http://kerit.be/pdf/saint_gregoire_40_sermons_evangile.pdf [2,40] Homélie XL prononcée devant le peuple dans la basilique de saint Laurent, martyr. Le pauvre Lazare et le mauvais riche. 0. Luc 16, 19-31 : En ce temps-là, Jésus dit à ses disciples : «Il y avait un homme riche qui s’habillait de pourpre et de lin fin, et qui festoyait chaque jour de façon splendide. Et il y avait un pauvre, nommé Lazare, qui était couché à sa porte, couvert d’ulcères; il aurait bien voulu se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche, mais personne ne lui en donnait; et les chiens venaient lécher ses ulcères. Or il arriva que le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra dans l’enfer. «Il leva les yeux, tandis qu’il était en proie aux tourments, et il vit de loin Abraham, et Lazare en son sein, et il se mit à crier : ‹Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour m’en rafraîchir la langue, car je souffre cruellement dans ces flammes.› Abraham lui dit : ‹Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu les biens pendant ta vie, et Lazare pareillement les maux. Maintenant, il est ici consolé, et toi, tu souffres. De plus, entre nous et vous, il y a un grand abîme, en sorte que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent pas, et qu’il soit impossible de traverser de là-bas jusqu’à nous.› «Le riche dit alors : ‹Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, où j’ai cinq frères, pour leur attester ces choses, de peur qu’ils ne viennent, eux aussi, dans ce lieu de tourments.› Abraham lui dit : ‹Ils ont Moïse et les prophètes : qu’ils les écoutent.› Le riche répondit: ‹Non, père Abraham; mais si quelqu’un des morts va les trouver, ils feront pénitence.› Mais Abraham lui dit : ‹S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, quand bien même quelqu’un ressusciterait des morts, ils ne le croiraient pas.›» 1. Dans les paroles de la Sainte Ecriture, frères très chers, il nous faut commencer par prêter attention à la vérité du sens littéral, avant de chercher à comprendre le sens allégorique et spirituel. On ne recueille en effet les fruits suaves de l’allégorie que si l’on assure d’abord ses racines dans la vérité du sens littéral. Mais puisqu’il arrive souvent que l’allégorie fortifie notre foi et que le sens littéral raffermisse notre vie morale, et comme, grâce à Dieu, nous parlons à des croyants, nous jugeons opportun d’inverser l’ordre de notre propos. Votre foi est déjà bien ferme; aussi vous suffira-t-il d’entendre pour commencer quelques mots brefs traitant du sens allégorique, tandis que nous garderons pour la fin de notre explication ce qui a trait au récit et à la vie morale, et qui vous est absolument nécessaire. On retient souvent mieux, en effet, ce qu’on a entendu en dernier. 2. Parcourons donc brièvement le sens allégorique, pour pouvoir en venir plus vite au vaste champ des applications morales. «Il y avait un homme riche qui s’habillait de pourpre et de lin fin, et qui festoyait chaque jour de façon splendide.» Qui, frères très chers, peut bien symboliser ce riche qui s’habillait de pourpre et de lin fin, et qui festoyait chaque jour de façon splendide? Qui, sinon le peuple juif ? Il eut bien une discipline de vie au-dehors, mais il fit servir les délices de la Loi qui lui était confiée à sa vaine gloire, sans en tirer de profit. Et que figure ce Lazare, couvert d’ulcères, sinon le peuple des païens, qui, n’ayant pas eu honte de confesser ses péchés lorsqu’il s’est converti au vrai Dieu, a vu sa peau se couvrir de plaies? Car c’est par les plaies que le liquide infectieux est drainé hors de l’intérieur des chairs et s’écoule au-dehors. Qu’est-ce donc que confesser ses péchés, sinon faire éclater des abcès? L’infection du péché qui se cachait pernicieusement dans l’âme est en effet salutairement mise au jour dans la confession. Les abcès de la peau n’attirent-ils pas les humeurs putrides à la surface? Or, que faisons-nous d’autre, en confessant nos péchés, que de mettre au jour le mal qui se cachait en nous? Lazare, tout blessé, aurait bien voulu se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche, mais personne ne lui en donnait, car ce peuple orgueilleux, qui méprisait tous les païens, refusait d’en admettre aucun à la connaissance de la Loi. Et puisque la doctrine de la Loi ne le portait pas à aimer, mais à s’élever, il se gonflait pour ainsi dire des bienfaits qu’il avait reçus. Et les paroles débordant du trop-plein de sa science étaient comme des miettes tombant de sa table. Les chiens, quant à eux, léchaient les plaies du pauvre gisant sur le sol. Il n’est pas rare que dans la Sainte Ecriture, les chiens désignent les prédicateurs. La langue des chiens guérit en effet les blessures en les léchant, et les saints docteurs aussi, quand ils nous enseignent lorsque nous leur confessons nos péchés, touchent en quelque sorte les plaies de notre âme avec leur langue. Et puisqu’ils nous arrachent à nos péchés par leurs paroles, c’est comme s’ils nous rendaient la santé en touchant nos blessures. C’est bien parce que la langue des prédicateurs est désignée par celle des chiens que le psalmiste dit au Seigneur : «La langue de vos chiens {est prise} par lui du milieu de vos ennemis.» (Ps 68, 24). C’est en effet du milieu des Juifs infidèles que les saints prédicateurs ont été choisis, et en venant affirmer la vérité face aux voleurs et aux brigands, ils ont donné, si j’ose dire, de grands aboiements pour le Seigneur. A l’inverse, par manière de reproche, on accuse certains autres d’être «des chiens muets, incapables d’aboyer» (Is 56, 10). Les chiens lèchent donc les ulcères de Lazare, puisque les saints prédicateurs condamnent les péchés et approuvent qu’on les confesse, en disant : «Confessez vos péchés l’un à l’autre, et priez les uns pour les autres, afin d’être sauvés.» (Jc 5, 16). Et du fait que les saints docteurs reçoivent à confession les païens, ils guérissent les plaies de leur âme. On traduit donc fort à propos le nom de Lazare par «Aidé», puisque les docteurs aident Lazare à se libérer en soignant ses plaies par leurs paroles de réprimande. Mais la langue léchante des chiens peut aussi symboliser la langue bien large des flatteurs. L’habitude qu’ils ont de complimenter à tort et à travers les actions mauvaises que nous nous reprochons nous-mêmes intérieurement, ne revient-elle pas à lécher nos plaies? Or il arriva que l’un et l’autre mourut. Le riche qui s’habillait de pourpre et de lin fin fut enterré dans l’enfer; Lazare, lui, fut conduit par les anges dans le sein d’Abraham. Que désigne le sein d’Abraham, sinon le lieu écarté du repos des Pères? C’est de ce lieu que la Vérité affirme : «Beaucoup viendront du levant et du couchant, et auront place dans le Royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob, tandis que les fils du Royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures.» (Mt 8, 11-12). Le riche habillé de pourpre et de lin fin est à juste titre appelé fils du Royaume. Il lève les yeux de loin pour voir Lazare, car les infidèles, se trouvant plongés dans l’abîme par le supplice de leur damnation, voient avant le jour du jugement tous les fidèles dans le repos au-dessus d’eux; par la suite, ils ne pourront plus jamais contempler leur joie. Et ce qu’ils regardent est loin, puisqu’ils ne peuvent y atteindre par leurs mérites. L’Ecriture nous montre que le mauvais riche est brûlé surtout dans sa langue, lorsqu’il dit : «Envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour m’en rafraîchir la langue, car je souffre cruellement dans ces flammes.» Le peuple juif infidèle, tout en ayant les préceptes de la Loi dans la bouche, négligea de les observer en actes. Il brûlera donc davantage en celui de ses membres qui a laissé voir qu’il connaissait ce qu’il n’a pas voulu accomplir. C’est pourquoi Salomon déclare si justement de ceux qui savent et n’agissent pas : «Tout le travail de l’homme est dans sa bouche, mais son âme ne sera pas rassasiée.» (Qo 6, 7). En effet, quiconque ne travaille qu’à savoir ce qu’il doit dire, prive son âme du fruit rassasiant de la science qu’elle s’est acquise. Il désire être touché du bout du doigt, car condamné aux supplices éternels, il souhaite recevoir une part de la charité des justes, fût-ce la dernière. Il lui est répondu qu’il a reçu ses biens en cette vie, puisqu’il pensait que le bonheur qui passe constituait toute sa félicité. Les justes aussi peuvent posséder des biens ici-bas, mais sans qu’ils leur soient comptés à titre de récompense : ils aspirent à des biens meilleurs, c’est-à-dire éternels, et par suite, aucuns des biens présents ne paraissent de vrais biens à leurs yeux, à cause des saints désirs qui les enflamment. C’est pour cela que le prophète David, qui jouissait des richesses d’un royaume et de grands honneurs, tout en reconnaissant la nécessité de ces biens, désirait ardemment un seul et unique bien, lorsqu’il affirmait : «Pour moi, le bien, c’est d’être uni à Dieu.» (Ps 73, 28) Il faut ici remarquer ce qu’Abraham dit au riche : «Mon enfant, souviens-toi.» Voici qu’Abraham appelle son enfant celui qu’il ne délivre pourtant pas de son supplice, puisque les Pères croyants, prédécesseurs de ce peuple incroyant, considérant que beaucoup d’hommes se sont écartés de leur foi parmi le peuple, ne compatissent pas à leur sort et ne les arrachent pas à leurs tourments, bien qu’ils les reconnaissent comme leurs enfants par le sang. Le riche déclare, du milieu des tourments, qu’il a cinq frères, parce que l’orgueilleux peuple juif, déjà en grande partie condamné, sait que ses descendants laissés sur terre sont livrés à leurs cinq sens. Il désigne donc par le nombre cinq les frères qu’il a laissés sur terre, car se trouvant lui-même en enfer, il se désole que ses frères ne parviennent pas à la connaissance spirituelle, et il demande qu’on leur envoie Lazare. Et quand on lui dit qu’ils ont Moïse et les prophètes, il réplique: «Ils ne croiront pas à moins que quelqu’un ne ressuscite d’entre les morts.» Abraham lui répond aussitôt : «S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, quand bien même quelqu’un ressusciterait des morts, ils ne le croiraient pas.» La Vérité n’affirme-t-elle pas au sujet de Moïse : «Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit.» (Jn 5, 46). Ce qu’Abraham répond s’est donc accompli depuis. En effet, le Seigneur est ressuscité d’entre les morts, mais le peuple juif, qui n’avait pas voulu croire Moïse, a tout autant refusé de croire celui qui est ressuscité d’entre les morts. Et ayant refusé de comprendre spirituellement les paroles de Moïse, il n’a pas su reconnaître celui dont Moïse avait parlé. 3. Ces quelques mots, frères très chers, devraient nous suffire pour dégager les mystères de l’allégorie, et il nous faut maintenant passer à un examen plus approfondi des applications morales de ce récit. «Il y avait un homme riche qui s’habillait de pourpre et de lin fin, et qui festoyait chaque jour de façon splendide. Et il y avait un pauvre, nommé Lazare, qui était couché à sa porte, couvert d’ulcères.» Il en est qui s’imaginent que les préceptes de l’Ancien Testament sont plus sévères que ceux du Nouveau, mais ils se trompent évidemment, vu le peu de fondement de leur affirmation. Car l’Ancien Testament ne condamne pas l’avarice, mais seulement le vol (cf. Ex 20, 15), tandis que dans l’Evangile, on punit celui qui s’empare injustement de quelque chose en l’obligeant à le restituer au quadruple (cf. Lc 19, 8). Dans le présent passage, on blâme le mauvais riche, non pour avoir pris le bien d’autrui, mais pour ne pas lui avoir donné du sien. Et il n’est pas dit qu’il ait opprimé quelqu’un par la violence, mais qu’il s’est enorgueilli de sa fortune. Il faut donc considérer avec grande attention de quelle peine peut être frappé celui qui vole, si celui qui ne donne pas largement de ses biens est condamné à l’enfer. Que personne ne se sente en sécurité en disant : «Je ne prends pas le bien d’autrui, mais je me contente de jouir de biens honnêtement acquis.» Le riche, en effet, n’est pas puni pour avoir volé les biens d’autrui, mais parce qu’il s’est livré à un mauvais usage de ses propres biens. Il fut aussi envoyé en enfer pour d’autres raisons, comme de n’avoir pas gardé la crainte de Dieu au milieu de sa félicité, d’avoir fait servir ses biens à sa propre vanité, d’avoir fermé ses entrailles à tout sentiment de miséricorde, et de n’avoir pas voulu racheter ses péchés, alors que ses richesses lui en donnaient largement les moyens. Il en est qui s’imaginent que la recherche des vêtements fins et précieux n’est pas un péché; mais si ce n’était pas une faute, la parole de Dieu ne noterait pas avec tant d’insistance que le riche torturé en enfer avait été habillé de pourpre et de lin fin. On ne recherche jamais les vêtements élégants que par vanité, c’est-à-dire pour paraître plus respectable aux yeux des autres. La vaine gloire est bien l’unique motif qui fait rechercher des vêtements coûteux, puisque personne ne voudrait s’en habiller s’il ne pouvait être vu des autres. Cette faute nous est encore mieux démontrée par l’exemple inverse, car si la pauvreté dans l’habillement n’était pas une vertu, l’évangéliste n’indiquerait pas avec insistance que Jean-Baptiste était vêtu de poil de chameau (cf. Mt 3, 4). Il nous faut prêter une attention particulière à l’ordre dans lequel la Vérité nous parle du riche orgueilleux et de l’humble pauvre. Jésus nous dit en effet : «Il y avait un homme riche», et il ajoute aussitôt : «Et il y avait un pauvre, nommé Lazare.» Le nom des riches est ordinairement plus connu parmi le peuple que celui des pauvres. Que signifie donc le fait que le Seigneur, parlant d’un pauvre et d’un riche, donne le nom du pauvre et non celui du riche? C’est que Dieu connaît les humbles et les approuve, tandis qu’il veut ignorer les orgueilleux. C’est pourquoi, au dernier jour, il déclarera à ceux qui tirent vanité de la puissance de leurs miracles : «Je ne sais d’où vous êtes; éloignez-vous de moi, artisans d’iniquité.» (Mt 7, 23). Il affirme au contraire à Moïse : «Je t’ai connu par ton nom.» (Ex 33, 17). Le Seigneur appelle donc le riche «un homme», et le pauvre «un pauvre, nommé Lazare». C’est comme s’il disait clairement : «Je connais le pauvre, qui est humble; je ne connais pas le riche, qui est orgueilleux. Je connais le premier, car je l’approuve; j’ignore le second, car mon jugement le réprouve.» 4. Nous devons aussi méditer avec quelle sagesse et quelle prévoyance notre Créateur ordonne toutes ses oeuvres : il ne dispose pas un fait en vue d’un seul autre fait. Le pauvre Lazare, couvert d’ulcères, est couché devant la porte du riche. Or, par ce seul fait, le Seigneur accomplit deux jugements distincts : le riche aurait pu avoir quelque excuse si ce pauvre Lazare à la peau ulcérée n’avait pas été couché devant sa porte, mais s’était trouvé plus loin, et que sa misère n’avait pas importuné ses yeux; et le pauvre ulcéreux aurait été moins tenté en son âme si le riche avait été loin de ses yeux. Mais Dieu, en plaçant le pauvre ulcéreux juste devant la porte du riche rassasié de plaisirs, fournit à la fois, en ce seul et même fait, un surcroît de condamnation au riche qui demeure sans pitié à la vue du pauvre, et un supplément d’épreuve au pauvre tenté chaque jour par la vue du riche. Vous vous doutez quelles terribles tentations devait subir en ses pensées ce pauvre assailli d’ulcères de toutes parts! Il manquait de pain et il était malade; or il avait sous les yeux ce riche qui possédait une bonne santé et jouissait des plaisirs de la vie. En proie aux douleurs et au froid, il voyait le riche se réjouir et se vêtir de pourpre et de lin fin. Il était réduit à rien par ses plaies, et le riche regorgeait de tous les biens. Il manquait de tout, et le riche ne voulait rien donner. Pensons-nous, mes frères, au tumulte des tentations qui devait alors s’élever dans le coeur du pauvre? La pauvreté n’aurait-elle pas été pour lui une épreuve suffisante, sans que vienne s’y joindre la maladie? Et à l’inverse, la maladie n’aurait-elle pu suffire, même sans ce dénuement matériel? Mais la pauvreté et la maladie se liguaient pour mieux anéantir le pauvre et pour ainsi mieux l’éprouver. Le pauvre voyait en outre que lorsque le riche se montrait en public, une foule de flatteurs venaient lui faire la cour, alors que lui, personne ne le visitait dans son infirmité et sa misère. Les chiens peuvent témoigner que personne ne lui rendait visite, puisqu’ils avaient toute liberté de lécher ses plaies. En un seul fait, le Dieu tout-puissant a donc fait paraître deux jugements, car en permettant que le pauvre Lazare soit couché à la porte du riche, il fit en sorte à la fois que le riche sans charité en accrût son châtiment et que le pauvre, tenté, en augmentât sa récompense. Le riche voyait chaque jour le pauvre sans avoir pitié de lui; et le pauvre devait subir la vue du riche, qui lui valait un surcroît d’épreuve. En bas, il y avait deux coeurs, mais en haut, un seul *Dieu+ pour les scruter, qui préparait l’un à la gloire en le tentant, et attendait le moment de châtier l’autre en le supportant. 5. Le texte poursuit en effet : «Or il arriva que le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra dans l’enfer.» Ce riche, qui n’avait pas voulu secourir le pauvre Lazare en cette vie, se mit à rechercher sa protection quand il se vit livré au supplice. Car voici la suite : «Il leva les yeux, tandis qu’il était en proie aux tourments, et il vit de loin Abraham, et Lazare en son sein, et il se mit à crier : ‹Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour m’en rafraîchir la langue, car je souffre cruellement dans ces flammes.›» Oh! comme Dieu est exact dans ses jugements! Et quelle rigueur il exerce dans la rétribution des bonnes et des mauvaises actions! Ne nous disait-on pas tout à l’heure que Lazare cherchait en cette vie à atteindre les miettes tombant de la table du riche, et que personne ne lui en donnait? Et l’on nous dit maintenant, quant au supplice du riche, qu’il désire que Lazare lui laisse tomber du bout du doigt une goutte d’eau dans la bouche. C’est là, mes frères, oui, c’est bien là qu’il faut juger quelle peut être la rigueur de la sévérité de Dieu. Ce riche, qui n’a pas voulu donner la moindre miette de son repas au pauvre couvert de plaies, se trouve réduit, une fois plongé en enfer, à demander ce qu’il y a de moindre. Car c’est une goutte d’eau qu’il implore, lui qui a refusé des miettes de pain. Mais il faut bien observer pourquoi ce riche plongé dans le feu demande qu’on lui rafraîchisse la langue. Il est habituel à la Sainte Ecriture d’affirmer une chose pour en insinuer une autre à travers ce qu’elle dit. Le Seigneur ne nous avait pas présenté tout à l’heure ce riche orgueilleux comme adonné au bavardage, mais comme mangeant avec excès. Il n’avait pas affirmé qu’il péchait par son bavardage, mais par une gourmandise accompagnée d’orgueil et d’égoïsme. Cependant, puisque les excès de bavardage sont habituels au cours des banquets, l’homme qu’on nous décrit ici-bas comme coupable de désordres de table, on nous affirme qu’en enfer, il est brûlé spécialement dans sa langue. Le premier péché commis par ceux qui s’adonnent aux désordres de la table est le bavardage, mais les danses frivoles en sont la suite normale. L’Ecriture Sainte témoigne bien que la danse est la suite normale de la gourmandise, lorsqu’elle dit : «Le peuple s’assit pour manger et pour boire, puis ils se levèrent pour danser.» (Ex 32, 6). Mais avant même que le corps ne se mette en mouvement pour la danse, la langue se met en mouvement pour les plaisanteries et les paroles oiseuses. Comment donc comprendre que le riche demande au milieu de ses tourments qu’on lui rafraîchisse la langue, sinon parce que sa langue brûle plus atrocement en juste punition de ses péchés les plus graves, commis par ses bavardages de table? 6. C’est avec une très grande crainte qu’il faut méditer la réponse d’Abraham : «Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu les biens pendant ta vie, et Lazare pareillement les maux. Maintenant, il est ici consolé, et toi, tu souffres.» Nous devons plutôt être épouvantés de ces paroles, mes frères, que de nous soucier de les expliquer. Car si vous avez reçu quelques biens extérieurs en ce monde, c’est ce don lui-même, si j’ose dire, que vous devez redouter, de peur qu’il ne vous ait été donné en récompense de certaines de vos actions, et que le Juge qui vous paie en retour ici-bas par ces biens extérieurs ne vous prive de toute rétribution en biens intérieurs, ou de peur que l’honneur ou les richesses d’ici-bas ne soient pas pour vous un encouragement à la vertu, mais le salaire de votre travail. Voici en effet qu’en disant : «Tu as reçu les biens pendant ta vie», Abraham indique que même ce mauvais riche avait en lui quelque chose de bon, qui lui a mérité des biens en ce monde. Et quand il dit, à l’inverse, que Lazare a reçu les maux, il montre clairement que même Lazare avait en lui quelque chose de mauvais, qu’il a dû expier. Mais le feu de la misère a effacé les mauvaises actions de Lazare, alors que le bonheur de cette vie transitoire récompensait les bonnes actions du riche. La pauvreté a affligé et purifié le premier, tandis que la richesse récompensait et réprouvait le second. Si donc, mes frères, vous possédez du bien en ce monde, lorsque vous vous rappelez vos bonnes actions, ayez grande crainte à leur sujet : redoutez que le bonheur qui vous a été accordé ne soit la récompense de ces bonnes actions. Et quand vous voyez des pauvres commettre tel ou tel acte répréhensible, n’en concevez pas pour eux du mépris, ne désespérez pas, car la fournaise de la pauvreté peut suffire à les purifier de s’être rendus coupables de débordements assez infimes. Soyez au contraire pleins d’appréhension pour vous-mêmes, puisque certains voient suivre leurs mauvaises actions d’une vie de bonheur. Quant à ces pauvres, considérez bien que la misère est pour eux une maîtresse : elle crucifie leur vie pour en rectifier l’orientation. 7. Le texte poursuit : «De plus, entre nous et vous, il y a un grand abîme, en sorte que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent pas, et qu’il soit impossible de traverser de là-bas jusqu’à nous.» Il faut ici bien nous demander comment on peut dire : «Ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le peuvent pas.» Il n’est pas douteux, en effet, que les âmes qui sont en enfer désirent passer au séjour des bienheureux. En revanche, en quel sens peut-on dire que ceux qui ont été reçus au séjour des bienheureux veulent passer chez ceux qui sont torturés en enfer? Mais de même que les réprouvés désirent passer chez les élus, c’est-à-dire échapper au tourment de leurs supplices, les justes ont à coeur d’aller exercer leur miséricorde auprès des âmes tourmentées et plongées dans les tortures, et ils veulent les libérer. Cependant, les bienheureux qui veulent passer de leur séjour chez les âmes tourmentées et plongées dans les tortures, ne le peuvent pas. Car si les âmes des justes sont portées à la miséricorde par leur bonté naturelle, une fois qu’elles sont unies à la justice de leur Créateur, elles sont dotées d’une si grande rectitude de jugement qu’elles n’éprouvent plus aucune compassion pour les réprouvés. Elles s’accordent pleinement avec le Juge auquel elles adhèrent, et même la miséricorde ne leur permet plus de condescendre au sort de ces âmes qu’elles ne peuvent délivrer. Elles s’en voient alors d’autant plus étrangères qu’elles comprennent mieux que leur Créateur, qu’elles aiment, a rejeté ces âmes. Les méchants ne peuvent donc passer au sort des bienheureux, puisqu’ils sont liés par une damnation éternelle, ni les justes passer chez les réprouvés, car rectifiés en leur jugement, ils n’éprouvent plus pour eux aucune compassion. 8. Le riche plongé dans les flammes ayant vu s’évanouir toute espérance pour lui-même, son âme revient aux proches qu’il a laissés derrière lui. Il arrive en effet que le châtiment enduré vienne apprendre la charité aux réprouvés — bien en vain, hélas! Et les voilà qui s’animent d’un amour spirituel jusque pour leur famille, alors qu’ici-bas, ils ne s’aimaient même pas eux-mêmes, puisqu’ils aimaient leurs péchés. Aussi le texte ajoute-t-il : «Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, où j’ai cinq frères, pour leur attester ces choses, de peur qu’ils ne viennent, eux aussi, dans ce lieu de tourments.» Il nous faut remarquer ici tout ce qui contribue à accroître les tourments du riche plongé dans les flammes. Car la connaissance et la mémoire lui demeurent pour augmenter son châtiment. Ainsi connaît-il Lazare, qu’il a méprisé, et se souvient-il de ses frères, qu’il a quittés. La punition qu’il mérite vis-à-vis du pauvre ne serait pas complète s’il ne savait que le pauvre jouit de sa récompense. Et la peine qu’il souffre dans le feu ne serait pas non plus complète s’il ne craignait aussi pour les siens ce qu’il souffre lui-même. Pour l’augmentation de leur punition, les pécheurs voient ainsi, au milieu de leurs supplices, la gloire de ceux qu’ils ont méprisés, mais ils sont encore tourmentés par le châtiment de ceux qu’ils ont aimés en vain. Soyons bien assurés que les damnés aperçoivent certains justes dans leur repos dès avant le jugement dernier, afin que les voyant dans la joie, ils soient non seulement torturés par leur propre supplice, mais aussi par le bonheur des justes. Quant aux justes, ils ont toujours le supplice des pécheurs sous les yeux, pour que leur joie s’accroisse encore de la vue du mal dont les a préservés la miséricorde divine. Ils rendent d’autant plus grâces à leur Libérateur qu’ils voient en d’autres ce qu’ils auraient pu souffrir s’ils avaient été abandonnés. Le spectacle de la punition des réprouvés n’assombrit pas dans l’âme des justes la clarté si brillante de leur béatitude : une telle vue ne pourra en aucune manière diminuer la joie des bienheureux, puisqu’il n’y aura plus là-haut de compassion pour le malheur. Pourquoi s’étonner que la joie des justes se trouve rehaussée par la vue des tourments des pécheurs? Le fond noir ne rend-il pas plus éclatant le blanc ou le rouge de la peinture? Pour les bons, comme je l’ai dit, quel accroissement de joie quand ils voient se déployer sous leurs yeux les maux des damnés, auxquels ils ont échappé! Et bien que les joies du Ciel suffisent tout à fait à leur bonheur, il ne fait pourtant aucun doute qu’ils voient continuellement les peines des réprouvés : ils contemplent la gloire de leur Créateur, aussi peuvent-ils voir tout ce qui s’accomplit dans la créature. 9. Au riche lui demandant d’envoyer Lazare, Abraham répond aussitôt : «Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent.» Mais ce riche, qui avait lui-même méprisé les paroles de son Dieu, ne croyait pas que ses héritiers voudraient les écouter plus que lui. C’est pourquoi il répond : «Non, mon père; mais si quelqu’un des morts va les trouver, ils le croiront.» Et Abraham de lui répondre avec beaucoup de vérité : «S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, quand bien même quelqu’un ressusciterait des morts, ils ne le croiraient pas.» En effet, ceux qui méprisent les paroles de la Loi accompliront d’autant plus difficilement les préceptes du Rédempteur ressuscité des morts que ces préceptes sont plus exigeants. Car ce à quoi la Loi nous engage est bien moindre que ce que nous commande le Seigneur. La Loi prescrit de donner la dîme, et notre Rédempteur commande à ceux qui veulent être parfaits de tout laisser. La Loi interdit les péchés de la chair, et notre Rédempteur condamne aussi les mauvaises pensées (cf. Mt 5,28). «S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, quand bien même quelqu’un ressusciterait des morts, ils ne le croiraient pas.» En effet, comment ceux qui négligent d’accomplir les préceptes bien inférieurs de la Loi trouveraient-ils la force d’obéir aux commandements plus élevés de notre Sauveur? Et c’est, sans aucun doute, refuser de croire en lui que de ne pas vouloir accomplir ses paroles.Nous en avons dit assez pour commenter ce récit. 10. Mais vous, mes frères, qui savez de quel repos a joui Lazare et de quelle punition le riche a été frappé, montrez-vous avisés : cherchez-vous des intercesseurs pour vos fautes et procurez-vous des avocats pour le jour du jugement en la personne des pauvres. Car vous avez maintenant des Lazare en abondance; ils sont là, gisant devant vos portes, et ils ont besoin de ce qui tombe chaque jour de la table dont vous vous relevez rassasiés. Les paroles du texte sacré doivent nous apprendre à accomplir les commandements de l’amour. Tous les jours, nous trouverons des Lazare, si nous les cherchons. Tous les jours, nous en rencontrerons même sans les rechercher. Voici que les pauvres viennent nous importuner de leurs demandes, mais demain, ce sont eux qui intercéderont pour nous. N’est-ce pas bien plutôt nous qui devrions leur demander? Et c’est pourtant à nous qu’on demande. Considérez si nous devons refuser ce qu’on nous réclame, quand ce sont nos futurs avocats qui nous le réclament. Ne laissez donc pas s’écouler en pure perte le temps de la miséricorde, ne négligez pas les remèdes qui vous sont donnés. Pensez au supplice avant que l’heure n’en soit venue. Lorsque vous voyez en ce monde de pauvres miséreux, ne les méprisez pas, même si vous croyez découvrir en eux quelque chose à reprendre, car ceux qui souffrent de quelque faiblesse morale peuvent fort bien guérir par les remèdes de la pauvreté. Si vous rencontrez en eux quelque chose de vraiment blâmable, faites-le servir, si vous le voulez bien, à votre plus grande récompense; tirez de leurs vices mêmes des occasions d’accroître votre charité, en leur donnant à la fois le pain et la parole : le pain qui restaure, et la parole qui corrige. Qu’ils reçoivent ainsi de vous deux aliments là où ils n’en cherchaient qu’un : que la nourriture les rassasie au-dehors, et la parole au-dedans. Par conséquent, si un pauvre paraît mériter des reproches, il faut l’avertir, non le mépriser. Et si l’on n’a rien à lui reprocher, il a droit à toute notre vénération, puisqu’il sera un jour notre intercesseur. Il est vrai que nous voyons bien des pauvres, et que nous ne pouvons connaître les mérites de chacun. Il nous faut donc tous les respecter : il t’est d’autant plus nécessaire de te montrer humble avec tous que tu ignores lequel d’entre eux est le Christ. 11. Je vais vous raconter un fait que mon frère prêtre, Speciosus, qui se trouve ici, a bien connu. A l’époque où je suis entré au monastère, une vieille femme nommée Redempta, qui portait l’habit monastique, demeurait dans notre ville près de l’église de la bienheureuse Marie toujours Vierge. Elle avait été disciple de cette Herundo, femme très vertueuse qui, dit-on, avait mené la vie érémitique sur les monts de Préneste. Redempta avait deux disciples, religieuses comme elle : l’une nommée Romula, et une autre encore en vie, que je connais de vue, mais dont le nom m’échappe. Ces trois femmes menaient dans un même logis une vie riche en vertus, mais pauvre en biens terrestres. Cette Romula dont j’ai parlé devançait par les grands mérites de sa vie sa compagne que j’ai mentionnée. Elle était d’une patience admirable, d’une très grande obéissance; elle savait imposer le silence à sa bouche, et mettait beaucoup de zèle à s’adonner à une prière continuelle. Mais ceux que les hommes jugent déjà parfaits ont encore souvent quelques défauts aux yeux du céleste Artisan. N’en est-il pas de même quand nous, profanes en la matière, voyons des statues encore inachevées et les admirons comme déjà parfaites, alors que l’artiste, lui, les examine et les retouche encore, sans que les éloges entendus le fassent cesser de les retravailler pour les améliorer? Voilà pourquoi cette Romula dont j’ai parlé fut frappée de la maladie que les médecins appellent d’un nom grec «paralysie». Bien des années, elle dut rester au lit, ayant perdu l’usage de presque tous ses membres. Mais ces épreuves ne purent susciter en elle d’impatience. Ce qui causait du tort à ses membres était tout au bénéfice de ses vertus, car elle s’adonnait avec d’autant plus de zèle à la prière qu’elle ne pouvait plus rien faire d’autre. Une nuit, elle appela cette Redempta dont j’ai parlé, et qui montrait la même attention pour ses deux disciples que si elles avaient été ses filles : «Mère, venez! Mère, venez!» Aussitôt, Redempta se leva, de même que l’autre disciple. C’est grâce à leur double témoignage que ces faits furent connus de nombreuses autres personnes, et que je les ai moi-même appris dès cette époque. Au milieu de la nuit, comme les deux femmes entouraient le lit de la malade, une lumière céleste emplit soudain toute la cellule. Sa splendeur jaillit avec un tel éclat que leur coeur fut saisi d’une terreur indicible; tout leur corps, comme elles l’ont dit par la suite, devint raide, et elles restèrent figées de stupeur. Elles commencèrent à entendre un bruit semblable à celui d’une grande multitude qui entrait; la porte de la cellule était ébranlée comme si elle était bousculée par cette foule qui entrait. Elles percevaient, comme elles l’ont dit, cette multitude de gens qui pénétraient, mais elles ne voyaient rien, à cause de leur terreur et de la lumière excessive. La crainte leur faisait baisser les yeux, et l’intensité de la lumière les éblouissait. Celle-ci fut aussitôt accompagnée d’un parfum merveilleux, dont la suavité réconforta leurs âmes terrifiées par le rayonnement de la lumière. Mais comme la clarté était d’un éclat impossible à supporter, Romula, d’une voix bien douce, se mit à rassurer Redempta, sa maîtresse spirituelle, qui tremblait auprès d’elle : «Ne craignez pas, ma mère, je ne meurs pas tout de suite.» Et pendant qu’elle répétait ces paroles, la lumière qui avait envahi la pièce s’atténua peu à peu, mais la bonne odeur qui l’avait suivie subsista. Le lendemain et le surlendemain passèrent sans que disparût l’odeur du parfum répandu. La quatrième nuit, Romula appela de nouveau sa maîtresse. Quand celle-ci fut venue, elle lui demanda le viatique, qu’elle reçut. Or, comme Redempta et son autre disciple étaient encore près du lit de la malade, voici que se trouvèrent tout à coup sur la place devant la porte de la cellule deux choeurs qui psalmodiaient. Selon ce qu’elles en ont dit ensuite, elles reconnaissaient des voix d’hommes et de femmes : les hommes chantaient les psaumes, et les femmes leur répondaient. Et tandis qu’on célébrait ces obsèques célestes devant la cellule, l’âme sainte fut délivrée des liens de la chair. Elle fut conduite au Ciel, et à mesure que les choeurs qui psalmodiaient s’élevaient, la psalmodie se faisait de moins en moins distincte, jusqu’à ce que son chuchotement s’estompe dans le lointain en même temps que le parfum suave. 12. Aussi longtemps que Romula a vécu en ce corps, qui lui aurait donc rendu honneur? Tout le monde la considérait sans mérite, et tous la méprisaient. Qui l’aurait jugée digne d’une visite? Qui se serait soucié d’aller la voir? Mais dans le fumier se cachait la perle de Dieu. Ce fumier dont je parle, mes frères, c’est son corps en tant que voué à la corruption; c’est aussi l’ignominie de sa pauvreté. Mais la perle cachée dans le fumier en a été tirée ; elle est devenue un ornement pour le Roi céleste ; et la voilà qui brille parmi les citoyens du Ciel, la voilà qui étincelle parmi les pierres de feu du diadème éternel. O vous qui êtes riches en ce monde, soit que vous croyiez l’être, soit que vous le soyez réellement, faites, si vous le pouvez, la comparaison de vos fausses richesses avec les vraies richesses de Romula. Vous ne possédez sur le chemin du monde que des choses qu’il vous faudra quitter ; elle, elle n’a rien recherché sur cette route, et elle a tout trouvé à l’arrivée. Vous menez une vie joyeuse, mais vous redoutez une triste mort ; elle, elle a supporté une triste vie, mais elle est parvenue à une mort joyeuse. Vous cherchez à plaire aux hommes en ce monde ; elle, elle est restée ignorée des hommes, mais elle a trouvé l’amitié des choeurs angéliques. Apprenez donc, mes frères, à mépriser tout ce qui est éphémère, apprenez à dédaigner l’honneur transitoire pour n’aimer que la gloire éternelle. Honorez les pauvres que vous avez sous les yeux. Vous les voyez au-dehors méprisés en ce siècle : considérez-les au-dedans comme les amis de Dieu. Partagez avec eux ce que vous avez, pour qu’ils daignent un jour partager avec vous ce qu’ils ont. Méditez ces paroles sorties de la bouche du Maître des nations : «Que votre superflu vienne suppléer en la circonstance à leur pénurie, afin que pareillement leur superflu pourvoie à votre pénurie.» (2 Co 8, 14). Méditez aussi le mot de la Vérité en personne : «Toutes les fois que vous l’avez fait à l’un des plus petits d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.» (Mt 25, 40). Pourquoi mettre si peu d’entrain à donner? Ce que vous accordez au malheureux qui gît à terre, n’est-ce pas à celui qui siège dans les cieux que vous l’offrez? Que le Dieu tout-puissant, qui parle à vos oreilles par ma bouche, daigne parler lui-même à vos âmes, lui qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.