[0] EPITAPHE POUR LA REINE FLACILLE [1] Le dispensateur fidèle et prudent (je commence par les paroles mêmes qu’on nous a lues dans le saint Evangile), le dispensateur que le Seigneur a établi à la tête de cette famille pour donner la nourriture à ceux qui lui sont confiés m’avait ordonné, et pour de justes motifs, de contenir ma voix et de garder le silence, voulant dignement honorer par là le deuil d’une si grande perte, aussi j’ignore pourquoi il rend aujourd’hui la parole à l’Eglise, enfreignant lui-même la défense qu’il avait faite de parler. Toutefois, si dans bien des circonstances j’ai béni la sagesse de ce chef, je l’ai surtout admirée lorsque, sous l’impression de la perte que nous déplorons, il nous a ordonné le silence, car le silence me paraît être un remède pour ceux qui pleurent. En effet, c’est par lui, c’est par le recueillement profond, qu’après s’être quelque temps abandonnée à sa douleur, l’âme sent diminuer les chagrins qui la déchiraient et la rendaient inconsolable. Si vous parlez à l’âme abattue par quelque malheur, sa douleur devient plus difficile à calmer, aigrie qu’elle est par ses pénibles souvenirs, comme une plaie qu’envenimeraient des épines. Aussi, excusez ma hardiesse ; pardonnez-moi de m’écarter un peu de l’opinion de notre pasteur suprême, je crois qu’il aurait mieux valu peut-être persévérer encore quelques jours dans notre silence, de peur qu’en rappelant notre malheur, ce discours n’augmente nos pénibles regrets. Car, dans ce court intervalle, le coeur n’a pu s’accoutumer à ce douloureux souvenir. Ce coup terrible est encore trop récent ; peut-être le sera-t-il toujours ainsi pour nous ; notre âme est encore péniblement agitée. Semblables à une mer troublée par la tempête et bouleversée dans ses plus profonds abîmes, nos pensées se raniment et s’aigrissent aux souvenirs du malheur. Lorsque l’âme est ballottée, pour ainsi dire, par cette tempête, comment la raison, devenue le jouet des flots, pourrait-elle suivre le vrai chemin ? [2] Mais il faut obéir à la voix qui m’a parlé, et je ne sais quelle forme donner à mon discours ; j’ai beau méditer profondément, je ne puis pénétrer le dessein de celui qui me commande. Veut-il que nous donnions quelque chose à la douleur, et que, par des paroles pathétiques, nous arrachions des larmes à l’assemblée ? Si un motif aussi louable le fait agir, je partage son avis ; car si nous aimons à nous livrer à la joie, si nous jouissons avec plaisir de la félicité, nous devons nous aussi nous conformer aux événements malheureux. C’est le conseil de l’Ecclésiaste : Il est, dit-il, un temps pour la joie ; il en est aussi un autre pour les larmes. Ces paroles nous apprennent qu’il faut toujours harmoniser notre âme avec notre position. La prospérité nous sourit-elle, la joie est de saison ; un malheur vient-il nous surprendre, il faut que la joie se convertisse en larmes ; car si le rire est le signe certain du contentement qui règne dans le coeur, la douleur ensevelie au fond de l’âme se montre aussi par les pleurs et les lamentations, et les larmes sont comme le sang des blessures de l’âme. C’est ce que nous apprend Salomon dans les Proverbes : Le coeur plein de joie a un visage souriant ; mais l’âme plongée dans la tristesse laisse empreint sur les traits un air de deuil et de chagrin. Il faut donc imprimer aux discours l’épanchement ou la contrainte suivant les affections du coeur. [3] Ah ! mes frères, si je pouvais trouver quelques-unes de ces paroles dont se servait le grand Jérémie pour déplorer les malheurs d’Israël, elles seraient plus justes dans cette circonstance que dans tous les malheurs dont l’antiquité nous a laissé le souvenir. Elles sont bien tristes et bien affligeantes, les calamités qui, d’après l’Ecriture, fondirent sur le malheureux Job. Mais faut-il comparer ces quelques revers d’une famille avec la perte immense que nous venons de faire ? Opposez même des désastres plus terribles et plus nombreux : des tremblements de terre, des guerres, des inondations, des précipices entrouverts, et tous ces fléaux seront peu de choses si nous les comparons aux malheurs présents. Pourquoi, mes frères ? C’est qu’une guerre n’est pas un fléau qui mette en danger tout l’univers, car, tandis qu’un peuple en subit toutes les horreurs, l’autre jouit des douceurs de la paix. Allons plus loin : supposez que la foudre est tombée, qu’elle a occasionné un violent incendie ; que les eaux se sont débordées et ont ravagé nos campagnes ; qu’un abîme s’est entrouvert et a englouti une portion du globe ; pensez-vous que ces catastrophes seraient plus terribles que le malheur qui vient de nous atteindre ; malheur qui afflige tout l’univers ? Ce n’est plus une cité, ce n’est plus une nation qui fait entendre ses gémissements, c’est l’univers entier ; aussi, pour l’exprimer, permettez-moi de faire entendre ces paroles que Nabuchodonosor emploie quand il appelle ses sujets : Je vous le dis donc, peuples, de quelque tribu et de quelque langue que vous soyez, et si j’osais ajouter quelque chose au langage du héraut assyrien pour donner plus de forme à ma voix, pour raconter plus haut la nouvelle de notre malheur, je m’écrierais comme sur un théâtre : cités, peuples, nations, océans parcourus par les vaisseaux, terres habitées par les hommes, et vous contrées soumises au sceptre de l’empire, et vous, peuples accourus de toutes les parties du monde, gémissez et pleurez de ce malheur, mêlez vos lamentations comme les voies d’un concert, et déplorez tous ensemble la perte que nous faisons. [4] Voulez-vous que j’essaie, mes frères, de vous faire voir la grandeur de notre infortune ? Dans le siècle où nous vivons, la nature sortie de ses bornes et franchissant les limites ordinaires, j’ai dit, la nature, il fallait dire le Maître de la nature, plaça dans un corps de femme un souffle de vie, et de cette réunion sont nés des exemples incomparables de vertus. Ce mélange de toutes les beautés du corps et de l’âme a produit une vie miraculeuse, incroyable, et tous les biens qui peuvent provenir d’une seule âme unie à un seul corps ; et pour que le bonheur de notre siècle fût plus exposé aux regards de toute la terre, cette femme fut élevée sur le plus beau trône du monde, afin que, semblable au soleil, elle éclairât l’univers entier de l’éclat de ses vertus, afin que, compagne de la vie et de l’autorité du prince placé par Dieu à la tête de l’Empire, elle contribuât au bonheur de ses sujets, et, comme le dit l’Ecriture, afin qu’elle l’aidât à faire des bonnes oeuvres. [5] S’agissait-il d’humanité, elle rivalisait avec lui, ou même le dépassait dans son empressement. C’était un penchant naturel qui les portait à faire le bonheur des hommes. Je puis citer à l’appui de mes paroles une foule d’actions que je prendrais toutes parmi celles qu’on racontait, et que répètent aujourd’hui les organes de la vérité. Voulez-vous que ce soit la piété ? l’un et l’autre la recherchaient avec la même ardeur. La prudence, la justice, ou quelque autre de ces vertus qui sont l’apanage des gens de bien ? Ah ! mes frères, toutes étaient l’objet de leur rivalité ! Chacun des deux l’emportait sur l’autre en bienfaits et en bonnes oeuvres, et cependant jamais l’un n’était inférieur à l’autre. Un amour mutuel, une aimable sympathie étaient le gage de leur union. En récompense de ses vertus, elle possédait un héros qui commande l’univers, et à son tour le prince estimait bien moins l’Empire de la terre et de la mer, et le souverain pouvoir, que le bonheur d’avoir trouvé une telle compagne ; le bonheur réciproque qu’ils se donnaient éclatait dans leurs regards toutes les fois qu’ils se rencontraient. L’un était tel qu’il nous paraît ; et qui pourrait nous montrer une beauté plus parfaite, beauté qui se serait perpétuée aussi brillante dans tous ses neveux ; celle de l’autre, on ne saurait la peindre avec des paroles, car il n’existe pas de portraits, il n’y a pas de tableaux, quel que soit l’art avec lequel ils aient été faits, qui ne soient au-dessous de ce modèle. [6] Voici ce qu’on en raconte partout ; mais écoutez ce qui va suivre, et de nouveau je dois m’écrier ici (pardonnez si je vais trop loin dans ma douleur) : O Thrace, nom que j’abhorre ! ô terre fatale ! nation fameuse des pervers ! jadis ravagée par le feu et l’invasion des barbares, et aujourd’hui devenue l’asile de celle dont la perte cause nos malheurs ! C’est toi qui nous enlèves les jours fortunés ; c’est toi dont la haine s’est déchaînée contre l’Empire ! C’est de là qu’est venue fondre sur nous cette catastrophe épouvantable ; c’est là qu’entraînés par la tempête et brisés contre les rochers, nous avons été précipités dans l’abîme de la tristesse et de la douleur ! Voyage maudit, d’où la princesse n’a pu revenir ! Ruisseaux amers ! plût à dieu qu’elle n’eût pas désiré vos ondes ! ô terre témoin de notre malheur, et qui pour ce motif as reçu ton nom de l’obscurité de la nuit ! car dans leur langue ils appellent cette contrée scotumin (ou ténèbres). C’est là que cette lumière s’est couverte de ténèbres, que cette splendeur s’est éteinte, et que l’éclat de ses vertus s’est couvert d’un voile éternel ! C’est là qu’elle a rendu son dernier soupir, cette femme, l’ornement de l’Empire et de la justice, le guide du monde, l’image de l’humanité. Que dis-je ? l’humanité en personne. Nous avons perdu en elle l’exemple et l’emblème parfait de l’amour conjugal, celle qui avait reçu en partage le sublime don de la continence, de la chasteté et de la pudeur ! Bien que son air fût majestueux, son accueil était facile, et sa bonté et son indulgence faisaient naître le respect ; la plus douce humilité, la modestie la plus parfaite, la pudeur la plus réservée, enfin un assemblage harmonieux de toutes les vertus, venaient encore rehausser tant de grâces. Voilà la princesse que nous pleurons, celle qui était si zélée pour la foi, celle que nous regardions tous comme l’appui de l’Eglise, l’ornement des autels, la richesse des pauvres, la main qui savait diriger toutes choses, celle enfin qui était comme l’asile des naufragés et des malheureux. [7] Pleurez, vierges ! veuves, lamentez-vous ; répandez des larmes, vous qui avez tout perdu, et apprenez à connaître ce que vous avez possédé maintenant qu’elle n’est plus. Mais pourquoi diviserais-je les regrets et assignerais-je les pleurs à telle ou telle portion du peuple ! Que tous les âges se lamentent et fassent sortir des abîmes de leurs coeurs les gémissements les plus profonds ! Et vous aussi, prêtres du Seigneur, répandez des larmes ! puisque la mort nous a ravi celle dont la présence était l’ornement du sanctuaire. Y aurait-il de la témérité à rappeler ici les paroles du Prophète : Pourquoi nous avez-vous repoussé, ô mon Dieu ? pourquoi votre fureur s’est-elle allumée contre les brebis de votre troupeau ? De quel péché portons-nous la peine pour recevoir ainsi désastres sur désastres ? C’est peut-être l’impiété et les nombreuses hérésies qui nous ont valu ces calamités ; remarquez, en effet, que de malheurs ont fondu sur nous dans un court espace de temps ? A peine échappés à une première catastrophe, nous ne respirions pas encore, nous n’avions pas encore essuyé nos larmes qu’un nouveau revers est venu nous atteindre ! Nous déplorions alors la perte d’une fleur, et maintenant c’est la branche qui l’a portée qui cause nos regrets ! Nous pleurions cette fleur dont la splendeur naissante faisait concevoir de si hautes espérances, et aujourd’hui nous pleurons celle que nous avons vue dans tout son éclat. Alors une espérance détruite nous arrachait des larmes ; maintenant le regret de celle qui nous a montré toutes les perfections nous rend inconsolables. [8] N’aurez-vous pas quelque indulgence pour moi, mes frères, si, au souvenir de cette grande perte, je m’égare et divague ! Peut-être, comme dit l’Apôtre, la créature elle-même a gémi à cause de ce malheur. Je vais vous rappeler les circonstances du convoi funèbre, et plusieurs, j’ose le croire, approuveront mes paroles. Revêtue d’un manteau d’or et de pourpre, l’impératrice était portée par la ville en litière ; autour d’elle s’empressait une foule composée de personnes de tout rang, de tout âge, accourues de toutes parts ! Tous, même les plus élevés en dignité, suivaient à pied le convoi. Vous vous souvenez encore comment le soleil voila ses rayons de nuages, comme pour ne point éclairer de sa brillante lumière la princesse, ainsi portée, non sur un char ou une voiture, parée des ornements royaux, escortée de satellites, mais enfermées dans un cercueil. Beauté cachée par de bien tristes vêtements ! spectacle déchirant et déplorable ! sujet de larmes pour tous ceux qui accouraient ! Elle était accueillie dans sa marche, non par des acclamations joyeuses, mais par les lamentations d’un peuple immense, tant d’étrangers que de citoyens. Alors aussi l’air fut triste, comme s’il eût été couvert d’un voile lugubre et enveloppé de ténèbres. Que dis-je, les nuages eux-mêmes, autant qu’il fut en eux, répandirent leurs pleurs, laissant tomber goutte à goutte sur ce deuil général une pluie semblable à une douce rosée. Ces prodiges sont-ils enfantés par la folie et par l’extravagance, et sont-ils indignes d’être rapportés ? Bien qu’arrivés pour une création, afin de signaler et de rendre à jamais mémorable une calamité si grande, ils n’ont pas été pour cela l’oeuvre d’une créature : c’est Dieu qui honorait ainsi la mort d’une sainte. Il nous le dit lui-même dans les livres saints : La mort des bien-aimés du Très-Haut est précieuse devant le Seigneur. [9] Pour moi, j’ai vu un spectacle plus extraordinaire, plus admirable ; j’ai vu deux espèces de pluies, l’une tombant du ciel, l’autre coulant des yeux vers la terre ; et celle qui tombait des yeux n’était pas moins abondante que celle des nuages. Sur tant de spectateurs, pas un dont l’oeil n’arrosât la terre de ses larmes. Mais ici nous allons contre la louable intention de notre chef, et nous nous éloignons peut-être d’autant plus que nous nous arrêtons trop longtemps sur un souvenir triste et déchirant ; peut-être nous demande-t-il des paroles de consolations plutôt que des souvenirs pénibles, et jusqu’à présent nous avons fait le contraire de ce qu’il fallait faire. J’imite ce médecin qui, s’engageant à traiter avec soin une blessure, non content de négliger le malade, lui fait encore souffrir des douleurs plus cruelles par l’emploi de certains remèdes dévorants. Aussi, puisque j’ai en quelque sorte rouvert les plaies du coeur, donnons à ce discours une autre forme, et que mes paroles soient comme un baume consolateur. C’est ainsi que l’entend la médecine de l’Evangile, qui mêle toujours l’huile à la nature excitante du vin. Je m’emparerai donc de ce baume précieux de l’Ecriture sainte, et, renonçant au langage que je vous ai fait entendre, j’essaierai de trouver des consolations dans ces pénibles souvenirs. Ecoutez, je vous en conjure, mes frères, écoutez avec recueillement ce discours, quand même, ce qui est loin de ma pensée, vous ne partageriez pas ma manière de voir. [10] Ce bien que nous regrettons vit encore ; il est plein de vie, il n’a point péri. Je reste même au-dessous de la vérité ; car non seulement il existe, mais il est encore supérieur à ce qu’il était avant. Vous cherchez l’impératrice ? sa demeure est un palais. Vous voulez, dites-vous, la voir de vos propres yeux ? Mais vous feriez d’inutiles efforts pour contempler votre reine. Autour d’elle veille une garde terrible, non point de ces guerriers armés de fer, mais d’anges qui portent un glaive de flamme dont nos yeux terrestres ne pourraient soutenir l’aspect. C’est dans ce mystérieux séjour qu’elle habite, et vous ne pourrez la voir que lorsque vous serez vous-mêmes resplendissants de beauté ; car il est impossible de pénétrer dans le sanctuaire de ce royaume avec l’enveloppe de la chair. Pensez-vous, mes frères, que cette vie charnelle soit préférable à cette demeure ? Ecoutez les conseils du divin apôtre qui a été initié aux sacrés mystères de ce royaume de gloire. Que dit-il de cette vie, en écrivant ces paroles que tout les monde devrait s’adresser : Misérable que je suis ! qui me délivrera de ce corps destiné à la mort ? Pourquoi ce langage ? Ah ! il sait que, dépouillés de la vie, nous serons bien plus heureux avec le Christ. Que dit encore le grand David, au milieu de toute sa splendeur ? Lui qui possédait en abondance tous les biens destinés aux plaisirs des hommes, n’est-il pas accablé de la vie ? n’appelle-t-il pas notre existence une prison ? ne dit-il pas en s’adressant au Seigneur : Retirez mon âme de sa prison ! N’est-il pas abattu sous ce fardeau ? Hélas, continue-t-il, pourquoi mon séjour dans cette maison étrangère est-il prolongé ? Ces saints personnages avaient appris à discerner le bien du mal ; mais aussi combien était supérieure à leurs yeux l’âme dépouillée de son corps ! Et vous, je vous le demande, que voyez-vous de bon dans la vie ? quels sont les biens qu’elle procure ? Je ne vous citerai point le prophète qui compare la chair au foin ; car, par cette comparaison, les misères de cette vie deviennent en quelque sorte belles et précieuses, le foin valant mieux que la chair, puisqu’il n’a dans sa nature rien de désagréable, tandis que notre chair est un réservoir d’odeur fétide, exhalant en corruptions tout ce qu’elle reçoit. Quel supplice pour nous d’avoir en tout temps à satisfaire aux besoins de notre existence matérielle ! Voyez cette constante et avide exigence de notre estomac, voyez quelles nécessités elle engendre chaque jour ? Si nous lui donnons parfois plus qu’il ne lui faut, plus même que nous ne lui destinions, vous le savez, mes frères, nous ne retirerons aucun avantage pour les jours suivants de cet espèce de surplus, il faudra encore recommencer. Semblables à ces animaux qu’on emploie à moudre le blé, nous sommes attachés à la roue de la vie, les yeux fermés, tournant toujours, et revenant sans cesse vers les mêmes besoins et les mêmes nécessités. Voulez-vous connaître ce mouvement circulaire que nous avons à parcourir ? c’est l’appétit, puis la satiété ; le sommeil, puis les veilles ; les repas, puis la digestion ; et chacun de ces états succédant forcément à l’autre, nous ne cessons jamais de tourner dans le cercle que lorsque nous sommes jetés hors du moulin. [11] C’est avec raison que Salomon nomme cette vie un tonneau percé, une maison étrangère ; car c’est bien une habitation étrangère, et non la nôtre, puisqu’il n’est point en notre pouvoir de l’habiter selon notre volonté et notre désir ; nous ignorons même comme nous y avons été introduits. Or vous comprendrez l’énigme du tonneau et notre existence terrestre, si vous examinez nos passions insatiables et nos désirs sans cesse renaissants. Voyez les hommes amasser avidement honneur, gloire, pouvoir et autres biens de cette espèce. Et cependant tous ces trésors se dissipent, ils ne restent point aux mains de celui qui les possède ; tourmenté sans cesse de la soif du pouvoir et des honneurs, c’est le tonneau de la cupidité qui n’est jamais rempli. Que vous dirai-je de la passion de l’or ? n’est-ce pas un véritable tonneau percé et sans fond ? Y verseriez-vous toutes les eaux de la mer, que (telle est sa nature) vous ne pourriez venir à bout de le remplir. Est-il donc si triste et si désolant pour nous que cette princesse ait échappé aux misères de ce monde, et que son âme, purifiée des souillures matérielles, ait passé (des jours de cette vie) à une vie immortelle et incorruptible ? Là point de fraudes, point de calomnies, et la flatterie et le mensonge y sont inconnus. Là point de passions ni d’inquiétudes, de craintes ni de confiance, de pauvreté ni de richesse, d’esclavage ni de domination ; point de cette inégalité d’ici-bas, et, comme le dit le prophète, la douleur, la tristesse et les gémissements ont fui de cette demeure. Et qu’y a-t-il pour remplacer ces misères ? Le bien-être, l’absence des maux et des souffrances ; le bonheur éternel, la fin de toutes les douleurs, la société des anges, les contemplations des merveilles invisibles, la vue de Dieu et une joie qui durera éternellement. [12] Pouvez-vous donc pleurer cette princesse, vous qui savez contre quelle existence elle a échangé la sienne ? Elle a laissé un royaume sur la terre pour en prendre un dans le ciel ; elle a déposé une couronne ornée de pierreries pour ceindre une couronne de gloire ; elle portait une robe de pourpre, et aujourd’hui elle est revêtue du Christ. Or c’est là un vêtement royal et vraiment précieux. La pourpre terrestre vient, dit-on, du sang d’un coquillage marin ; la pourpre céleste tire sa splendeur et son éclat du sang de Jésus-Christ. Voilà pour la différence et la supériorité des vêtements ? Voulez-vous savoir maintenant quelles sont ses jouissances ? Lisez l’Evangile : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père (dit le souverain Juge à ceux qui sont à sa droite); possédez le royaume qui vous a été préparé. Ce royaume, qui vous l’a préparé ? C’est vous-mêmes, ajoute-t-il, et comment ? J’avais faim, j’avais soif, j’étais voyageur, nu, infirme, dans une prison, et toutes les fois que vous avez soulagé une de ces misères, vous l’avez fait pour moi-même. Si l’on peut par ces moyens gagner le royaume des cieux, comptez, si vous pouvez, que d’hommes elle a couverts de vêtements, que de malheureux ont reçu des aliments de sa main ? que de prisonniers ont été, non seulement visités par elle, mais encore mis en liberté ? Et si visiter un prisonnier mérite le ciel, le délivrer de ses chaînes vaut bien une récompense plus grande, s’il pouvait exister quelque chose au-dessus de la royauté céleste. Et ce ne fut pas là son seul mérite dans ses oeuvres sur la terre ; elle a dépassé les prescriptions de la loi. Que d’hommes lui sont redevables du retour à la vie ! Je veux parler de ceux qui étaient morts devant les lois, ou condamnés à la peine capitale. Je lis dans vos regards le témoignage de mes paroles. Vous avez vu aux pieds des autels ce jeune homme (qui ne comptait plus sur la vie). Vous avez vu une femme désolée se lamenter sur la condamnation d’un frère ; mais n’avez-vous pas appris de la bouche de celui qui vous annonçait les grâces de l’Eglise comment, en mémoire de cette princesse, une sentence de mort avait été révoquée ? Et ce n’est pas tout : de quelle récompense jugerons-nous digne son humilité, que l’Ecriture préfère aux actions les plus éclatantes, même dans les hommes vertueux ? Tandis que compagne d’un grand prince, et à la tête d’un si vaste empire, elle voyait toutes les puissances s’abaisser devant elle, tandis que tant de nations soumises et tributaires l’entouraient avec amour, et la protégeaient de leurs troupes sur la terre et sur mer, elle resta inaccessible à l’orgueil, toujours attentive aux soins de son salut et étrangère aux biens de ce monde ; aussi jouit-elle de la béatitude céleste, à cause de l’abaissement de son coeur et de son humilité ; vertus devenues aujourd’hui sa véritable grandeur. [13] Je ne veux pas vous laisser ignorer les preuves qu’elle a données de son amour conjugal. Il lui fallait, quand les liens conjugaux furent rompus pour elle, partager les richesses immenses qu’elle possédait; Comment fit-elle le partage ? Il y avait trois enfants mâles (les enfants sont les principaux biens), elle les laissa auprès de leur père, pour que, sous sa tutelle, ils fussent conservés à l’Empire. Pour sa part, elle ne crut devoir garder qu’une fille. Voyez-vous de quelle candeur, de quelle équité, de quelle indulgence elle usa ? comment, dans le partage de choses si précieuses, elle accorda à son mari la plus forte portion ? Je termine, je n’ai plus qu’un seul fait, le plus important de tous, à vous faire connaître. La haine pour les idoles est commune à tous les partisans de la foi ; mais un mérite qui lui était propre, c’est qu’elle ne détestait pas moins l’hérésie arienne que le culte des idoles ; dans son jugement sain, dans sa piété bien entendue, elle pensait que placer la nature divine dans une créature, c’est abaisser son culte au niveau du culte de ceux qui adorent des idoles faites avec la matière. Car celui qui adore une créature, bien qu’au nom du Christ, est un idolâtre donnant le nom de Christ à une idole. Sachant que Dieu n’est point d’hier ni d’aujourd’hui, elle adorait une seule divinité représentée par le Père, le Fils et le Saint Esprit. Elle a vécu dans cette croyance, elle s’est fortifiée en elle, et c’est ainsi qu’elle l’a conservée jusqu’à son dernier soupir ; et c’est ainsi qu’elle a été présentée au sein d’Abraham, père de la foi, près des sources célestes dont les ondes ne coulent pas pour les infidèles, et à l’ombre de l’arbre de vie qui borde leurs rives. Nous aussi, mes frères, rendons-nous dignes de ces félicités par Jésus- Christ notre Seigneur. Et gloire à lui dans les siècles. Amen.