenterait, contre toute attente, une action hostile, ils seraient prêts à se défendre. Et c'était un spectacle extraordinaire que de voir des bateaux voguant d'une muraille à une autre, un marin naviguant en pleine terre et une felouque allant à travers champs. La guerre est toujours maîtresse de nouveautés, mais, en cette occasion, elle accomplit un prodige plus extraordinaire encore et tel qu'on n'en avait jamais vu de semblable : elle mettait aux prises l'infanterie de marine et les défenseurs d'une place, elle alignait des marins en face d'une armée de terre. Les gens de la ville, lorsqu'ils virent les barques et les hommes en armes qui les montaient se diriger vers la partie de la muraille qui s'était écroulée, furent affolés et, remplis de terreur par les dangers qui les entouraient, s'imaginèrent que les hommes qui venaient pour leur apporter le salut venaient en ennemis — tout éveille les soupçons et la crainte lorsqu'on est dans le dernier péril — et, de loin, il les accueillirent à coups de flèches. Tant il est vrai que les hommes, même lorsqu'ils désespèrent de leur salut, considèrent comme un bien de gagner un moment sur la mort qui les attend. Ils tiraient sur eux, d'ailleurs, non pas pour les atteindre, mais leurs coups avaient pour but simplement de leur interdire d'approcher. Les Ethiopiens répondirent par des flèches, et leur tir était mieux ajusté, car ils ne comprenaient pas quelle était l'intention des Perses; ils en touchèrent deux, puis un plus grand nombre, et firent si bien que certains, percés d'un coup brutal et inattendu, tombèrent tête première du rempart vers l'extérieur et furent précipités dans l'eau. Et le combat se serait échauffé, entre les défenseurs, qui cherchaient seulement à éloigner leurs adversaires, et les ménageaient et les Ethiopiens qui se défendaient avec colère, si l'un des notables de Syéné, un vieillard, n'était intervenu auprès des soldats qui se trouvaient sur la muraille : « Insensés, dit-il, vos malheurs vous ont fait perdre l'esprit! Voici que les gens que nous suppliions jusqu'à maintenant, que nous ne cessions d'appeler à notre secours viennent à nous alors que nous ne l'espérions plus, et nous les chassons? S'ils se présentent en amis, et avec des propositions de paix, ils seront nos sauveurs; s'ils ont des intentions belliqueuses, nous n'aurons aucun mal, même s'ils débarquent, à en avoir raison. Et quel avantage retirerons-nous, si nous les exterminons, alors qu'une telle nuée d'hommes est en train d'assiéger la ville et sur la terre et sur l'eau? Recevons-les donc et sachons ce qu'ils veulent. » Tout le monde l'approuva, et le satrape, lui aussi, fut de son avis. Ils regagnèrent les deux bords de la brèche et demeurèrent immobiles, les armes au repos. [9,6] Lorsque la courtine eut été évacuée par les soldats et comme le peuple, agitant des chiffons blancs, faisait signe que l'on pouvait aborder, alors, les Ethiopiens s'approchèrent et, comme d'une tribune, haranguèrent l'assistance des assiégés du haut des felouques : « Perses, et vous, gens de Syéné qui êtes ici, Hydaspe, roi des Ethiopiens d'Orient et d'Occident, et, maintenant, votre roi à vous, sait la manière d'abattre les ennemis, mais sa nature le porte à épargner les suppliants : il juge que la première attitude est celle d'un homme digne de ce nom, et que l'autre est une preuve d'humanité; l'une appartient aux soldats, l'autre dépend de sa propre décision. Il lui appartient de décider de votre vie ou de votre mort, mais, maintenant que vous êtes ses suppliants, il veut bien vous soustraire au danger évident et inéluctable où vous a menés la guerre; quant aux conditions auxquelles vous serez heureux de vous tirer d'affaire, il ne veut pas les déterminer lui-même, mais vous en laisse le libre choix; car il ne veut pas user de sa victoire en tyran mais entend diriger le sort des hommes sans encourir les reproches des dieux. » A ce discours, les habitants de Syéné répondirent qu'ils se livraient à Hydaspe, eux-mêmes, leurs enfants et leurs femmes, pour qu'il en fît ce que bon lui semblerait et ils lui remettaient leur ville, si toutefois elle subsistait, cette ville qui, pour l'instant, était vouée, sans recours, à sombrer dans la présente tempête, à moins que les dieux, ou Hydaspe, ne trouvent avant cela un moyen de la sauver. Oroondatès, de son côté, déclara qu'il renonçait aux causes et aux enjeux de cette guerre et qu'il livrait la ville de Philae ainsi que les mines d'émeraudes; pour lui, il demandait que l'on ne le réduisît pas à la nécessité de se rendre lui-même et ses soldats, mais, si Hydaspe voulait pousser la bonté jusqu'au bout, qu'il lui permît, à condition de ne causer aucun dommage et de ne pas reprendre la lutte, de se retirer avec eux à Eléphantine, car, disait-il, cela reviendrait au même pour lui de mourir tout de suite ou d'être condamné à mort par le roi de Perse pour avoir abandonné son armée. Son sort serait même pire, car, au lieu d'une mort simple qu'on lui infligerait conformément aux usages de la guerre, il serait, dans cette hypothèse, soumis aux supplices les plus cruels et aux tortures les plus douloureuses et les plus raffinées. [9,7] Il ajouta encore une demande, c'est que l'on voulût bien admettre sur les bateaux deux Perses, donnant comme prétexte qu'il avait l'intention de les envoyer à Eléphantine : si, disait-il, les gens d'Eléphantine se rendaient eux aussi, il en ferait autant lui-même. Munis de ces messages, les envoyés s'en revinrent avec les deux Perses et allèrent faire leur rapport à Hydaspe, qui rit beaucoup de la naïveté d'Oroondatès et le blâma de vouloir parler d'égal à égal, alors qu'il ne dépendait pas de lui, mais d'un autre, qu'il vécût ou qu'il mourût. « Mais il serait stupide, dit-il, que la stupidité d'un seul homme entraînât la perte d'une si grande foule! » Et il autorisa les envoyés d'Oroondatès à se rendre à Eléphantine, assurant qu'il ne s'inquiétait pas s'ils conseillaient aux habitants de résister; sur quoi, il donna mission à ses soldats, aux uns d'obstruer la brèche ménagée dans la rive du Nil, aux autres d'en pratiquer une autre dans la digue du canal afin d'interrompre l'arrivée de l'eau et de vider, par ce déversoir, l'eau qui formait le lac, de façon à assécher au plus vite les abords de Syéné et de les rendre praticables. Quand ils eurent reçu cet ordre, les hommes se mirent au travail, mais au bout de peu de temps ils durent en remettre la poursuite au lendemain, car le soir et la nuit survinrent peu après que les tâches eurent été distribuées. [9,8] Cependant, les habitants de la ville ne renonçaient pas pour cela aux moyens de salut qui étaient à leur disposition et qui leur demeuraient possibles, et ne désespéraient pas de recevoir quelque secours inattendu. Les uns continuaient à creuser la sape et ils pensaient être parvenus au talus, d'après l'évaluation qu'ils avaient faite, à vue, de la distance séparant leur muraille du talus et la mesure, effeftuée à l'aide d'une corde, de leur propre galerie. D'autres réparaient, à la lumière des torches, la partie écroulée de leur rempart; ce qui était un travail aisé, car les pierres, au moment de la chute, avaient roulé vers l'intérieur. Et ils se croyaient, pour l'instant, en sûreté lorsque leur tranquillité fut troublée; vers minuit, en effet, la partie de la levée que, la veille au soir, les Ethiopiens avaient commencé à déblayer — soit que la terre, rapportée dans cette partie, fût meuble et insuffisamment tassée et eût cédé lorsque sa base eut été imprégnée d'eau, soit que cette base se fût effondrée dans le souterrain creusé par les Perses, ou encore parce que la légère saignée, ménagée par les travailleurs s'était trouvée d'un niveau inférieur au reste et que l'eau en montant, pendant la nuit, avait débordé par là, et, une fois le chemin ouvert, avait insensiblement agrandi la brèche, soit, enfin, que ce fût là l'oeuvre d'une divinité secourable — quoi qu'il en soit, la digue, brusquement, s'effondra. Il en résulta un tel fracas et un tel vacarme, répandant l'épouvante dans les esprits, que les Ethiopiens et les gens de Syéné eux-mêmes, sans savoir du tout ce qui se passait, s'imaginèrent que la plus grande partie du rempart et de la ville avait été emportée. Les Ethiopiens, pourtant, qui étaient en sécurité, continuèrent à bivouaquer tranquillement, remettant au lendemain de savoir exaé}ement ce qu'il y avait; les gens de la ville eux, coururent de tous côtés au rempart, et, chacun, voyant que la muraille, à l'endroit où il se trouvait, était intacte, supposait que le dommage était arrivé plus loin; et cela dura jusqu'à ce que la lumière du jour, survenant, dissipât les terreurs incertaines qui les environnaient, en rendant la brèche visible et en montrant que l'eau s'était brusquement retirée. Et déjà les Ethiopiens colmataient l'ouverture du canal de dérivation en y disposant des vannes faites de panneaux de bois étayés, à l'extérieur, de forts troncs d'arbres et retenus en place par de la terre et des fagots; à cette tâche s'activaient à la fois des milliers d'hommes, les uns sur la rive, les autres sur des felouques. Et, ainsi, l'eau se retira; mais aucun des deux adversaires ne pouvait encore rejoindre l'autre, car la terre était couverte d'une boue profonde et la surface, qui semblait sèche, recouvrait une couche de limon spongieux menaçant d'enliser les chevaux ou les hommes qui s'y seraient engagés. [9,9] Deux ou trois jours se passèrent ainsi, les Syéniens ayant ouvert les portes et les Ethiopiens déposé les armes pour montrer, les uns et les autres leurs intentions pacifiques. Et c'était comme une trêve où chacun restait sur ses positions, et aucun des deux partis n'avait établi de garde; bien plus, les habitants de la ville s'abandonnaient à des réjouissances. Car il se trouvait que c'était le moment des fêtes du Nil, la plus grande des solennités égyptiennes, qui se célèbrent vers le moment du solstice d'été, lorsque commence la crue du fleuves, et les Egyptiens la fêtent avec plus de ferveur qu'une autre, pour la raison suivante : ils font en effet du Nil un dieu et le considèrent comme le plus puissant de tous les êtres divins, affirmant avec orgueil que le fleuve rivalise avec le ciel puisque, sans nuages ni pluies célestes, il arrose leurs labours et leur donne, chaque année, régulièrement, l'humidité nécessaire. Et voici la façon dont ils le divinisent : ils pensent que la création et la vie des hommes résultent principalement de la conjonction du principe humide et du principe de sécheresse, assurant que les autres éléments leur doivent d'exister et d'apparaître, et ils ajoutent que le principe humide et représenté par le Nil, l'autre, par leur propre terre. Telle est la doctrine populaire, mais, aux initiés, l'on apprend qu'Isis est la terre et Osiris le Nil, exprimant, ainsi, par ces noms, la vraie réalité des objets. Bref, la déesse désire le dieu absent, est heureuse de s'unir à lui, le pleure quand il disparaît et éprouve de la haine contre Typhon, son ennemi. Mais les savants dans les choses de la nature et celles des dieux ne révèlent naturellement pas aux profanes le sens caché de ces légendes ils leur donnent une instruction sommaire sous forme de mythes, réservant aux initiés du plus haut degré, à l'intérieur du sanctuaire, un enseignement plus clair, illuminé par la lumière brillante de la vérité. [9,10] Que tout cela soit dit sans offenser les dieux et qu'un silence inviolable assure le respect des mystères les plus sacrés, et revenons au récit des événements de Syéné. C'était donc la fête du Nil et les habitants étaient tout entiers occupés par les sacrifices et les cérémonies, et, bien que leurs corps fussent accablés par les circonstances terribles qu'ils traversaient, leurs âmes ne renonçaient pas, autant que cela était possible, à accomplir leurs devoirs de piété envers les dieux. Oroondatès, lui, ayant attendu le plein de la nuit, au moment où les habitants de Syéné, une fois leurs festins terminés, étaient plongés dans un profond sommeil, fit sortir son armée, après avoir fait connaître en secret aux Perses l'heure où ils devraient se rassembler et la porte par laquelle s'opérerait leur sortie. Chaque commandant d'unité avait reçu de lui l'ordre de laisser sur place chevaux et bêtes de somme pour s'épargner toute gêne et ne pas faire le moindre bruit qui pût révéler l'opération en cours : ils devaient se mettre en route seulement avec leurs armes et une planche ou une poutre qu'ils auraient à se procurer. [9,11] Une fois rassemblés à la porte désignée, ils jetèrent au travers de la boue les pièces de bois apportées par chaque unité et les disposèrent bout à bout, ceux d'arrière les passant chaque fois aux hommes de tête, si bien que, grâce à cette sorte de passerelle, toute la troupe put franchir aisément le fossé et en peu de temps. Lorsqu'il eut atteint la terre ferme, sans être aperçu des Ethiopiens qui ne se doutaient de rien et n'avaient pas pris la précaution de se garder mais dormaient sans défiance, il courut avec son armée jusqu'à Eléphantine, aussi vite qu'il le put et autant qu'il eut de souffle; il pénétra sans difficulté dans la ville, car les deux Perses envoyés de Syéné les jours précédents avaient reçu la consigne de guetter chaque nuit son arrivée et, dès que l'on eut donné le mot de passe convenu, aussitôt ils lui ouvrirent les portes. Au lever du jour, les Syéniens s'aperçurent de sa fuite, d'abord en ne voyant pas chacun dans sa maison le Perse qu'il hébergeait, ensuite par les conversations qu'ils eurent entre eux, et, finalement, lorsqu'ils découvrirent la passerelle. Et de nouveau ils furent plongés dans l'angoisse et se virent exposés à être accusés d'une faute plus grave que la première fois, celle d'avoir répondu par la trahison à la grande bienveillance du roi et de s'être faits les complices de la fuite des Perses. Ils résolurent donc de sortir de la ville, tous, sans exception et de se livrer aux Ethiopiens, en affirmant par serment qu'ils n'avaient été au courant de rien, pour tenter d'émouvoir leur pitié. Ils se rassemblèrent donc, sans distinction d'âge, prirent des rameaux de suppliants, allumèrent des cierges et des torches, se firent précéder par les familles sacerdotales et les Statues de leurs dieux pour indiquer leurs intentions pacifiques et se mirent en marche, par la passerelle, vers les Ethiopiens. Arrivés à une certaine distance de ceux-ci, ils se jetèrent à genoux, dans une attitude suppliante, et, comme à un signal, commencèrent à pousser d'une seule voix des cris pitoyables et des lamentations pour les émouvoir. Afin d'inspirer plus sûrement la pitié, ils déposèrent les petits enfants et les laissèrent aller où ils voudraient, s'imaginant que cette troupe innocente, qu'on ne pouvait soupçonner de mauvais desseins, adoucirait la colère des Ethiopiens. Et les petits, terrorisés, ne comprenant rien à ce qui se passait, se mirent à fuir leurs pères et leurs mères, sans doute pour s'éloigner de cette clameur infinie, et leur fuite, les uns rampant, les autres vacillant sur leurs petites jambes, les entraînait vers les ennemis, tandis qu'ils pleuraient de façon touchante, comme si la Fortune avait imaginé de les faire participer, eux aussi, aux lamentations. [9,12] Hydaspe, à ce spectacle, constatant qu'ils renouvelaient, avec plus de force encore, leurs supplications premières, jugea qu'ils étaient entièrement disposés à accepter ses conditions, et il leur fit demander ce qu'ils voulaient et pourquoi ils venaient seuls, sans les Perses. Ils lui racontèrent tout, la fuite des Perses, leur propre innocence, leur fête traditionnelle, lui expliquant comment, occupés tout entiers de leurs cérémonies religieuses et surpris par le sommeil à la suite du banquet, ils ne s'étaient pas aperçus de l'évasion des Perses et que d'ailleurs, même s'ils avaient été au courant, ils n'auraient pu, désarmés, s'opposer au départ d'hommes en armes. Hydaspe, devant ce récit, soupçonna — comme c'était effeèiivement le cas — qu'Oroondatès lui préparait quelque ruse et quelque embûche; il fit appeler les prêtres, et eux seuls, se prosterna devant les statues des dieux qu'ils avaient apportées avec eux pour inspirer plus de respect, et leur demanda s'ils pouvaient lui donner de plus amples renseignements au sujet des Perses dans quelle direction ils étaient partis, sur quoi ils pouvaient compter ou qui ils pensaient attaquer. Les prêtres répondirent qu'ils ignoraient tout, mais que, à leur avis, Oroondatès était parti pour Eléphantine, où se trouvait réunie la plus grande partie de son armée et ils ajoutèrent qu'Oroondatès plaçait son espoir, de façon toute particulière, sur ses cavaliers cuirassés. [9,13] Telle fut leur réponse; ils y joignirent des supplications pour qu'il consentît à entrer dans leur ville, qui était la sienne, et qu'il leur épargnât les effets de sa colère. Mais Hydaspe ne jugea pas opportun, pour le moment, de faire lui-même son entrée dans la ville; il y envoya deux phalanges d'hoplites se rendre compte si ce n'était pas un piège et, au cas où il n'y aurait rien de tel, occuper la ville; puis il renvoya les gens de Syéné avec les plus belles promesses et disposa son armée en ordre de bataille, pour recevoir les Perses, s'ils l'attaquaient, ou, s'ils tardaient, pour les attaquer lui-même. Tout n'était pas encore entièrement disposé lorsque des éclaireurs vinrent, à bride abattue, annoncer l'arrivée des Perses rangés en formation de combat. Oroondatès, en effet, qui avait donné l'ordre au gros de son armée de se concentrer à Eléphantine et qui, lorsque ses espions lui avaient annoncé l'arrivée inopinée des Ethiopiens, avait été contraint de courir, avec quelques soldats seulement, s'enfermer dans Syéné, où il avait éte coupé par les travaux de siège de l'ennemi, avait imploré son salut et Hydaspe, sur sa parole, le lui avait accorde; mais le satrape avait commis la pire des traîtrises; il s'était arrangé pour faire traverser deux Perses avec les Ethiopiens, sous prétexte de les envoyer sonder les intentions des gens d'Eléphantine relativement aux conditions auxquelles ils accepteraient de se rendre à Hydaspe, mais, en réalité, pour savoir s'ils accepteraient de se preparer à la bataille le jour où lui-même pourrait s'échapper. Il avait réussi à mener à bien cette manoeuvre déloyale; il avait trouvé ses soldats tout prêts et, aussitôt, sans perdre un seul instant, il avait donné l'ordre de marche, dans l'espoir, apparemment, de surprendre par sa rapidité les préparatifs ennemis. [9,14] Donc, on le vit, son armée en bataille, dont la splendeur, toute perse, tenait les regards fascinés, l'or et l'argent des armes illuminant toute la plaine. Car le soleil se levait à peine et ses rayons frappaient les Perses de face, et c'était un éblouissement incroyable qui se répandait au loin, comme si les armures avaient projeté leur propre lumière. L'aile droite était tenue par des soldats originaires de Perse et de Médie, les hoplites ouvrant la marche et tous les archers derrière eux, car, dépourvus d'armure, ils se trouvaient plus en sécurité pour lancer leurs projectiles derrière l'abri que leur offraient les hoplites. Les contingents d'Egyptiens et de Libyens et tous les auxiliaires étrangers étaient disposés à l'aile gauche, accompagnés, eux aussi, de lanceurs de javelots et de frondeurs qui avaient mission d'exécuter des charges et d'attaquer l'ennemi en le harcelant sur les côtés de leurs projeâiles. Le satrape lui-même se trouvait au centre, monté sur un char magnifique, armé de faux; de part et d'autre, pour le garder, une phalange lui faisait escorte; et il n'avait placé devant lui que les cavaliers cuirassés, en qui il mettait le plus de confiance au moment du combat. Car cette troupe est, chez les Perses, toujours la plus vaillante et dresse face à la bataille comme un rempart inébranlable. [9,15] Leur armure est faite de la façon suivante : on choisit un homme d'une vigueur exceptionnelle et on lui couvre la tête d'un casque d'une seule pièce, parfaitement ajusté et qui reproduit l'image exacte d'un visage humain, à la façon d'un masque; il emboîte entièrement la tête, depuis le sommet jusqu'au cou, sauf les yeux, afin de permettre la vue; la main droite est armée d'un épieu plus long qu'une lance, la main gauche reste libre pour tenir les rênes; on suspend un sabre à son côté, et l'on recouvre d'une cuirasse non seulement la poitrine mais aussi tout le reste du corps. Quant à la façon dont est fabriquée la cuirasse, voici : on façonne des plaques de bronze et de fer, rectangulaires et d'un empan environ dans chaque sens, puis on les attache les unes aux autres par le bord, de façon que celle du dessous soit en partie recouverte par celle du dessus, et, de la même façon, dans le sens de la largeur, sans interruption. Des coutures assurent l'articulation dans les plis, réalisant comme une tunique d'écailles qui s'adapte au corps sans lui faire mal et l'enveloppe entièrement, entourant chaque jambe séparément et se resserrant et s'étendant sans gêner les mouvements. Cette cuirasse est pourvue de manches, elle descend du cou jusqu'aux genoux et n'est ouverte qu'à la hauteur des cuisses, ce qui est nécessaire pour permettre au cavalier de se tenir à cheval. Telle est la cuirasse; elle renvoie les traits et est absolument invulnérable. Le jambart s'étend de la pointe du pied au genou et est attaché à la cuirasse. On munit également le cheval d'une armure semblable; on entoure ses pattes de jambarts, on garnit entièrement sa tête de plaques protectrices et l'on suspend le long de son dos, jusqu'au ventre, des deux côtés, une sorte de housse tissée de fer pour protéger l'animal et ne pas gêner son ventre, ce qui le rendrait incapable de courir. Le cheval ainsi harnaché ou, pour mieux dire, revêtu, son cavalier le monte; mais il ne se met pas tout seul en selle, il faut que d'autres lui donnent la jambe, à cause de son poids. Le moment du combat venu, il lâche les rênes à son cheval, le pique de l'éperon et se précipite de tout son élan contre l'adversaire, pareil à un homme de fer ou à une statue de métal massif qui se mettrait en mouvement. L'épieu, loin en avant, pointe son fer; il est relié à l'encolure par un lien, et sa poignée est attachée à la croupe par une corde, de telle façon qu'il ne cède pas au choc mais accompagne la main du cavalier qui se borne à diriger le coup et se raidit pour provoquer une blessure plus profonde; dans son élan, l'épieu transperce tout ce qu'il rencontre et, d'un seul coup, souvent, soulève deux hommes à la fois. [9,16] Voilà quelles étaient la cavalerie du satrape et l'ordonnance de l'armée perse lorsqu'il s'avança, face à l'ennemi, le dos constamment appuyé au Nil, et, comme il était de beaucoup inférieur au nombre des Ethiopiens, il cherchait à se protéger, grâce au fleuve, contre le danger d'encerclement. Hydaspe marcha contre lui; il avait opposé aux Perses et aux Mèdes de l'aile droite, les troupes de Méroé, des soldats fortement armés et entraînés au combat corps à corps. Les unités formées de Troglodytes et de gens du pays du Cinname, qui étaient armés légèrement, rapides et excellents archers, furent chargées de faire front aux frondeurs et aux lanceurs de javelots de l'aile gauche. Quant au centre de l'armée perse, qu'il savait formé par les fameux cuirassiers, Hydaspe se mit lui-même en face de lui, avec les éléphants chargés de tours et plaça devant ceux-ci une ligne d'hoplites Blemmyes et Sères, auxquels les instructions nécessaires avaient été données pour le combat. [9,17] Les étendards sont dressés des deux côtés; du côté perse, les trompettes, du côté des Ethiopiens, tambours et timbales donnent le signal, et Oroondatès, à grands cris, lance ses phalanges en avant au pas de course; Hydaspe, lui, avait donné l'ordre d'avancer d'abord lentement, et ne progresser que pas à pas, sans hâte, à cause des éléphants, pour éviter qu'ils ne fussent laissés en arrière par les combattants qui se trouvaient devant eux et pour laisser l'élan des cavaliers s'affaiblir en parcourant la distance qui les séparait de l'ennemi. Mais, lorsqu'ils furent à bonne portée et qu'ils virent les cuirassiers exciter leurs chevaux pour charger, les Blemmyes firent ce que leur avait ordonné Hydaspe et, laissant derrière eux les Sères pour contenir et défendre les éléphants, ils bondirent en avant des lignes et, à toute vitesse, s'élancèrent contre les cuirassiers; ils avaient l'air de fous, de se lancer, en aussi petit nombre, contre une telle multitude, aussi bien protégée. Sur quoi, les Perses forcèrent l'allure encore davantage sur leurs chevaux, considérant que cette témérité était pour eux-mêmes une bonne aubaine et qu'ils allaient immédiatement, et au premier choc, n'en faire qu'une bouchée. [9,18] Déjà les Blemmyes se trouvaient au contact et il s'en fallait de peu qu'ils ne fussent attrapés par les lances lorsque soudain, à un signal, ils plongèrent et se glissèrent sous les chevaux, un genou en terre, leur tête et leur dos manquant juste d'être écrasés par les animaux. Alors ils se mirent à faire quelque chose d'extraordinaire, ils éventraient les chevaux au fur et à mesure qu'ils défilaient, si bien qu'il en tombait un bon nombre, les animaux rendus insensibles aux rênes par la douleur et désarçonnant leurs cavaliers qui demeuraient à terre, comme bûches, et les Blemmyes leur tranchaient les cuisses sous la cuirasse, car un cuirassier perse ne peut se mouvoir lorsqu'il n'a personne pour l'aider. Tous ceux qui avaient pu échapper sans que leurs chevaux fussent blessés chargeaient les Sères qui, lorsqu'ils les virent approcher, se retirèrent derrière les éléphants, à l'abri de cette protection et de ce vivant rempart. Alors ce fut un grand carnage de cavaliers, qui périrent presque jusqu'au dernier. Car les chevaux, au spectacle inhabituel des éléphants qui se dévoilèrent à eux, furent pris de panique devant leur masse, et, ou bien tournèrent bride, ou bien se précipitèrent en désordre les uns sur les autres, jetant aussitôt la confusion dans les rangs de leur propre troupe. Les soldats qui se trouvaient dans les tours, sur le dos des éléphants — il y avait six soldats dans chaque tour, deux armés d'arcs sur chaque face, seule, la partie de la tour dirigée vers la croupe de l'animal était dépourvue de combattants — ces soldats, donc, lançaient, sans discontinuer, des flèches bien ajustées, du haut des tours, qui leur faisait comme une citadelle, et les traits étaient si denses que les Perses croyaient que c'était un nuage qui avançait vers eux. Les Ethiopiens, la plupart du temps, visaient les yeux de leurs adversaires, et ils avaient l'air, moins d'être engagés dans un combat d'égal à égal que de participer à un concours de tir; ils visaient si juste que les ennemis qu'ils atteignaient de leurs traits étaient emportés au hasard à travers la mêlée, tandis que de leurs yeux sortaient deux flèches, pareilles à deux tuyaux de flûte. Si quelques-uns, emportés par l'élan de leur cheval qu'ils n'avaient pu maîtriser, étaient lancés, malgré eux, contre les éléphants, ou bien ils périssaient à cet endroit même, rejetés et écrasés par les éléphants, ou bien ils étaient attaqués par les Sères et les Blemmyes qui surgissaient de derrière les éléphants, comme d'une embuscade, et, tantôt les frappaient en visant le défaut de la cuirasse et tantôt les désarçonnaient et les jetaient à terre. Ceux qui réussissaient à s'enfuir s'en allaient sans avoir rien pu faire ni causé aucun mal aux éléphants; car cet animal est cuirassé de fer pour aller au combat et d'ailleurs la nature l'a doté d'une peau solide, dont la surface et recouverte d'écailles résistantes contre lesquelles n'importe quelle pointe vient se briser. [9,19] Les survivants se mirent alors tous à fuir, jusqu'au dernier, et, plus lâchement que les autres, le satrape Oroondatès, qui abandonna son char, monta sur un cheval de Nisal et s'enfuit. Cependant, les Egyptiens et les Libyens de l'aile gauche ne s'étaient pas aperçus de ce qui se passait et ils continuaient à combattre avec un grand courage, tout en recevant plus de coups qu'ils n'en donnaient, mais supportant avec beaucoup de fermeté la situation difficile où ils se trouvaient. Car les soldats du pays du Cinname, qui leur étaient opposés, les pressaient terriblement et les mettaient dans une grande difficulté : quand on les poursuivait, ils s'enfuyaient, prenaient une forte avance et, se retournant, tout en continuant de fuir, lançaient des flèches; puis, lorsque leurs adversaires revenaient en arrière, ils recommençaient à attaquer et les harcelaient sur les flancs, les uns avec des frondes, les autres en lançant des flèches, sans doute, petites, mais empoisonnées avec du venin de serpent et qui entraînaient brutalement la mort dans un très court délai. Les gens du pays du Cinname tirent de l'arc d'une façon qui leur donne plutôt l'air de se jouer que de le faire sérieusement; ils entourent leur tête d'une tresse circulaire et y fichent leurs flèches tout autour, la partie empennée disposée du côté de la tête et la pointe dirigée vers l'extérieur, à la façon de rayons. Leurs flèches sont ainsi toutes prêtes pour le combat et c'est là qu'ils les prennent, comme dans un carquois; chacun d'eux, l'air insolent, avec des bonds de satyre, le corps souple, se penche et, couronné de flèches, entièrement nu, décoche contre ses adversaires des traits dont la pointe n'est pas garnie de fer; ils prennent en effet l'épine dorsale d'un gros serpent, en prélèvent la longueur d'une coudée et en aiguisent l'extrémité de façon a la rendre très acérée, et ils obtiennent de la sorte une flèche naturellement armée de sa pointe. C'est peut-être là l'origine du nom que nous donnons aux flèches, parce qu'elles sont faites avec des os. Pendant quelque temps, les Egyptiens restèrent à leur rang et, de leurs boucliers serrés les uns contre les autres, se tenaient à l'abri des traits, car ils sont naturellement courageux affectant de mépriser la mort, moins lorsque cela sert à quelque chose que par esprit de bravade, et peut-être aussi parce qu'ils redoutaient le châtiment s'ils avaient abandonné leur poste. [9,20] Mais lorsqu'ils apprirent que les cuirassiers, la principale force et le principal espoir de l'armée, avaient été taillés en pièces, que le satrape s'était enfui, que les hoplites mèdes et perses, tant vantés, n'avaient nullement brillé dans la bataille et n'avaient fait que peu de mal aux soldats de Méroé qui leur étaient opposés, tandis qu'eux-mêmes avaient été très éprouvés et, finalement, avaient suivi les autres dans leur fuite, les Egyptiens, donc, cédèrent à leur tour et s'enfuirent en débandade. Hydaspe, voyant, du haut de l'observatoire que formait sa tour, que sa victoire était éclatante, envoya dans toutes les directions des hérauts aux soldats engagés dans la poursuite de l'ennemi pour leur ordonner d'arrêter le carnage, de faire prisonniers vivants tous ceux qu'ils pourraient et de les lui amener, tout particulièrement Oroondatès. Et ses ordres furent suivis. Les Ethiopiens étendirent leur front vers la gauche, et, diminuant la profondeur de leur formation pour lui faire gagner en longueur, des deux côtés, rabattirent ensuite leurs ailes et encerclèrent de la sorte l'armée perse, ne laissant aux adversaires qu'une seule issue libre pour fuir, en direction du fleuve. Il y en eut beaucoup, parmi ceux-ci, qui tombèrent dans le Nil, entraînés par les chevaux, les chars armés de faux et de façon générale, la panique de cette multitude, et ils comprirent que ce qui avait semblé une habileté tactique du satrape se retournait contre eux et se révélait une sottise : craignant, au début, d'être encerclé, il s'était, pour cette raison, adossé au Nil mais ne s'était pas aperçu qu'il se coupait ainsi la retraite. C'est là qu'il fut lui-même fait prisonnier, alors qu'Achaeménès, le fils de Cybèle, qui avait appris, déjà, ce qui s'était passé à Memphis, cherchait à supprimer Oroondatès, à la faveur de la confusion car il se repentait d'avoir dénoncé Arsacé, maintenant que les témoins avaient disparu pour appuyer ses accusations — mais il ne réussit pas à le frapper à mort. Il fut d'ailleurs immédiatement puni par un Ethiopien qui l'abattit d'une flèche; l'Ethiopien avait reconnu le satrape et il voulait le prendre vivant, comme il en avait reçu l'ordre; de plus, il était indigné de cette action criminelle d'un homme qui, tout en fuyant devant l'adversaire, se retournait contre les siens et profitait apparemment du malheur général pour satisfaire une haine particulière. [9,21] Oroondatès fut donc emmené à Hydaspe par l'homme qui l'avait fait prisonnier, et le roi, le voyant prêt d'expirer et couvert de sang, fit arrêter l'hémorragie par des sorciers qui se servent pour cela d'incantations; il avait l'intention, si possible, de lui sauver la vie, et il lui adressa des paroles de réconfort : « Mon cher ami, lui dit-il, tu es sauvé, s'il ne tient qu'à moi; car il est beau de vaincre ses ennemis, en combattant, lorsqu'ils sont debout, mais, en générosité, lorsqu'ils sont abattus. Mais pour quelle raison t'es-tu donc montré si déloyal? » Et l'autre répondit : « Déloyal envers toi, mais loyal envers mon maître. » Alors Hydaspe : « Et maintenant que tu as échoué, quel châtiment penses-tu avoir mérité? » lui demanda-t-il encore. Alors le satrape : « Celui que mon Roi aurait infligé à l'un de tes généraux s'il l'avait fait prisonnier alors qu'il se montrait fidèle envers toi. — Sans doute, répondit Hydaspe, il l'aurait félicité et l'aurait renvoyé avec des présents, s'il avait été vraiment un roi et non pas un tyran, soucieux, en louant un étranger, d'inspirer aux siens le désir de lui ressembler. Mais, homme étonnant, tu dis que tu as été loyal, mais tu pourrais avouer aussi que tu as été naïf de t'attaquer, avec autant d'audace, à une telle multitude. — Je n'étais peut-être pas naïf, répondit Oroondatès, de fonder ma conduite sur la connaissance que j'ai du caractère de mon roi, qui lui fait se montrer plus sévère pour quiconque a fait preuve de lâcheté au combat que généreux envers les braves. Aussi ai-je décidé de me jeter en plein danger et, ou bien, de remporter un grand succès, contre tout espoir, l'un des nombreux miracles que peuvent provoquer les hasards de la guerre, ou bien, s'il m'était donné de survivre, de me ménager un moyen de défense en disant que j'avais fait tout ce qui était en mon pouvoir. » [9,22] Après cette conversation, Hydaspe avoua qu'il avait raison et l'envoya à Syéné, en recommandant aux médecins d'avoir le plus grand soin de lui. Et lui-même fit son entrée, avec l'élite de ses troupes, cependant que toute la population de la ville, sans distinction d'âge, venait à sa rencontre, jetant aux soldats des guirlandes et des fleurs du Nil et célébrant Hydaspe par des bénédictions et des cris de victoire. Une fois parvenu à l'intérieur des murs, monté sur son éléphant, comme sur un char il alla immédiatement faire ses dévotions et rendre hommage aux divinités, demandant aux prêtres quelle était l'origine des fêtes du Nil, et s'ils pouvaient lui montrer dans la ville quelque chose de remarquable qui valût la peine d'être vu. Les prêtres lui montrèrent le puits servant à mesurer le niveau du Nil, qui ressemble à celui de Memphis et est construit en pierres de taille polies, avec des lignes gravées, distantes entre elles d'une coudée; l'eau du fleuve, s'infiltrant sous la terre, s'élève le long de cette graduation, ce qui indique aux habitants si le Nil monte ou descend, selon le nombre des traits qui sont recouverts ou découverts et qui mesurent ainsi la crue et la décrue du fleuve. Ils lui montrèrent aussi les cadrans solaires dont les aiguilles ne projettent pas d'ombre à midi, car, dans la région de Syéné, au solstice d'été, les rayons du soleil tombent exactement à la verticale et, éclairant de tous les côtés l'aiguille, empêchent qu'il y ait une ombre portée, de telle sorte aussi, que, dans les puits, l'eau se trouve illuminée jusqu'au fond, pour la même raison. Tout cela ne frappa pas beaucoup Hydaspe, à qui ces choses étaient familières, car elles se produisent de la même façon à Méroé, en Ethiopie. Ils exaltèrent devant lui la fête du Nil, et firent un grand éloge du fleuve, qu'ils appelèrent Horus et le Père de Toute Vie dans l'Egypte entière : sauveur de la Haute-Egypte, père et créateur de la Basse-Egypte, lui qui, chaque année, apporte un nouveau limon, ce qui lui a valu son nom; c'est lui, dirent-ils, qui définit les saisons de l'année, l'été par ses crues, l'automne par sa décrue, le printemps par les fleurs qu'il fait naître et par la ponte des crocodiles. Bref, ajoutaient-ils, le Nil n'est autre que l'année elle-même, comme le prouve son nom, car, si l'on représente les lettres de son nom par leur valeur numérique, le total donne 365 unités, autant qu'il y a de jours dans l'année; et ils lui parlèrent encore des plantes, des fleurs, des animaux qui lui sont particuliers, et de bien d'autres choses encore. « Mais toutes ces belles choses dont vous me parlez, répondit Hydaspe ne sont pas égyptiennes, elles sont éthiopiennes; ce fleuve, que vous divinisez, et toutes les merveilles qu'il nourrit, c'est la terre d'Ethiopie qui vous l'envoie, et c'est elle qui mérite vos hommages, puisqu'elle est la mère de vos dieux. — Aussi lui rendons-nous un culte, répondirent les prêtres, pour bien des raisons, et surtout parce qu'elle nous a montré en toi un sauveur et un dieu. » [9,23] Hydaspe leur répondit de ne pas lui donner de louanges dont pourraient s'offenser les dieux, se retira sous sa tente et, le reste du jour, s'occupa de se restaurer; il invita au festin les Ethiopiens nobles et les prêtres de Syéné et permit au reste de l'armée de festoyer aussi; les habitants de Syéné fournirent à l'armée un grand nombre de boeufs, force moutons, des troupeaux de chèvres et de porcs et quantité de vin en partie comme don gracieux et en partie à prix d'argent. Le lendemain, Hydaspe prit place sur une estrade et distribua aux soldats les bêtes de somme, les chevaux, et tous les objets pris comme butin dans la ville ou sur le champ de bataille, fondant la répartition selon ce que méritaient les exploits de chacun. Lorsque se présenta l'homme qui avait fait Oroondatès prisonnier : « Demande ce que tu voudras », lui dit Hydaspe. Et lui : « Je ne veux rien demander, Roi, répondit-il, mais, si tu veux bien me l'accorder, je me contenterai de ce que j'ai enlevé à Oroondatès lorsque je lui ai sauvé la vie, conformément à l'ordre que tu avais donné. » En même temps, il montrait le fourreau de l'épée du satrape, enrichi de pierres précieuses, objet de grand prix et qui avait coûté fort cher, si bien que beaucoup d'assistants se récrièrent disant que ce trophée était trop beau pour un simple soldat et convenait à un roi. Hydaspe sourit : « Et que pourrait-il y avoir de plus royal, répondit-il, que de ne pas montrer moi-même moins de générosité que cet homme ne montre de désintéressement? D'ailleurs, la loi de la guerre permet au vainqueur de dépouiller un prisonnier. Qu'il s'en aille donc en recevant de moi ce qu'il aurait pu facilement conserver sans mon consentement, en le dissimulant. » [9,24] Après lui comparurent les soldats qui avaient fait prisonniers Théagène et Chariclée. « Roi, dirent-ils, notre prise à nous n'est pas de l'or ni des pierreries, que l'on trouve à bon marché en Ethiopie et dont il y a des monceaux dans le palais royal; ce que nous avons capturé pour toi dans notre filet ce sont une jeune fille et un jeune homme, le frère et la sœur, deux Grecs, qui, à part toi, surpassent en taille et en beauté tous les humains au monde, et nous pensons ne pas être indignes de ta munificence. — Vous faites bien de me rafraîchir la mémoire, reprit Hydaspe; car je ne les ai vus qu'en passant et au milieu du tumulte, lorsque vous me les avez amenés. Aussi, qu'on les fasse venir et qu'on fasse aussi approcher le reste des prisonniers. » Ils furent amenés aussitôt, car on avait dépêché un coureur hors des murs pour aller aux équipages dire à leurs gardiens de les conduire immédiatement devant le roi. Ils demandèrent à l'un de leurs gardes, un demi-grec, où on les menait, et lui leur répondit que le roi Hydaspe passait en revue les prisonniers. « Dieux sauveurs! » dirent en même temps les deux jeunes gens en reconnaissant le nom d'Hydaspe, car, jusqu'à ce moment, ils n'étaient pas sûrs si ce n'était pas un autre qui fût roi. Alors Théagène dit à l'oreille de Chariclée : « Tu vas certainement, ma chérie, raconter au roi toute notre histoire. Tu vois, c'est bien Hydaspe, dont tu m'as dit si souvent qu'il était ton père. » Alors Chariclée : « Mon bien-aimé, lui dit-elle, les affaires importantes demandent d'importantes précautions. Des aventures dont la divinité a rendu le commencement si enchevêtré doivent, de toute nécessité, être conduites à leur dénouement par des péripéties violentes ; d'ailleurs, une affaire qui est, depuis si longtemps, embrouillée ne saurait, sans inconvénient, trouver sa solution d'un seul coup, surtout lorsque le principal metteur en scène de toutes nos aventures, l'être de qui dépendent toute l'intrigue et notre reconnaissance, je veux dire Persinna, ma mère, n'est pas là. Elle est vivante, elle aussi, grâce aux dieux; cela, nous le savons. — Mais si l'on nous sacrifiait auparavant, reprit Théagène, ou si l'on nous offrait comme esclaves à quelqu'un, et si l'on nous interdisait ainsi d'aller en Ethiopie ? — Impossible, dit Chariclée; c'est tout le contraire. Tu as souvent entendu dire à nos gardiens que l'on nous entretenait comme victimes destinées à être sacrifiées aux dieux de Méroé, et nous n'avons pas à craindre que l'on fasse présent de nous à qui que ce soit ou que l'on fasse mourir avant le moment voulu des êtres consacrés aux dieux par une promesse que des hommes d'une piété aussi scrupuleuse ne se permettraient pas de violer. Si, emportés par la joie, nous nous laissions aller à révéler trop tôt qui nous sommes, alors que les personnes qui peuvent nous econnaître et apporter la confirmation de nos dires ne sont pas là, il est à craindre que, sans le vouloir, nous n'indisposions celui qui nous écoutera et que nous ne provoquions une colère méritée de sa part, car il pourrait bien penser que ce n'est qu'une plaisanterie et une insolence de la part de ces prisonniers qui, promis à l'esclavage, viendraient lui raconter une histoire invraisemblable et, comme au théâtre, prétendre qu'ils sont les enfants du roi. — Mais les signes de reconnaissance, objecta Théagène, que tu portes, je le sais, et que tu as réussi à conserver, prouveront que nous n'inventons rien et que nous disons la vérité. » Alors Chariclée : «Ces signes de reconnaissance, répondit-elle, ne sont des signes de reconnaissance que pour ceux qui les connaissent et les ont exposés avec moi; pour ceux qui ne les connaissent point ou qui ne peuvent les reconnaître tous, ce ne sont que des bijoux ordinaires, des colliers qui, peut-être, peuvent faire soupçonner ceux qui les portent de vol et de brigandage. Et même si Hydaspe pouvait en reconnaître une partie, qui pourra lui persuader que c'est Persinna qui me les a donnés, et qu'elle me les a donnés comme une mère à sa fille? Le plus sûr moyen de reconnaissance, Théagène, c'est l'instinct maternel, qui fait que, dès le premier moment de leur rencontre, la mère éprouve envers son enfant un sentiment de tendresse qu'éveille une sympathie secrète. Ne renonçons donc pas à ce moyen-là, qui peut faire que l'on ajoute foi aux autres. » [9,25] Tout en causant, ils étaient arrivés près du roi; il y avait aussi Bagoas, que l'on avait amené. Lorsque Hydaspe les vit debout devant lui, il se leva vivement, un instant, de son trône et dit : « O dieux, aidez-moi! » puis, tout songeur, il se rassit. Les officiers qui l'entouraient lui demandèrent ce qu'il avait : « J'ai rêvé que j'avais aujourd'hui une fille pareille à celle-ci et qui avait atteint d'un seul coup l'épanouissement de son adolescence, comme elle; je n'avais plus songé à ce rêve jusqu'à maintenant, mais il vient de me revenir à l'esprit, à cause de la ressemblance qui existe entre le visage de cette jeune fille et celui que j'ai vu en rêve. » Les personnes qui entouraient le roi dirent que c'était un effet de son imagination, qui lui avait montré comme souvent, à l'avance, l'image du futur. Alors il n'attacha plus d'importance à son rêve et demanda aux jeunes gens qui ils étaient et d'où ils venaient. Chariclée garda le silence, et Théagène répondit qu'ils étaient frère et soeur, et tous deux grecs. « Vive la Grèce, répondit le roi, où naissent tant d'honnêtes gens et qui, aujourd'hui, nous fournit des victimes aussi nobles et d'aussi bon augure pour les sacrifices d'actions de grâces! Mais pourquoi, dans mon rêve, n'avais-je pas aussi un fils? ajouta-t-il en riant, à l'adresse des assistants, puisque ce jeune homme, le frère de la jeune fille, devait se présenter à mes yeux, ne fallait-il pas aussi que mon rêve me le montrât, si vous dites vrai? » Puis, adressant à Chariclée la parole en grec — car cette langue est en honneur chez les gymnosophistes et les rois d'Ethiopie : « Quant à toi, dit-il, jeune fille, pourquoi gardes-tu le silence et ne réponds-tu pas à ma question? » Alors Chariclée : « Auprès des autels des dieux pour lesquels, je le comprends, vous nous réservez comme victimes, vous connaîtrez qui je suis et qui sont mes parents. — Et où donc se trouvent-ils? » lui demanda Hydaspe. Et elle : « Ils sont ici, dit-elle, et, de toute manière, ils seront présents lorsqu'on m'immolera. » Hydaspe sourit de nouveau : « En vérité, elle rêve, dit-il, cette fille que m'a donnée mon rêve, lorsqu'elle s'imagine que, du fond de la Grèce, ses parents se trouveront transportés en plein cour de Méroé. Qu'on les emmène, qu'on prenne grand soin d'eux et qu'on les nourrisse largement, comme on le fait pour les victimes qui doivent faire honneur au sacrifice. Mais quel est celui-ci, qui se trouve auprès d'eux, et qui a l'air d'un eunuque? » A quoi l'un des serviteurs répondit : « C'est bien un eunuque; il s'appelle Bagoas, et il est ce qu'Oroondatès possède de plus précieux. — Qu'il aille avec eux, lui aussi, reprit le roi, non comme victime, mais pour garder l'une des deux victimes, cette jeune fille, qui exige que l'on prenne de grandes précautions, vu sa beauté, si nous voulons la conserver pure jusqu'à l'heure du sacrifice. La race des eunuques porte en elle une jalousie native; les plaisirs dont ils sont privés, ils ont mission de les interdire aux autres. » [9,26] Après quoi, il continua de passer en revue les prisonniers qui défilaient devant lui chacun à leur tour, et il décidait de leursort, faisant cadeau des uns, ceux qu'il reconnaissait pour avoir toujours été de condition servile, quant à ceux qui étaient de bonne naissance, il leur rendait la liberté. Il réserva dix jeunes gens et un nombre égal de jeunes filles tous remarquables pour leur beauté et leur jeunesse et il les fit emmener avec Théagène et Chariclée pour les sacrifier en même temps qu'eux. Après avoir réglé avec tout le monde les questions que chacun lui posait, à la fin, il se tourna vers Oroondatès, qu'il avait fait venir avec les autres, et qui était porté sur une civière : « J'ai atteint, lui dit-il, les objectifs que je m'étais fixés dans cette guerre, et ce qui a été l'origine de notre différend, à savoir Philae et les mines d'émeraude; maintenant que cela est en mon pouvoir, je ne veux pas suivre l'exemple de la plupart des hommes et abuser de mon bonheur ni profiter de ma victoire pour étendre ma domination à l'infini, non, je me contente des frontières que, depuis toujours, la nature a placées entre l'Egypte et l'Ethiopie, lorsqu'elle a mis entre elles deux les Cataractes; aussi, maintenant que je possède ce pourquoi j'étais venu, je m'en vais, respectueux de la justice. Quant à toi, si tu survis, reprends tes fondions de satrape, comme auparavant, et envoie dire au roi des Perses : « Ton frère Hydaspe a été vainqueur par la force, mais il a décidé, par raison, de te laisser tout ce qui t'appartient, et il désire vivement ton amitié, si tu y consens : c'est, de tous les biens humains, le plus beau, mais, si tu recommences la lutte, il ne s'y dérobera pas. Aux Syéniens que voici, je fais remise, pour dix ans, du tribut qu'ils doivent, et je t'ordonne d'en faire autant. » [9,27] A ces paroles, tous les assistants, soldats et gens de Syéné se mirent à le bénir et à applaudir si fort qu'on les entendait de loin; Oroondatès, lui, tendit les bras en avant, mit la main droite sur la gauche et se prosterna, bien que ce ne soit pas la coutume, chez les Perses, de rendre cet honneur à un autre qu'au grand Roi. Puis il dit : « Vous tous qui êtes là, je ne crois pas manquer aux lois de ma patrie en reconnaissant pour roi celui qui vient de me faire présent de mon gouvernement ni aux lois humaines en me prosternant devant le plus juste des hommes, qui, alors qu'il pouvait me mettre à mort, a eu la bonté de me laisser la vie, alors que le sort me destinait à devenir son esclave, a bien voulu faire de moi un satrape. Aussi, au cas où je survivrais, je m'engage à assurer entre les Ethiopiens et les Perses une paix totale et une amitié éternelle, et aux gens de Syéné l'immunité prescrite. Si, au contraire, il m'arrive malheur, je prie les dieux de récompenser Hydaspe, la maison d'Hydaspe et sa race pour les bienfaits qu'il m'a accordés. »