[16,0] LIVRE SEIZIEME. PREFACE (1144.) LES événements que j'ai racontés jusqu'à ce moment ne m'ont été connus que par les relations des hommes qui avaient conservé un fidèle souvenir de ces temps anciens ; aussi, semblable à celui qui va mendiant les secours étrangers, ai-je éprouvé beaucoup plus de difficulté à reconnaître la vérité, la série des faits, et à constater l'ordre des années. Je n'ai négligé aucun soin dans tout le cours de mon travail, pour demeurer toujours narrateur fidèle. Tout ce qui va suivre maintenant, je l'ai vu en partie de mes propres yeux, ou bien les hommes qui ont assisté eux-mêmes aux événements m'en ont informé par un fidèle récit. Fort de cette double autorité, j'espère, avec l'aide de Dieu, pouvoir écrire avec plus de facilité et d'exactitude les faits qui me restent à raconter pour la postérité. L'histoire des temps modernes demeure toujours plus profondément gravée dans la mémoire, et ce qui pénètre dans l'esprit par le témoignage des yeux est bien moins sujet à l'oubli que ce qu'on ne sait que pour l'avoir entendu dire. Le poète Flaccus (Horace) a exprimé la même pensée, en disant : "Segnius irritant animas demissa per aurem, Quam quae sunt oculis subiecta fidelibus, et quae Ipse sibi tradit spectator". [16,1] CHAPITRE PREMIER. Le seigneur Foulques, troisième roi Latin de Jérusalem, eut pour successeur au trône le seigneur Baudouin III, son fils, né de la reine Mélisende. Il n'avait qu'un frère encore enfant, nommé Amaury, qui n'avait que sept ans, comme je l'ai déjà dit, et qui par la suite succéda à son frère aîné, mort sans enfants. Baudouin était âgé de treize ans, lorsqu'il commença à régner, et son règne fut de vingt ans. C'était un jeune homme d'un excellent naturel, et déjà l'on était fondé à attendre de lui tout ce qu'il devait être en effet par la suite. Parvenu à l'âge viril, Baudouin était remarquable entre tous les autres pour l'élégance de sa figure et de toute sa personne. La vivacité de son esprit et la grâce de son langage lui donnaient une supériorité incontestable sur tous les princes du royaume. Il était plus grand que les hommes de moyenne grandeur ; les diverses parties de son corps se trouvaient si bien en harmonie, et dans une proportion si parfaitement exacte avec sa taille assez élevée, qu'il était impossible de remarquer en lui la moindre défectuosité. Les traits de son visage étaient beaux et pleins d'élégance; son teint animé annonçait la vigueur naturelle de tout son corps, et surtout il ressemblait infiniment à sa mère, et paraissait le digne descendant de son aïeul maternel. Ses yeux étaient de grandeur moyenne, un peu proéminents et d'un éclat tempéré ; il avait les cheveux plats et pas tout-à-fait blonds, le menton et les joues agréablement arrondis et recouverts d'une barbe bien disposée ; une corpulence moyenne et bien proportionnée, de telle sorte qu'on ne pouvait dire qu'il fût trop gras comme son frère, ou maigre à l'exemple de sa mère. Pour tout dire en un mot, il se distinguait tellement par la parfaite élégance de toute sa personne, que ceux même qui ne le connaissaient pas trouvaient en lui un éclat de dignité qui décelait la majesté royale sans qu'il fût possible de s'y méprendre. [16,2] CHAPITRE II. Cette beauté de l'homme extérieur était de plus en parfaite harmonie avec tous les dons d'un esprit richement partagé. Il avait l'intelligence prompte, parlait avec facilité et abondance (privilège précieux autant que rare), et l'ensemble de ses estimables qualités relevait au niveau des meilleurs princes. Il était affable et miséricordieux autant qu'il soit possible; en même temps qu'il se montrait généreux envers tout le monde, souvent même au-delà de ses facultés, il n'était nullement avide du bien d'autrui, n'entreprenait point sur les patrimoines des églises, et ne cherchait point, comme font les prodigues, à dresser des pièges pour s'enrichir aux dépens de ses sujets. Chose bien rare encore à cette époque de la vie, au temps de son adolescence, il se montrait rempli de la crainte de Dieu, et témoignait toute sorte de respect pour les institutions ecclésiastiques et pour les prélats des églises. Doué d'un esprit fort actif, il avait en outre le précieux avantage d'une très-bonne mémoire ; il était suffisamment lettré, et beaucoup plus que son frère, le seigneur Amaury qui lui succéda. Dès qu'il pouvait dérober au soin des affaires publiques quelques moments de loisir, il les employait volontiers à la lecture : il aimait à entendre raconter les histoires des anciens rois, cherchait avec empressement à connaître les actions et les vertus des meilleurs princes, et se plaisait infiniment à s'entretenir avec les gens lettrés et les laïques renommés pour leur sagesse. Son affabilité était gracieuse et prévenante ; avec les personnes même les plus obscures il se montrait empressé de leur donner le salut, même à l'improviste, leur adressant la parole et les appelant par leur nom ; il était le premier à fournir l'occasion de s'entretenir avec lui à ceux qui désiraient l'aborder ou qui le rencontraient, et ne refusait point cette grâce à qui la lui demandait. Ces manières lui avaient concilié la bienveillance du peuple et des seigneurs, à tel point qu'il était de beaucoup préféré à tous ses prédécesseurs. Il était patient dans le travail, et, comme le meilleur prince, rempli de prévoyance pour les chances toujours incertaines de la guerre. Dans les situations les plus difficiles, où il se trouva très-souvent placé en travaillant à l'agrandissement du royaume, il eut toujours la fermeté digne d'un roi, et ne perdit jamais cette assurance qui décèle l'homme fort. Il avait une connaissance approfondie du droit coutumier qui régissait l'empire d'Orient ; dans toutes les questions obscures, les princes les plus âgés recherchaient les lumières de son expérience et admiraient son érudition et sa sagesse. Sa conversation était agréable et enjouée ; il possédait un talent tout particulier pour s'adapter aux mœurs des diverses personnes qu'il voyait, et se conformer avec grâce à toutes les différences d'âge et de condition. Son urbanité eût été accomplie s'il n'eût abusé parfois de la liberté de la parole ; tout ce qui fournissait dans ses amis matière à une observation ou à un reproche, il le leur jetait à la tête, en présence de tout le monde, sans examiner si un tel langage devait déplaire ou être agréable toutefois, comme ce n était jamais dans l'intention de nuire, mais plutôt par une sorte d'hilarité d'écrit ou par légèreté qu'il parlait ainsi, il ne perdait presque rien de la bienveillance de ceux-là même qu'il attaquait le plus librement, d'autant plus excusable aux yeux de tous qu'à son tour il supportait avec une rare égalité d'humeur les sarcasmes que l'on pouvait lancer contre lui. Il aimait les jeux pernicieux des dés et des osselets, et s'y livrait plus qu'il ne convenait à la majesté royale ; avide aussi des plaisirs des sens, on dit qu'il ne craignait pas de déshonorer le lit conjugal de l'étranger. Ceci cependant ne fut qu'un tort de sa jeunesse ; « devenu homme, il se défit de tout ce qui tenait de l'enfant, » selon le langage de l'apôtre saint Paul. Adonné alors à la pratique des plus belles vertus, il racheta ainsi les vices du jeune âge, et dès qu'il eut pris une femme, on assure qu'il ne cessa de vivre avec elle dans la plus parfaite régularité. Suivant alors les conseils d'une sagesse plus éclairée, il s'appliqua avec zèle à réformer les habitudes réprouvées par le Seigneur et dignes de blâme, qu'il avait contractées dans le premier emportement d'une jeunesse passionnée. En ce qui concerne la nourriture et l'entretien du corps, il était d'une extrême sobriété et montrait même une réserve qui semblait exagérée à son âge : il disait que « l'excès, tant pour les aliments que pour la boisson, portait souvent aux plus grands crimes ; » et il l'avait en abomination. [16,3] CHAPITRE III. Son père étant mort le 10 novembre, et l'an de grâce onze cent quarante deux, Baudouin III reçut l'onction, et fut solennellement consacré et couronné, en même temps que sa mère, par les mains du seigneur Guillaume de bonne mémoire, patriarche de Jérusalem. Cette cérémonie fut célébrée la même année, et le jour de la naissance de Notre-Seigneur, dans l'église du Sépulcre : les princes et tous les prélats des églises y assistèrent, selon l'usage : le seigneur pape Eugène III gouvernait alors la sainte église romaine ; l'église d'Andoche était sous l'autorité du seigneur Aimery, le seigneur Guillaume dirigeait celle de Jérusalem, et l'archevêché de Tyr était occupé par le seigneur Foucher. La mère du roi était douée grande sagesse ; elle avait beaucoup d'expérience, et s'entendait au soin de toutes les affaires, du siècle, ce qui l'élevait au dessus de la condition ordinaire de son sexe, et la rendait propre à mettre la main aux choses qui demandent de la force. Elle s'efforçait d'égaler les princes les meilleurs et les plus illustres, et cherchait à suivre leurs traces d'aussi près que possible. Tant que son fils se trouva dans l'âge de puberté, elle gouverna son royaume et dirigea les affaires avec beaucoup d'habileté et de justice, et l'on disait d'elle, avec raison, qu'elle s'était montrée digne émule de ses ancêtres. Pendant tout le temps que le roi consentit à se laisser guider par ses conseils, le peuple jouit de toute la tranquillité qu'il pouvait désirer, et le royaume fut maintenu en parfaite prospérité. Les hommes légers, voyant que la sagesse de cette reine était un grand obstacle aux efforts qu'ils faisaient pour séduire le roi, employèrent tous leurs soins pour faire tourner au vice et aigrir contre ses conseillers un jeune homme flexible et maniable, comme on l'est toujours à cet âge, et l'entraînèrent, à force de sollicitations, à se débarrasser de la tutelle de sa mère, et à prendre en main le gouvernement du royaume de ses aïeux : ils lui disaient qu'il était indigne d'un roi, qui doit être élevé au dessus de tous les autres, de demeurer toujours suspendu au sein de sa mère, comme le serait le fils d'un particulier. Cette intrigue, conduite dès le principe par la légèreté, ou peut-être aussi par la malice de certaines personnes, fut sur le point d'entraîner la ruine de tout le royaume ; je trouverai dans la suite de mon récit l'occasion d'en parler avec plus de détail. [16,4] CHAPITRE IV. Cette même année et dans l'intervalle de temps qui s'écoula entre la mort du roi Foulques et le couronnement de son fils, le scélérat Sanguin, le plus puissant des princes turcs de l'Orient, seigneur et gouverneur de la ville anciennement appelée Ninive, maintenant connue sous le nom nouveau de Musula et métropole de la contrée jadis nommée pays d'Assur, alla avec une forte armée mettre le siège devant Edesse, grande et belle ville, métropole de la Médie, et plus connue à présent sous le nom de Rages. Sanguin, enorgueilli par la grande population de ses États et par les forces dont il disposait, était de plus encouragé dans son entreprise par la connaissance des graves inimitiés qui s'étaient élevées entre le seigneur Raimond, prince d'Antioche, et le seigneur Josselin, comte d'Edesse. Cette ville était située au-delà de l'Euphrate, à une journée de marche de ce fleuve. Le comte, oubliant l'exemple de ses prédécesseurs, avait renoncé au séjour d'Edesse pour venir s'établir auprès de l'Euphrate dans le lieu appelé Turbessel ; il y demeurait constamment, soit à cause de la richesse du pays, soit pour y jouir du repos ; ainsi placé à l'abri des attaques de ses turbulents ennemis, il se livrait à une vie de délices, mais en même temps il négligeait les soins qu'il aurait dû prendre d'une si noble cité. Édesse se trouvait livrée aux mains des Chaldéens et des Arméniens, hommes faibles qui n'avaient aucune habitude de la guerre et du maniement des armes, et ne pratiquaient d'ordinaire que les arts du commerce ; les Latins n'y allaient que très-rarement et il n'y avait qu'un très-petit nombre d'habitants de cette nation. La garde de la ville était commise à des mercenaires qui ne recevaient pas même leur solde selon le temps de leur service, ou selon les usages auxquels on les avait employés ; presque toujours ils attendaient un an et davantage l'argent qu'on leur avait promis. Les deux Baudouin et Josselin l'ancien, lorsqu'ils avaient obtenu le gouvernement de ce comté, avaient eu grand soin d'établir leur résidence à Edesse : ils y demeuraient constamment et y faisaient sans cesse apporter de tous les lieux voisins, et en grande abondance, des approvisionnements en vivres, en armes, et en toutes les choses nécessaires, pour un assez long espace de temps ; ainsi la ville se trouvait en parfaite sûreté et était en outre devenue à juste titre redoutable à toutes les villes environnantes. Les querelles qui s'étaient élevées entre le prince d'Antioche et le comte d'Edesse n'étaient déjà plus secrètes, et il en était résulté une inimitié bien publique ; chacun des deux s'occupait peu, ou même ne s'occupait nullement des maux ou des événements fâcheux qui accablaient l'autre, et souvent même ils paraissaient s'en réjouir réciproquement. Le grand prince Sanguin prit occasion de ces dissensions pour recruter dans tout l'Orient d'innombrables escadrons de cavalerie ; il convoqua aussi les habitants de toutes les villes voisines, et alla investir la place d'Edesse, la bloquant étroitement, de telle sorte que les assiégés ne pouvaient en sortir, et que ceux qui auraient tenté d'y aborder ne pouvaient y réussir. Le manque de vivres et de denrées de toute espèce augmentait encore la détresse des habitants d'Edesse. Cette ville était entourée de fortes murailles garnies de tours très-élevées; une citadelle, établie vers la partie supérieure, pouvait servir de refuge aux citoyens, même après l'occupation de la place. Mais tous ces moyens de défense, dont on peut se servir avec succès s'il y a dans l'intérieur d'une ville des hommes résolus à combattre pour leur liberté et à résister vigoureusement aux ennemis, ne sont d'aucune utilité si l'on ne trouve parmi les assiégés aucune intention de se défendre avec énergie. Les tours, les murailles et les remparts sont peu de chose dans une place, s'il n'y a en même temps des hommes déterminés à se battre. Sanguin, trouvant la ville dépourvue de défenseurs, conçut l'espoir de s'en emparer avec plus de facilité : il disposa son armée en cercle autour des murailles, leurs chefs occupèrent les positions les plus convenables, et l'investissement fut aussitôt entrepris. Ensuite on attaqua les murailles avec les béliers et les machines à lancer des projectiles, et en même temps on commença à faire pleuvoir dans la ville des grêles de flèches qui se succédaient sans interruption et ne laissaient aucun moment de repos aux habitants. Bientôt la renommée porta en tous lieux la nouvelle que cette ville, servante de Dieu, était assiégée par les ennemis de la foi et du nom du Christ et souffrait toutes sortes de maux ; de toutes parts les fidèles, en apprenant ces rapports, sentirent tressaillir leurs cœurs et coururent aux armes avec zèle, pour se venger de ces iniquités. Le comte d'Edesse, vivement touché de ce malheur, convoqua ses chevaliers avec activité ; se souvenant, mais bien tard, de cette belle ville, il prépare en quelque sorte des obsèques pour celle qui n'est plus, après avoir dédaigné d'en prendre soin lorsqu'elle était malade et réclamait son appui. Il visite tous ses fidèles, sollicite ses amis, écrit en suppliant au prince d'Antioche son seigneur, et charge des messagers d'aller l'implorer instamment, afin qu'il veuille compatir à ses maux et l'aider à délivrer la ville de la servitude qui la menace. Le roi de Jérusalem reçut aussi des exprès qui vinrent l'informer de ce funeste événement ; ils lui attestèrent eux-mêmes la présence des ennemis sous les murs d'Edesse et tous les maux qui accablaient les assiégés. La reine, qui gouvernait alors le royaume, tint aussitôt conseil avec tous les grands, et chargea Manassé, connétable du roi et son cousin, Philippe de Naplouse et Elinand de Tibériade, de partir en toute hâte avec une forte troupe de chevaliers et d'aller porter secours et soulagement au comte d'Edesse et aux malheureux assiégés. Enfin le prince d'Antioche, tout joyeux des calamités qui atteignaient son rival, n'examinant point ce qu'il devait à l'intérêt général et oubliant que les inimitiés personnelles ne doivent jamais tourner au détriment de la cause publique, allégua de vains prétextes pour différer de fournir les secours qui lui étaient demandés. [16,5] CHAPITRE V. Cependant Sanguin, livrant sans cesse de nouyeaux assauts, employait successivement tous les moyens possibles de nuire aux assiégés et ne négligeait aucune des entreprises qui pouvaient redoubler leurs maux et lui donner plus de fecilité pour s'emparer de la place. Il employa des fossoyeurs pour creuser des conduits souterrains et pratiquer une mine au dessous de la muraille : puis il fit mettre dans ces creux de grandes pièces de bois auxquelles on mit le feu, et lorsqu'elles furent brûlées elles entraînèrent dans leur chute un grand pan de muraille, qui forma une brèche de plus de cent coudées de largeur. Aussitôt que les ennemis virent leurs vœux satisfaits, ils se précipitèrent en foule dans la ville par le nouveau chemin qui leur était offert, et firent succomber sous le glaive tous les citoyens qu'ils purent atteindre, sans montrer aucun égard pour la condition, pour l'âge ou pour le sexe, en sorte qu'on pouvait dire comme le roi David : « Ils ont mis à mort la veuve et l'étranger ; ils ont massacré les orphelins. » Au moment où la ville fut prise et livrée à la fureur des ennemis, les plus sages des habitants ou ceux qui furent les plus prompts se retirèrent dans la citadelle qui était, comme je l'ai dit, au milieu de la ville, emmenant avec eux leurs femmes et leurs enfants, et cherchant à sauver leur vie, quoique ce ne dût être que pour bien peu de temps. Le peuple accourait tumultueusement pour se mettre à l'abri dans ce dernier refuge, et la foule se précipitait vers la porte avec une telle impétuosité que beaucoup de personnes furent misérablement étouffées. On dit que le vénérable Hugues, archevêque de cette ville, se trouva dans le nombre de ceux qui périrent de cette manière ainsi que quelques-uns des membres de son clergé. Les personnes qui ont assisté à ce malheureux événement assurent que ce prélat ne fut pas exempt de toute faute en cette occasion. Il avait, à ce qu'on assure, ramassé une sommé d'argent considérable, dont il avait refusé de faire part aux chevaliers et qui eût pu être fort utile à la ville. Comme l'avare, il aima mieux se coucher sur ses trésors que de secourir le peuple dans sa détresse : aussi, recueillant les fruits de son avarice, il trouva la mort, confondu dans la foule du peuple, sans avoir pu se mettre suffisamment à l'abri d'un mauvais accueil, à moins que le Seigneur ne l'ait secouru dans sa miséricorde, car c'est pour de tels hommes qu'ont été dites ces paroles terribles de l'Écriture, « Que votre argent périsse avec vous! » Ainsi tandis que le prince d'Antioche, ne consultant qu'une haine imprudente, différait de porter à ses frères le secours qu'il leur devait, tandis que le comte d'Edesse attendait l'arrivée des auxiliaires dont il avait sollicité l'assistance, cette ville très antique, consacrée à la foi chrétienne depuis le temps des Apôtres, que les paroles et les prédications de l'apôtre Taddée avaient arrachée aux superstitions des infidèles, subit le joug d'une injuste servitude. On dit que le corps du bienheureux Thomas l'apôtre y avait été enseveli de même que ceux de l'apôtre Thaddée et du bienheureux roi Abgar. Cet Abgar est cet illustre toparque au sujet duquel Eusèbe de Césarée a dit, dans son histoire qu'il a appelée Ecclésiastique, qu'il avait adressé une lettre à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il nous apprend en outre que le Seigneur la jugea digne d'une réponse ; il cite l'une et l'autre de ces pièces et ajoute en terminant : « Nous avons trouvé ces pièces dans les archives publiques de la ville d'Edesse où régna le susdit Abgar , elles étaient dans des papiers conservés depais longtemps et qui contenaient le récit des actions du roi Abgar. » Je reprends maintenant la suite de mon histoire. [16,6] CHAPITRE VI. La première année du règne du seigneur Baudouin III, les Turcs, appelés et favorisés par quelques habitants de ces lieux, s'étaient emparés d'un château-fort appartenant aux Chrétiens, nommé le val de Moïse, et situé dans la Syrie de Sobal, au-delà de l'Euphrate, tout près de ces lieux où Moïse, pour apaiser les clameurs du peuple d'Israël et satisfaire sa soif, fit jaillir les ondes du rocher et abreuva tout le peuple et les bêtes de somme. Les ennemis massacrèrent tous ceux des nôtres qu'ils trouvèrent dans cette place et en prirent possession; aussitôt que le roi de Jérusalem en fut informé, il convoqua ses chevaliers de toutes parts, et, quoique bien jeune encore, il se mit en route sans délai, traversa avec ses troupes d'expédition la vallée illustre où l'on trouve la Mer-Morte, maintenant autrement appelée Lac Asphalte, et se dirigea vers les montagnes de la seconde Arabie, ou Arabie Pétrëe, sur le territoire du pays de Moab. De là les Chrétiens entrèrent dans la Syrie de Sobal, qui est la troisième Arabie, et qu'aujourd'hui l'on appelle vulgairement Terre de Mont-Réal, et après l'avoir traversée ils arrivèrent au lieu de leur destination. Les habitants du pays, prévenus de leur approche, s'étaient retirés dans la citadelle avec leurs femmes et leurs enfants, se confiant en la solidité de ses fortifications, qui semblaient en effet devoir en faire une retraite inexpugnable. Après avoir bien reconnu la difficulté presque insurmontable de la position des ennemis, après avoir pendant quelques jours lancé des grêles de pierres et de flèches et employé divers autres moyens d'attaque sans en obtenir aucune espèce de succès, les Chrétiens suivirent une marche toute différente. Cette contrée était entièrement plantée d'oliviers féconds, qui formaient une épaisse forêt et couvraient de leur ombre toute la surface de la terre : leur produit servait aux habitants du pays, comme il avait servi à leurs ancêtres, à se procurer toutes les choses nécessaires à la vie ; cette ressource enlevée, ils devaient se trouver dépourvus de tout moyen de subsistance. Les Chrétiens résolurent de détruire ces arbres par le feu, afin que les habitants, effrayés de ce malheur, perdissent tout espoir de résistance et fussent ainsi amenés à livrer ou à chasser les Turcs qui s'étaient retirés dans la forteresse et à la restituer à ses premiers possesseurs. Ce projet mis à exécution ne manqua pas de réussir. Aussitôt que les indigènes virent brûler leurs arbres chéris ils changèrent d'avis et formèrent d'autres résolutions ; ils firent demander pour les Turcs qu'ils avaient introduits dans la citadelle la faculté d'en sortir librement et sans danger, et pour eux-mêmes, pour leurs femmes et leurs enfants, la sûreté de leurs personnes et le pardon de leur faute ; ces conditions acceptées, ils remirent la place entre les mains du roi. Aussitôt qu'il en eut pris possession il y établit une garde, y fit entrer des vivres et des armes en abondance, et, ayant ainsi terminé victorieusement la première entreprise qu'il eût faite depuis son avènement au trône, il reprit la route de ses Etats et rentra sain et sauf à Jérusalem avec toute son armée. [16,7] CHAPITRE VII. (1145.) Cependant Sanguin, enivré du succès qu'il venait de remporter en s'emparant de la ville d'Edesse, résolut d'aller assiéger une autre ville bien fortifiée, située sur les bords de l'Euphrate et nommé Calogenbar. Tandis qu'il poursuivait ses opérations, le seigneur qui commandait dans la place assiégée lia des communications avec les valets de chambre et les écuyers de la maison de Sanguin, et une nuit que celui-ci, après s'être gorgé de vin, était couché dans sa tente accablé sous le poids de sa débauche crapuleuse, il fut assassiné et percé de coups par ses propres domestiques. Un Chrétien ayant appris la nouvelle de sa mort, s'écria aussitôt : "Quam bonus euentus ! fit sanguine sanguinolentus Vir homicida, reus, nomine Sanguineus". Ceux qui l'avaient mis à mort se retirèrent dans la ville auprès du gouverneur, ainsi qu'ils en étaient convenus à l'avance et échappèrent ainsi à la vengeance des parents de leur victime. Toute l'armée turque, privée des secours et de l'appui de son maître, prit aussitôt la fuite. Sanguin eut pour successeurs ses deux fils ; l'un s'établit à Mossoul, dans l'intérieur de l'Orient : l'autre plus jeune, et nommé Noradin, régna à Alep : celui-ci se montra doué de sagesse et de prudence ; les traditions superstitieuses de ce peuple affirment qu'il était rempli de la crainte de Dieu ; il fut heureux et l'héritage de son père s'accrut entre ses mains. [16,8] CHAPITRE VIII. Peu de temps après et la seconde année du règne du seigneur Baudouin, un noble satrape des Turcs ayant encouru pour des motifs qui me sont inconnus la colère de Mejereddin, roi de Damas, et se trouvant privé de la protection du régent Meheneddin, autrement nommé Ainard, qui exerçait dans tout le pays de Damas une autorité beaucoup plus grande que le roi lui-même ; ce satrape, dis-je, arriva à Jérusalem, suivi d'une honorable escorte, et s'étant présenté devant le roi et sa mère il s'engagea à remettre aux Chrétiens la ville de Bostrum dont il était gouverneur, ainsi que le bourg de Selcath ; si on voulait lui assurer une récompense convenable, et qui serait déterminée selon l'estimation qu'en ferait un homme sage. Bostrum, vulgairement appelé aujourd'hui Bussereth est la métropole delà première Arabie. Le noble qui faisait cette proposition était, à ce qu'il dit, Arménien d'origine et se nommait Tantais : il avait la taille élevée, une belle figure; son extérieur et sa contenance annonçaient un homme rempli de vigueur et de courage. Le roi convoqua aussitôt tous les princes du royaume et délibéra avec eux sur ce qu'il y avait à faire au sujet des offres qu'il venait de recevoir : après les avoir mûrement examinées, le conseil résolut d'accorder au noble Turc une récompense honorable et qui pût le satisfaire, de rassembler ensuite une armée et de diriger une expédition vers Bostrum, jugeant qu'une entreprise si importante serait agréable à Dieu, et que le royaume ne pourrait que trouver de grands avantages à faire passer à jamais sous sa juridiction et à conquérir pour la foi chrétienne la ville qui lui était offerte. La convention fut conclue et acceptée de part et d'autre : aussitôt des hérauts, expédiés dans tout le royaume, convoquèrent le peuple entier, et le roi et tous les princes, implorant le secours du ciel, marchant sous la protection salutaire du bois de la croix vivifiante, se rendirent d'abord à Tibériade et y dressèrent leur camp, près du pont où les eaux du Jourdain se divisent, à l'approche de leur confluent avec la mer. Ainard avait renouvelé avec le seigneur roi le traité de trêve et d'alliance par lequel il s'était lié auparavant avec le père de celui-ci. Il fallait donc le prévenir solennellement d'avoir à se préparer à la résistance et lui donner, selon l'usage du pays, le temps raisonnablement nécessaire pour convoquer son armée, afin que le roi ne fût point jugé avoir agi contre la foi des traités, en entrant sur le territoire étranger, en ennemi, brusquement et sans aucune information officielle. On envoya des députés au régent du royaume de Damas : celui-ci, homme très-avisé, différa, à dessein de donner une réponse, et gagna presque un mois de délai : il employa ce temps avec activité pour appeler de tous côtés à son secours tous les grands de sa nation et des pays limitrophes, et les attirer soit à force de supplications, soit à prix d'argent; ils accoururent en foule de toutes parts, et alors Ainard écrivit au roi et aux princes : « Vous vous disposez à entrer sur le territoire de mon seigneur, au mépris du traité qui nous unit, et vous voulez accorder une protection injuste à son serviteur absent et qui agit lui-même contre la foi à laquelle il est tenu. C'est pourquoi nous vous adressons en toute humilité de cœur la prière que le roi votre seigneur ait à se désister d'une injuste entreprise et à respecter dans toutes ses clauses le traité qu'il a conclu avec nous. Nous sommes prêts en outre à rembourser intégralement au seigneur votre roi toutes les dépenses qu'il a déjà faites pour cette expédition. » Le roi, après avoir tenu conseil, répondit ce qui suit : « Nous n'avons nullement l'intention de violer les clauses du traité que nous avons conclu avec vous. Mais comme cet homme noble est venu pour s'entretenir familièrement avec nous, nous ne pouvons sacrifier notre honneur au point d'abandonner tout-à-fait un homme qui a mis toutes ses espérances en notre royaume. Quant à nous il nous suffira d'avoir la liberté de le rétablir sans obstacle dans la ville qu'il a quittée à notre intention : après qu'il en aura été remis en possession, que son seigneur le traite selon les lois du pays et le récompense selon ses mérites. Pour nous, soit en allant, soit en revenant, nous éviterons, ainsi que nous y sommes tenus et en nous confiant à l'aide du seigneur, de faire aucune injure au roi de Damas, notre ami. » Ainard était très-prudent et avait du goût pour notre peuple. Il avait donné ses trois filles, l'une au roi de Damas, l'autre à Noradin fils de Sanguin, et la troisième à un illustre chevalier nommé Manguarth. Son titre de beau-père du roi de Damas et son habileté reconnue avaient fait passer en ses mains le gouvernement de ce pays, tandis que le roi son gendre, paresseux et ivrogne, se livrait uniquement à la crapule et passait sa vie dans les voluptés et la débauche. Ainard faisait les plus grands efforts pour gagner la bienveillance des Chrétiens, et cherchait, avec une sollicitude toujours active, à leur rendre tous les bons offices par lesquels on parvient à s'assurer des amis. Les gens sages se demandaient si cette conduite était en lui l'effet de la sincérité de ses sentiments, ou s'il ne faisait qu'obéir à regret aux lois d'une impérieuse nécessité. On pouvait croire que l'un ou l'autre de ces motifs agissait sur lui : son gendre Noradin était pour lui un sujet de crainte continuelle, de même que l'avait été Sanguin, père de ce dernier ; il redoutait que Noradin n'entreprît de chasser du trône le roi de Damas, son autre gendre, homme complètement nul et plongé dans une honteuse ignorance, et qu'il n'en vînt ensuite à l'exclure lui-même de l'administration de ce royaume. C'était là le principal motif qui lui rendait nécessaire la bienveillance des Chrétiens et le portait à la rechercher par toutes sortes de moyens. On eût dit que cet homme clairvoyant avait la prescience de l'avenir, car ce qu'il craignait se réalisa par la suite. Après sa mort Noradin s'empara du royaume de Damas, du consentement même de tous les habitants, et expulsa de vive force celui qui occupait le trône. Ainard, fidèle à son dessein, faisait donc tous ses efforts pour déterminer le roi de Jérusalem à se retirer dans ses États, sans aucune perte, en acceptant le remboursement complet des dépenses qu'il avait faites pour cette expédition. Il est même certain qu'il se fut prononcé d'une manière moins hostile contre le roi et l'armée chrétienne, s'il lui eût été possible de contenir à son gré les nations étrangères qu'il avait rassemblées ; car nous avons recueilli beaucoup de renseignements qui prouvent avec évidence qu'il agit presque toujours avec beaucoup de bonne foi, de sincérité et de fermeté dans ses desseins. [16,9] CHAPITRE IX. Parmi les députés qui vinrent annoncer les propositions d'Ainard, on remarquait un homme de la maison du roi de Jérusalem, et qui se nommait Bernard Vacher. Après l'avoir entendu, tout le peuple s'écria que Bernard était un traître, et que quiconque cherchait à dissuader les Chrétiens de leur entreprise ou à y mettre quelque obstacle ne pouvait être demeuré fidèle. La populace imprévoyante demanda aussitôt à grands cris qu'on partît sans retard, disant qu'on ne pouvait renoncer à la possession d'une si noble ville, qu'il fallait rendre grâces à l'homme illustre qui fournissait au peuple Chrétien les moyens de s'assurer d'une conquête à jamais mémorable, suivre en tout point ses propositions avec zèle et dévouement, et combattre jusqu'à la mort pour réussir. Au milieu de tout ce tumulte, l'avis du peuple prévalut, et les conseils de la sagesse furent méprisés. On prépara tous les bagages, on leva le camp et l'armée se remit en route. Après avoir traversé la vallée profonde de Roob, elle arriva dans la plaine que l'on appelle Médan, et où les Arabes et les autres peuples Orientaux se réunissent tous les ans pour une foire considérable. Ce fut sur ce point que les nôtres commencèrent à rencontrer des ennemis, et même en si grand nombre que ceux qui d'abord avaient demandé à grands cris que l'on poursuivît l'entreprise jusques au bout, auraient bien voulu alors y renoncer et retourner sur leurs pas. Cependant à la vue des bataillons ennemis, et tout saisis d'étonnement les Chrétiens firent leurs dispositions, comme s'ils étaient sur le point de livrer bataille. Le roi ayant pris l'avis de ceux qui avaient le plus d'expérience dans l'art de la guerre, donna aussitôt l'ordre de former le camp, et, lorsqu'il fut établi, les fidèles, négligeant le soin de leurs personnes, comme des hommes placés dans une situation difficile, passèrent toute la nuit sans dormir. Pendant ce temps le nombre des ennemis s'accroissait à l'infini : ils enveloppaient les nôtres de toutes parts, et ne doutaient pas que, dès le lendemain, ils les chargeraient de fers et les emmèneraient prisonniers, comme un vil troupeau d'esclaves. Les Chrétiens de leur côté veillaient avec la plus grande attention, observant tout ce qui se passait autour d'eux, et déployant toute la sollicitude qui convient à des hommes forts. Dès que le jour fut arrivé, on tint conseil, et on décida qu'il fallait marcher en avant, car il eût été trop honteux et même à peu près impossible de rétrograder. Les ennemis qui nous entouraient de toutes parts semblaient devoir mettre obstacle à l'accomplissement de ce projet : toutefois les Chrétiens s'avançant avec courage, et s'élançant au milieu des bataillons turcs, s'ouvrirent passage le fer en main et dirigèrent leur marche vers le lieu de leur destination. Chargés de leurs cuirasses, de leurs casques et de leurs boucliers, ils ne pouvaient cependant marcher qu'à pas lents et sans cesse entourés d'ennemis qui redoublaient leurs embarras. Les chevaliers eussent pu se tirer d'affaire plus facilement, mais ils étaient forcés de ralentir leur mouvement, et de demeurer toujours auprès des bataillons de gens de pied, afin que les rangs ne fussent pas rompus et que les ennemis ne pussent trouver aucune occasion de les entamer. Ils prenaient compassion les uns des autres, et le peuple chrétien était uni d'affection et semblait ne faire qu'un seul homme. Les chevaliers prenaient le plus grand soin des compagnies de gens de pied; ils descendaient souvent de cheval, prenaient part à tous leurs travaux, secouraient et transportaient quelquefois les hommes fatigués, leur allégeant autant qu'il était en eux les incommodités de la route. Pendant ce temps, les ennemis ne cessaient de lancer des flèches et de harceler nos soldats de tous côtés, faisant les plus grands efforts pour parvenir à rompre leurs rangs ; mais plus les nôtres se voyaient attaqués et serrés de près, plus ils cherchaient à se tenir constamment réunis, et montraient d'ardeur à poursuivre leur marche sans crainte. Pour comble de malheur, ils étaient travaillés d'une soif dévorante, tant par suite des difficultés de la route qu'à cause de l'extrême chaleur de la saison. Le pays qu'ils parcouraient était aride et dépourvu d'eau ; on n'y trouve point de sources ; en hiver seulement, les habitants ont coutume de recueillir les eaux pluviales dans des creux naturels ou artificiels. Cette année même, un nouvel incident avait rendu ces réservoirs entièrement inutiles : il y avait eu dans la province une abondance extraordinaire de sauterelles qui avaient infecté de leur venin toutes les piscines de ce genre, et qui enfin y étaient mortes, en sorte que les eaux en avaient été horriblement corrompues, et ne pouvaient servir à aucun usage. Le pays dans lequel se trouvait alors l'armée chrétienne est appelé la Trachonite. Luc en a fait mention dans son évangile, lorsqu'il a dit : « Philippe était tétrarque de l'Iturée et de la province de Trachonite. » Ce nom nous paraiî venir du mot de trachons. On appelle trachons des passages souterrains et cachés, qui sont en grand nombre dans ce pays. Presque tout le peuple de cette contrée habite dans des grottes et des cavernes, et fait sa résidence ordinaire dans ces souterrains dits trachons. [16,10] CHAPITRE X. Après avoir traversé cette partie du pays au milieu des plus grands dangers, les Chrétiens arrivèrent vers la dernière heure du jour auprès d'un lieu anciennement nommé Adrate et maintenant vulgairement appelé la ville de Bernard d'Étampes. C'est une des villes suffragantes de la métropole de Bostrum. Les habitants de ce lieu se réunirent aux ennemis, et les nôtres se trouvèrent exposes à de nouvelles persécutions. Ayant vu des citernes tout ouvertes, et espérant pouvoir y puiser de l'eau sans aucune difficulté, ils y jetaient des seaux qui étaient aussitôt perdus : des hommes cachés en dessous dans les souterrains coupaient les cordes auxquelles étaient suspendus les instruments destinés à contenir l'eau ; on retirait les cordes fort raccourcies, et les malheureux Chrétiens, trompés dans leur attente, s'épuisant en vains efforts et pendant longtemps pour obtenir quelque soulagement, n'y trouvaient enfin qu'un surcroît de peine qui augmentait encore leur soif. Pendant quatre jours de suite ils n'eurent pas un seul moment de repos, et furent sans cesse tourmentés des mêmes maux, dans la nuit même ils avaient à peine le temps de satisfaire aux besoins de la nature. De jour en jour les ennemis recevaient de nouveaux renforts, et les nôtres, au contraire, voyaient diminuer leurs forces; les uns étaient tués, d'autres blessés mortellement ; d'autres enfin, désespérant de leur salut, et frappés d'une terreur invincible, allaient augmenter l'embarras des bagages, se cachaient derrière les chevaux ou les bêtes de somme, et feignaient de ne pouvoir faire un mouvement, de peur qu'on ne les fît sortir de force pour les contraindre à soutenir les attaques des ennemis. Pendant ce temps, les flèches et les projectiles de toute espèce tombaient sans interruption sur notre armée, et figuraient une pluie ou une grêle, à tel point que tout ce qui faisait partie de l'expédition, hommes et bêtes de somme, était pareillement criblé de coups. En voyant un tel spectacle, on avait lieu de s'étonner également et que les ennemis passent produire de si grands effets avec leurs traits, et que les nôtres eussent assez de patience pour ne pas renoncer à leur entreprise. Ils faisaient bien aussi tous leurs efforts, et ne se lassaient pas de lancer des traits et des flèches ; mais les ennemis se dispersaient plus librement dans la campagne, et n'étaient blessés que fort rarement. Enfin, le quatrième jour d'une marche suivie à travers tant de périls, les Chrétiens s'approchèrent du lieu de leur destination, et découvrirent de loin la ville de Bostrum. Ils éprouvèrent encore de nouvelles difficultés à chasser les ennemis d'une position où quelques filets d'eau coulaient doucement entre des rochers ; ils dressèrent leur camp auprès de ces sources, prirent quelque nourriture, et s'occupèrent, autant qu'il leur fut permis, du soin de réparer leurs forces. Cette nuit cependant l'armée demeura en repos tant bien que mal, et l'on attendit avec une extrême impatience la journée du lendemain. Cependant au milieu du profond silence de la nuit, un homme porteur de funestes nouvelles sortit de la ville, traversa le camp des ennemis, et vint se présenter à notre armée. Il demanda en arrivant à être conduit devant le roi, disant qu'il avait un secret à lui communiquer. On convoqua aussitôt les princes, et l'on appela aussi le noble Turc qui avait été gouverneur de la ville de Bostrum, et qui conduisait l'armée chrétienne à travers tant de périls. Introduit devant cette assemblée, le messager annonça que la ville avait été livrée aux ennemis par la trahison de la femme même du noble Turc, que leurs satellites y étaient entrés, qu'ils avaient expulsé les autres troupes, et qu'ils occupaient maintenant toutes les positions de la place, ainsi que la citadelle. Frappés de consternation en apprenant cette triste nouvelle, les princes délibérèrent aussitôt sur ce qui leur restait à faire, et jugèrent enfin qu'il fallait à tout prix se hâter de rentrer dans le royaume. Quelques-uns des principaux seigneurs conseillèrent secrètement au roi de prendre avec lui le bois de la croix vivifiante, de monter sur le cheval du seigneur Jean Gomain (ce cheval passait peur être fort supérieur à tous les autres chevaux de l'armée en vitesse et en force pour supporter une longue fatigue), et de chercher à se sauver tout seul. Ils lui donnaient cet avis, parce qu'ils désespéraient complètement de réussir dans leur projet de retraite, et qu'ils craignaient de voir massacrer toute l'armée. Le roi, jeune encore, mais donnant en cette occasion un témoignage de ce qu'il deviendrait par la suite, repoussa cette proposition avec une fermeté digne de son rang, disant qu'il dédaignait de se sauver de sa personne, si le peuple dévoué à Dieu devait succomber si misérablement. Voyant qu'il ne voulait point céder à des conseils qui ne provenaient que de leur pieuse affection pour lui, les princes cherchèrent alors de nouveaux moyens, et commencèrent à prendre leurs mesures pour la retraite, persuadés qu'il était impossible d'avancer sans exposer toute l'armée à un massacre général. Obligés de renoncer à leurs espérances, et de reconnaître l'inutilité des efforts qu'ils avaient faits jusqu'à ce moment, ils commencèrent alors à sentir redoubler toutes les difficultés de leur situation. Quoique les souffrances qu'ils avaient dû supporter eussent été bien dures, presque intolérables, et aussi grandes que toutes celles qu'ils pouvaient encore prévoir, du moins l'espoir de parvenir à s'emparer de la ville avait soutenu les courages au milieu des fatigues, et leur avait servi d'aiguillon pour les exciter à la patience. Contraints enfin d'abandonner l'objet de leurs vœux, ils se confirmèrent dans leur projet de départ, firent aussitôt tous leurs préparatifs pour se remettre en route, et les hérauts parcoururent le camp pour annoncer qu'on allait retourner dans le royaume. [16,11] CHAPITRE XI. Cependant, dès que le jour eut reparu, Noradin, que son beau-père avait appelé à son secours, sortit de la ville de Bostrum, traînant à sa suite de nombreux bataillons de Turcs, et se réunit aux ennemis. Ceux-ci, dès qu'ils eurent reconnu le mouvement de retraite de nos troupes, poussèrent de grands cris, et marchèrent en avant pour s'opposer à leur passage. Animés par les difficultés mêmes qui les environnaient de toutes parts, les Chrétiens renversèrent de l'épée et du glaive les corps qu'ils rencontrèrent devant eux, et s'ouvrirent un passage de vive force, non sans braver les plus grands dangers, et sans perdre beaucoup de monde. On avait publié dans le camp l'ordre de déposer les corps des morts sur les chameaux et sur les autres bêtes de somme employées au transport des bagages, afin que le spectacle du carnage ne fût pas un nouvel encouragement pour les ennemis ; on prescrivit aussi de mettre sur ces animaux les hommes faibles et les blessés, toujours dans l'intention que l'on pût croire qu'aucun des nôtres avait été tué, ou fût hors d'état de marcher, et l'on avait même ordonné à ceux-ci de porter leurs glaives nus, pour présenter du moins l'apparence d'hommes forts et vigoureux. Aussi les plus sages même parmi les ennemis ne pouvaient assez s'étonner qu'à la suite de ces grêles de flèches qu'ils lançaient constamment sur notre armée, après des attaques si fréquentes, et sous la funeste influence de la disette d'eau, des tourbillons de poussière et d'une chaleur immodérée, on ne pût trouver sur la route aucun Chrétien mort ou mourant ; et le peuple qui se montrait capable de supporter avec une telle persévérance tant et de si continuelles fatigues, leur semblait un peuple de fer. Voyant qu'ils ne parvenaient pas à leurs fins par ces moyens, les ennemis méditèrent un autre genre d'hostilité. Toute cette contrée était couverte de buissons, de petits arbrisseaux, de chardons secs, de plantes de sénevé, de chaume de l'année antérieure et de grains déjà bien mûrs ; on mit le feu partout, et le vent qui soufflait sur nôtre armée animait sans cesse l'incendie. Les flammes et les tourbillons d'épaisse fumée qui étaient portés vers les Chrétiens aggravaient encore leur triste position. Tout le peuple, se retournant alors vers le vénérable seigneur Robert, archevêque de Nazareth, qui portait la croix du Seigneur, lui dit en versant des larmes et poussant des cris lamentables : « Priez pour nous, notre père, au nom de ce bois de la croix vivifiante que vous portez dans vos mains, et sur lequel nous croyons que fut attaché l'auteur de notre salut ; éloignez les maux qui nous accablent, car il est impossible que nous les supportions plus longtemps. » En ce moment, les Chrétiens étaient semblables à ces artisans qui travaillent sans cesse à la forge : le vent qui soulevait une épaisse fumée avait fait disparaître leurs couleurs naturelles, et les avait entièrement noircis tant sur le visage que sur tout le reste du corps ; et la chaleur excessive de l'atmosphère, jointe à celle de l'incendie, portait au dernier degré le tourment de la soif, et les accablait de souffrances intolérables. En entendant les lamentations de ce peuple malheureux, l'homme agréable à Dieu, le cœur rempli de contrition et l'âme émue de compassion pour ses frères, élevant le bois du salut, contre les flammes qui se dirigeaient de son côté, invoqua en même temps les secours d'en haut. Aussitôt la puissance divine se manifesta ; en un moment les vents soufflèrent dans le sens opposé, et les flammes, ainsi que la noire fumée qui les enveloppait, furent poussées contre les ennemis qui se trouvaient en avant de notre armée, et les maux qu'ils avaient préparés pour la ruine des nôtres se retournèrent contre eux-mêmes. Étonnés d'un miracle si nouveau pour eux, les ennemis regardaient comme merveilleuse cette foi des Chrétiens, qui leur faisait obtenir si promptement du Seigneur, leur Dieu, les secours qu'ils imploraient avec ardeur. Pendant ce temps, occupés de leurs propres souffrances, les Turcs laissèrent un peu de repos aux Chrétiens, et leur donnèrent du moins le temps de respirer. [16,12] CHAPITRE XII. Cependant les grands et les hommes qui avaient le plus d'expérience, craignant que le peuple chrétien ne pût avoir la patience nécessaire pour supporter les maux qui l'accablaient, allèrent trouver le roi et le déterminèrent à envoyer une députation à Ainard, pour lui faire demander la paix, à quelque condition que ce fut, pourvu qu'il fût permis à l'armée de rentrer dans le royaume. On élut pour remplir cette mission un homme qui était soupçonné d'avoir dans une autre occasion, pour une députation du même genre, agi malicieusement contre le peuple du Christ; on crut devoir cependant le charger de cette affaire, parce qu'il connaissait la langue et la parlait, dit-on, avec une grande facilité. Comme on lui recommandait de s'acquitter fidèlement de son emploi, on assure qu'il répondit : « Je suis soupçonné injustement, et tout-à-fait à tort : je vais cependant où vous me dites : si je suis coupable du crime qu'on m'impute, qu'il ne me soit jamais permis de revenir, et puissé-je périr sous les glaives de l'ennemi ! » Le misérable ne tarda pas à subir, par un juste jugement de Dieu, la sentence de mort qu'il avait prononcée contre lui-même. Il succomba percé de coups par les ennemis, avant d'avoir pu arriver dans leur camp et s'acquitter de sa mission. Quatre frères, illustres princes Arabes, fils du grand et illustre satrape de cette nation, que l'on nommait Merel, étaient venus à la tête de leurs nombreuses troupes se joindre à l'expédition des Turcs ; ils suivaient l'armée chrétienne par le flanc, et ne cessaient de la tracasser par leurs attaques réitérées. Les nôtres cependant, fidèles à la loi qu'ils s'étaient imposée, n'osaient s'élancer sur eux, afin de ne pas rompre les rangs qui leur avaient été assignés, selon les règles de l'art militaire, et pour ne pas s'exposer eux-mêmes à subir une dure sentence, comme déserteurs de leur position. Un homme de la maison du noble Turc, qui marchait avec les nôtres, ne pouvant supporter plus longtemps l'insolence des princes Arabes, désirant repousser leurs insultes, prodigue de sa vie et oubliant les ordres donnes à toute l'armée, lança vigoureusement son cheval, et dirigeant l'épée qu'il tenait en main contre l'un des quatre princes, il le transperça de son fer au milieu même de tous les siens, et le renversa par terre à peu près mort ; puis il se retira promptement, et rentra sain et sauf dans les rangs des Chrétiens. Les Turcs se rassemblèrent en foule autour de l'Arabe, et ayant reconnu que son âme infortunée avait abandonné son corps, ils poussèrent des cris lamentables et répandirent des torrents de larmes, en témoignage de leur profonde douleur. Pendant ce temps les nôtres remplis de joie demandaient avec empressement quel était l'homme qui avait bravé un si grand péril, et à qui cette action d'éclat venait d'assurer une gloire immortelle : lorsqu'ils eurent appris que c'était un étranger, qui pouvait avoir ignoré l'ordre assigné pour la marche, d'autant plus que ne connaissant pas la langue il n'avait pu comprendre l'édit publié à ce sujet, ils se montrèrent indulgents et pleins de clémence pour celui qui n'avait pas connu la loi, et quoiqu'il fût certain qu'il avait formellement contrevenu à la discipline militaire, ils approuvèrent son action, non comme conforme à la raison, mais comme ayant eu la plus heureuse issue. Cependant la colonne ennemie qui marchait de ce côté se dispersa, notre armée se trouva un peu plus au large, et put se déployer plus librement qu'elle n'avait fait encore. Après quelques jours de marche, les Chrétiens arrivèrent de nouveau auprès de la vallée de Roob : comme ce passage était fort serré et pouvait receler de graves dangers, les princes résolurent de l'éviter et donnèrent les ordres nécessaires. Le régent de Damas, Ainard, ayant reconnu que le roi dirigeait sa marche vers ce point avec toute son armée, lui avait envoyé des messagers pour lui annoncer que, s'il le trouvait bon, il lui ferait préparer un grand dîner dans la vallée; car il savait que depuis quelques jours l'armée chrétienne souffrait beaucoup du manque de vivres. Je n'ai jamais pu savoir d'une manière positive si cette offre d'Ainard avait été sincère, et si elle n'était de sa part que l'effet de son affection pour les Chrétiens, ou s'il n'avait fait qu'employer une ruse pour attaquer ses adversaires dans les défilés dangereux. Quoi qu'il en soit, il est toujours sage de suivre cette antique tradition qui dit que les dons même des ennemis sont suspects à juste titre. Les princes firent donc publier que l'on eût à continuer la marche en suivant un chemin plus élevé, plus uni et qui offrait beaucoup moins de dangers. Mais il n'y avait personne dans l'armée qui pût lui servir de chef, pour la diriger à travers un pays tout nouveau, quand tout-à-coup on vit un chevalier inconnu marchant à la tête des cohortes : il était monté sur un cheval blanc, portait une bannière rouge, une cuirasse et des manches courtes qui lui descendaient jusqu'aux coudes. Tel que l'ange du Seigneur des armées, il suivait les chemins raccourcis, s'arrêtait toujours auprès de sources jusqu'alors ignorées, et indiquait les positions les plus convenables et les plus commodes pour dresser le camp. L'armée avait eu de |a peine à arriver en cinq jours de marche auprès de la vallée de Roob, et dès qu'elle s'avança sous la conduite et en suivant les indications de son nouveau guide, elle arriva en trois jours auprès de Gadara. [16,13] CHAPITRE XIII. La ville de Gadara est située dans le pays appelé Décapolis, dont il est fait mention dans l'évangile de Marc, où il est dit : « Jésus quitta les confins de Tyr, passa par Sidon vers la mer de Galilée, passant au milieu du pays de Décapolis. » Le nom seul de cette province indique assez quelle contient dix villes, Hippos, Pella, Gadara, dont il est ici question, et sept autres encore. Cette dernière est située sur les confins du territoire des ennemis et du pays chrétien : tandis que nos premières légions y arrivaient, les Turcs, comme s'ils eussent été saisis d'un nouvel accès de folie, recommencèrent à faire rage contre la portion de l'armée chrétienne qui était encore en arrière ; mais voyant qu'ils ne pouvaient parvenir à l'entamer, et que les nôtres se trouvaient déjà sur leur territoire, accablés d'ennuis et fatigués soit par l'effet des feux qu'ils avaient eux-mêmes allumés, soit par suite des chaleurs excessives, ils rompirent leurs rangs et commencèrent leur mouvement de retraite, pour retourner chacun dans son pays. Les nôtres cependant passèrent cette nuit plus tranquillement que d'ordinaire, ils goûtèrent enfin quelque repos bien nécessaire à des corps épuisés de fatigues, et le lendemain ils arrivèrent à Tibériade. Ceux qui conservent encore aujourd'hui un souvenir fidèle du fait que j'ai rapporté, s'accordent tous à dire que personne ne connut le chevalier qui servit de guide à l'armée. Dès que l'on était arrivé au lieu où il fallait dresser le camp, il disparaissait subitement, on ne le voyait plus nulle part, et le lendemain il se montrait de nouveau à la tête des légions. Nul homme actuellement vivant ne se souvient que les Latins, depuis leur établissement dans l'Orient, aient fait une expédition aussi périlleuse que celle-là, sans que cependant les ennemis y aient remporté une victoire certaine. Lorsque le roi fut rentré dans son royaume, et que la croix du Seigneur eut été rendue à Jérusalem, le peuple qui y était demeuré se livra à la joie, et de toutes parts on s'écriait, en voyant ceux qui revenaient : « Il était mort, et il est ressuscité ; il était perdu, et il est retrouvé. » Dans la suite le noble turc fut rappelé par Ainard, qui lui fit porter des paroles de paix ; mais ces paroles qui l'invitaient à une réconciliation, étaient trompeuses ; il fut horriblement maltraité, on lui arracha les yeux, et, dès ce moment, il traîna et termina enfin sa misérable existence dans la pauvreté et le dénuement le plus absolu. [16,14] CHAPITRE XIV. Tandis que ces choses se passaient, il arriva aussi dans les environs d'Edesse de déplorables événements, qui méritent bien d'être rapportés : mais afin d'en faire mieux connaître les détails, je crois devoir reprendre mon récit d'un peu plus haut. Après la mort de Sanguin, le plus grand ennemi du nom chrétien, Noradin, son fils, se rendit à Mossoul, dans la principauté de son père, pour y défendre ses droits de succession, et y demeura pendant quelque temps. A cette même époque les habitants d'Edesse, voyant que Noradin n'avait laissé dans leur ville qu'un petit nombre d'hommes dévoués à son service et chargés par lui de garder les forts de la place, tandis que tout le reste de la population était attaché à la foi chrétienne, se hâtèrent d'envoyer en secret des messagers au comte Josselin, pour lui annoncer que la ville leur était presque entièrement abandonnée, et qu'il n'y restait qu'un petit nombre de Turcs qui veillaient à la garde des forts. Dès le temps des apôtres, les habitants d'Edesse avaient accueilli la foi du Christ, elle y avait poussé de profondes racines, s'y était constamment maintenue, et, comme je l'ai déjà dit en une autre occasion, il n'y avait dans cette ville personne ou presque personne qui professât une autre religion. Les Edessains adressèrent les plus vives instances au comte, et le supplièrent de rassembler ses chevaliers sans le moindre retard, de venir en toute hâte, lui promettant de lui livrer leur ville sans difficulté, et sans qu'il eût à courir le moindre danger. Le comte, en effet, prît aussitôt avec lui le seigneur Baudouin des Mares, homme noble et puissant, rassembla avec une grande activité tous les chevaliers du pays, ainsi que les gens de pied, traversa le fleuve, et se présenta inopinément sous les murs d'Edesse, au milieu de la nuit, suivi de toute son escorte : tandis que les hommes chargés du service des veilles étaient profondément endormis, et que tout reposait en silence autour d'eux, les habitants introduisirent dans la ville quelques-uns des arrivants, à l'aide des cordes et des échelles qu'ils leur firent passer, et ceux-ci allèrent aussitôt ouvrir les portes à leurs compagnons qui les attendaient en dehors. Tous s'élancèrent en même temps et pêle-mêle, ils se répandirent aussitôt dans les divers quartiers de la ville, et passèrent au fil de l'épée tous ceux des ennemis qui s'offrirent à leurs coups. Une partie d'entre eux trouva cependant moyen d'échapper à la mort, et de se réfugier dans les lieux fortifiés. Le comte et l'armée chrétienne qu'il avait amenée avec lui prirent sur-le-champ possession de la ville, et l'occupèrent pendant quelques jours, mais ils ne purent s'emparer des forts, qui étaient bien approvisionnés en vivres, en armes et en soldats, et pouvaient faire une longue résistance, tandis que les Chrétiens qui venaient d'arriver n'avaient à leur disposition aucune machine, et ne trouvèrent pas même dans la ville les matériaux nécessaires pour en faire construire. [16,15] CHAPITRE XV. Cependant le comte expédia des exprès pour annoncer de toutes parts le succès qu'il venait de remporter et pour inviter les princes ses voisins à venir en grande hâte à son secours, afin de conquérir à perpétuité et de conserver pour le culte chrétien là ville qu'il avait recouvrée par une grâce particulière du Seigneur. Cette nouvelle répandit la joie chez le peuple chrétien ; autant on avait éprouvé de douleur en apprenant d'abord la captivité de cette ville, autant furent douces les consolations qu'apportaient les messagers. Mais la joie est voisine du deuil ; bientôt la harpe n'exprima plus que la douleur et l'on ressentit des maux plus grands que ceux qui les avaient précédés. Noradin, ayant appris que les habitants d'Edesse avaient livré la ville au comte Josselin, rassembla aussitôt des troupes dans tout l'Orient et convoqua les peuples des villes voisines ; il réunit toutes ses forces à la voix de ses hérauts, arriva subitement sous les murs d'Edesse, établit son armée autour de la place et l'investit de toutes parts. Quant aux nôtres, selon l'expression de l'Écriture, « L'épée les désolait au dehors et la frayeur au dedans. » Les ennemis, rangés sous les murailles, leur interdisaient tout moyen de sortir et faisaient pour les combats les préparatifs qui portent la mort ; et, dans l'enceinte même de la ville, ceux qui occupaient les forts leur inspiraient la même terreur et les harcelaient sans relâche. Dans cette cruelle perplexité ne sachant que faire, les Chrétiens formaient tour à tour mille projets qu'ils abandonnaient aussitôt ; quelle que fût la résolution à laquelle ils voulussent s'arrêter, elle ne leur présentait jamais aucune chance de succès ; ils ne voyaient aucun moyen de s'échapper qui ne leur offrît en même temps les plus grands dangers. Cependant après avoir pris en considération et le lieu et les circonstances où ils se trouvaient, tous tombèrent d'accord qu'il valait mieux affronter tous les périls et sortir de la ville à quelque prix que ce fût. Il leur parut préférable de tenter un combat contre les ennemis du dehors et de s'ouvrir un passage de vive force plutôt que de soutenir un siège ; car, dans ce dernier cas, il devait arriver nécessairement ou que tous les Chrétiens indistinctement succomberaient sous le glaive, ou qu'ils seraient enfin forcés par le défaut de vivres à se livrer aux mains de leurs ennemis, pour subir le joug d'une honteuse servitude, plus cruelle encore que tout autre genre de mort. Cet avis fut donc généralement adopté ; l'entreprise était périlleuse, mais en la comparant aux autres maux plus fâcheux encore qu'il était facile de prévoir, on jugea qu'on serait plus tôt hors de souffrance. Cependant les habitants qui avaient fait preuve de zèle en introduisant le comte dans la ville, voyant que l'armée renonçait à tout espoir de se sauver par la résistance, et craignant eux-mêmes d'être traités comme de grands criminels et punis des derniers supplices s'ils demeuraient après le départ du comte, résolurent de prendre avec eux leurs femmes et leurs enfants, et de sortir ainsi que l'armée chrétienne, jugeant qu'il valait mieux pour eux tenter le sort des combats au milieu de leurs frères, que d'attendre une mort inévitable, ou de succomber parmi les infidèles, sous le joug d'une. dure servitude, le plus redoutable de tous les supplices. [16,16] CHAPITRE XVI. On ouvrit donc les portes de la ville, et tous se précipitèrent à la fois pour en sortir, embrassant ce parti comme l'unique moyen de salut qui leur fût offert. Ils savaient bien qu'ils ne pouvaient se faire un passage que par le fer, et en enfonçant les colonnes ennemies ; mais cette entreprise même et toutes ses suites leur semblaient légères pourvu qu'ils pussent sortir de la place. Cependant quelques-uns des ennemis ayant pénétré dans la ville par les passages que leur ouvrirent ceux qui occupaient les forts, poussaient vivement les Chrétiens sur les derrières, et les forçaient à se hâter de sortir : en même temps les Turcs qui étaient au dehors, ayant appris qu'un parti des leurs avait trouvé moyen d'entrer dans la place, et se battait déjà contre les nôtres, voulurent aller se réunir à leurs compagnons, et s'emparèrent de vive force de la porte que les Chrétiens avaient ouverte pour sortir ; ils rassemblèrent aussitôt une grande quantité de guerriers de condition et de rang divers, pour s'opposer à la sortie des nôtres, et pour pénétrer eux-mêmes dans l'intérieur de la ville. Alors les partis ennemis en vinrent aux mains, autant du moins que le permettait l'étroit espace dans lequel ils se trouvaient resserrés, et le combat fut également périlleux pour tous les deux. Enfin serrés de près par ceux qui les poussaient vivement sur leurs derrières, puisant de nouvelles forces et un nouveau courage dans la difficulté même de leur situation, les Chrétiens triomphèrent de la résistance et de tous les efforts de ceux de leurs ennemis qu'ils avaient en tête, et s'ouvrant un chemin par le fer, non sans renverser et sans perdre à leur tour beaucoup de monde, ils parvinrent à atteindre la plaine. Spectacle vraiment déplorable, et dont le récit seul nous arrache encore des larmes ! Un peuple sans armes, des citoyens sans expérience de la guerre, des vieillards, des malades, des matrones et déjeunes vierges, des femmes âgées conduisant ou portant de jeunes enfants encore à la mamelle étaient tous ensemble entassés dans les étroits passages des portes. Les uns tombaient devant les chevaux, qui les foulaient aux pieds ; d'autres, pressés de toutes parts, perdaient toute possibilité de respirer, et étaient misérablement étouffés ; d'autres enfin succombaient sous le glaive impitoyable des ennemis. La plupart des habitants qui avaient résolu de suivre la marche de notre armée, hommes et femmes, furent massacrés pêle-mêle dans cette rencontre ; il ne s'échappa parmi eux que les hommes les plus vigoureux, ou ceux encore à qui leurs chevaux fournirent les moyens de suivre les mouvements de l'armée. Noradin cependant, voyant que les Chrétiens se disposaient à se remettre en marche, résolut de les poursuivre ; il convoqua aussitôt et forma ses bataillons, les disposa en bon ordre de combat, et se mit sur les traces de ses ennemis, les serrant de près et les poussant l'épée dans les reins. Les Chrétiens dirigèrent leur marche vers l'Euphrate, qui coule à quatorze milles de distance de la ville d'Edesse. Sur toute la longueur de cette route, le comte et son armée eurent à combattre constamment et coururent les plus grands dangers : à chaque pas c'étaient de nouvelles attaques, tantôt par des corps considérables, tantôt par de petits détachemens, et toujours les deux partis perdaient du monde : là mourut le noble homme dont j'ai déjà parlé, le seigneur Baudouin des Mares, que ses exploits militaires avaient illustré ; là périrent encore beaucoup d'autres hommes recommandables, dignes d'un éternel souvenir; leurs noms sont inconnus ; puissent leurs âmes jouir d'un saint repos ! Toujours est-il certain que leurs actions ont été inscrites dans le ciel, puisqu'ils trouvèrent une fin glorieuse, en combattant pour la cause de la foi et pour la liberté du peuple chrétien. Enfin le comte, ne pouvait plus soutenir une lutte trop inégale, après avoir perdu en grande partie ceux qui l'accompagnaient, chercha à se soustraire par la fuite aux attaques, continuelles des ennemis, traversa l'Euphrate et se réfugia dans la ville de Samosate. Les autres suivirent diverses routes, selon qu'ils le jugèrent le plus convenable ; ils abandonnèrent les bagages et les chariots, et ne s'occupèrent que de sauver leur vie. Bientôt la nouvelle de ces désastres se répandit dans toutes les contrées environnantes, et ceux qui naguère s'étaient tant réjouis de la reprise de la ville d'Edesse, tombèrent dans une plus grande consternation lorsqu'ils furent instruits qu'elle était perdue une seconde fois, et que les nobles et le peuple chrétien avaient tant souffert dans cette expédition. [16,17] CHAPITRE XVII. Vers le même temps, le seigneur Guillaume, de précieuse mémoire, patriarche de Jérusalem, homme simple et rempli de la crainte de Dieu, entra dans la voie de toute chair. Il mourut le 25 septembre, dans la quinzième année de son pontificat. Le 25 janvier suivant, on lui donna pour successeur le seigneur Foucher, archevêque de Tyr, qui a été le troisième de nos prédécesseurs en remontant. A peu près à la même époque, et le jour de l'Epiphanie, la foudre du ciel tomba sur l'église du sépulcre du Seigneur sur la montagne de Sion, et la mit en grand danger; présage effrayant dans notre opinion, et qui remplit toute la ville de terreur. On vit aussi pendant plusieurs jours une comète et quelques autres apparitions extraordinaires qui annonçaient les choses de l'avenir. Comme l'église de Tyr était devenue vacante, le seigneur roi partit avec sa mère, qui continuait à s'occuper du soin des affaires publiques, et ils se rendirent à Tyr avec le seigneur patriarche qui avait occupé jadis cette église, et avec les évêques ses suffragants, afin de pourvoir au remplacement de l'archevêque. On s'occupa, avec les formalités habituelles, de ce qui se rapportait à cette élection, et, comme de coutume, les électeurs se divisèrent en deux partis. Les uns demandaient qu'on nommât le seigneur Raoul, chancelier du roi, homme fort lettré sans doute, mais trop occupé des affaires du monde. Il était Anglais d'origine, beau de sa personne et fort agréable au roi, à la reine et à tous les gens de cour : en sorte que le roi et sa mère se prononcèrent en sa faveur. L'autre parti avait pour chef Jean Pisan, archidiacre de la même église, qui fut dans la suite cardinal de l'église romaine. A ce parti se rattachait encore Bernard, évêque de Sidon, et Jean, évêque de Béryte. Le seigneur patriarche les soutenait, et tous ensemble repoussaient Raoul. Ils eurent recours à la ressource de l'appel ; et s'appuyant sur la protection du seigneur patriarche, ils firent les plus grands efforts contre ceux qui espéraient faire réussir leurs projets par un acte de violence de la part du roi. En effet, le chancelier réussit par la force à s'emparer de l'église ; il envahit tous ses biens et les posséda pendant deux ans, jusqu'à ce qu'enfin le procès ayant été jugé par le pontife romain, en présence des parties, le seigneur pape Eugène déclara nulle l'élection du chancelier. Dans la suite le même Raoul, protégé par le seigneur pape Adrien, son compatriote, fut élu pour l'église de Bethléem et ordonné évêque de cette ville. Quant au siège métropolitain, Raoul y fut remplacé, d'un consentement unanime et avec l'approbation générale, par un homme d'une simplicité et d'une douceur admirable, rempli de la crainte de Dieu, éloigné de tout mal, et dont la mémoire est en bénédiction auprès du Seigneur ainsi qu'auprès des hommes ; c'était le seigneur Pierre, prieur de l'Eglise du sépulcre, né dans l'Espagne citérieure et dans la ville de Barcelone, noble selon la chair, mais plus noble selon l'esprit. Sa vie et ses œuvres mériteraient d'être racontées longuement et dans un traité particulier ; mais mon devoir d'historien me prescrit de ne pas m'arrêter sur les détails et de ne raconter que des faits généraux. [16,18] CHAPITRE XVIII. {1146.} Après la prise de la ville d'Edesse par les Turcs, les bruits les plus sinistres se répandirent, et la renommée les transporta rapidement dans tout l'Occident ; on disait que la race impie des Turcs, non contente d'avoir repris possession de cette ville, parcourait en toute liberté les diverses provinces de l'Orient, ravageait les villes, les campagnes et les places possédées par les Chrétiens, et que notre malheureux peuple était plus que jamais écrasé par les combats et les invasions réitérées qu'il avait à soutenir. Des hommes allaient de tous côtés portant ces nouvelles chez les peuples divers, visitant les nations engourdies et presque éteintes dans une longue oisiveté, et les sollicitant à tirer vengeance de tant et si grandes insultes. Le seigneur pape Eugène, homme rempli de Dieu, animé d'une sollicitude toute paternelle pour les maux que souffraient, lui disait-on, ses enfants de l'Orient, et éprouvant pour eux une compassion pleine de tendresse, choisit des hommes religieux, doués du talent de persuader, puissants en œuvres et en paroles, et les envoya dans toutes les régions de l'Occident pour annoncer aux peuples de races et de langues diverses les maux intolérables qui accablaient leurs frères de l'Orient et les animer à la vengeance. Parmi ceux qui furent désignés pour remplir ces missions agréables au Seigneur, on remarquait un homme d'immortelle mémoire, modèle des plus brillantes vertus, le seigneur Bernard, abbé de Clairvaux, dont le pieux souvenir demeure à jamais devant Dieu, et doit être précieux à tous les hommes. Rempli de zèle pour exécuter l'œuvre qui lui était imposée, emmenant à sa suite des collaborateurs également agréables à Dieu, actif et infatigable en dépit de la faiblesse d'un corps près de succomber sous le poids des années et qu'avaient déjà exténué des jeûnes presque continuels et une abstinence trop rigoureuse, il visitait les royaumes, parcourait les provinces, évangélisant sans relâche le royaume de Dieu. Il racontait avec soin l'affliction des peuples de l'Orient et tous les maux dont ils étaient accablés ; il disait hautement que les villes occupées par les fidèles et naguère vouées entièrement à la foi chrétienne gémissaient sous le joug des persécuteurs du nom du Christ, et se trouvaient livrées à la plus cruelle servitude ; que leurs frères, pour lesquels le Christ a voulu mourir, étaient réduits à la mendicité, chargés de liens et de fers, consumés par la faim, renfermés dans d'horribles prisons, dévorés de souillures et revêtus d'amertume. Puis il les invitait à l'œuvre de la délivrance, il les encourageait à aller repousser loin de leurs frères les maux sous lesquels ils gémissaient, promettant que les secours d'en haut ne manqueraient point à ceux qui voudraient se livrer à cette sainte entreprise, et qu'ils auraient part avec les élus aux récompenses éternelles. Ces paroles qu'il portait avec une pieuse constance chez les nations, dans les principautés et dans les royaumes, furent favorablement accueillies par les grands de même que par le petit peuple ; tous témoignèrent spontanément le désir de répondre à ces exhortations, et promirent de se mettre en route pour Jérusalem ; ils attachèrent sur leurs épaules le signe de la croix de vie, et firent leurs préparatifs de départ. Et ce ne fut pas seulement dans les classes obscures du peuple que ces discours produisirent leurs bons effets ; les suprêmes modérateurs du monde, ceux qu'on voyait placés à la tête des plus grands royaumes parurent également touchés de ce langage de persuasion. Les plus illustres, les plus puissants rois de la terre, le seigneur Conrad, empereur des Romains, le seigneur Louis, roi des Français, et beaucoup d'autres princes de ces deux empires formèrent les mêmes vœux, se montrèrent animés des mêmes désirs, embrassèrent en toute dévotion le signe salutaire de la croix vivifiante, et la placèrent dans leurs cœurs et sur leurs vêtements comme gage de leur promesse de départ. [16,19] CHAPITRE XIX. (1147.) Après avoir pris les mesures convenables pour pourvoir au gouvernement de leurs royaumes, ils appelèrent à eux tous ceux qu'enflammait le même zèle, et qui s'étaient engagés par les mêmes vœux de salut ; lorsqu'ils eurent terminé tous les préparatifs de voyage, tels que pouvait les exiger la dignité royale, ils se mirent en route tous ensemble, au mois de mai, pour entreprendre le pèlerinage agréable à Dieu ; mais il sembla que la divinité s'opposait à leurs désirs et se prononçait contre eux dans sa colère : ils partirent sous les plus sinistres auspices. En punition des péchés des hommes, ils ne purent rien faire sur toute leur route qui fût agréable au Seigneur, et leur entreprise ne fit que rendre plus fâcheuse la situation de ceux de leurs frères auxquels ils croyaient aller porter des secours. Les chefs de l'expédition résolurent de marcher séparément et de conduire chacun son armée, de peur qu'il ne s'élevât des dissensions et des querelles entre les peuples divers, et afin que les troupes pussent trouver plus facilement toutes les choses nécessaires à la vie, et que les chevaux et les bêtes de somme destinés au transport des bagages ne se trouvassent pas exposés à manquer de fourrage. Après avoir traversé la Bavière et passé le grand fleuve du Danube à Ratisbonne, ils laissèrent ce fleuve sur la gauche, descendirent en Autriche et entrèrent en Hongrie où le seigneur roi de ce pays les accueillit et les traita avec les plus grands honneurs ; puis ayant parcouru ce royaume ainsi que les deux Pannonies, ils traversèrent le pays des Bulgares, savoir la Mésie et la Dacie Méditerranée, laissant sur la gauche la Dacie Ripéenne. Ils entrèrent ensuite dans la Thrace, traversèrent les deux villes célèbres de Philippopolis et d'Andrinople, et arrivèrent dans la ville royale. Le seigneur Manuel, empereur de Constantinople, eut avec eux plusieurs entretiens particuliers ; ils s'arrêtèrent chez lui le temps qui fut jugé nécessaire pour donner un juste repos aux armées, à la suite des longues fatigues d'une telle entreprise ; puis ils passèrent l'Hellespont qui baigne les murs de Constantinople et marque les confins de l'Europe et de l'Asie ; et étant entrés en Bithynie, première province que l'on rencontre en Asie, ils dressèrent leur camp auprès du bourg de Chalcédoine, d'où leur vue se portait encore sur la ville qu'ils venaient de quitter. Ce fut dans cette antique ville de Chalcédoine que fut tenu le quatrième concile sacré, auquel assistèrent six cent trente-six Pères de l'Église. Le seigneur Martien régnait à Constantinople, le seigneur Léon était pontife romain, et ce concile s'assembla pour procéder contre le moine et abbé Eutychès, qui soutenait qu'il n'y avait qu'une seule nature en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cependant le soudan d'Iconium, instruit longtemps à l'avance de la marche des illustres princes, et redoutant leur arrivée, avait demandé des secours dans les contrées les plus reculées de l'Orient. Plein de sollicitude, et cherchant tous les moyens de repousser les périls qui le menaçaient, il fortifiait des villes, élevait des remparts, implorait l'assistance des peuples voisins ; et livré aux plus vives angoisses, il attendait de jour en jour l'arrivée des ennemis qu'il savait à la porte de ses États, apportant la mort à ses sujets et la désolation dans sa patrie. On disait en effet de toutes parts que les troupes qui s'approchaient formaient une masse dont les siècles passés n'avaient fourni aucun exemple, que leur cavalerie seule pouvait couvrir toute la surface de la terre, que les plus grands fleuves ne suffisaient point à les abreuver, que les contrées les plus fertiles ne pouvaient leur fournir les vivres dont ils avaient besoin ; et quoique la renommée exagérât beaucoup ces rapports, les faits mêmes dans leur simple vérité étaient bien propres à inspirer une vive terreur aux plus illustres des princes de l'Orient qui ne suivaient point la foi chrétienne. Ceux qui accompagnaient ces expéditions ont constamment affirmé qu'il y avait, dans la seule armée de l'empereur, soixante et dix mille hommes cuirassés, sans compter les gens de pied, les enfants et les femmes, et les cavaliers armés à la légère. Ils ont dit aussi que l'armée du seigneur roi des Français pouvait compter également soixante et dix mille hommes vigoureux et portant cuirasse, non compris les gens de la seconde classe. Sans doute, si le Seigneur eût daigné se montrer propice à ces expéditions, les accompagner dans sa clémence et les visiter de son bon plaisir, de telles armées eussent pu vaincre non seulement le soudan, mais même toutes les contrées de l'Orient, et les conquérir à la foi du Christ ; mais le Seigneur, dans ses conseils secrets et justes cependant, dédaigna leurs efforts et ne voulut point accepter les offrandes présentées peut-être par des mains indignes. [16,20] CHAPITRE XX. Cependant lorsque toutes ses légions eurent traversé le Bosphore, l'empereur Conrad, qui était demeuré avec un petit nombre des princes de sa maison, prit congé de l'empereur de Constantinople, passa aussi le même bras de mer et changea de nouveau les ordres de départ, assignant à chaque prince la légion qu'il aurait à commander. L'armée, laissant sur la gauche la Galatie, la Paphlagonie et les deux provinces du Pont, sur la droite la Phrygie, la Lydie et l'Asie mineure, traversa la Bithynie, passant tout près de Nicomédie, métropole de cette province, et laissant sur la droite la ville de Nicée, où se réunit, du temps de l'empereur Constantin, un concile composé de trois cent dix-huit Pères de l'Église convoqués pour combattre les dogmes impies du malheureux Arius. De là l'armée, suivant la route la plus directe et s'avançant en bon ordre de bataille, entra dans la Lycaonie, qui a pour métropole la ville d'Iconium. Le Soudan de ce pays avait rassemblé toutes ses troupes et rallié une immense multitude de Turcs convoqués par lui dans toutes les contrées voisines ; il attendait, à la tête de toutes ses forces, prêt à choisir le lieu et le moment les plus opportuns pour s'opposer à la marche des Chrétiens et leur susciter des obstacles imprévus. Employant les prières et prodiguant les trésors, il avait soulevé contre nos frères tous les rois, chefs et princes qui commandaient, à quelque titre que ce fût, dans ces pays et jusque dans les provinces les plus reculées de l'Orient, leur déclarant lui-même et leur faisant annoncer par les messagers qu'il leur expédiait sans cesse que, si l'on accordait un libre passage à cette immense multitude d'hommes si bien armés, l'Orient tout entier se verrait contraint de subir leur domination. A sa voix, les deux Arménies, la Cappadoce, l'Isaurie, la Cilicie, la Médie, le pays des Parthes s'étaient soulevés, les peuples étaient accourus formant une masse innombrable de combattants, et le Soudan, se confiant en leur secours, avait conçu l'espoir de résister, à forces à peu près égales, aux forces immenses dont on lui annonçait l'approche. Sur la demande que lui avait faite l'empereur des Romains au moment de son départ, l'empereur de Constantinople avait donné à Conrad des hommes qui connaissaient bien le pays et devaient servir de guides à l'armée ; mais s'ils avaient des notions exactes sur toutes ces provinces, ces hommes étaient en même temps bien peu sûrs. Il semblait qu'ils eussent été donnés à l'armée chrétienne comme des serviteurs destinés à la guider en toute confiance, afin qu'elle ne fût point exposée à s'engager imprudemment dans de mauvais défilés, ou à se jeter dans des pays inconnus, au risque d'y manquer de vivres. Aussitôt qu'ils furent entrés avec l'armée sur le territoire des ennemis, les guides invitèrent les chefs à prendre des vivres en quantité suffisante pour quelques journées de marche qu'ils auraient à faire à travers des lieux inhabités, afin de prendre le chemin le plus court, promettant positivement qu'après un certain nombre de jours qu'ils indiquaient même à l'avance, l'armée arriverait auprès de la célèbre ville d'Iconium, et serait alors dans un pays excellent, où l'on trouverait en abondance toutes sortes d'approvisionnements. Les chefs, empressés de croire à ces paroles, firent charger de vivres les chars, les bêtes de somme et tous les chariots ; et se confiant en leurs conducteurs, ils suivirent, dans la simplicité de leur esprit, ceux qui leur montraient le chemin. Les Grecs cependant s'abandonnant à leur méchanceté naturelle et à la haine qu'ils nourrissaient contre les nôtres, soit qu'ils eussent reçu des ordres de leur maître, soit que l'argent de l'ennemi les eût corrompus, suivirent à dessein des chemins détournés, entraînèrent toujours les légions sur leurs pas, et les conduisirent dans des lieux où les ennemis devaient trouver plus de facilité et d'avantage à les attaquer et à leur faire beaucoup de mal. [16,21] CHAPITRE XXI. Cependant le nombre des journées de marche que les guides avaient annoncé d'avance était écoulé, et l'armée n'arrivait point aux lieux qu'elle désirait et qu'on lui avait promis : l'empereur fit appeler les Grecs qui dirigeaient la marche ; et les interrogeant en présence de ses princes, il leur demanda comment il se faisait que l'armée ne fût point encore arrivée au lieu de sa destination, quoiqu'elle eût marché sur la route indiquée depuis un plus grand nombre de journées qu'ils n'en avaient demandé eux-mêmes dans le principe. Ceux-ci, recourant à leurs mensonges accoutumés, répondirent que l'armée ne laisserait pas d'arriver, et affirmèrent positivement qu'avec l'aide du Seigneur toutes les légions seraient rendues au bout de trois jours devant Iconium. L'empereur, exempt de méfiance, se laissa persuader par ces paroles, et annonça aux Grecs qu'il prendrait patience encore pendant trois jours, et se confiait en leurs promesses. La nuit suivante on dressa le camp comme à l'ordinaire ; et tandis que tout le monde se reposait des fatigues de la journée, les Grecs, race maudite, profitant du silence de la nuit, prirent secrètement la fuite, abandonnant sans guide tout le peuple commis à leur foi. Le jour revenu, et lorsqu'il fut temps de se remettre en marche, on ne trouva plus ceux qui avaient coutume de s'avancer à la tête des légions ; l'empereur et les princes de l'armée découvrirent enfin leur perfidie, et tous furent instruits de cette horrible méchanceté. Cependant, les fils de Bélial, afin d'accroître leurs iniquités et d'ajouter péché sur péché, se rendirent auprès de l'armée du roi des Français, qui, dit-on, n'était pas éloignée : ils y déclarèrent faussement que l'empereur des Romains, qui avait marché en avant du roi et sous leur conduite, avait obtenu toutes sortes de succès, qu'il avait enlevé de vive force, et détruit de fond en comble la ville d'Iconium, après avoir remporté sur les ennemis une victoire décisive. J'ai lieu de croire qu'ils dirent ces mensonges dans l'intention de précipiter le roi des Français dans les mêmes périls, en l'engageant à suivre le même chemin, ou peut-être encore, afin d'empêcher ce monarque de marcher au recours de ses frères, en lui faisant croire que tout leur avait réussi au gré de leurs désirs ; peut-être aussi n'inventèrent-ils ces nouvelles que pour éviter les châtiments qui auraient pu leur être infligés comme à des traîtres, auteurs de la ruine de l'armée, s'ils eussent déclaré en effet sa malheureuse situation. Mais quelles qu'aient été leurs intentions, il est certain que leurs perfidies seules entraînèrent l'armée dans la situation périlleuse où elle trouva sa ruine. L'empereur, se voyant ainsi que son armée privé de guides, convoqua l'assemblée de tous les princes, pour délibérer avec eux sur ce qu'il y avait à faire. Les uns proposèrent de rebrousser chemin, d'autres pensèrent qu'il fallait marcher en avant, et dans ce conflit d'opinions contradictoires, on pouvait dire avec le prophète : « Les princes sont tombés aussi dans le dernier mépris, et il les a fait errer hors de la voie, par des lieux où il n'y avait point de chemin. » Tandis qu'ils flottaient dans leur incertitude, inquiets et de leur ignorance des localités et du début de subsistances (car le fourrage leur manquait entièrement pour les bêtes de somme, et il n'y avait non plus aucune denrée pour la nourriture des hommes), on annonça dans le camp (et cette nouvelle n'était pas dénuée de fondement) que les armées ennemies se trouvaient dans le voisinage, formant une multitude incalculable. Les Chrétiens étaient alors dans un désert stérile, loin de tout sol cultivé, et ce n'était pas sans dessein prémédité que leurs perfides conducteurs les avaient menés en ces lieux. Ils avaient laissé sur la droite la Lycaonie, à travers laquelle ils eussent du passer, en parcourant des lieux cultivés, il leur eût été facile d'arriver en moins de temps à leur destination, et en trouvant toujours en abondance toutes les choses nécessaires : mais les guides ayant pris sur la gauche les détournèrent des bons chemins, et lès conduisirent dans les déserts de la Cappadoce, bien loin d'Iconium. On disait publiquement ( et la chose paraissait assez vraisemblable ) que cette funeste machination avait été faite de l'aveu et d'après les ordres de l'empereur des Grecs, jaloux des succès de nos armées, car on assure que les Grecs ont toujours redouté, et redoutent toujours l'accroissement de la puissance des Occidentaux et principalement de l'empire Teutonique, qu'ils regardent comme le rival de leur Empire. Ils voient avec déplaisir que le roi des Teutons s'appelle empereur des Romains; il leur semble que ce titre ne fait que rabaisser leur empereur, qu'ils nomment eux-mêmes monarque, c'est-à-dire seul appelé à dominer sur tous les autres princes, et qui est à leurs yeux le seul et unique empereur des Romains. [16,22] CHAPITRE XXII. Tandis que l'armée impériale souffrait de son ignorance des lieux, de la faim, de ses longues fatigues, de la difficulté des chemins, du manque de fourrage pour les chevaux et de l'énorme poids de ses bagages, les satrapes et tous les principaux d'entre les Turcs rassemblèrent des troupes et vinrent à l'improviste attaquer les Chrétiens. Surprises d'une irruption à laquelle elles ne s'attendaient point, nos légions furent troublées. Les Turcs au contraire, montés sur des chevaux rapides, qui n'avaient manqué de rien, armés eux-mêmes à la légère, et ne portant que leurs carquois, voltigeaient autour du camp en poussant de grandes clameurs, et s'élançant avec leur agilité ordinaire sur des hommes pesamment armés, ils les assiégeaient de périls. Chargés de leurs cuirasses, de leurs bottes et de leurs boucliers, montés sur des chevaux exténués par la faim et une langue route, incapables eux-mêmes d'entreprendre des excursions, quoique leurs forces physiques et leur habileté dans le maniement des armes leur donnassent une véritable supériorité sur leurs ennemis, les soldats de l'armée impériale ne voulaient pas s'éloigner de leur camp, soit pour poursuivre les Turcs, soit pour leur livrer bataille. Ceux-ci au contraire, s'avançant en masse, lançaient de loin une énorme quantité de flèches qui tombaient comme une grêle et blessaient les chevaux et les cavaliers, et après avoir de loin porté la mort dans les rangs des nôtres, ils échappaient encore par la rapidité de leurs chevaux à ceux qui eussent voulu les attaquer avec le glaive. Ainsi notre armée enveloppée de toutes parts, incessamment tourmentée par cette pluie continuelle de flèches et de traits, était mortellement accablée sans pouvoir même prendre sa revanche et combattre de près ses ennemis, sans avoir aucun moyen de joindre et d'attaquer de tels adversaires. En effet, toutes les fois que les nôtres faisaient une tentative pour s'élancer sur les colonnes des Turcs, ceux-ci rompaient aussitôt les rangs, déjouaient tous leurs efforts, et se dispersaient de tous côtés; puis, lorsque les Chrétiens rentraient dans leur camp, les Turcs ralliaient de nouveau leurs escadrons, enveloppaient notre armée et ne cessaient de la harceler, la tenant comme assiégée au milieu d'eux. Ainsi, et par suite des arrêts secrets, et justes cependant, du Seigneur, cette armée de tant d'illustres princes, qui naguère semblait incomparable pour le nombre, la force, la supériorité des armes et le courage, abattue et fatiguée par une guerre lente, fut bientôt entièrement détruite, au point qu'elle ne conservait plus même les souvenirs de sa gloire et qu'il ne lui restait presque plus rien des forces immenses qu'elle avait d'abord comptées. Des hommes qui ont assisté à ces événements, assurent que de cette masse de soixante et dix mille cavaliers cuirassés et de gens de pied dont les bataillons étaient innombrables, un dixième tout au plus échappa à cette catastrophe, et que tous les autres périrent soit de faim, soit par le fer de l'ennemi; quelques-uns d'entre eux furent faits prisonniers et chargés de fers. Le seigneur empereur s'échappa cependant avec quelques-uns de ses princes, et après quelques jours de marche il ramena ce qui lui restait de son expédition dans les environs de Nicée, non sans avoir éprouvé de nouvelles difficultés. Les ennemis, maîtres de la victoire, chargés des dépouilles, enrichis des immenses trésors des Chrétiens, ayant trouvé et enlevé des chevaux et des armes à satiété, rentrèrent dans leurs forts et dans leurs lieux de retraite, comme des gens qui connaissaient bien les localités, attendant impatiemment l'arrivée du roi des Français qui devait, leur disait-on, diriger sa marche vers le même côté. Comme ils avaient détruit les armées de l'empereur des Romains, ils espéraient bien qu'il leur serait beaucoup plus facile d'obtenir les mêmes succès sur les troupes moins nombreuses qui marchaient avec le roi des français, et cet espoir ne fut pas trompé. Le soudan d'Iconium n'assista point en personne et n*eut point de part à ces grands événements. Cette victoire inespérée pour les Turcs, fut remportée avec la permission du Seigneur et pour l'affliction des Chrétiens, dans le mois de novembre de l'an de grâce onze cent quarante-six par un noble et illustre satrape, nommé Parame, chef des troupes du soudan. [16,23] CHAPUTRE XXIII. Cependant le roi des Français, suivant à peu près la même route que l'empereur des Romains, était arrivé à Constantinople avec son armée. Il y demeura peu de temps et eut plusieurs conférences secrètes avec l'empereur. Il reçut les plus grands honneurs et les plus riches présents en prenant congé de ce souverain, et les princes de sa suite furent traités de même avec beaucoup de distinction. De là le roi alla s'embarquer avec toutes ses légions sur un point situé entre la ville Royale et le Pont-Euxin (séparés l'un de l'autre par une distance de trente milles), au lieu où l'Hellespont est le plus étroit et n'a tout au plus qu'un mille de largeur, et il débarqua à Bithynie. Ayant alors tourné le golfe appelé golfe de Nicomédie, du nom de cette ville métropole de la Bithynie ( les eaux de ce golfe sont liées à celles du Bosphore ou Hellespont ), il alla dresser son camp dans le bourg de Nicée, non loin de la ville du même nom, pour se déterminer ensuite sur la route qu'il aurait à suivre. Il chercha avec empressement à savoir des nouvelles de l'empereur des Romains; on lui apprit bientôt que ce souverain avait perdu son armée, et que lui-même, errant et fugitif, avait échappé à ce désastre avec un petit nombre de ses princes. Cette nouvelle parut d'abord douteuse, et l'on ne put savoir de qui elle venait; mais on ne tarda pas à en acquérir la certitude. En effet, peu de temps après, le seigneur Frédéric, duc de Souabe, jeune homme d'un admirable caractère, fils du frère aîné de l'empereur Conrad (qui depuis a succédé à son oncle et gouverne maintenant l'empire romain avec autant de vaillance que de succès), partit du camp de l'empereur pour se rendre auprès de l'armée du roi des Français, et vint lui annoncer d'une manière certaine les malheurs qu'il n'avait d'abord connus que vaguement. Le duc Frédéric était chargé d'inviter le roi à une conférence avec l'empereur, afin que ces souverains pussent délibérer en commun, quoique trop tard, sur la route qu'ils avaient à suivre. En apprenant les périls auxquels leurs frères avaient été exposés, leur misérable fin et la triste catastrophe dont l'empereur était affligé, les armées du roi des Français furent profondément troublées et éprouvèrent un juste sentiment de compassion. Après avoir entendu le duc avec intérêt, le roi tint conseil et partit ensuite sons la conduite du duc et accompagné de quelques-uns de ses princes pour aller conférer avec l'empereur qui avait dressé son camp non loin des mêmes lieux. Les deux souverains se firent en s'abordant les salutations d'usage et se donnèrent le baiser de paix ; puis ils eurent ensemble plusieurs entretiens particuliers, et résolurent de persévérer dans leurs desseins et de se remettre en marche en réunissant toutes leurs forces. Cependant beaucoup d'hommes de l'une et de l'autre armée, et principalement de celle des Teutons, ayant perdu toutes leurs provisions de voyage, et dépensé tout ce qu'ils possédaient, effrayés des difficultés de leur entreprise et oubliant leurs serments, retournèrent à Constantinople. Après avoir tenu conseil avec les principaux seigneurs des deux armées, les souverains, laissant sur la gauche la route que l'empereur avait suivie antérieurement, dirigèrent leur marche vers l'Asie-Mineure, ayant à leur droite les deux Phrygies, et derrière eux la Bithynie. S'avançant tantôt au milieu des terres, et tantôt sur les bords de la mer, laissant sur la gauche Philadelphie, ils arrivèrent à Smyrne, et de là à Éphèse, métropole de l'Asie-Mineure, et illustrée par la résidence, les prédications et la sépulture de Jean-l'Évangéliste. Ce fut là que l'empereur Conrad s'embarqua pour retourner à Constantinople, soit qu'il éprouvât un sentiment de honte de n'avoir plus à sa suite qu'un petit nombre d'hommes, après avoir conduit de si fortes armées, soit qu'il ne pût tolérer le faste de l'armée des Français, soit qu'il fût entraîné par des motifs qui nous sont inconnus. Il ne se mit en mer cependant qu'après avoir fait partir par la voie de terre ce qui lui restait de son armée. Le seigneur empereur de Constantinople lui fit plus d'honneurs à son retour que lors de sa première arrivée. Conrad y demeura avec ses princes jusqu'au commencement du printemps suivant. Ces deux souverains étaient unis de près par alliance ; leurs femmes étaient sœurs et filles de Bérenger l'ancien comte de Sultzbach, prince grand et excellent, très-puissant dans l'empire des Teutons. Aussi l'empereur Manuel témoigna à Conrad la plus grande bienveillance, se croyant obligé, surtout à cause de l'impératrice son épouse, à le combler de largesses, ainsi que tous les siens. [16,24] CHAPITRE XXIV. Tandis que le roi des Français demeurait encore à Ephèse pour donner quelque repos à son armée, et pour s'occuper soigneusement avec ses princes des préparatifs du départ. Gui, comte de Ponthieu, homme illustré par ses exploits militaires, tomba sérieusement malade, et mourut. Il fut enseveli avec honneur dans le vestibule de l'église. Le roi partit ensuite avec toute son armée, et hâta sa marche vers l'Orient autant qu'il lui fut possible. Il arriva en effet au bout de quelques jours vers les gués du Méandre, ce fleuve ami des cygnes, et dont Ovide a dit : "Sic, ubi fata uocant, udis abiectus in herbis, Ad uada Moeandri concinit albus olor". Le roi fit dresser son camp sur les bords de ce fleuve, au milieu de belles et vastes prairies. Ce fut là qu'il fut donné aux Français de rencontrer les ennemis qu'ils désiraient tant de voir. En voulant s'approcher des eaux, ils découvrirent sur la rive droite les Turcs qui l'occupaient avec des forces considérables, défendant les abords du fleuve, et voulant empêcher les nôtres d'y venir puiser de l'eau. Bientôt les Français, ayant trouvé les gués, traversèrent le fleuve en dépit des ennemis, s'élancèrent sur eux, en tuèrent un grand nombre, firent beaucoup de prisonniers, et mirent le reste en fuite. Ils prirent aussitôt possession de leur camp, y recueillirent de riches dépouilles, s'emparèrent de tout le bagage, et se rendirent maîtres de la rive opposée par cette vigoureuse entreprise. Remplis de joie à la suite de cette victoire, et enrichis de butin, ils passèrent la nuit auprès du fleuve en toute tranquillité, et se remirent en route le lendemain. Ils arrivèrent de là à Laodicée, qui est la ville de laquelle dépend tout ce territoire, et, ayant fait des approvisionnements pour quelques jours, ils poursuivirent de nouveau leur marche, et repartirent tous ensemble. [16,25] CHAPITRE XXV. L'armée se trouva alors en présence d'une montagne fort escarpée et difficile à gravir : il fallait cependant, d'après l'ordre de la marche, la franchir dans la journée. On avait adopté l'usage de désigner chaque jour un certain nombre d'hommes distingués, dont les uns étaient chargés de marcher en avant de l'armée, d'autres de rester sur les derrières pour veiller à la sûreté de ceux qui ne combattaient point, et principalement de la foule des gens de pied. Ils devaient aussi s'entendre avec les princes pour régler tout ce qui se rapportait à la marche, à la distribution des journées et au choix de remplacement du camp. Le sort avait désigné pour ce même jour un homme noble, né en Aquitaine, et nommé Geoffroi de Rancun. Il marcha donc à son tour, partant la bannière royale. Lorsqu'il fut parvenu sur le sommet de la montagne avec les troupes qui formaient l'avant-garde, il résolut de s'avancer un peu plus loin, malgré les ordres qu'il avait reçus, et quoiqu'il eût été convenu d'avance que ceux qui marchaient les premiers établiraient leur camp sur la hauteur. Il lui parut que l'armée n'avait fait qu'une marche bien courte ; il restait encore une bonne portion de la journée ; en conséquence il se porta en avant, sous la direction de ses guides qui promettaient de le conduire un peu plus loin à une meilleure station. Ceux qui marchaient en arrière, croyant que les autres s'arrêteraient sur la cime du mont pour y dresser le camp, et voyant qu'il ne leur restait pas beaucoup de chemin à faire pour accomplir la journée, marchèrent plus doucement que d'ordinaire, et ne s'avancèrent que très-lentement, en sorte que l'armée se trouva séparée en deux, les uns ayant déjà traversé la montagne, tandis que les autres s'arrêtaient encore sur la première côte. Cependant les ennemis qui suivaient la marché de notre armée de loin et par le flanc, reconnurent bientôt cette division de forces : ils se tenaient tout prêts à saisir l'occasion d'attaquer, et c'était principalement dans ce dessein qu'ils suivaient sans relâche la marche des nôtres. Cette fois, l'occasion leur parut favorable, tant à cause de la disposition de ces défilés que parce que la plus forte portion de l'armée étant déjà en avant, et séparée de l'arrière-garde, ils jugèrent qu'il lui serait difficile d'être informée de ce qui se passait sur les derrières, et de porter secours à l'autre portion. En conséquence, ils occupèrent le sommet de la montagne, afin de séparer encore plus complètement les deux corps de notre armée ; puis ils se formèrent en bataille, se précipitèrent sur le corps d'armée qui gravissait la montagne, le mirent en désordre, et rompirent tous les rangs avant même que les hommes eussent le temps de prendre les armes. Laissant de côté et les flèches et les arcs ; ils attaquèrent nos troupes le glaive en main, portant la mort de tous côtés, et pressant cruellement ceux qui se disposaient à prendre la fuite. Les Chrétiens avaient contre eux la difficulté des défilés ; leurs chevaux, fatigués par la longueur des marches et par les mauvais chemins, se trouvaient fort affaiblis, et les nombreux bagages qu'ils traînaient à leur suite, étaient pour eux un nouvel embarras. Ils résistèrent cependant d'un commun accord, et combattirent avec courage et vigueur pour la défense de leur vie, de leur liberté, de leurs frères, on se servait tour à tour du glaive et de la lance, et s'encourageant les uns les antres de paroles aussi bien que d'exemple. Les ennemis, de leur côté, animés par l'espoir de la victoire, s'excitaient mutuellement au combat, se répétant entre eux que, peu de jours auparavant, ils avaient détruit sans aucun danger des armées beaucoup plus considérables, et triomphé facilement de troupes plus nombreuses et bien plus fortes. On combattit longtemps avec des succès variés et sans résultat positif. Enfin, et pour punition de nos péchés, les infidèles remportèrent l'avantage, et l'armée chrétienne fut réduite à très-peu de chose, un grand nombre d'hommes ayant été tués, et un plus grand nombre encore étant tombés entre les mains de l'ennemi. Parmi les hommes nobles et illustres par leurs exploits, qui succombèrent dans cette journée, dignes de nos pieux souvenirs, on remarquait le comte de Varennes, homme excellent entre les principaux seigneurs, Gaucher de Montjay, Evrard de Breteuil, Itîer de Magnac et beaucoup d'autres encore : leurs noms nous sont inconnus , mais nous devons croire qu'ils ont été inscrits dans les cieux, et leur mémoire sera en bénédiction dans tous les siècles. Cette fatale journée, marquée par un grand désastre, vit tomber l'immense gloire des Français ; leur valeur, jusqu'alors formidable à toutes les nations, fut abattue et détruite, et devint un sujet de raillerie pour ces peuples immondes qui ne connaissent point Dieu, et qui naguère étaient remplis de terreur. Pourquoi donc, ô Jésus, Seigneur béni, ce peuple qui vous était si dévoué, qui voulait adorer les traces de vos pas, qui désirait ouvrir de ses baisers ces lieux vénérables que vous avez consacrés par votre présence corporelle, a-t-il été détruit par les mains de ceux qui vous haïssent ? En vérité, vos jugements sont des abîmes sans fond, auxquels personne ne peut aborder. Vous êtes le seul Seigneur qui peut toutes choses, et il n'y a personne qui puisse résister à votre volonté ! [16,26] CHAPITRE XXVI. Cependant le roi échappa par hasard plus que par habileté aux périls qui le menaçaient dans cette horrible confusion, et, gravissant sur le sommet de la montagne avec quelques compagnons de sa fuite, marchant sans guide, dans le silence d'une nuit obscure, il rejoignit le reste de son armée dans le camp quelle avait dressé un peu plus loin. Ceux qui s'étaient portés en avant, comme je l'ai dit, à la suite de la bannière royale, avaient établi leur camp sur un emplacement assez commode, et sans rencontrer aucun obstacle, après avoir franchi aussi facilement les défilés de la montagne. Ils ignoraient complètement le désastre du corps qui marchait à leur suite. Ils commencèrent cependant à en avoir quelque pressentiment lorsqu'ils virent les communications interrompues, et le retard que mettaient leurs compagnons d'armes à venir se réunir avec eux leur fit craindre quelque fâcheux événement. Mais lorsqu'ils en eurent acquis la triste certitude par les rapports de ceux qui s'étaient échappés, et qui arrivèrent au camp avec le roi, le deuil devint général, et tous les cœurs furent remplis d'une vive anxiété. Chacun pleurait, et poussait de profonds soupirs, appelant d'une voix lamentable le parent qu'il avait perdu, le cherchant avec douleur et ne le trouvant pas. On n'entendait que des cris et des lamentations, et dans tout le camp il n'y avait pas une seule place où quelqu'un n'eût à déplorer amèrement la perte d'un ami ou d'un homme de sa maison. Chacun parcourait les lieux environnants, l'un cherchant son père, l'autre son seigneur, celle-ci son fils, celle-là son mari ; mais ils ne trouvaient point ce qu'ils cherchaient, et, veillant toute la nuit, accablés sous le poids de leurs inquiétudes, ils passaient le temps à redouter tout ce que l'absence peut faire imaginer de plus affreux. Quelques individus cependant de l'une et l'autre classe revinrent dans le courant de cette nuit : ils s'étaient cachés derrière les arbustes et les rochers ou dans les cavernes, pour échapper à la mort qui les menaçait ; puis, profitant du silence de la nuit, et conduits par le hasard plus que par la sagesse, ils retrouvèrent le camp, et se réunirent à leurs frères. Cette journée désastreuse arriva l'an de grâce onze cent quarante-six et dans le mois de janvier. (1148.) Depuis ce jour, on commença à manquer de pain et de toute espèce de vivres dans le camp des Chrétiens, et, pendant plusieurs jours encore, il n'y eut aucun moyen de s'en procurer. Pour comble d'infortune, les Français erraient çà et là sans guide, sans personne qui marchât en avant, et sans avoir eux-mêmes aucune connaissance des localités. Enfin, après mille difficultés, ils parvinrent dans la Pamphilie, à travers les précipices des montagnes et les défilés des vallons, sans avoir cependant rencontré d'ennemis, et ils arrivèrent à Attalie, métropole de cette contrée. Attalie, ville située sur les bords de la mer, et sujette de l'empereur de Constantinople, est entourée de campagnes fertiles qui ne lui sont cependant d'aucune utilité. Les ennemis qui l'enveloppent de tous côtés ne permettent pas à ses habitants de s'adonner à la culture de la terre, elle ne donne aucune récolte, car il n'y a personne qui la féconde en y travaillant. On y trouve cependant beaucoup d'autres avantages : les étrangers y sont accueillis avec bienveillance ; il y a des eaux limpides et saines ; le sol est couvert de vergers qui donnent des fruits, et le site même est on ne peut plus agréable. Les grains, que l'on y voit en abondance, y sont apportés de loin et par mer, et tous les voyageurs qui y passent peuvent se procurer ainsi toutes les denrées nécessaires à la vie. Comme la ville est entourée d'ennemis contre lesquels il lui serait impossible de se défendre sans cesse, elle est devenue leur tributaire ; mais aussi elle entretient avec eux des relations de commerce pour toutes les choses dont elle peut avoir besoin. Chez notre peuple qui n a pas la connaissance de la langue grecque, cette ville est appelée par corruption Satalie ; toute cette portion de la mer qui s'étend depuis le promontoire de Lissidon jusqu'à l'île de Chypre, se nomme la mer Attalique, d'où l'on a fait la dénomination vulgaire de golfe de Satalie. Lorsque le roi des Français y fut arrivé avec les siens, ce concours inattendu d'étrangers y établit aussitôt une grande pénurie de vivres : les débris de l'armée, et principalement les pauvres, éprouvèrent une véritable famine. Le roi s'embarqua promptement avec ses princes, laissant à Attalie toute la foule des gens de pied. Il vit l'Isaurie et la Cilicie à sa gauche, l'île de Chypre à sa droite, et, poussé par un vent propice, il arriva bientôt vers l'embouchure du fleuve Oronte qui coule sous les murs d'Antioche, au lieu appelé maintenant port de Saint-Siméon, près de l'antique ville de Séleucie, et à dix milles de distance d'Antioche. [16,27] CHAPITRE XXVII. Aussitôt que le prince Raimond d' Antioche fut informé que le roi des Français, qu'il attendait depuis plusieurs jours avec une vive impatience, venait de débarquer sur son territoire, il convoqua les nobles de toute la contrée et les principaux parmi le peuple, et marcha à la rencontre du roi avec une escorte d'élite. Il le ramena de là à Antioche, en lui témoignant toutes sortes de respects, et le fit entrer dans cette ville avec la plus grande magnificence, au milieu de tout le clergé et du peuple accourus au devant de leurs pas. Depuis longtemps, et dès qu'il avait été informé de l'expédition future du roi des Français, le prince d'Antioche avait formé le projet d'employer ses secours pour travailler à l'agrandissement de sa principauté : aussi lui avait-il envoyé de beaux présents en France même et avant son départ, le comblant de largesses et lui faisant des cadeaux d'une grande valeur, afin de se concilier sa bienveillance. Il se confiait, en outre, pour le succès de ses desseins, dans l'intervention de la reine, qui ne voulut pas se séparer du roi et l'accompagna dans son pèlerinage. Elle était nièce du prince d'Antioche, comme fille aînée du seigneur Guillaume, comte de Poitou, son frère. Le prince donc se montra rempli d'égards et de bons procédas pour son nouvel hôte ; les nobles et les princes qui composaient son escorte furent aussi traités avec beaucoup de soin, et reçurent de lui des témoignages de sa libéralité ; il faisait rendre à chacun d'entre eux les honneurs qui pouvaient lui appartenir, et donnait à tous des preuves de sa munificence. Son désir le plus vif était de pouvoir parvenir, avec les secours et les troupes du roi, à se rendre maître des villes voisines, en particulier d'Alep et de Césarée, ainsi que de quelques autres. Et certes il n'eût pas été déçu dans ses espérances, s'il eût pu obtenir du roi et de ses grands de le seconder dans l'exécution de ses projets. L'arrivée du roi répandit une si grande terreur chez nos ennemis qu'ils n'avaient plus aucune confiance en leurs forces, et semblaient même désespérer de leur sûreté personnelle. Le prince se présenta solennellement devant le roi au milieu des grands de sa suite et de tous ceux de la principauté ; il lui exposa les projets qu'il avait formés et dont il l'avait déjà entretenu quelquefois en particulier, et lui représenta que ces desseins pourraient être accomplis sans difficulté, et que le succès en serait à la fois utile et honorable. Mais le roi désirait ardemment et avait irrévocablement résolu de se rendre à Jérusalem. Le prince, forcé de renoncer à ses espérances, et voyant qu'il ne pouvait rien obtenir, changea tout à coup de manière, et maudissant le voyage du roi, il commença à lui tendre des pièges ouvertement et à s'armer contre lui. Il résolut aussi d'enlever de vive force, ou par quelque intrigue secrète, la femme du roi, femme légère, qui donna même son consentement à ce projet. C'était une personne fort inconsidérée, ainsi que le prouvait déjà sa conduite antérieure, et que le prouva mieux encore la suite des événements : méconnaissant la dignité royale et les lois du mariage, elle oublia ses devoirs de fidélité envers son époux. Le roi, ayant découvert ces complots, et voulant en prévenir les effets, s'occupa de pourvoir au salut de sa personne ; il prit l'avis de ses grands seigneurs, et, hâtant son départ, il sortit secrètement d'Antioche, accompagné de tous les siens. Ainsi les choses changèrent complètement de face ; l'issue de ce voyage ne ressembla point à son commencement, et celui quoi avait été accueilli avec les plus grands honneurs à son arrivée, se retira sans gloire. Quelques personnes ont imputé cet événement à la méchanceté même du roi, et ont dit qu'il n avait eu que ce qu'il méritait, pour avoir repoussé les prières d'un prince illustre qui s'était si bien conduit envers lui et envers tous les siens, et l'on a constamment assuré que, s'il eût voulu s'en donner la peine, il lui eût été très facile de faire la conquête d'une ou de plusieurs des villes que j'ai nommées. [16,28] CHAPITRE XXVIII. Cependant l'empereur Conrad, après avoir passé l'hiver dans la ville royale, où l'empereur de Constantinople ne cessa de le traiter, ainsi qu'il convenait à un si grand prince, selon toutes les lois de la politesse, reçut aussitôt les plus riches présents au moment de son départ, et, s'embarquant sur la flotte que l'empereur mit aussitôt à sa disposition avec une grande magnificence, il fit voile vers l'Orient, suivi de quelques-uns de ses princes, et alla débarquer dans le port d'Accon ; il se rendit de là à Jérusalem. Le seigneur roi Baudouin, le seigneur patriarche Foucher, de précieuse mémoire, tout le clergé et tout le peuple se portèrent à sa rencontre, et le ramenèrent dans la Cité sainte en chantant des hymnes et des cantiques. A cette même époque, on vit aussi débarquer dans le port d'Accon un homme illustre et magnifique, le comte de Toulouse, nommé Alphonse, fils du seigneur comte Raimond l'ancien, qui s'était montré si grand prince et avait rendu de si grands services dans la première expédition des Chrétiens. Illustre par ses qualités personnelles, plus illustre encore par les précieux souvenirs de son père, le comte partit pour Jérusalem, afin d'aller rendre grâces au Seigneur de l'heureuse issue de son pèlerinage. En passant à Césarée, ville située sur les bords de la mer, il y termina sa vie par l'effet d'un poison qui lui fut, dit-on, administré, sans qu'on ait jamais pu connaître l'auteur d'un si grand crime. Le peuple entier de Jérusalem attendait avec une extrême impatience l'arrivée de ce prince, d'illustre mémoire, espérant qu'elle serait pour le royaume un présage de bonheur, comme l'avait été le nom de son père. [16,29] CHAPITRE XXIX. Cependant on annonça à Jérusalem que le roi des Français était parti d'Antioche et dirigeait sa marche vers le territoire de Tripoli. Aussitôt il fut résolu, de l'avis de tous les princes, d'envoyer le seigneur patriarche Foucher, de précieuse mémoire, afin qu'il tâchât, par de bonnes exhortations et de salutaires conseils, de l'attirer dans le royaume ; car on craignait que le prince d'Antioche ne cherchât à se réconcilier avec lui et à le ramener dans ses États, ou que le seigneur comte de Tripoli, son parent, ne le retînt et ne retardât l'accomplissement des vœux que formaient les habitants de Jérusalem. La contrée occupée en Orient par les Latins était alors divisée en quatre principautés. La première, au midi, était le royaume de Jérusalem qui commençait au ruisseau situé entre Biblios et Béryte, villes maritimes de la province de Phénicie, et finissait au désert qui est au-delà de Daroun, faisant face à l'Egypte. La seconde, du côté du nord, était le comté de Tripoli, commençant au ruisseau que je viens de nommer et se prolongeant jusqu'à un autre ruisseau place entre les deux Villes maritimes de Maraclëe et de Valénia. La troisième était la principauté d'Antioche, qui s'étendait depuis ce même ruisseau jusqu'à Tarse de Cilicie vers l'occident. La quatrième était le comté d'Edesse qui commençait à la forêt appelée Marris et se prolongeait vers l'orient au-delà de l'Euphrate. En voyant arriver les rois de l'Occident, les grands et illustres princes qui gouvernaient ces contrées avaient conçu l'espoir d'agrandir leurs États et de reculer indéfiniment leurs frontières avec le secours et la coopération de ces souverains. Tous avaient pour voisins de féroces ennemis, et tous désiraient pouvoir réunir à leurs domaines les villes limitrophes de ces États qu'ils possédaient. Chacun d'eux était donc fort occupé de ses affaires particulières et du désir d'étendre sa domination, et chacun s'empressait d'envoyer à ces rois des messagers et des présents pour les attirer auprès de lui et prendre les avances sur les autres. Parmi eux cependant le seigneur roi et les habitants du royaume de Jérusalem paraissaient fondés à concevoir de plus grandes espérances, soit à cause du respect que l'on portait aux lieux saints et des sentiments d'amour et de dévotion qui leur donnaient plus d'attrait ; soit parce que le seigneur empereur Conrad était déjà dans le royaume, et qu'il y avait lieu de croire que le seigneur roi des Français voudrait se rendre auprès de lui pour faire d'abord ses prières et accomplir son pèlerinage, et pour pouvoir ensuite tenir conseil et délibérer en commun sur ce qu'il y aurait à faire pour le plus grand avantage de la chrétienté. Cependant comme les princes du royaume craignaient beaucoup (ce qui semblait assez probable) que le roi ne fût retenu dans les environs d'Alep par le prince d'Antioche, son allié, auquel il était uni par des liens très-étroits, et que la reine ne parvînt à l'y déterminer, ils résolurent, ainsi que je l'ai dit, de lui envoyer le seigneur patriarche. Mais lorsqu'ils surent que le roi s'était séparé du prince beaucoup moins amicalement, ils reprirent l'espoir qu'il ne tarderait pas à se rendre à Jérusalem. Afin cependant de se prémunir contre tout revers de fortune, et parce qu'il est toujours sage de redouter tout ce qui peut arriver, ils envoyèrent le vénérable patriarche à sa rencontre, dans la confiance que le roi céderait à l'autorité de son caractère. Ils ne furent point trompés dans leur attente, le roi se rendit à sa demande et partit sans retard pour Jérusalem. A son arrivée, tout le clergé et tout le peuple se portèrent à sa rencontre en chantant des hymnes et des cantiques. Il fut reçu, ainsi que les princes de son escorte, avec les honneurs et la magnificence qui leur étaient dus, on les introduisit dans la ville et on les mena visiter les lieux saints. Après que le roi eut fait ses prières, selon l'usage, on annonça une assemblée générale dans la ville d'Accon, afin de délibérer sur les moyens de recueillir le fruit d'un si grand pèlerinage, de mettre un terme aux maux des Chrétiens, et de travailler, selon les vœux du peuple, à l'agrandissement du royaume. Au jour fixé, les souverains, s'étant rendus au lieu désigné, se mirent à examiner de plus près ce qu'il y avait à faire, et en délibérèrent en détail avec les grands de notre royaume qui avaient une connaissance plus complète de la situation des affaires et de toutes les localités.