[1,0] LIVRE PREMIER DE L'HISTOIRE ÉTHIOPIQUE D'HÉLIODORE. [1,1] Le jour ne faisait guère que commencer à poindre, et le soleil à rayonner sur les cimes des montagnes, quand il se trouva une troupe d'hommes armés, et embâtonnés à la façon des brigands, au dessus du mont qui s'élève le long de l'une des bouches du Nil, que l'on appelle Héracléotique, lesquels s'arrêtèrent un peu, pour courir de l'oeil la mer qui bat le pied de la montagne ; et après avoir jeté leur vue sur l'eau, voyant qu'il ne se présentait rien à leurs yeux dont ils pussent faire butin, qui ne cinglât en haute mer, ils descendirent au prochain rivage, pour voir aussi s'il n'y aurait rien à voler: et là ils trouvèrent ce qui s'ensuit. Premièrement il y avait une nef à l'ancre, vide de gens, mais cependant pleine, et bien chargée d'autres choses, comme l'on pouvait aisément juger, à la voir seulement de loin, pour autant que la pesanteur de sa charge l'enfonçait en l'eau jusqu'à la troisième ceinte. Au demeurant le rivage était tout couvert de gens fraîchement navrés, dont les uns étaient déjà tout raides morts, les autres ne l'étaient qu'à demi, et il y avait quelques parties de leurs corps qui battaient et remuaient encore. Ce qui donnait à connaître qu'il n'y avait guère que le combat était fini. Et ils n'y virent pas tant seulement les marques et enseignes d'un combat, mais aussi les pitoyables reliques du malheureux festin, qui s'était terminé en une telle déconfiture : c'est à savoir des tables encore toutes couvertes de viandes, et d'autres renversées par terre entre les bras de ceux qui gisaient étendus sur la place, lesquelles leur avaient servi de pavois durant le combat, à cause qu'il s'était fait à la chaude, avec tout ce qu'ils purent trouver sur le champ. Il y en avait d'autres qui couvraient entièrement aucuns de ces hommes morts, lesquels (comme il est vraisemblable) s'étaient cachés dessous; force coupes jetées par terre, dont les unes tombaient encore des mains de ceux qui les avaient prises, aucuns pour y boire, autres pour les jeter à la tête de leurs ennemis au lieu de pierres; car la soudaineté de l'émeute fut cause de cette nouvelle manière, et leur enseigna d'user de vaisseaux à boire, au lieu de pierres et d'armes offensives. Vous en eussiez vu l'un porté par terre et fendu d'un coup de cognée, l'autre assommé d'un caillou pris et amassé au lieu même sur la grève, un autre froissé d'un levier, un autre brûlé d'un tison, et un autre meurtri de quelque autre sorte : mais la plus grande partie avait été défaite à coups de traits, et avait la fortune en peu de lieu produit infinies sortes de divers inconvénients, en contaminant le vin de sang, faisant sourdre un mortel combat en un festin, mêlant le meurtre parmi la bonne chère, et conjoignant l'effusion du sang humain avec la coutume usitée dans les banquets de boire les uns aux autres en nom d'amitié : lequel spectacle elle présenta aux yeux de ces brigands d'Égypte qui étaient sur la montagne, et voyaient bien devant eux tout ce que nous avons récité, mais ils ne pouvaient entendre quel était le sujet et la cause d'une si merveilleuse tragédie : pour autant qu'ils trouvaient bien ceux qui avaient été vaincus, et non pas ceux qui avaient vaincu, et qu'ils voyaient bien la victoire évidente, et que néanmoins on n'avait encore point touché aux dépouilles. Ils voyaient la nef toute seule, sans qu'il y eût personne dedans pour la défendre : et toutefois non plus saccagée que s'il y eût un grand nombre de gens à la garder, flottant en la rade, comme si elle fût en grande paix et sûreté. Mais néanmoins combien qu'ils fussent merveilleusement étonnés et qu'ils ne sussent par qui, ni comment pouvait avoir été faite cette déconfiture, si ne laissèrent-ils point pourtant à regarder au butin, mais se portèrent pour vainqueurs. [1,2] Et comme ils étaient déjà ébranlés, et en voie pour aller au pillage, ils aperçurent assez près de la nef, et de ces gens morts étendus, un autre spectacle qui les étonna encore plus que le précédent : c'était une jeune pucelle assise dessus un rocher, de beauté si rare et si émerveillable, qu'à la voir seulement on l'eût prise pour une déesse. Vrai est qu'elle était triste à cause du piteux état auquel elle se voyait pour lors réduite ; mais toutefois encore montrait-elle à son maintien la grandeur de son courage. Elle avait le chef couronné d'un chapeau de laurier, et des épaules lui pendait par derrière un carquois qu'elle portait en écharpe : son bras gauche était appuyé sur son arc tout debout, et laissait pendre négligemment contre le bas le reste de sa main ; sur sa cuisse droite reposait le coude de son autre bras, et avait la joue dedans la paume de sa main, dont elle soutenait sa tête, tenant les yeux fichés en terre à regarder devant elle un jeune damoiseau étendu tout de son long, lequel était tout blessé, endolori et qui semblait se relever, comme s'il se réveillait d'un profond sommeil, et même de la mort elle-même : mais malgré cela il était d'une beauté singulière, et bien que ses joues fussent remplies de sang, sa blancheur en paraissait encore plus grande. La douleur lui faisait fermer les yeux, mais la vue de la jeune fille les fit tourner vers elle, et il était forcé de la voir, parce qu'elle le regardait. Dès qu'il revint à lui il poussa un profond soupir et prononça faiblement ces paroles : "Es-tu bien sûre d'être saine et sauve, ma chérie ? ou fais-tu partie des personnes massacrées ? Tu n'as pas pu même après ta mort te séparer de moi et maintenant c'est une vision de l'esprit qui hante cet endroit ?" Non, répondit la jeune fille, tout dépend de toi pour le meilleur et pour le pire, et c'est pourquoi tu vois - elle montra le couteau qu'elle tenait à la main - que j'ai attendu jusque maintenant pour voir si tu te rétablissait. Dès qu'elle dit cela, elle sauta du rocher, et ceux qui étaient sur la colline, d'émerveillement aussi bien que de la crainte qu'ils avaient, comme s'ils étaient frappés par la foudre, coururent chacun se cacher dans les buissons. Elle leur parut encore plus merveilleuse, quand elle se redressa, et que ses flèches qui se déplaçaient soudain en même temps que son corps s'entrechoquaient sur ses épaules, ses vêtements resplendissaient aux rayons du soleil, et ses cheveux, par dessus le chapeau de laurier, épars à la guise des bacchantes, lui descendaient bien fort bas par derrière ; de sorte que ces brigands étaient encore plus effrayés et étonnés de ne connaître point qui était cette pucelle, qu'ils n'étaient pas de ne savoir qui avait fait la déconfiture qu'ils voyaient. Les uns disaient que c'était une déesse, et notamment la déesse Diane ; les autres pensaient que ce fût Isis, la déesse du pays : aucuns croyaient que ce fût la prophétesse et religieuse vouée au service de quelque dieu, laquelle, éprise de sa fureur, eût fait une si grande déconfiture. Voilà ce qu'ils en pensaient et connaissaient quant à eux ; car de la vérité ne savaient-ils encore rien. Mais elle (sitôt qu'elle fut à bas) se prit à embrasser affectueusement le damoiseau, et commença à pleurer, à le baiser, à essuyer ses plaies et à soupirer, à peine s'assurant qu'elle le tînt entre ses bras. Ce que voyant, ces voleurs égyptiens changèrent tantôt bien de pensée et d'opinions, disant entre eux : Comment serait-il possible que ce fût une déesse, à voir ce qu'elle fait, et comment une divine essence baiserait-elle ainsi affectueusement un corps mort? Et ainsi s'encouragèrent l'un l'autre d'en approcher de plus près, pour savoir à la vérité ce que c'était. Et après qu'ils furent un peu revenus de la frayeur qu'ils avaient eue, ils tirèrent tous ensemble vers la pucelle, laquelle ils trouvèrent attentive à nettoyer les blessures du damoiseau. Si s'arrêtèrent tout court derrière elle, sans lui oser rien faire ni dire; mais le bruit qu'ils firent à l'entour d'elle, et aussi leur ombre qui tomba droit devant ses yeux, lui firent tourner la tête pour voir ce que c'était. Puis, quand elle les eut vus, elle les rebaisa comme devant, sans que la couleur étrange de ces gens noirs et brûlés, ni la vue de ces brigands armés lui donnât aucun effroi : par où l'on peut connaître qu'une affection véhémente et un amour entier et parfait ne tient compte d'aucunes choses extérieures qui lui puissent advenir, soit douloureuses ou plaisantes ; mais qu'elle force le coeur d'avoir toujours l'oeil fiché à regarder et l'entendement tendu à considérer la chose aimée. [1,3] Mais quand ces brigands eurent passé outre, et qu'ils se vinrent présenter droit devant elle, adonc (pensant qu'ils voulussent attenter de lui faire quelque chose outre son gré ), elle leva une autre fois la tête, et les voyant ainsi noirs et hideux, leur dit : "Si vous êtes les ombres et âmes de ceux qui gisent ici morts étendus, vous avez tort de nous venir encore une autre fois molester et troubler; car, pour la plus grande partie, vous vous êtes défaits les uns les autres de vos propres mains. Et quant à ceux qui ont été tués par nous, vous savez que ça été à bon droit, et selon la loi de juste vengeance, pour repousser l'injure et l'outrage que vous attentiez faire à notre pudicité; mais si vous êtes hommes vivants, vous menez vie de brigands, comme il semble à vous voir, vous êtes survenus opportunément. Si vous supplie que vous nous délivriez des maux et misères qui nous environnent, et mettiez fin à la tragédie de notre malheureuse vie en nous donnant la mort". Elle leur disait ces pitoyables paroles; mais eux, qui n'entendaient pas un seul mot de ce qu'elle leur disait, la laissèrent avec le blessé, sans leur donner autre plus sûre garde que leur débilité, et s'en allèrent vers la nef, de laquelle ils vidèrent et déchargèrent en terre ce qui était dedans, et ne faisant compte de toutes autres richesses, dont il y avait grande quantité, et de toutes sortes, seulement tirèrent dehors l'or et l'argent, les pierres précieuses et les draps de soie, autant comme chacun d'eux en pouvait emporter. Quand ils en eurent assez tiré à leur avis, et qu'il y en eut tant que l'avarice et convoitise de ces brigands en fut assouvie, ils en firent des faisceaux et départirent tout ce pillage en certains lots, non qu'ils fissent ce partage à la raison et au prix de la juste valeur des choses, mais seulement les partageaient au poids; et quant au jeune damoiseau et à la jeune demoiselle, ils en devaient disposer puis après. Mais en ces entrefaites voici survenir une autre troupe de brigands que conduisaient deux hommes de cheval ; et aussitôt que ces premiers les aperçurent, sans se préparer pour les combattre, et sans emporter aucune chose de tout ce butin, de peur que cela ne fût cause de les faire suivre, ils se mirent tous à fuir tant qu'ils purent courir, car ils n'étaient que dix de leur bande, et les autres étaient trois fois autant ; par ainsi, la pucelle et sa compagnie fut déjà prise pour la deuxième fois, et si ne l'était point encore. Or, quant à ces seconds voleurs, combien qu'ils eussent aussi bonne envie de butiner cette proie, qui était en si belle prise comme les premiers, si est-ce que l'ébahissement et l'ignorance de ce qu'ils voyaient les en garda et retint pour quelque temps ; car ils pensaient que tant d'hommes morts étendus sur la place eussent été occis par les premiers brigands. Et d'autre côté, voyant cette jeune pucelle parée de vêtements si exquis et étranges à eux, qui ne s'étonnait de toutes ces choses si effroyables advenues à l'entour d'elle non plus que s'il n'y eût rien eu, et qui n'entendait à autre chose qu'à curer et accoutrer les blessures du damoiseau, en manière qu'elle se doulait et passionnait autant du mal qu'elle lui voyait endurer, comme elle eût su faire du sien propre, ils en demeurèrent merveilleusement étonnés, tant pour la beauté singulière et pour le gentil courage d'elle, comme aussi pareillement du jeune gentilhomme navré, tant il était bien formé et de belle taille, et si commençait déjà à se revenir un petit et à reprendre son visage accoutumé. [1,4] Après donc avoir arrêté un assez long temps à les regarder, finalement le Capitaine de ces brigands s'approcha et mit la main sur la pucelle, lui commandant qu'elle se levât pour le suivre. Elle, qui n'entendait rien de ce qu'il lui disait, et néanmoins se doutait bien de ce qu'il voulait, tira quant et elle le damoiseau, lequel aussi, de son côté, ne la voulait point lâcher, et approcha de son estomac la pointe de l'épée, menaçant qu'elle s'en occirait si on ne les emmenait tous deux ensemble. Ce qu'entendant le Capitaine, en partie par ce qu'elle lui disait, mais plus par les signes qu'elle faisait, et aussi espérant, si ce jeune gentilhomme pouvait revenir en convalescence, qu'il lui servirait bien à exécuter de très grandes entreprises, il fit descendre de cheval son écuyer, et descendit aussi lui-même, puis monta ces deux jeunes prisonniers sur les deux chevaux, et commanda à ses gens qu'ils chargeassent habilement tout le pillage et qu'ils s'en vinssent après lui. Cela fait, il se mit en chemin à pied, côte à côte de ses prisonniers, les soulevant et redressant, si d'aventure ils se laissaient quelquefois aller par faiblesse; ce qui n'était point sans une certaine gloire à ces deux jeunes prisonniers que leur seigneur s'asservît à eux, et que celui qui était maître s'assujettit volontiers à servir d'estaffier (domestique, laquais) à ceux qu'il avait sous sa puissance; tant a de pouvoir et d'efficace l'apparence de noblesse et le regard de beauté, qu'elle peut asservir à soi les coeurs même des brigands et dompter les moeurs des plus rudes et sauvages hommes! [1,5] Quand donc ils eurent cheminé le long du rivage de la mer la longueur de demi-quart de lieue, ils tournèrent tout court droit contre-mont (vers le haut) la montagne, laissant la mer à la main droite, et après avoir surmonté la cime, ils tirèrent droit vers le lac, qui est de l'autre côté de la montagne, tel comme je le décrirai ci-après. Premièrement tout le lieu est appelé des Égyptiens "le pays ds pasteurs", comme qui dirait le séjour des bouviers et des pâtres. Et est une certaine vallée et fondrière de la terre, laquelle reçoit les inondations et regorgements du Nil, dont il se fait un lac, au milieu duquel l'eau est haute et profonde infiniment : mais aux rives ce n'est que bourbier et marécage : car comme la mer est bordée de rivages aussi sont les lacs environnés de marais ordinairement. Là se retirent et demeurent tous les brigands d'Égypte, qui vivent ensemble, gardant quelque forme de police, et habitent les uns dedans quelques petites cabanes, qu'ils dressent sur de petites mottes qui se montrent hors de l'eau en quelques endroits du lac, les autres dedans leurs nacelles, et n'ont autre demeure que leurs barques mêmes, dont ils sortent du lac en terre. Là filent et besognent leurs femmes, et font là dedans leurs enfants, qui du commencement sont nourris du lait de la mère, et peu de temps après des poissons pêchés dedans le lac, et rôtis au soleil. Puis quand les mères voient qu'ils commencent à vouloir trotter, elles leur attachent quelques courroies aux pieds, et les laissent ainsi promener tant que s'étend la courroie jusqu'au bout de la nacelle, ou bien de la cabane, ne leur baillant autre guide pour les apprendre à marcher, sinon cette courroie qui les tient liés par l'un des pieds ; [1,6] et là se trouvent plusieurs de ces pâtres qui ont été nés et nourris dedans, et qui n'ont, ni n'estiment autre pays leur que ce lac, qui est une sûre retraite et forteresse pour eux. Voilà pourquoi tous ceux qui mènent cette vie y accoururent, et confluent de tous côtés. Car premièrement l'eau leur sert à tous de murailles; et davantage la grande multitude de roseaux et de canes, qui croissent au long des bords du lac dedans le marais leur vaut un rempart; car, ils y ont fait et coupé à la main des conduits et canaux tournoyants, qui ont plusieurs détours et fourvoiements difficiles à tenir, lesquels leur sont aisés pour autant qu'ils les ont accoutumés : mais ceux qui ne les connaissent pas n'en peuvent sortir quand ils y sont une fois entrés; ce qui leur est une grande fortification et défense pour n'être jamais endommagés par surprise. Voilà que c'est que du lac, et de ceux qui y font leur séjour. [1,7] Or environ le soleil couchant, le Capitaine de ces brigands avec toute sa troupe y arriva. Si furent incontinent les deux jeunes prisonniers descendus de dessus les deux chevaux et tout le butin chargé dedans les barques. Et soudain voici toute la brigade des autres brigands qui étaient demeurés dedans le lac qui accourt au-devant du Capitaine, et sortent l'un d'un côté du marais, et l'autre d'un autre, pour lui faire honneur et révérence comme à leur roi. Et voyant la grande quantité du butin qu'ils avaient apporté, et contemplant la divine beauté de la pucelle, ils estimèrent que leurs compagnons eussent saccagé et pillé quelques riches temples, et qu'ils en eussent davantage enlevé la prêtresse, ou bien que ce fût la statue même vive de quelque déesse : et en louant grandement la vertu et prouesse de leur Capitaine, l'accompagnèrent jusqu'au lieu de son séjour, qui est une petite île séparée loin de toutes les autres, laquelle lui est réservée pour la démourance de lui et de quelque peu d'autres qui sont ordinairement autour de lui. Auquel lieu quand il fut arrivé, il commanda à tous les autres qu'ils se retirassent chacun en son logis, et qu'ils se rendissent le lendemain par-devers lui, et demeura avec un petit nombre de ses familiers qu'il fit souper et soupa lui-même légèrement; puis bailla les deux nouveaux prisonniers à un jeune homme grec, qui peu de temps auparavant avait aussi été pris par les brigands, pour deviser avec eux en une petite cabane tout joignant la sienne, en chargeant au jeune Grec entre autres choses, qu'il pansât les plaies du jouvenceau et qu'il se donnât bien de garde que nul ne fit aucune force ou injure à la pucelle. Cela fait, pour ce qu'il était las et travaillé du chemin qu'il avait fait à pied ce jour là, et aussi du souci de ses affaires, il s'en alla reposer et dormir. [1,8] Ainsi quand tout le monde fut retiré, de sorte que l'on n'entendait plus bruit aucun dedans le lac, étant déjà une quarte partie de la nuit avancée, la pucelle adonc prit la solitude et absence d'autres divertissements, à occasion propre pour faire ses regrets, à cause, comme je crois, que le silence de la nuit lui renouvelait et ramenait en mémoire ses douleurs, n'étant plus sa pensée divertie à regarder, ni à voir autre chose, mais vaquant entièrement à la remémoration de ses malheurs. Par quoi après avoir bien soupiré et gémi à par telle (car par le commandement du Capitaine elle avait été mise à part étant couchée sur un petit lit bas), et après aussi qu'elle eut longtemps pleuré, elle se prit à dire : "Hélas ! Apollon, que tu es âpre à te venger de nous et à nous punir plus aigrement que nos fautes ne l'ont mérité : les maux que nous avons par ci-devant endurés ne te sont-ils point satisfaction suffisante ? être privé de nos parents et amis, être pris par les pirates et écumeurs de mer, avoir souffert tant de périls de tourmente ; et avoir davantage été deux fois prisonniers entre les mains des brigands sur terre ; et l'attente de l'avenir encore pire que ce que nous avons jusques ici essayé ! Où donc arrêteras-tu le cours de tant de misères? Si c'est en mort, mais que ce soit sans vilenie, douce me sera telle issue ; mais si aucun d'aventure se met en effort de me violer et connaître honteusement, moi que Théagène même n'a encore point connue; quant à moi je préviendrai cette injure, en me défaisant moi-même, et me maintiendrai pure et entière jusqu'à la mort, emportant avec moi, pour honneur funéral (funéraire), ma virginité incontaminée. Mais tu seras bien le plus sévère et le plus cruel juge qui fut jamais". Elle voulait encore parler; mais Theagène interrompit son propos, disant : "cessez, ma très chère amie Chariclée, mon âme et ma vie. Vous avez certes bien raison de vous lamenter et complaindre, mais pourtant en ce faisant vous irritez les dieux plus qu'il ne vous semble. Il ne leur faut rien reprocher, mais les requérir, car ils s'apaisent par prières et oraisons, et non pas par complaintes, murmures et accusations". Adonc répondit Chariclée : "vous dites très bien ; mais comment vous trouvez-vous ? Je me sens, dit-il, allégé et me trouve mieux depuis l'appareil que ce jeune homme m'a appliqué ce soir. Vous vous trouverez encore bien plus allégé demain au matin, dit alors le jeune homme, auquel ils avaient été baillés en garde : car je vous donnerai d'une herbe qui vous guérira et consolidera vos plaies dedans trois jours. J'en ai expérimenté par plusieurs fois la vertu ; car depuis que j'ai ici été amené prisonnier, toutes les fois qu'il s'est fait quelque rencontre où il y ait eu quelqu'un des gens du Capitaine de blessé, je l'ai vu guérir en peu de jours en usant de cette herbe. Et ne vous faut point ébahir si j'ai soin de vous, car il me semble que vous avez été fortunés tout ainsi bien que moi. Et si ai davantage occasion d'en avoir pitié, parce que vous êtes Grecs, et je suis aussi Grec". "Ô dieux ! s'écrièrent ensemble les deux nouveaux prisonniers, de joie qu'ils eurent. Oui véritablement; dit-il, je suis Grec voirement, et de langue et de naissance. Peut-être, dirent-ils alors, trouverons-nous ici quelque allégement en nos maux ; mais comment vous appelez-vous? lui demanda Théagène. Je m'appelle, dit-il, Cnémon. Et de quel quartier êtes-vous, que nous le sachions? D'Athènes. Et quelle fortune vous a ici amené? Ah! dit Cnémon, ne me le demandez point et ne remuez point ce propos-là, ce servit une addition trop importune et hors de saison à vos malheurs, que raconter maintenant les miens. Et davantage ce qui reste de la nuit ne suffirait point à les vous réciter au long, attendu mêmement que vous avez besoin de vous reposer pour les grands travaux que vous avez endurés". [1,9] Et comme ils ne le laissassent point en paix, mais le suppliassent de leur raconter comment que ce fut, estimant que ce leur serait une grande consolation et grand réconfort en leurs maux que d'en ouïr conter d'autres semblables aux leurs, Cnémon commença en cette manière. "J'avais, dit-il, un père nommé Aristippe, natif d'Athènes, sénateur en la cour souveraine, et qui avait des biens médiocrement, lequel (après le trépas de ma feue mère) eut envie de se marier une autre fois, disant que de n'avoir qu'un enfant, comme il n'avait que moi, c'était autant que de n'en avoir point. Si épousa une femme assez jolie, mais qui fut le commencement de tous nos maux: elle avait nom Démaenété, et n'eut pas plutôt le pied en notre maison, quelle gagna le bon homme, tellement qu'elle lui faisait faire entièrement tout ce qu'elle voulait, en partie par les attraits de sa beauté, et en partie aussi par ce qu'elle l'amadouait et le caressait merveilleusement ; car s'il y eut jamais femme en ce monde qui sût bien enchanter et affoler un homme de son amour, et qui entendît l'art de flatter et attirer, celle-là le savait parfaitement. Toutefois et quantes que mon père allait aux champs elle soupirait : quand il s'en retournait, elle lui courait sauter au col. S'il demeurait un peu trop elle s'en plaignait à lui, et l'en tançait, disant quelle fût morte de déplaisir s'il eût un peu plus arrêté : et à chaque mot elle l'embrassait et pleurait en le baisant. Par lesquels allèchements tous ensemble, elle vous enveloppa tellement en ses filets mon père, qu'il ne regardait, ni ne respirait plus autre chose qu'elle. Et, qui plus est, elle faisait semblant du commencement de me voir aussi volontiers comme si j'eusse été son propre fils, par où elle gagnait de plus en plus le bon homme Aristippe ; même quelquefois elle me venait baiser et priait aux dieux ordinairement qu'un jour elle pût recevoir plaisir de moi. Quant à moi je prenais tout en bonne part, ne soupçonnant encore rien de ce qui était ; mais seulement m'ébahissais comment elle me montrait ainsi affection maternelle. Mais peu à peu, quand je pris garde que ses approches étaient trop lascives, ses baisers plus chauds et ses regards moins honnêtes qu'ils ne devaient, toutes ces conjectures ensemble me firent entrer en soupçon, et dès lors commençai à la fuir et repousser quand elle s'approchait de moi. Il n'est jà besoin que je vous ennuie en vous racontant par le menu les appas et attraits desquels elle me tenait, les promesses qu'elle me faisait, m'appelant tantôt son petit-fils, tantôt son mignon, ores son héritier et puis son petit coeur. Et bref entremêlant ainsi les honnêtes appellations parmi les lascives, et prenant soigneuse garde lesquelles j'aurais plus agréables, montrant un semblant et apparence de mère par les noms d'honneur et par les lascifs, se déclarant manifestement amoureuse. [1,10] Pour le faire court, il advint une telle chose. Un certain jour de la grande solennité que l'on appelle Panathénée, auquel les Athéniens font traîner par terre en procession un navire en l'honneur de Minerve, j'étais sur le commencement de mon adolescence et avais chanté l'hymne qu'on a accoutumé de chanter ce jour-là en l'honneur de la déesse, marchant le premier à la procession, ainsi que la coutume le porte ; puis m'en retournai chez nous tout ainsi comme j'avais été accoutré pour la solennité, avec la même robe et les mêmes chapeaux de fleurs. Aussitôt qu'elle me vit en cet accoutrement, elle sortit hors de son bon sens et ne déguisa plus son amour; mais, découvrant sa méchante concupiscence, accourut à moi et m'embrassa étroitement, disant: "Ô nouveau Hippolyte ! O mon Thésée" ! Que pensez-vous que je devins alors, vu qu'à cette heure je rougis encore de honte en vous le racontant seulement ? Or quand le soir fut venu mon père alla souper à l'hôtel de ville, et comme en une générale assemblée et festin public, il y devait passer toute la nuit. Parquoi elle s'en vint la nuit et se mit en effort d'obtenir de moi une chose détestable. Mais quand elle vit que je lui résistais en toute sorte et que je rejetais toutes les caresses, prières, menaces, et promesses qu'elle me pouvait faire, elle se départit de moi soupirant amèrement et du plus profond de son coeur. Si ne demeura que cette nuit seule, la méchante, à me dresser embûches: car premièrement elle ne se leva point du lit le lendemain ; mais quand mon père retourna le matin en la maison et qu'il lui demanda que c'était à dire cela qu'elle était encore au lit, elle fit semblant qu'elle se trouvait mal et ne lui répondit autre chose la première fois. Et comme mon père insista à lui demander par plusieurs fois qui lui faisait mal : "Ce bon enfant, dit-elle, mêmement envers moi, votre fils et le mien, celui que souventes fois j'ai plus aimé que vous, les dieux m'en soient témoins, ayant entendu ne sais par qui ni comment, que j'étais enceinte (ce que je n'avais point voulu vous découvrir jusqu'à ce que j'en fusse du tout assurée), a épié l'occasion que vous fussiez hors de la maison, et comme je l'admonestais ainsi comme l'on remontre coutumièrement aux jeunes gens, et l'exhortais de vivre chastement, et se gouverner bien, et non pas adonner son coeur ni à hanter folles femmes, ni à aimer le vin ; car je savais bien qu'il suivait ce train-là, mais je ne vous en avais jamais voulu rien dire de peur que l'on ne soupçonnât que je le fisse par une haine et malveillance de marâtre, ainsi que je lui faisais ces remontrances, seule à seul, à celle fin que je ne le fisse rougir de honte si je lui eusse dit devant d'autres gens ; j'aurai vergogne de vous réciter les autres vilenies et insolences qu'il a faites tant à vous comme à moi ; mais bien vous veux-je dire, qu'il m'a sauté à deux pieds sur le ventre et m'a ainsi accoutrée comme vous voyez". [1,11] Incontinent que mon père eut ouï ce propos, sans me dire rien, sans m'interroger, sans me donner congé ni loisir de me défendre, croyant fermement que celle qu'il estimait si bien affectionnée envers moi ne mentirait jamais à mon préjudice, tout de ce pas me vint trouver où j'étais en quelque lieu de notre logis, ne sachant rien de tout ceci, et commença à me battre de grands coups de poings ; puis appela ses serviteurs et m'outragea vilainement d'escourgées (lanières de cuir) sans que je le pusse deviner, à tout le moins, pour quelle cause j'étais ainsi vilainement déchiré. Après qu'il eut assouvi son ire à me battre; "Hé! déa ! mon père, dis-je alors, s'il n'était devant raisonnable, au moins me semble-t-il que maintenant vous me dussiez dire quelle occasion vous avez eue de m'outrager ainsi de coups. Ô la bonne pièce, me répondit-il : Adonc il veut que je lui dise les méchancetés qu'il a lui-même commises". En disant cela il me laisse-là et s'en reva vers Démaenété, laquelle n'étant pas encore assouvie me dressa une autre seconde embûche qui fut telle : elle avait une jeune garce chambrière qu'on appelait Thisbé, qui savait assez bien baller, chanter et jouer de la cithare, et si n'était point laide. Elle la vous attira encontre moi et lui commanda qu'elle m'aimât. Thisbé tout incontinent devint amoureuse de moi, et là où elle m'avait auparavant souventes fois refusé, alors elle même commença à me solliciter par oeillades, par regards, par signes qu'elle me faisait, et assignations qu'elle me baillait ; tellement que je, pauvre sot, pensai être tout soudain devenu beau, et, finalement, une nuit elle vint dans ma chambre et depuis qu'elle eut une fois commencé, elle continua toujours sans y faillir; et comme je l'admonestasse souvent qu'elle se donnât bien de garde que sa maîtresse ne s'en aperçut. "Ô Cnémon ! me dit-elle, vous me semblez merveilleusement simple ; car si vous estimez qu'il y ait danger, ou que ce soit mal fait, que moi, qui suis serve achetée à prix d'argent, je sois trouvée par ma maîtresse couchée avec vous, de quelle punition diriez-vous qu'elle est digne, elle qui se dit être gentille femme, et qui a son mari avec lequel elle peut habiter sans forfaire à son honneur, et qui sait très bien que peine de mort est établie par les lois à un tel méfait, néanmoins encore est adultère. Tais-toi, dis-je donc, car je ne le saurais croire ; comment, dit-elle, je vous ferai prendre l'adultère sur le fait, si vous voulez ? Je le veux bien, dis-je. Et moi aussi, répondit-elle, tant pour l'amour de vous à qui elle a fait un si méchant tour, qu'aussi pour l'amour de moi-même ; car elle me fait du pis qu'elle peut, pour une jalousie qu'elle a sans raison conçue à l'encontre de moi ; et pour ce montrez-vous homme de coeur et la prenez sur le fait". [1,12] Je lui promis de le faire ainsi. Et pour lors elle se retira. La troisième nuit en suivant, comme j'étais déjà endormi, elle me vint éveiller et me dire que l'adultère était dans la chambre de mon père avec Démaenété, disant que le soir tout tard mon père s'en était allé aux champs pour quelque affaire soudainement survenue, et que le mignon était naguère entré secrètement, comme il avait auparavant fait son complot avec Démaenété ; et pour ce qu'il fallait que je m'apprêtasse d'en faire la vengeance et que j'y allasse l'épée nue au poing, de peur que ce galant qui faisait une telle injure à mon père ne m'échappât. Je le fis tout ainsi comme elle me le dit et pris en ma main une dague. La garce allait devant et me menait portant un flambeau. Quand je fus tout auprès, j'aperçus la lueur d'une petite lampe qui éclairait dedans la chambre, et comme j'étais transporté de courroux, je mis l'huis qui était fermé au dedans et entrai en criant : où est-il le méchant ? où est-il le bel amoureux de cette bourgeoise, qui fait tant de la prude femme ? Quant et quant en disant cela je m'approche du lit pour les défaire tous deux, et alors mon père (ô dieux !) tout effrayé de peur se jette hors du lit, et se vient prosterner à mes pieds, disant : hélas ! mon fils, arrêtez-vous un peu, ayez pitié de celui qui vous a engendré ! pardonnez à la vieillesse de celui qui vous a nourri. Je vous ai fait tort, je le confesse, mais vous n'en devez pourtant prendre la vengeance si cruelle que de m'en faire mourir. Ne croyez pas du tout votre courage, et ne contaminez point vos mains du sang de votre père. Ainsi que le bon homme me faisait ces piteuses prières et d'autres semblables, je demeurai tout fiché comme une personne transportée et étonnée qui a été frappée d'un tourbillon de foudre, regardant autour de moi si je ne verrais point Thisbé, laquelle ne sait comment s'était dérobée de moi, fuyant de l'oeil tout l'environ du lit et de la chambre, sans pouvoir rien dire ni rien faire, en sorte que d'étonnement la dague que je tenais me tomba des mains, laquelle Démaenété ne faillit pas d'amasser tout incontinent. Et adonc mon père se voyant hors de danger met la main sur moi et commande qu'on me lie. A quoi faire Démaenété l'irritait encore davantage, criant : "ne vous l'avais-je pas bien dit, qu'il se fallait donner garde de ce méchant, et qu'il vous épierait pour vous faire un mauvais tour, là où l'occasion s'en offrirait. Ha ! je le voyais bien à sa mine, je connaissais bien quel était son cœur. Vous le m'aviez bien dit voirement, répondit mon père, mais je n'en pouvais rien croire". Et me tint pour lors ainsi lié et garrotté, sans me permettre que je pusse dire un seul mot de ce qui était vrai pour ma justification. [1,13] Et tout aussitôt comme le soleil fut levé, il me mena comme j'étais enferré en l'assemblée du peuple, et se sema toute la tête de poussière et de cendre, puis commença sa harangue en telle sorte : "je ne l'avais point élevé ni nourri en cette espérance, seigneurs Athéniens, mais me promettant que ce serait le bâton de ma vieillesse, depuis le jour de sa naissance, je l'avais toujours nourri et entretenu libéralement. Et après lui avoir fait apprendre les premières lettres, je le fis enrôler aux registres de notre lignée, et encore depuis quand il fut venu en son adolescence, je le fis immatriculer et avouer au nombre de vos citoyens pour user de vos privilèges et vivre sous vos lois ; bref je l'ai tant aimé que ma vie ne dépendait que de la sienne ; mais puisqu'il a été si méchant, que mettant toutes ces choses en oubli, il m'a premièrement injurié par plusieurs contumélies, et a davantage vilainement outragé celle-ci que j'ai légitimement épousée ; et à la fin m'est venu surprendre et assaillir jusque dedans ma chambre, en mon lit, la nuit, l'épée toute nue au poing, pour m'occire, et ne s'en a fallu qu'il n'ait perpétré ce parricide, sinon d'autant que fortune l'en a gardé par une terreur inespérée qui lui a fait tomber la dague des mains, j'ai eu recours à vous et le vous suis venu déférer, n'ayant voulu user de la permission que me donnaient les lois, lesquelles me permettaient de l'occire moi-même ; mais plutôt remettant le à votre bonne discrétion, j'ai estimé qu'il était trop meilleur poursuivre la vengeance de l'injure qu'il m'a faite en laissant faire les lois qu'en baignant moi-même ma main au sang de mon fils". En disant ces paroles les larmes lui tombaient des yeux ; et Démaenété d'autre côté soupirait, faisant semblant qu'elle était bien déplaisante de ma fortune, disant : "Ô pauvre malheureux ! bien seras-tu à cette heure condamné et livré à mort justement, mais ce sera avant ton heure naturelle. Les furies t'ont bien possédé, quand tu as été incité de mettre la main sur celui qui t'a engendré" ! Ce qu'elle faisait, non pas tant pour pitié qu'elle eut de mon malheur, comme pour porter témoignage par ses lamentations à l'encontre de moi et confirmer par ses soupirs et regrets l'accusation du crime qui m'était faussement imposé. Et comme je requis qu'il me fit permis de parler pour moi, le greffier criminel s'en vint à moi et me fit un interrogatoire fort pressé et contraint, à savoir si j'étais entré la dague au poing dedans la chambre de mon père. Je répondis que oui : mais oyez, dis-je, comment. Et adonques toute la tourbe du peuple commença incontinent à crier, sans me vouloir ouïr, disant qu'il ne me devait point être permis d'alléguer aucune défense, et voulaient les uns que l'on me lapidât, les autres que l'on me livrât entre les mains de l'exécuteur de haute justice, pour me lancer dedans l'abîme où l'on précipite les criminels de mort, que l'on appelle le Baratre. Quant à moi, durant un si grand tumulte et crierie, je ne pouvais faire autre chose, ce pendant qu'ils ballottaient pour déterminer de quelle mort je serais exécuté, si non que crier : "Ô mauvaise marâtre ! marâtre! tu me fais mourir, marâtre, tu me fais condamner à mort sans m'ouïr". Ces miennes paroles touchèrent plusieurs des assistants, qui commencèrent un petit à se douter de la vérité ; et néanmoins encore ne fus-je point ouï, pour chose que susse faire ni dire. Car le peuple était si fort ému qu'il n'était pas possible d'apaiser le tumulte. [1,14] Quand ce vint à nombrer les voix, il s'en trouva environ mille sept cent qui me condamnaient à mourir, dont les uns me jugeaient à être lapidé, les autres à être jeté dedans le précipice du Baratre. Il en restait bien encore mille ou environ, lesquels mus aucunement du soupçon qu'ils avaient conçu par mes paroles contre ma marâtre, me condamnaient à perpétuel exil, et fut conclu selon leur sentence. Car combien qu'ils fussent moins en nombre que n'étaient les deux autres parties ensemble, qui m'avaient jugé à mort, ils étaient néanmoins plus que l'une des deux parties séparées, lesquelles avaient opiné diversement ; par ainsi je fus banni de mon pays et chassé de la maison paternelle. Mais la méchante Démaenété, ennemie des dieux, n'en demeura pas impunie. Toutefois quant à la manière comment elle en fut punie, ce sera pour une autre fois que que je le vous réciterai; car désormais il est temps de se reposer, pour ce que la plus grande partie de la nuit est déjà passée, et vous avez grand besoin de repos. Comment? dit adonc Théagène, vous nous travaillerez encore davantage, si vous laissez cette méchante Démaenété impunie. Or écoutez donc, dit Cnémon, puisqu'il vous plaît que je le dise. Après que j'eus été condamné, je m'en allai droit au port d'Athènes, que l'on appelle le Pirée, et là trouvai tout à propos un navire qui partait. Si montai dessus, et fis voile en l'île d'Égine, ayant toutefois ouï dire que j'y avais des cousins de par ma mère. Quand je fus descendu du navire, je m'en allai trouva ceux que je cherchais et vécus pour quelque temps assez à mon aise avec eux. Quelques vingt jours après je m'en allai, comme j'avais de coutume, promener sur le port, là où je trouvai une barque qui ne faisait guère qu'arriver. Si m'arrêtai un peu pour voir d'où elle venait et quels gens il y avait dedans. A peine avait-on dressé la planche pour descendre qu'il en sortît soudain un jeune homme lequel accourut m'embrasser aussitôt comme il fut descendu. C'était un de mes compagnons que l'on nommait Charias. Si me dit en m'accolant : "Ô Cnemon mon ami ! je vous apporte de bonnes nouvelles : vous êtes vengé de votre ennemie ; Démaenété est morte". "Vous soyez le très bien venu, dis-je, ami Charias, mais comment passez-vous ainsi tôt par-dessus cette bonne nouvelle, comme si c'était quelque mal-encontre que vous me vinssiez dénoncer ? Dites-moi le moyen et la manière comment elle est morte ? Car j'ai peur que ce ne soit de mort naturelle, selon la loi à tous commune, et qu'elle n'ait échappé celle qu'elle méritait". "Justice, dit-il, ne vous a pas du tout abandonné, ainsi comme dit le poète Hésiode. Mais pouvons-nous apercevoir qu'elle dissimule quelquefois, et ne fait semblant de voir les fautes légères des hommes, en différant la punition à un autre temps ; mais quant aux crimes si énormes et si exécrables comme est celui-ci, elle jette incontinent et sans délai son oeil de vengeance dessus, ainsi qu'elle a maintenant fait en punissant la malheureuse et méchante Démaenété. En quoi il ne s'est rien fait ni dit que je n'aie bien su par le moyen de Thisbé, laquelle pour la privauté et fréquentation qu'elle avait avec moi, tel que vous savez, m'a tout raconté. Car après que contre droit et justice vous fûtes par sentence banni de votre pays, votre pauvre père se repentant de ce qu'il en avait fait, se retira aux champs en une sienne terre, là où il s'est depuis toujours tenu, rongeant son coeur, comme dit le poète. Et incontinent le remords de conscience et les furies commencèrent à tourmenter et travailler la malheureuse Démaenété, car elle vous aima encore plus furieusement absent, qu'elle n'avait pas fait auparavant, tellement qu'elle ne cessait ni nuit ni jour de lamenter et plaindre en apparence votre fortune, mais à la vérité la sienne. Elle criait sans cesse : Ô Cnémon ! mon très doux enfant! Et vous appelait son âme, de sorte que ses familières et voisines qui la venaient voir s'en émerveillaient et la louaient grandement, en ce que vous étant marâtre elle montrait affection de mère naturelle en votre endroit. Si tâchaient à la consoler et réconforter ; mais elle leur disait que son mal était plus grief qu'il pût recevoir aucune consolation, et qu'elles ne savaient pas quel aiguillon lui poignait le coeur. [1,15] Puis quand elle était seule retirée, elle se plaignait de Thisbé et la maudissait, comme celle qui ne l'avait pas bien servie. Cette bourgeoise, disait-elle, qui est si diligente à nuire et à mal faire, et ne m'a pas su aider à jouir de mes amours, qui a bien su me priver de la personne que j'aimais le plus en ce monde ; et ne m'a pas donné le loisir de changer d'avis et de me repentir. Tellement qu'il était aisé à connaître qu'elle ferait quelque mauvais tour à Thisbé, laquelle voyant sa maîtresse courroucée tout outre, et déplaisante autant qu'elle le pourrait être, la connaissant téméraire et prompte à faire quelque fausse trahison à ceux à qui elle en voulait mêmement lorsqu'elle était forcenée de courroux et d'amour, elle se délibéra de prévenir et d'assurer sa vie, en lui dressant première à elle-même embûche. Et pourtant ainsi comme Démaenété faisait à par elle ses plaintes et doléances, Thisbé entrant en sa chambre lui commença à dire : Ma maîtresse, que dites-vous? pourquoi accusez-vous sans cause ni raison votre humble servante? Ne vous ai-je pas toujours, tant au passé que maintenant, servi et obéi à votre volonté? S'il est advenu quelque chose contre votre vouloir, il s'en faut prendre à la fortune; et quant à moi, je suis toute prête d'inventer quelque moyen pour vous tirer de l'ennui auquel vous êtes. Lors dit Démaenété : Et quel moyen saurais-tu trouver, quand celui qui seul m'en pouvait ôter n'est plus maintenant au pays, et que la clémence et humanité de ceux qui l'ont jugé autrement que je n'avais espéré m'a détruite et affolée; car s'il eût été lapidé, ou bien livré à mort par quelque autre manière, ma passion s'en fût nécessairement éteinte, pour autant que ce qui est une fois hors d'espérance, sort aussitôt du désir et de l'entendement : et quand on est résolu de ne pouvoir plus attendre ni espérer une chose, cela fait que ceux qui en étaient auparavant travaillés ne s'en tourmentent plus. Là où maintenant il m'est toujours avis que je le vois, je songe que je l'entends parler avec moi, me reprochant la méchante trahison que je lui ai faite. J'ai, ce me semble, honte de me trouver avec lui. Tantôt je suppose qu'il retournera, et que je jouirai de lui, ou bien que je l'irai moi-même trouver en quelque quartier de la terre qu'il soit; et voilà qui m'enflamme, voilà qui me met hors du sens. Mais, hélas ! je souffre ce que j'ai bien mérité; car que ne l'ai-je gagné par douceur, et non pas chassé par trahison ! Que ne l'ai-je humblement supplié, et non pas poursuivi par voie de fait ? Il m'a refusée la première fois ; mais ça été avec bonne cause : il a eu honte d'entrer au lit d'autrui; mais c'était le lit de son père. Et peut-être qu'avec le temps il fût devenu plus doux et plus traitable, mêmement en le maniant avec dextérité et douceur; et moi, sauvage et farouche, comme si je n'eusse pas été amoureuse, mais dame et maîtresse de lui, ai trouvé étrange qu'il n'a pas voulu tout du premier coup obéir à mon commandement, et qu'il n'a fait compte de Démaenété, laquelle il surpasse en fleur d'âge et de beauté. Mais, Thisbé, ma mie, quel moyen est-ce que tu me disais ? Ma maîtresse, dit-elle, on pense que Cnémon, obéissant à la sentence qui a été donnée par justice contre lui, soit sorti hors de la ville, et qu'il ait abandonné le pays d'Attique ; mais moi, qui ai conduit toute l'affaire pour l'amour de vous, sais bien le contraire ; car je sais qu'il est en quelque lieu ici près hors la ville caché. Vous avez bien ouï parler d'une Arsinoé, qui joue des flûtes; il l'entretenait. Et après sa fortune, cette garce l'a reçu en sa maison, et lui a promis qu'elle s'en ira avec lui. Cependant elle le tient caché en son logis, jusqu'à ce qu'elle ait troussé ses hardes pour s'en aller quant et lui. Lors Démaenété ne put se tenir de dire : Ô Arsinoé ! combien tu es heureuse, tant pour le plaisir que tu as eu par le passé, que pour l'espérance de t'en aller avec lui! Mais, après tout, dit-elle, de quoi me sert cela? De beaucoup, répond Thisbé; car je ferai semblant d'être devenue amoureuse de lui, et prierai Arsinoé, laquelle je connais de longtemps, parce que nous sommes toutes deux d'un même métier, qu'elle me laisse une nuit coucher avec lui au lieu d'elle, et donnerai ordre, avec cela, qu'à certain jour que nous aviserons il sera bien pansé, et qu'il aura bu quand il s'en viendra coucher. Si elle y consent, à l'heure ce sera à vous à jouer le personnage d'Arsinoé. Et lors, si vous jouissez de ce que vous désirez, il est grandement vraisemblable que votre amour en diminuera; car il y en a beaucoup à qui le désir passe, et s'éteint en la première jouissance, pour ce l'accomplissement de l'oeuvre est l'assouvissement de l'amour. Mais si, d'aventure, l'amour vous demeure encore après la jouissance, nous aurons recours aux rames quand nous ne nous pourrons aider de la voile, comme l'on dit en commun proverbe, et prendrons autres avis : pour le présent, tâchons à apaiser un peu le désir. [1,16] Démaenété trouva ce conseil fort bon, et pria Thisbé de se hâter. Elle demanda à sa maîtresse un seul jour de délai pour faire ce qu'elle lui promettait, et puis s'en va vers Arsinoé, et lui dit : Connaissez-vous point un jeune fils qui s'appelle Télédemos? Arsinoé répondit que oui. Je vous prie, dit Thisbé, que vous nous receviez en votre logis ; car je lui ai promis de coucher aujourd'hui avec lui. Il doit venir le premier, et moi après lui, quand j'aurai couché ma maîtresse. Cela arrêté, elle s'en court vitement aux champs, là où était son maître Aristippe, et lui dit : Mon maître, je viens vers vous pour m'accuser moi-même; faites de moi ce qu'il vous plaira. Vous avez perdu votre fils par mon moyen, non que je l'aie fait volontairement, mais si en suis-je néanmoins aucunement coupable ; car m'apercevant que ma maîtresse se gouvernait mal et qu'elle vous faisait tort, craignant qu'il n'en méchût à moi-même, et que je n'en eusse affaire si la chose était découverte par un autre que par moi, et aussi étant marrie que vous, qui la traitiez si doucement et si honnêtement, reçussiez d'elle une telle injure pour récompense de votre bon traitement, je ne le vous osai pas dire quant à vous, mais m'en allai secrètement une nuit, afin que personne n'en vit rien, en la chambre de mon jeune maître votre fils, et lui racontai tour au long comment il en allait, et lui dis qu'il y avait un galant qui entretenait ma maîtresse et couchait avec elle. Lui qui, comme vous savez, était dès auparavant fort indigné contre elle, pensa que je disse que l'adultère était à l'heure même couché en votre lit. Si s'enflamma tellement de courroux, que je ne le pus onc retenir, et prit en sa main une dague, combien que je m'efforçasse de toute ma puissance de l'engarder (empêcher, préserver), et que je lui disse par plusieurs fois que pour lors l'adultère n'y était pas : mais il n'écoutait point ce que je lui disais, ou bien il pensait que je me repentisse de lui en avoir tant dit, combien qu'il fût vrai. Si s'en alla tout épris de fureur en votre chambre; vous savez ce qu'il en advint puis après. Mais maintenant, vous avez moyen, si vous voulez, de vous décharger envers votre fils, combien que pour cette heure il soit absent, et de vous venger de celle qui vous a fait un si grand tort à tous deux. Je vous montrerai, si vous voulez, aujourd'hui, Démaenété couchée avec son adultère, en maison étrange, et encore hors de la ville. Si tu le fais, dit alors Aristippe, je te promets que pour loyer je te donnerai liberté. Et quant à moi, je reprendrai peut-être volonté de vivre, quand je me serai vengé de celle mienne ennemie : car il y a longtemps que j'en ai le coeur fort pressé de douleur et de regret. Et combien que je me doutasse bien de ceci, si n'en osais-je rien dire, pour ce que je ne l'eusse su vérifier. Mais que faut-il que je fasse ? Vous savez, dit Thisbé, le verger où est le monument des Épicuriens : venez-vous y en et m'y attendez jusqu'au soir. [1,17] Après qu'elle lui eût dit cela, elle s'en retourna courant vers la ville, et vint à sa maîtresse lui dire : or vous attiffez, car il est besoin que vous soyez un peu plus jolie que de coutume, ce que je vous ai promis est tout prêt. Démaenété l'embrassa et fit ce qu'elle demandait. Puis sur le soir Thisbé la mena au lieu de l'assignation ; et quand elles approchèrent de sa maison elle s'en courut devant prier Arsinoé qu'elle se retirât en quelque autre chambre et qu'elle ne les vint point détourner : pour autant dit-elle, que le jeune fils est honteux, à cause qu'il n'y a guère qu'il a commencé de coucher avec les femmes. Arsinoé le voulut, et Thisbé retourna au devant de sa maîtresse la quérir et la fit entrer, la mit dedans le lit, et puis ôta la lampe, de peur que Démaenété ne fût connue de vous, qui étiez dans cette lie d'Égine. Et après l'avoir admonestée qu'elle accomplît son plaisir sans dire mot, je m'en vais, dit-elle, le vous quérir; car il est ici près là où il boit. En disant cela elle sort et s'en va quérir Aristippe au lieu où elle lui avait donné assignation de se trouver, et lui dit qu'il se hâte pour venir surprendre et lier l'adultère. Aristippe la suit et s'en court en la chambre, là où il trouva à toute peine la couche à la clarté de la lune qui alors rayait un petit, et commença à crier : je te tiens, méchante ennemie des Dieux. Comme il disait ces paroles Thisbé vient à la porte de la chambre, et la fait bruire le plus fort qu'elle put et quant et quant s'écrie : ô dieux ! la grande faute, le galant nous est échappé ! Et pour ce, mon maître, gardez-vous bien que vous ne fassiez une autre seconde faute, la laissant elle même échapper. Ne te soucie, dit-il, je la tiens, la méchante que je cherchais principalement. Si la vous prend et la traîne vers la ville. Adonc elle réputant en soi-même, comme je crois, les malheurs qui lui étaient avenus tout à un coup, la frustration de ce qu'elle attendait, l'infamie qu'elle avait encourue d'être ainsi prise sur le fait, la peine par les lois ordonnée aux adultères, étant déplaisante d'avoir été surprise, et forcenée d'avoir été déçue, quand elle fut auprès de cette creuse fosse, qui est, comme vous savez, en l'académie, là où les Capitaines ont accoutumé de faire un certain sacrifice aux demi-dieux pour la prospérité de la ville, elle se secoua de si grande raideur, qu'elle fit lâcher prise au vieillard et se jeta la tète devant dedans cette fondrière, là ou la malheureuse mourut malheureusement. Et lors dit Aristippe : or suis-je donc vengé de toi avant que les lois y aient mis la main. Le lendemain il alla en pleine assemblée raconter tout du long au peuple comme il allait à la vérité de toute cette affaire. Et à grande peine lui fût-il pardonné; mais il employait tous ses familiers et amis, pour voir s'il pourrait faire tant que votre ban fût révoqué. Et ne sais pas si depuis il en aura été fait quelque chose : car j'ai été pressé de m'en venir ici, comme vous voyez pour quelque mienne affaire ; toutefois vous devez espérer que le peuple aisément consentira que vous soyez rappelé, et que votre père vous viendra chercher : car il le promettait ainsi". [1,18] Voila ce que Charias m'en raconta alors. Mais de vous réciter ce qui suit après, comment je suis ici venu et quelles fortunes j'ai eues, ce serait un trop long discours, et qui aurait besoin de trop longtemps. En disant cela, Cnémon se prit a pleurer, et aussi firent les deux nouveaux prisonniers, comme pour compassion de ses misérables aventures ; mais à la vérité ce fut pour ce que chacun d'eux se souvînt des siennes. Et n'eussent pas sitôt cessé de larmoyer, si ce n'eût été un gracieux sommeil qui leur tomba sur les yeux, pour le soulagement qu'ils sentirent au pleurer, lequel étancha leurs larmes : et commencèrent par ce moyen à dormir. Mais Thyamis (c'était le nom du Capitaine de ces brigands) qui avait bien reposé à son aise la plus grande partie de la nuit, eut en dormant quelques songes fort étranges qui l'éveillèrent en sursaut. Si veillait en grande peine, et perplexité, pour autant qu'il ne pouvait conjecturer que voulaient dire ces songes; car environ le temps que les coqs chantent sur le matin, soit que pour un naturel sentiment, et connaissance qu'ils ont, comme l'on dit, du retour du soleil par devers nous, ils soient incités à saluer sa divine lumière, ou que pour une chaleur qui est en eux et aussi pour un appétit de tôt se paître et se mouvoir, ils éveillent avec un cri qui leur est propre ceux qui sont en la même maison ; environ ce temps là, dis-je, par le vouloir des dieux, il se présenta un tel songe à son entendement. Il lui fut avis qu'en se promenant parmi le temple d'Isis en la ville de sa naissance Memphis, il y voyait tout reluire par une fort grande multitude de torches allumées qu'il y avait, et que les autels étaient tout baignés du sang des bêtes de toute sorte que l'on y avait immolées, et que les cloîtres et portiques qui sont à l'entour du temple étaient pleins d'hommes qui menaient fort grand bruit et faisaient un grand tumulte ; puis, quand il voulut entrer dedans le choeur et sanctuaire du temple, que la déesse Isis lui vint au devant, et lui bailla en main Chariclée, disant: Thyamis, je te baille cette pucelle; mais tu l'auras, et si ne l'auras point, mais feras injustice, et occiras une étrangère, et elle ne sera point occise. Cette vision le mit en grande perplexité, à tourner de çà et de là l'interprétation de ce songe, pour voir s'il pourrait deviner qu'il voulait signifier. Quand il fut bien las d'y penser et rêver, à la fin il en tira l'intelligence à son vouloir; car il interpréta en cette manière, comme si la déesse lui eût voulu dire : Tu l'auras femme, et si ne l'auras pas vierge. Quant à ce mot, tu occiras, il l'exposa : Tu blesseras sa virginité, de laquelle blessure Chariclée ne mourrait pas. [1,19] Voilà comment il interpréta son songe, ainsi comme son désir lui suggérait. Et sitôt que le soleil fut levé, il envoya signifier aux principaux de ses agents, qu'ils eussent à s'en venir promptement par-devers lui, et qu'ils apportassent leur proie en commun, l'appelant les dépouilles, pour plus honnêtement et magnifiquement nommer la chose, et manda quant et quant à Cnémon qu'il amenât aussi les prisonniers qui lui avaient été baillés en garde, lesquels, ainsi comme on les menait, s'entredisaient : Hélas ! quelle fortune maintenant nous attend! Et priaient affectueusement Cnémon de leur être favorable, s'il avait moyen de leur aider en quelque sorte. Il leur promit qu'ainsi le ferait-il, les admonestant qu'ils eussent bonne espérance, et les assurant que le Capitaine n'était point totalement homme barbare, mais qu'il avait quelque humanité, pour autant qu'il était de très noble maison, et qu'il ne menait cette manière de vivre seulement que par contrainte. Quand ils furent devant le Capitaine, et que pareillement aussi toute la tourbe des brigands fut assemblée, Thyamis s'assit sur un lieu un peu éminent (car son île était députée à faire les assemblées et harangues), et commanda à Cnémon qu'il fit entendre aux prisonniers grecs ce qu'il dirait; pource qu'il entendait déjà bien la langue des Égyptiens, et Thyamis ne savait pas fort bien parler grec. Si commença sa harangue en cette sorte : Vous connaissez de longtemps quel je suis, mes compagnons, et comment je me suis toujours porté envers vous; car étant, comme vous savez, fils du grand pontife et prêtre de Memphis, et ayant été privé de cette dignité du pontificat, laquelle m'était affectée et due, comme à l'aîné, après le département de notre père, par les trames iniques et injustes menées de mon frère puîné, je fus contraint de recourir à vous pour venger le tort que l'on m'avait fait, et pour recouvrer la dignité qui m'appartenait par le moyen de votre aide, là où vous me fîtes tant d'honneur que de m'élire pour votre Capitaine, en laquelle charge je me suis tellement gouverné jusqu'aujourd'hui, que je n'ai jamais voulu rien avoir davantage que l'un d'entre vous; car s'il a été question de distribuer quelque argent, je me suis contenté de part égale aux autres, et si j'ai vendu quelques prisonniers, j'en ai rapporté le prix en commun, estimant que celui qui veut s'acquitter honnêtement en la charge de Capitaine, doit prendre sur soi la plus grande part de la peine, et néanmoins se contenter du profit égal aux autres. Et quand nous avons surpris par les champs quelques prisonniers, si c'étaient hommes qui eussent assez force de corps pour faire service, je les ai tenus pour être de nos soldats: s'ils étaient faibles et débiles, j'en ai fait argent. Quant aux femmes que nous avons prises, je n'en forçai jamais une ; car si elles ont été de noble sang, je les ai mises à finance, ou bien les ai laissées aller sans rien payer, seulement par pitié et compassion de leur fortune; et si elles ont été roturières, et telles que la captivité ne les contraignit pas tant de servir, comme leur état et condition naturelle et accoutumée, je vous les ai à chacun distribuées pour servantes. Mais maintenant, de tout le butin que nous avons gagné, je vous requiers et demande seulement un don, c'est que vous me donniez cette pucelle étrangère. Et combien qu'il fût en moi la prendre d'autorité, il m'a néanmoins semblé meilleur et ai mieux aimé l'avoir du consentement et octroi de toute la communauté; car ce serait peu sagement fait à moi que, pour forcer une prisonnière seulement, j'encourusse quelque soupçon de vouloir attenter quelque chose au déçu et contre le gré de mes amis. Et si ne vous demande point cette grâce sans récompense; car, en me la donnant, je vous cède et quitte entièrement la part et portion de tout le reste du butin qui me pourrait appartenir, Mais pour autant que nous, qui sommes de race prophétique, tenons à grand reproche et offense de se mêler indifféremment avec toutes femmes, j'ai avisé de prendre cette pucelle, non pour en abuser à mon plaisir, mais pour en avoir lignée qui soit propre à me succéder en la dignité pontificale. [1,20] Si vous veux rendre les raisons pour lesquelles je la désire. Premièrement elle me semble extraite de quelque haut et noble lignage; ce que je conjecture par les grandes richesses qui ont été trouvées avec elle, et aussi pour autant que je ne vois point qu'elle soit faillie de coeur en ses tant grièves (grand et fâcheux) adversités ; mais vois qu'elle retient encore la grandeur de courage convenable à la hauteur de son premier état. Davantage, j'estime que son coeur soit vertueux et pudique; car si étant si belle qu'elle surpasse toutes les autres en beauté, néanmoins pour l'honnêteté de son maintien et son humble et posé regard, elle compose tous ceux qui jettent les yeux sur elle à continence et à chasteté, comment serait-il possible de concevoir d'elle autre opinion que bonne; et, qui est encore plus que tout ce que je vous ai dit, elle est à mon avis la servante et prophétesse de quelque dieu, à ce que je puis conjecturer; car, pour malheur qui lui soit advenu, elle a pensé que ce serait mal et irréligieusement fait que de laisser son habit sacré et les saints chapeaux de laurier. [1,21] Quel mariage donc, ô seigneurs assistants, pourrait être mieux sortable que si un homme extrait de race prophétique épouse une vierge consacrée aux dieux? Il n'eut pas sitôt dit cela que toute la tourbe assistante approuva son dire avec grandes acclamations, et cria qu'il l'épousât à la bonne heure. Adonc Thyamis reprenant la parole : Je vous remercie, dit-il, mais nous ferons ce que requiert le devoir, ce me semble, si nous enquérons quel vouloir en a la pucelle; car s'il ne fallait que seulement abuser de la licence de la force, ce me serait assez que de le voir, pource que (parce que), le demander est superflu quand on peut prendre de force. Mais si ce que nous voulons contracter est un mariage, il est nécessaire que le consentement de l'un et de l'autre y soit. Si détourna donc sa parole, et dit à Chariclée : Dites-nous donc, la belle, si vous me voulez avoir à mari, et nous déclarez quant et quant, qui et de quels gens vous êtes. La pucelle, avant que répondre, tint assez longtemps la chère basse et les yeux fichés en terre, en remuant un peu la tête, et était bon à voir qu'elle pensait à ce qu'elle devait répondre. A la fin elle dressa son chef, jetant ses yeux sur Thyamis, lequel fut encore plus que devant ébloui de la lueur de sa grande beauté, pour autant que les discours qui lui étaient venus en pensée pour faire sa réponse lui avaient coloré le visage plus que de coutume, et son regard en était devenu un peu plus audacieux.; puis répondit en cette sorte, par Cnémon, qui servait de truchement à faire entendre son dire. Cette réponse, dit-elle, était peut-être mieux convenable à ce mien frère Théagène, pource qu'il me semble que le taire est mieux séant à la femme, et le répondre à l'homme, mêmement entre les hommes. [1,22] Mais puisque vous me donnez congé de parler, et me montrez ce premier signe d'humanité d'essayer à avoir les choses honnêtes et raisonnables par amitié, plutôt que par force ; attendu mêmement que le tout gît en moi, je suis contrainte de transgresser les bornes et les lois de moi et des autres vierges aussi, faisant réponse moi-même à la demande de monseigneur, qui me parle de mariage, et ce en une si grande assemblée de tant d'hommes. Quant est donc à notre état, nous sommes du pays d'Ionie, de l'une des plus nobles familles de la ville d'Éphèse, ayant père et mère. Et pourtant que la coutume du pays porte que tels nobles enfants fassent le service divin, il m'est échu de servir à la déesse Diane, et à ce mien frère à Apollon. Cet honneur doit durer un an, et quand notre temps a été complet et révolu, on nous a envoyés conduire en l'île de Délos l'appareil d'un solennel sacrifice, là où nous devions faire célébrer des jeux de prix, tant de lettres et de musique, que d'exercices du corps, et nous déposer de cette dignité et charge des sacrifices, selon la coutume usitée en notre pays. Pourquoi faire on nous avait chargé un navire d'or, d'argent, de riches draps, et de toutes autres choses convenables à faire tournois, jeux, festins solennels et publics. Et ainsi nous montâmes sur mer, et nous mimes à la voile sans nos père et mère, lesquels, tant pour leur grand âge que pour le danger de la mer et du long voyage, ne s'osèrent embarquer avec nous, et sont demeurés en leurs maisons. Mais aucuns des bourgeois de la cité, en grand nombre s'étaient en partie embarqués avec nous dedans le même navire, et en partie dedans d'autres vaisseaux qu'ils avaient fait équiper pour eux. Quand nous avons été bien avant en mer, et que nous avons eu avancé la plus grande partie de notre voyage, il s'est levé soudain un orage impétueux, avec tourbillons de foudre et de tempête qui ont troublé tellement la mer que notre navire en a été dévoyé de son droit cours; en sorte que le pilote fut contraint lui-même de céder à la violence de la tourmente et à la force du navire, en laissant le gouvernement à la fortune. Ainsi avons été l'espace de sept jours et autant de nuits à la merci des vents, qui ont toujours soufflé fort impétueusement, tant qu'à la fin ils nous ont jetés en la côte où vous nous avez pris, et là où vous avez pu voir un grand meurtre, parce qu'une troupe de gens de marine nous est venue assaillir et surprendre, ainsi que nous faisions le festin de joie pour notre délivrance et salut, et se sont mis en effort de nous défaire tous pour avoir notre tien, jusqu'à ce qu'avec la perte universelle d'eux, et de nos gens aussi, qui se sont tous entre-tués, nous sommes demeurés nous deux tous seuls. Que plût aux dieux que nous ne fussions point échappés, pour être si pitoyables reliques ! Un seul bien avons nous rencontré entre tant de misères : c'est que quelque dieu a voulu que nous fussions tombés entre vos mains : car au lieu que nous étions en crainte de mort, vous nous faites offre et donnez option de mariage, lequel je ne voudrais quant à moi aucunement refuser. Car quand il n'y aurait autre chose, sinon que le Seigneur fit tant d'honneur à son esclave et captive, que de la vouloir choisir pour son épouse, si serait-ce un bonheur qui surmonterait toute autre prospérité de fortune ; mais qu'il soit échu qu'un fils de Prophète, et qui est Prophète lui-même, épouse une pucelle dévouée aux dieux, il semble que cela ne se soit point fait sans quelque prévoyance divine. Par quoi, seigneur Thyamis, je vous requiers un seul point : c'est que vous me permettiez que je puisse (avant que vous épouser) aller en la prochaine ville, ou autre lieu plus voisin, où il y ait temple et autel consacrés à Apollon, là où je puisse me déposer de la charge des sacrifices et en quitter les marques et enseignes. Ce qui, à mon avis, sera meilleur en la ville de Memphis, mêmement après que vous aurez recouvré votre dignité de Pontife. Car les noces en seront plus plaisantes et plus joyeuses, quand elles seront conjointes avec la victoire et quasi comme le couronnement de vos glorieuses actions ; ou bien, s'il vous plaît que ce soit devant, je laisse à votre bonne discrétion, moyennant qu'il vous plaise seulement que j'accomplisse les saintes cérémonies usitées en notre pays. Ce que je sais bien que vous m'octroierez, attendu (comme vous dites) que dès votre enfance vous avez été voué au service divin, et que vous avez en grande révérence la religion et dévotion envers les dieux. [1,23] Et en cet endroit Chariclée acheva de parler et commença à pleurer. Quant aux assistants, tous les autres louèrent grandement son dire et requirent à Thiamis qu'il le fit ainsi, et que d'eux ils étaient bien délibérés de lui aider : Thiamis lui-même s'y accorda à la fin moitié de gré et moitié par force : car l'ardent désir qu'il avait de jouir de Chariclée, lui faisait estimer qu'une seule heure de délai était un temps infini. Mais d'autre côté la grande douceur de son langage, comme si c'eût été le chant d'une sirène, lui détrempait et amollissait le coeur, de sorte qu'il était contraint de consentir à ce qu'elle lui requérait, avec ce qu'il rapportait cela à son songe, et concevait espérance que ses noces se feraient en la ville de Memphis. Parquoi il donna congé à l'assemblée, après qu'ils eurent premièrement distribué leur butin, dont il y eut une bonne partie du plus beau et du meilleur que les autres volontairement lui donnèrent. [1,24] Et leur commanda que dedans dix jours ils fussent tous prêts pour aller assaillir la ville de Memphis. Quant aux deux jeunes prisonniers, il les renvoya dans la cabane qui leur avait été destinée le jour de devant, et voulut que Cnémon logeât aussi avec eux : non tant désormais pour garde, que pour compagnie, et si les traita plus délicatement qu'il ne se soûlait traiter lui-même auparavant, faisant quelque fois manger avec lui Théagène pour l'honneur de sa soeur. Mais quant à elle, il proposa de ne la voir pas souvent, de peur que la vue de sa beauté n'enflammât davantage le désir qu'il avait empreint en son coeur, et qu'il ne fût contraint d'attenter quelque chose contre ce qu'il avait délibéré et contre ce qu'il pensait que son songe lui eût signifié. Pour ces raisons Thyamis se défendait à lui-même de la voir, estimant qu'il était impossible de la regarder et de se contenir de la désirer. Quand tout le monde se fut retiré et que tous les pâtres furent serrés en leurs gîtes, les uns deçà et les autres de là, Cnémon sortit de dedans le lac et s'écarta un peu loin pour aller chercher l'herbe qu'il avait promise le jour de devant à Théagène. [1,25] Lequel cependant prenant occasion de la solitude, se prit à larmoyer et soupirer, ne disant pas un tout seul mot à Chariclée, mais invoquant continuellement les dieux à témoins. Et elle lui demanda donc, si c'était leurs communes misères qu'il lamentait à la manière accoutumée, ou s'il ne lui était point survenu quelque nouvelle douleur qui le fit ainsi fort gémir et soupirer. Et que peut-il être (répond Théagène) plus nouveau ni plus contre Dieu et raison, que violer son serment et fausser la foi promise ? Et que Chariclée m'ait mis en oubli, inclinant à en vouloir épouser un autre que moi. Ah ! ne dites jamais cela, dit la pucelle, et ne me soyez en le disant plus déplaisant que ne sont les maux que j'endure ; et vu que vous avez fait épreuve suffisante de moi et de mon vouloir par tant d'effets et d'expérience, ne soupçonnez point ma loyauté maintenant pour quelques paroles accommodées au temps, et dites pour le bien de vous et de moi : autrement ce sera tout le contraire de ce que vous dites, plutôt semblera-t-il que vous même soyez mué de courage, que vous m'en trouviez changée. Car quant à moi je ne nie point que je ne sois malheureuse et infortunée, mais aussi puis-je bien assurer qu'il n'y a force ni violence si grande qui pût faire varier la pudicité de mon vouloir. Il n'y a qu'un tout seul point, en quoi je sache jamais avoir failli à étroitement garder toutes les lois de tempérance, ce fut quand premièrement je mis mon amour en vous, combien que l'amour fût saint et légitime ; car je n'ai jamais obtempéré à votre vouloir comme à un amant, mais vous ai la foi promise comme à mon époux dès le commencement que je me donnai du tout à vous ; et jusques ici me suis maintenue nette et impollue, non seulement de l'effet, mais aussi du parler, en vous repoussant plusieurs fois que vous avez attenté de faire votre plaisir de moi, attendant l'occasion où le mariage arrêté et juré entre nous sous les plus saints et plus étroits serments qu'il est possible de faire, se consommerait selon les lois et ordonnances des hommes. N'êtes vous donc pas bien loin de sain jugement de croire que j'aie vouloir de préférer un barbare à un Grec ? un brigand à un ami ? Et que voulait donc dire cette votre belle harangue (dit alors Theagène) ? Car de feindre que je fusse votre frère je trouvais le plus sagement fait du monde, pour autant que c'est un grand moyen d'ôter à Thyamis la jalousie qu'il pourrait avoir contre moi, et de faire que nous pussions être sans soupçons ensemble; et si voyais-je bien que tout le discours feint et controuvé que vous avez fait, et du pays d'Ionie et de notre voyage en l'île de Délos était une bonne couverture pour cacher la vérité de notre fait, et pour abuser ceux qui vous écoutaient. [1,26] Mais de consentir ainsi franchement le mariage, et l'accorder expressément, et nommément en définir le temps et le lieu, je n'ai ni su, ni voulu deviner que c'était à dire ; mais bien ai-je fait prière aux dieux d'être plutôt vif englouti en terre, que de voir une telle issue de mon espérance et des labeurs que j'ai endurés pour vous. A cette parole Chariclée vint embrasser Théagène et en lui donnant mille et mille baisers le mouilla tout de ses larmes et dit : Ô dieux ! combien agréable et plaisante m'est cette votre crainte quand elle me donne clairement à connaître que tant de calamités et de malheurs n'ont encore nullement diminué l'affection et bonne amour que vous me portez! Mais soyez sûr, Théagène, que nous n'aurions pas maintenant la liberté de parler seulement ensemble, si je ne l'eusse ainsi promptement accordé et promis : car (comme vous savez) qui combat ouvertement contre l'impatient désir de celui qui est le plus fort, il ne fait que l'enflammer et augmenter davantage ; mais qui par douces paroles lui cède et condescend à son vouloir, il attiédit cette première fureur bouillante et rebouche la première pointe de la cupidité par le plaisir de la promesse présente. Car je crois que ceux qui aiment plus rudement, estiment que le premier essai de la jouissance soit en la promesse; et croyant déjà tenir ce qu'on leur a promis, ils n'en sont pas après si impétueux, ni si farouches, à cause qu'ils flottent et nagent en l'espérance qui les entretient. Ce que prévoyant, je me suis moi-même donnée de paroles, commettant la conduite du reste au bon esprit, qui dès le commencement a entrepris de conduire et garder notre amour. Une seule journée ou deux souventes fois apportent plusieurs expédients et moyens de salut, et donnent des accidents et aventures que les hommes avec tout leur conseil n'eussent jamais su imaginer. Voila pourquoi maintenant aux discours que je faisais, en mon entendement, il m'a semblé que je devais différer et reculer, repoussant par ce moyen ce qui était certain par ce qui est incertain. Et pourtant mon très doux ami, faut-il tenir secrète cette feintise et simulation, comme une ruse de lutte, et la faut céler non seulement à tous les autres, mais aussi à Cnémon. Car combien qu'il use de grande honnêteté et courtoisie envers nous, et qu'il soit Grec, si est-il néanmoins captif, et pour ce il est vraisemblable qu'il aimera mieux complaire à celui qui est le plus fort. Car nous n'avons ni longueur de temps, ni loi de parenté ou de consanguinité qui nous soit suffisant gage, ni répondant de feauté (fidélité) envers nous ; par quoi si d'aventure par quelque soupçon il venait à se douter de notre conseil, il lui faudra bien affirmer du commencement qu'il n'en est rien. Car le mentir n'est point répréhensible, mais est honnête, quand il profite à celui qui le dit, et ne nuit point à celui à qui il est dit. [1,27] Ainsi comme Chariclée faisait ces remontrances et avertissements, Cnémon entra soudainement échauffé, et montrant, à le voir seulement, fort qu'il apportait nouvelles de quelque grand trouble et effroi. Si dit-il à Théagène : Je vous apporte de l'herbe dont je vous avais parlé l'autre soir : tenez, appareillez-en vos blessures, et en mettez dessus ; mais il nous faut apprêter à d'autres plaies et d'autres travaux. Et comme Théagène le pria de déclarer un peu plus intelligiblement ce qu'il voulait dire, il n'est pas maintenant temps, dit-il, car j'ai grand'peur que l'effet ne prévienne le dire; et pour ce, suivez-moi et Chariclée aussi. En disant cela, il les mène tous deux vers Thyamis, lequel ils trouvèrent fourbissant un armet et aiguisant un javelot. Si lui dit Cnémon: Vous faites bien de préparer vos armes; mais vêtez les habillements, et commandez quant et quant que chacun de vos gens s'arme ; car il vient contre vous plus grand nombre d'ennemis qu'il ne fit jamais, lesquels j'ai aperçus devant moi, quand j'ai été au-dessus de cette petite motte qui est ici près, et suis venu tant comme j'ai pu courir, pour le vous signifier à la plus grande hâte qu'il m'a été possible; et en traversant le lac jusqu'ici, j'ai commandé à tous ceux de vos gens que j'ai pu voir et rencontrer, que chacun se préparât au combat. [1,28] Thyamis oyant ces nouvelles, se leva tout incontinent et demanda soudain : Où est Chariclée? comme craignant plus pour elle que pour lui-même. Cnémon la lui montra à l'entrée de la cabane, tout éperdue. Si lui dit Thyamis tous bas en l'oreille : Prenez-la moi, et la menez en la caverne où vous savez que nous cachons notre trésor; puis, quand vous l'y aurez descendue, et que vous aurez refermé rentrée avec la pierre, comme vous savez que l'on fait, retournez-vous en le plus légèrement que vous pourrez vers moi, et cependant je pourvoirai au combat. Quant et quant il commanda à son écuyer qu'il lui amenât une victime pour l'immoler aux dieux protecteurs du pays, en intention d'aller puis après au-devant des ennemis commencer la bataille. Cnémon fit ce qui lui était commandé et emmena Chariclée, laquelle se lamentait amèrement, et souvent retournait la tête vers Théagène ; puis quand ils furent à l'entrée de la caverne, il la fit entrer dedans. Or n'était-ce pas une oeuvre de nature, comme il se trouve plusieurs antres et cavernes naturelles, tant dessus que dessous la terre; mais était ouvrage de ces brigands, qui par art avaient imité nature, et une fosse que ces Égyptiens eux-mêmes avaient cavée (creuser) fort artificiellement pour y mettre en sûreté leur butin, [1,29] Elle était faite de cette sorte. Premièrement la bouche était fort étroite, et obscure au-dessous de l'entrée d'une petite loge secrète, tellement que la pierre qui faisait le seuil de l'huis pour entrer en la loge était un autre huis pour descendre dedans la caverne, et l'ôtait et remettait-on aisément comme l'on voulait. Quand on était au-dedans de la fosse, on la trouvait courbée en plusieurs conduits et canaux tortueux, qui tous allaient tournoyants ingénieusement l'un de çà, l'autre de là, sans aucun certain ordre, et régnait chacun à part jusqu'au bas de la fosse; mais ils s'entremêlaient l'un parmi l'autre, et s'entrelaçaient comme font les racines des arbres, jusqu'à ce que tous venaient à se rendre dedans une grande et large place qui était tout au fond, auquel il pénétrait un peu de clarté trouble par un petit soupirail qui allait répondre tout au bord du lac. Après que Cnémon eut là descendu Chariclée en la conduisant par la main jusqu'au plus profond de la caverne, pour ce qu'il savait bien les êtres, comme celui qui y avait été plusieurs fois auparavant, il la réconforta le mieux qu'il put, lui promettant que sur le soir il la viendrait voir avec Théagène et qu'il ne permettrait pas qu'il entrât au combat à l'encontre des ennemis, mais lui ferait éviter la bataille. Puis la laissa toute seule qui ne respirait ni ne disait un tout seul mot, et était aussi défaite comme si elle eût été jugée ou blessée à mort, de sorte qu'il semblait proprement qu'on lui eût ôté rame du corps en l'ayant séparée de Théagène. Et à temps remonta Cnémon, lequel sortant de la caverne remit la pierre qui bouchait l'entrée de la fosse. Mais ce ne fut pas sans pleurer et regretter tant la contrainte de lui que le malheur d'elle, laquelle il avait par commandement presque (en manière de dire) enterrée toute vive, et avait enseveli en obscurité et ténèbres la plus belle et la plus plaisante chose à l'oeil qui fût en tout le monde. Si courut vers Thyamis, lequel il trouva bouillant d'ardeur de combattre, armé magnifiquement avec Théagène, et qui déjà encourageait de combattre furieusement et en hommes désespérés ceux qui étaient assemblés autour de lui. Car se dressant au milieu de ses gens il leur fit une harangue dont la teneur fut telle : mes compagnons, je vois bien qu'il n'est pas à cette heure saison d'user de longue harangue pour vous encourager, tant pour ce qu'il n'en est point de besoin envers vous qui n'avez jamais mené autre vie que la guerre, qu'aussi pour autant que la soudaine incursion et surprise de nos ennemis nous retranche toute superfluité de paroles. Car où les ennemis par voie de fait viennent courir sus, de n'aller promptement par même voie au devant pour les rembarrer et repousser, c'est à faire à gens qui diffèrent et reculent à leur devoir. Par quoi je ne vous veux avertir d'autre chose, sinon qu'il n'est pas question de combattre maintenant pour garder nos femmes et enfants seulement (ce qui néanmoins à plusieurs est assez suffisante cause pour aiguillonner et irriter leurs courages à vaillamment combattre; car et cela dont nous faisons moins de compte et toutes autres choses que l'on sauve ou que l'on acquiert en gagnant la victoire, nous demeureront) ; mais qu'il nous faut combattre pour nos vies mêmes et pour nos têtes; pour ce que l'on ne cesse jamais la guerre commencée contre les brigands sous un traité de certaines conditions, ni ne fait-on jamais ni paix, ni trêves avec eux, mais faut nécessairement ou qu'ils vainquent s'ils veulent vivre, ou qu'ils meurent d'une mâle mort s'ils sont une fois pris ou vaincus. Et pourtant, cela considéré et connu, allons irrités en courage affronter et combattre nos plus mortels ennemis. [1,30] Après qu'il eut dit cela, il regarda plusieurs fois autour de lui s'il ne verrait point son écuyer, l'appelant par son nom Thermoutis : mais voyant qu'il ne comparaissait point, il s'en alla courant jeter dedans son bateau, menaçant fort ledit Thermoutis : car la bataille était déjà commencée, et pouvait-on voir de loin comment les ennemis prenaient ceux qui demeuraient aux environs des bords du lac, et comment ils mettaient le feu dedans les cabanes, loges et bateaux tant de ceux qui se rendaient comme de ceux qui s'enfuyaient. Et le vent qui était fort impétueux portait la flamme à travers les cannes et roseaux du prochain marais, et les embrasait tellement, que les yeux ne pouvaient supporter la grande clarté enflammée qui en sortait, ni l'ouïe le grand bruit que la flamme faisait. Il n'y avait sorte d'exploit de guerre qui ne s'y fît et qui ne s'y ouît aussi, parce que les habitants du lac soutenaient le combat de toute leur puissance, le mieux qu'ils pouvaient. Mais les ennemis, en partie parce qu'ils étaient en plus grand nombre, et en partie parce qu'ils les avaient surpris au dépourvu, étaient les plus forts. Si en tuaient les uns à coups de main sur la terre, et en noyaient les autres dedans le lac, avec leurs loges et leurs nacelles : dont il sourdait en l'air un grand bruit confus, tant de ceux qui combattaient sur la terre que sur l'eau. Le lac était tout teint de sang, autant de ceux qui tuaient comme de ceux qui étaient tués, et avaient les combattants à faire à se garder et du feu et de l'eau. Ce que voyant et oyant Thyamis, il lui va souvenir de la vision qu'il avait eue en dormant, comme il lui avait semblé qu'il voyait la déesse Isis en son temple, plein de torches allumées et de sacrifices, et incontinent conclut en lui-même que c'était ce qu'il voyait alors devant ses yeux que son songe lui avait pronostiqué, l'interpréta tout au rebours de ce qu'il avait auparavant imaginé : à savoir qu'ayant Chariclée il ne l'aurait pas, parce que cette guerre la lui ôterait, et qu'il l'occirait, et non pas seulement la blesserait, et que ce serait avec un glaive et non pas selon l'usage de Vénus. Si dit plusieurs blasphèmes et outrages à la déesse Isis, disant qu'elle l'avait cauteleusement abusé ; et quant et quant se passionnant qu'un autre que lui eût la jouissance de la belle Chariclée, il commanda à ceux qui étaient autour de lui qu'ils demeurassent-là et qu'ils attendissent qu'on les vint assaillir jusques au lieu même où ils étaient, leur disant qu'en tournoyant autour de l'île et se cachant dedans les cannes du marais qui étaient tout à l'environ, ils fissent quelques saillies à la dérobée, et que ce serait bien assez si encore en cette manière ils pouvaient soutenir et résister à une si grande multitude d'ennemis. Et cependant il fit semblant d'aller chercher son écuyer Thermoutis, et quant et quant faire sacrifice et prière aux dieux domestiques, sans vouloir souffrir que personne de ses gens le suivît, et s'en alla tout épris de fureur vers la petite maisonnette, où était l'entrée de la caverne. C'est une chose mal aisée à réprimer qu'une nature barbare, à quelque chose que ce soit que sa passion la pousse. Car là où une fois les barbares désespèrent de leur salut, ils ont accoutumé de tuer et faire mourir premièrement tous ceux qu'ils ont aimés en leur vivant, ou parce qu'ils estiment qu'après la mort ils seront encore avec eux, ou bien qu'ils les veulent ôter des mains de leurs ennemis, et par ce moyen les tirer du danger d'être injurieusement violés et outragés. Pour lesquelles raisons Thyamis oublia lors toutes les autres affaires qu'il avait entre mains, mêmement à l'heure qu'il était tout à l'entour enfermé et environné d'ennemis, et s'en alla courant comme il était forcené d'amour, de jalousie et de courroux, vers la caverne, et se jeta dedans, l'appelant et criant à haute voix en sa langue égyptienne : or rencontra-t-il assez près de l'entrée, et de la bouche d'icelle caverne, une jeune femme qui répondit à son cri en langage grec, la voix de laquelle le mena jusque là où elle était : et quand il fut tout auprès d'elle, il lui jeta la main gauche sur la tête et de la droite tira son épée qu'il lui passa tout au travers du corps au-dessous de la mamelle. [1,31] Duquel coup elle tomba toute roide morte en terre, jetant un pitoyable et dernier soupir. Cela fait, il sortit et remit la pierre dont on bouchait l'entrée de la caverne, sur laquelle il sema un peu de poudre, et dit en larmoyant : voilà les étrennes nuptiales que je te donne : puis s'en retourna tant qu'il put courir vers les bateaux, là où il trouva que tous ses gens regardaient déjà comment ils se pourraient sauver a la fuite, dès qu'ils virent leurs ennemis approcher de près. D'autre part il vit Thermoutis qui apportait une victime pour l'immoler. Si l'injuria et outragea de paroles, et lui dit qu'il avait déjà fait le plus beau sacrifice qu'il eût su faire. En disant cela il entra dedans son bateau, lui, Thermoutis, et encore un autre troisième pour ramer, car les nacelles qui sont en ce lac n'en sauraient porter davantage pour autant qu'elles ne sont que d'une pièce seulement et de quelque gros tronc d'arbre cavé grossement et rudement. Théagène et Cnémon entrèrent aussi dedans un autre, et chacun des autres pareillement au sien, puis voguèrent un peu en avant : mais plutôt autour que non pas au long de l'île ; quand ils furent un peu éloignés ils cessèrent de ramer et disposèrent leurs bateaux tout de front en bataille, comme pour attendre leurs ennemis. Mais quand ils en furent près, ils n'eurent pas la hardiesse de soutenir et attendre seulement le choc des bateaux, mais se mirent en fuite aussitôt qu'ils les virent, et ne purent pas les aucuns seulement endurer les clameurs de l'alarme. Il est vrai que Théagène et Cnémon se retirèrent aussi : mais ce ne fut pas de peur qu'ils eussent. Thyamis seul ayant peut-être honte de fuir, et à l'aventure aussi n'ayant plus coeur de vivre après Chariclée, s'alla ruer au milieu de ses ennemis. [1,32] Et comme ils étaient déjà joints à combattre main a main, il y eut un qui s'écria : "voici Thyamis, c'est lui-même : que chacun garde bien de le tuer". Aussitôt que cela fut dit, ils ordonnèrent leurs bateaux en rond pour enfermer entre eux Thyammis, lequel se défendit vaillamment, avec une javeline qu'il avait en sa main, dont il en tuait aucuns et en blessait des autres, et était une chose qui surpassait toute admiration des armes qu'il faisait. Il n'y avait pas un des ennemis qui lui tirât ou jetât un coup d'épée ; mais tous tant qu'ils étaient ne tâchaient à autre chose qu'à le saisir au corps et le prendre vif. Toutefois il résista longtemps, jusqu'à ce qu'à la fin plusieurs ensemble se jetèrent sur lui et lui arrachèrent des poings sa javeline, et perdit davantage son écuyer, lequel avait très bien fait son devoir de combattre, et pensait-on qu'il fût blessé à mort. Mais quand il vit que la chose était désespérée, et qu'il n'y avait plus ordre de résister, il se jeta dedans le lac et nagea entre deux eaux jusqu'à ce qu'il fût éloigné d'eux de la longueur d'un trait d'arc, et gagna le marais a nage avec bien grande peine. Personne des ennemis ne se travailla de le poursuivre, pour autant qu'ils avaient déjà pris Thyamis et estimaient la victoire entière être la prise de lui tout seul. Et combien qu'ils eussent perdu en cette rencontre plusieurs de leurs gens et de leurs amis, ils étaient néanmoins plus aises de tenir en leurs mains celui qui les avait tués de sa propre main, qu'ils n'étaient marris ni mus de compassion de ceux qu'ils avaient perdus. Voilà comment l'argent et le gain sont plus chers aux brigands que ne sont pas leurs propres vies, et comment ils ne mesurent le nom d'amitié ni de consanguinité a autre chose, sinon a leur particulier profit, comme firent ceux-ci. [1,33] Car ils étaient de ces premiers brigands qui avaient fui devant Thyamis et ses gens au long des bras du Nil, que l'on nomme Héracléotique, lesquels, indignés qu'on leur eût ainsi fait lâcher des poings ce qu'ils avaient pillé à autrui, ni plus ni moins que si c'eût été leur propre, allèrent assembler leurs autres compagnons qui étaient demeurés au logis, et quant et quant les habitants de tous les bourgs circonvoisins, leur promettant portion égale de ce qu'ils gagneraient, et furent les chefs et conducteurs de cette entreprise. Mais ce qui les faisait tâcher a prendre au corps Thyamis vif, était une telle cause : il avait un frère puiné, appelé Petosiris, en la ville de Memphis, lequel, contre le droit et la coutume du pays, l'avait débouté par trames et menées du bénéfice et de la dignité de souverain Pontife ; et étant averti que son frère Thyamis s'était retiré vers les brigands, et qu'ils l'avaient pris pour leur capitaine; craignant qu'il ne le vînt assaillir quelque jour qu'il en choisirait l'opportunité, ou bien doutant qu'a la fin le temps ne découvrît sa trahison, et davantage sentant qu'il y avait une très grande partie du peuple qui le soupçonnait d'avoir occis son frère, pour autant que l'on ne le voyait plus, il envoya publier par les bourgs que tenaient ces autres brigands qu'il donnerait une grosse somme d'argent et grand nombre de bestiaux à qui lui amènerait Thyamis vif ; lesquelles promesses firent que ces brigands ne chassèrent point de leur souvenance, non pas en l'ardeur même du combat, l'espérance du gain. Et par ainsi le prirent vif, après qu'il en eut tué plusieurs, et puis le menèrent lié et garrotté en la terre ferme, et ordonnèrent la moitié d'entre eux pour le garder. Quant à lui il se plaignait fort de l'humanité dont ils semblaient user envers lui, en lui sauvant la vie, car il eût mieux aimé être tué que d'être lié. L'autre moitié de toute la troupe s'en alla dedans l'île, pensant y trouver les richesses et trésors qu'ils étaient venus requérir ; mais après qu'ils eurent bien couru et recherché toute l'île, sans omettre a fureter un tout seul coin ; finalement voyant qu'ils ne trouvaient rien, ou bien peu de ce qu'ils avaient espéré, comme si d'aventure on avait oublié a serrer quelque chose dedans la caverne, ils mirent avant que partir le feu dedans toutes les cabanes : parce qu'il approchait fort de la nuit, ce qui leur faisait peur de plus arrêter en cette île, pour doute que ceux qui s'en étaient fuis du combat ne fussent quelque part embusqués et ne leur vinssent par surprise courir sus la nuit ; puis quand ils eurent mis le feu partout, ils s'en retournèrent avec leurs gens.