[0] EN L'HONNEUR DU GRAND BASILE, ÉVÊQUE DE CÉSARÉE DE CAPPADOCE - DISCOURS FUNÈBRE. [1] I. <1> Il devait donc, après nous avoir toujours proposé tant de sujets à traiter, le grand Basile, — car il était fier de mes discours plus qu'aucun orateur ne le fut jamais des siens, — s'offrir aujourd'hui en personne à nous, comme une très grande matière à exercice pour ceux qui s'adonnent aux discours. <2> Car j'estime que, si un orateur jaloux d'essayer son talent désirait l'apprécier à sa mesure en se proposant un sujet entre mille, comme font les peintres pour les tableaux qui servent de modèles, il écarterait seulement celui-ci, le trouvant au-dessus de l'éloquence, et choisirait dans les autres le premier ; <3> tant c'est un travail que l'éloge de cet homme, je ne dis pas pour nous qui sommes depuis longtemps dégagé de toute prétention, mais encore pour ceux-là dont l'éloquence est la vie, et qui n'ont qu'un seul et unique souci, celui de se distinguer dans ce genre de sujets ! C'est mon opinion sur ce point, et je crois qu'elle est parfaitement fondée. <4> D'un autre côté, je me demande pourquoi autre objet je pourrais faire appel à l'éloquence, si je n'en usais aujourd'hui, et par quel moyen je pourrais être plus agréable à moi-même, aux panégyristes de la vertu, et aux lettres elles-mêmes, qu'en admirant cet homme. Car pour moi ce sera un moyen convenable d'acquitter une dette : si un tribut est dû à ceux qui, entre autres mérites, ont eu celui de la parole, c'est la parole. <5> Ceux-là pourront trouver tout ensemble un plaisir et un encouragement à la vertu dans ce discours ; car je sais que faire l'éloge d'une chose, c'est en accroître évidemment la portée. Et pour les lettres mêmes, dans l'un et l'autre cas, la chose pourra aller bien : si elles approchent du mérite, elles auront manifesté leur puissance ; si elles demeurent beaucoup au-dessous, ce qui est inévitable dans l'éloge de celui-là, elles auront montré par le fait leur insuffisance, et que celui qui est loué est supérieur à la force de l'éloquence. [2] II. <1> Donc les raisons qui m'ont fait prendre la parole et m'ont engagé dans cette entreprise, les voilà. Si je l'aborde avec tant de retard et après tant de panégyristes qui ont prononcé son éloge en particulier et en public, que nul ne s'en étonne. Mais qu'elle pardonne cette âme divine et digne en tous points de mon respect, aujourd'hui comme hier. <2> Tout comme au temps où, étant avec nous, il redressait en moi bien des défauts, au nom des droits de l'amitié et d'une loi supérieure (je n'ai pas à rougir de parler ainsi, puisqu'il était, et pour tout le monde, une règle de vertu); ainsi, même élevé au-dessus de nous, il nous sera miséricordieux. Puissent pardonner aussi, ceux qui dans vos rangs sont les plus chauds panégyristes de cet homme, si toutefois il est quelqu'un qui soit plus chaud qu'un autre, et si au contraire ce n'est pas ici le seul point où tous font accorder leur estime, l'éloge de Basile. <3> Car ce n'est point par négligence que nous avons différé notre devoir. A Dieu ne plaise que nous ayons pu négliger à ce point les droits de la vertu ou ceux de l'amitié ! Ce n'est pas non plus par la pensée qu'à d'autres plutôt qu'à nous convenait cet éloge. Mais d'abord, j'hésitais devant ce discours (car on dira la vérité), avant d'avoir comme ceux qui s'approchent des choses saintes purifié ma voix et ma pensée. <4> Et puis, vous le savez sans doute et pourtant je vais vous le rappeler, dans l'intervalle nous avons eu à nous occuper de la vraie doctrine mise en péril, à la suite d'une heureuse violence et après avoir quitté le pays, peut-être en conformité avec Dieu, et non sans l'approbation de ce généreux défenseur de la vérité, qui n'avait d'autre aspiration que de prêcher la doctrine pieuse, salut du monde entier. <5> Quant aux choses du corps, peut-être ne dois-je même pas avoir l'audace d'en parler à un homme généreux et supérieur à son corps avant d'émigrer d'ici, et qui ne voulait pas que ces liens pussent porter atteinte aux biens de l'âme. Mais restons-en là dans cette justification. Je ne crois même pas qu'il nous soit nécessaire de la prolonger, puisque nous nous adressons à lui et à des hommes qui sont bien au courant de nos affaires. <6> Nous avons maintenant à aborder l'éloge, en mettant le Dieu même de celui-là en tête de ce discours, afin que les éloges ne soient pas un outrage à l'homme et que nous n'arrivions pas trop en retard sur les autres, bien que nous soyons tous également loin de lui, comme par rapport au ciel et aux rayons du soleil ceux qui les regardent. [3] III. <1> Si je le voyais tirer vanité de la naissance et des avantages de la naissance, ou de quelqu'une des choses tout à fait petites dont s'enorgueillissent les gens qui regardent par terre, il y aurait un nouveau catalogue de héros à vous faire voir. Que de traits nous pourrions emprunter à ses ancêtres pour les amasser sur lui ! Nous enlèverions même à l'histoire toute supériorité sur nous, et nous aurions du moins l'absolue supériorité d'emprunter notre illustration non pas aux fictions de la fable, mais à des faits seuls, et qui ont eu beaucoup de témoins. <2> Nombreux sont les récits que le Pont nous fournit du côté paternel, et nullement inférieurs aux merveilles que l'antiquité y rattache et qui remplissent entièrement et l'histoire et la poésie; nombreux aussi, ceux que nous offre mon pays que voici, la noble Cappadoce, non moins fertile en beaux jeunes gens qu'en beaux coursiers. Dès lors à la lignée du père nous pouvons opposer celle de la mère. Charges militaires, fonctions civiles, dignités à la cour des empereurs; et de plus, fortune, élévation du rang, honneurs publics, éclat de l'éloquence, qui en a eu davantage ou de plus grands? <4> Aussi nous, s'il nous était permis d'en parler à notre gré, nous tiendrions pour néant les Pélopides, les Cécropides, les Alcméonides, les Kacides, les Héraclides, et ceux que rien ne surpasse, qui n'ayant point de mérites personnels à proclamer au grand jour, se réfugient dans l'obscur, et rattachent leurs origines à des démons, à des dieux et à des mythes dont le côté le plus noble ne mérite pas créance et qui sont infâmes dans ce qu'ils ont de vrai. [4] IV. <1> Mais puisque nous avons à parler d'un homme qui estimait que c'est d'après l'homme qu'on juge la noblesse, et qui n'admettait point que, puisque les formes et les couleurs, les chevaux de race et les bêtes de rebut ne tirent leur prix que d'eux-mêmes, nous nous fassions peindre sous des traits pris au dehors, il y a une ou deux des qualités qu'il tenait de son origine, qui ne faisaient plus qu'un avec sa vie et dont il aimerait tout spécialement à entendre parler, que je vais vous dire, et puis j'en arriverai à lui. <2> Les familles et les individus ont chacun un trait caractéristique et une histoire, petite ou plus grande, semblable à un héritage paternel d'origine lointaine ou proche et qui se transmet à ceux qui suivent ; lui, dans l'une et l'autre lignée, c'est la piété qui est sa marque; c'est ce que va montrer maintenant le discours. [5] V. <1> Il y eut une persécution, la plus formidable et la plus terrible. Vous la connaissez, je parle de celle de Maximin, qui venu après plusieurs persécuteurs récents, les fit tous paraître humains par son débordement d'arrogance et ses prétentions à s'attacher l'empire de l'impiété. Mais il fut vaincu par beaucoup de nos athlètes qui luttèrent jusqu'à la mort, et tout près de la mort, épargnés assez pour survivre à la victoire et ne pas succomber à la lutte, et pour rester aux autres comme maîtres dans la vertu ; <2> témoins vivants, stèles animées, prédications muettes ; et avec tous ceux que l'on comptait, les aïeuls paternels de celui-ci, qui s'étaient exercés dans toutes les voies de la piété et à qui cette circonstance ajouta une belle couronne. Car ils s'étaient préparés et disposés de façon à subir volontiers toutes les épreuves pour lesquelles le Christ couronne ceux qui imitent le combat qu'il a livré pour nous. [6] VI. <1> Mais comme il fallait que leur lutte fût aussi conforme à la loi ; — or la loi du martyre, c'est de ne point aller de plein gré au-devant de la lutte, par ménagement pour les persécuteurs et les faibles, mais quand on y est de ne pas se dérober : car dans le premier cas c'est témérité et dans l'autre lâcheté, — ainsi, pour rendre hommage au législateur, que vont-ils imaginer? ou plutôt vers quel but les mène la Providence qui dirigeait tous leurs conseils? C'est dans une forêt des montagnes du Pont — et les forêts y sont nombreuses et profondes et des plus étendues — qu'ils vont se réfugier, n'ayant avec eux que très peu de gens pour aider à la fuite et veiller à la subsistance. <2> Que d'autres admirent la longueur du temps, car en tout leur exil dura, dit-on, jusqu'à la septième année environ, et un peu davantage; et ce qu'il y avait dans ce régime, pour des corps bien nés, de dur et d'étrange, comme il est vraisemblable, les incommodités du plein air avec le froid, le chaud, la pluie ; le désert sans amis et l'isolement et l'abandon ; et ce qu' il en résultait de souffrance pour des gens qu'un nombreux cortège comblait d'égards ; <3> pour moi, il y a quelque chose de plus grand que cela et plus admirable, que je m'en vais vous dire; et on ne sera pas incrédule, à moins de ne rien voir de grand dans les persécutions et les dangers encourus pour le Christ, par une erreur de pensée des plus dangereuses. [7] VII. <1> Ils souhaitaient aussi quelque chose pour le plaisir, ces nobles personnages, fatigués à la longue et rebutés de leur nécessaire. Et leur langage ne fut point celui des Israélites : ils n'étaient pas murmurants comme ceux-là, qui au désert étaient malheureux après la fuite d'Egypte, à la pensée que l'Egypte leur était meilleure que le désert, qu'elle leur fournissait avec une pleine profusion les marmites et les viandes, et toutes les autres choses qu'ils avaient laissées là ; les briques et le mortier, ils les comptaient pour rien alors à cause de leur aveuglement. Mais leur langage était différent, et combien plus pieux et plus confiant! <2> « Quoi d'invraisemblable, disaient-ils, à ce que le Dieu des miracles, celui qui a nourri magnifiquement dans le désert un peuple étranger et fugitif, au point de faire pleuvoir du pain et jaillir des oiseaux, et de le nourrir non seulement du nécessaire, mais même du superflu ; qui a divisé la mer, arrêté le soleil, refoulé un fleuve, — et ils ajoutaient toutes les autres choses qu'il avait faites ; car l'âme se plaît en des circonstances pareilles à se livrer à des récits et pour des miracles nombreux à chanter un hymne à Dieu —, quoi d'invraisemblable à ce que celui-là, concluaient-ils, nous nourrisse aussi aujourd'hui de délices, nous les athlètes de la piété ? <3> Bien des bêtes sauvages qui ont échappé aux tables des riches —- et nous en avions jadis nous aussi — se réfugient dans ces montagnes ; une foule d'oiseaux comestibles volent à souhait au-dessus de nous ; et qu'y a-t-il là qu'on ne puisse prendre à la chasse, rien qu'à le vouloir ? » <4> Ils disaient cela, et le gibier était là, mets spontané, repas sans fatigue : des cerfs, d'un point des collines apparus en troupes! combien grands ! combien gras! combien prêts pour regorgement ! Encore un peu — on eût pu le croire — ils regrettaient de n'avoir pas été appelés plus tôt. <5> On les attirait par des signes, et ils se laissaient mener. Qu'y avait-il pour les poursuivre ou les forcer? Personne. Quels cavaliers? Quelle espèce de chiens ? Quels aboiements, quels cris, quels jeunes gens pour occuper les issues, suivant les lois de la chasse? Ils étaient captifs d'une prière, d'une juste demande. Qui a vu un pareil butin, aujourd'hui ou n'importe quand ? [8] VIII. <1> Ô miracle ! ils étaient eux-mêmes arbitres de la chasse. Tout ce qui plaisait, il suffisait pour l'avoir d'un désir; tout ce qu'il y a de meilleur, la forêt le leur envoyait pour le second service. Les cuisiniers étaient improvisés, le festin préparé, les convives reconnaissants, car ils avaient déjà le prélude de leurs espérances dans le présent miracle : et de là, en vue de la lutte qui leur valait ces choses, ils sortaient plus ardents. Tels sont mes récits. <2> Mais toi, viens donc me citer tes chasseuses de cerfs, et les Orions et tes Actéons, ces chasseurs infortunés, toi mon persécuteur, toi qui admires les fables et la biche substituée à la vierge, si cela te fait autant d'honneur, à supposer que nous t'accordions que ces histoires ne sont pas de la fable! <3> Et la suite de ce récit, quel excès de honte ! Car à quoi bon la substitution, si elle ne sauve la vie à une vierge que pour lui enseigner à tuer des hôtes, et lui apprendre à rendre l'humanité par de l'inhumanité ? <4> C'est assez de ce trait pris isolément entre beaucoup et pour beaucoup, à mon avis. Et si je l'ai rapporté, ce n'est point dans le dessein d'ajouter à sa gloire : ni la mer n'a besoin des fleuves qui s'y versent, bien qu'il s'y en verse d'aussi nombreux et d'aussi grands qu'il est possible ; ni de ce qui puisse contribuer à sa gloire, celui qui est loué aujourd'hui. <5> Mais j'ai voulu montrer quels ont été ses ancêtres, quels modèles il eut sous les yeux et combien il les surpassa. S'il est grand pour les autres de recevoir de ses aïeux des titres de gloire, il fut plus grand pour lui d'en ajouter à ses aïeux en les tirant de sa personne, comme un courant qui remonte à sa source. [9] IX. <1> L'union des parents n'était pas moins grande dans l'estime commune de la vertu que dans les corps, et il y en a maintes preuves, notamment la nourriture des pauvres, l'hospitalité pour les étrangers, la purification de l'âme par l'austérité, le prélèvement de dîmes consacrées à Dieu, pratique qui n'avait pas encore beaucoup de zélateurs à cette époque et qui aujourd'hui a pris de l'extension et est mise en honneur grâce aux premiers exemples ; et le reste, tout ce que le Pont et la Cappadoce se partageaient et dont le bruit suffisait à remplir nombre d'oreilles; mais, à mon avis, la preuve la plus grande, la plus éclatante, c'est leur bonheur en enfants. <2> Des personnages qui ont à la fois beaucoup d'enfants et de beaux enfants, les fables peut-être en renferment; mais nous ici, c'est l'expérience qui nous les a fournis : tels par eux-mêmes, que même sans être pères de tels enfants, ils pourraient suffire à leur propre gloire ; et pères de tels enfants, que même s'ils n'avaient pas été aussi zélés pour la vertu, ils seraient supérieurs à tous par leur bonheur en enfants. <3> Qu'il y en ait un ou deux qu'on loue, on peut l'attribuer à leur naturel; mais la supériorité chez tous, évidemment c'est un éloge pour leurs éducateurs. Or c'est ce dont témoigne le nombre enviable des prêtres, des vierges, et de ceux qui dans le mariage se firent violence pour que leur union ne fût point un obstacle à une égale réputation de vertu, et qui estimaient que ce sont là questions de choix dans les carrières plutôt que dans la conduite. [10] X. <1> Qui ne connaît le père de celui-ci, Basile, nom grand partout, qui réalisa ses souhaits de père, sinon seul, du moins autant qu'homme du monde ? Supérieur à tous en vertu, il trouve dans son fils seul un obstacle à occuper le premier rang. Et Emmélie, appelée ce qu'elle devint ou devenue ce qu'elle fut appelée, la véritablement bien nommée du nom de l'harmonie, qui se montra entre les femmes, pour tout dire d'un mot, telle que lui parmi les hommes ? <2> En sorte que, s'il devait être asservi complètement à la nature, l'objet de cet éloge, pour être donné aux hommes comme un de ces anciens personnages accordés par Dieu pour le bien général, il convenait qu'il naquît de ceux-là plutôt que d'autres, et aussi que ce fût de lui plutôt que d'un autre qu'ils fussent nommés les parents ; et cette coïncidence se trouva heureusement réalisée. <3> Mais puisque les prémices de nos louanges ont été, pour obéir au précepte divin qui ordonne de rendre tout honneur aux parents, consacrées à ceux que nous avons mentionnés, hâtons-nous d'en arriver à lui-même, en disant seulement, parole qui pourra sembler vraie aussi, je pense, à tous ceux qui le connaissent, que c'est sa voix seule qu'il nous faudrait pour le louer. <4> Car il est tout à la fois un magnifique sujet d'éloge, et aussi le seul dont l'éloquence soit à la hauteur de ce sujet. La beauté, la force, la taille, où je vois la foule se complaire, nous les laisserons à ceux qui s'y intéressent. Ce n'est pas que là encore Basile eût été inférieur à aucun de ces petits esprits, empressés autour de leur corps, tant qu'il resta jeune et qu'il n'eut pas encore dompté sa chair par la philosophie. <5> Mais je ne veux pas avoir le sort des athlètes inexpérimentés qui épuisent leurs forces en luttant à l'aventure et sans utilité, et qu'on trouve impuissants au moment opportun, à celui qui décide de la victoire, de la couronne et de la proclamation. Et ce que je pense pouvoir dire, sans paraître prolixe ni jeter ce discours hors de son but, c'est ce dont je ferai l'objet de mon éloge. [11] XI. <1> Je crois que tous les hommes de sens conviennent que l'éducation, parmi nos biens, tient le premier rang; et non pas seulement la plus noble, la nôtre, qui dédaigne toutes les ambitieuses parures du discours, pour ne s'attacher qu'au salut et à la beauté de la pensée, mais aussi celle du dehors, que la plupart des chrétiens repoussent comme un piège, un danger, un obstacle qui nous rejette loin de Dieu, par erreur de jugement. <2> De même que le ciel, la terre, l'air et tout ce qu'ils renferment, pour être mal compris par des hommes qui à la place de Dieu honorent les créatures de Dieu, n'en sont pas pour cela à mépriser : au contraire nous y recueillons tout ce qu'ils offrent d'avantages pour la vie et pour l'utilité, el nous y évitons tout ce qui est dangereux, sans dresser en face du Créateur la créature, à l'imitation des insensés, mais des œuvres nous élevant à la connaissance de l'ouvrier (Sap., xiii, 5), et, comme dit le divin Apôtre, amenant au Christ toute pensée captive (II Cor., x, 5); <3> de même que dans le feu, dans la nourriture, dans le fer et dans le reste, nous savons qu'il n'y a rien en soi de souverainement utile ou nuisible, et que tout dépend de l'intention de ceux qui s'en servent : il n'y a pas jusqu'à des reptiles, qu'on ne mélange à des remèdes salutaires ; de même aussi nous prenons là tout ce qui peut nous porter à l'étude et à la contemplation ; mais tout ce qui conduit aux démons, à l'erreur, à l'abîme de perdition, nous le rejetons, sauf que même de ces choses nous tirons profit pour la piété, car du mal nous apprenons à tirer le bien, et de leur faiblesse nous faisons la force de notre doctrine. <4> Il ne faut donc pas mépriser la science parce que quelques-uns en jugent ainsi ; il faut plutôt considérer comme ignorants et sans culture les gens qui se comportent de la sorte, et qui voudraient voir tout le monde semblable à eux, pour que dans la masse leur cas fût inaperçu et que leur ignorance s'épargnât des reproches. Ce principe une fois posé et admis, allons, examinons ce qui concerne notre héros. [12] XII. <1> Dans le premier âge, c'est sous la direction de l'illustre père que le Pont se proposait alors comme maître de vertus pour tous, que dès les langes il reçoit une formation éminente et très pure, que le divin David a raison de nommer la formation au grand jour , par opposition à celle qui se donne la nuit. <2> C'est sous lui que, faisant aller de pair le progrès et l'ascension dans sa vie et dans son éloquence, ce prodige fait son éducation. Il n'a pas la gloire d'avoir eu un antre des montagnes de Thessalie comme officine de vertu ; ni un Centaure fanfaron, maître des héros de son temps ; il n'a pas appris de lui à abattre les lièvres, à courir le faon ou à chasser la biche ; à être très fort dans les choses de la guerre, à exceller au dressage des chevaux avec lui en même temps pour monture et pour maître ; il n'a pas eu des moelles de cerf et de lion, comme dans la fable, pour se nourrir. Mais on lui enseigne le cercle des sciences, on l'exerce à la piété ; pour parler en abrégé, ses études du début le mettent sur la voie de sa perfection future. <3> Ceux qui perfectionnent seulement soit leur vie, soit leur éloquence, et l'une à l'exclusion de l'autre, ne se distinguent en rien, il me semble, des borgnes, dont le désavantage est grand, mais la difformité plus grande dès qu'ils regardent ou qu'on les regarde. Mais ceux qui sous les deux rapports se font apprécier et ont de la dextérité, ceux-là sont des hommes accomplis et vivent avec la félicité de là-bas. <4> C'est l'heureuse destinée qui lui échut ; il puisa chez lui le modèle de la vertu, il n'eut qu'à y jeter les yeux pour être tout de suite excellent. Comme nous voyons les poulains et les veaux, dès leur naissance, sauter à côté de leur mère, ainsi de son côté il courait tout près de son père, avec une ardeur de poulain, et sans se laisser beaucoup devancer par les élans sublimes de sa vertu ; et si on préfère, cette ébauche laissait deviner la beauté de sa vertu future ; et avant l'âge de la perfection, il offrait déjà en lui une esquisse de la perfection. [13] XIII. <1> Comme c'était assez de l'instruction qu'on trouvait là, et qu'il lui fallait ne négliger aucune forme de la beauté et ne pas se laisser dépasser en diligence par l'abeille qui butine sur chaque fleur ce qu'elle a de plus utile, il se hâte d'arriver à la ville de Césarée pour en fréquenter les écoles; je parle de cette ville illustre et aussi la nôtre, puisqu'elle fut aussi de mon éloquence le guide et la maîtresse, qui n'est pas moins la métropole de l'éloquence que celle des villes qu'elle domine et qui sont soumises à son pouvoir; vouloir lui enlever sa suprématie dans l'éloquence ce serait la dépouiller de ce qu'elle a de plus beau et de plus légitime. <2> Les villes se glorifient chacune de gloires différentes, anciennes on modernes, cela dépend, je pense, de leurs annales ou de leurs monuments. Celle-ci, son signe distinctif c'est l'éloquence, comme sur les armes ou dans les pièces de théâtre, l'épisème. <3> Pour ce qui suit, qu'ils racontent eux-mêmes, ceux qui tout en instruisant l'homme à leur côté profitèrent de son instruction ; combien il était grand aux yeux de ses maîtres, combien grand aux yeux de ses camarades : égalant les uns, surpassant les autres dans tous les genres de science ; quelle gloire il sut en peu de temps se ménager auprès de tout le monde, les gens du peuple et les premiers de la ville, montrant une science supérieure à son âge et une inflexibilité de mœurs supérieure à sa science ; rhéteur entre les rhéteurs, même avant la chaire de conférencier; philosophe entre les philosophes, même avant les systèmes philosophiques ; et, chose plus grande, prêtre aux yeux des chrétiens, même avant la prêtrise. Tant il y avait d'unanimité à s'effacer devant lui en toute chose ! <4> Chez lui l'éloquence n'était que l'accessoire ; tout l'avantage qu'il y cherchât, c'était d'en faire l'auxiliaire de notre philosophie, d'autant que la puissance qu'elle renferme est nécessaire à la manifestation des idées; car ce n'est qu'un mouvement de paralytique qu'une idée sans expression. <5> Mais c'est la philosophie qui était son but, la séparation d'avec le monde, l'union avec Dieu, gagner par le moyen des biens d'en-bas ceux d'en-haut, et par les choses instables et qui s'écoulent acquérir les biens solides et qui demeurent. [14] XIV. <1> De là, à Byzance, capitale de l'Orient ; car elle était illustrée par des sophistes et des philosophes des plus accomplis, de qui en peu de temps il recueillit le plus solide, grâce à la promptitude et à l'ampleur de son esprit. De là, c'est vers la patrie de l'éloquence, vers Athènes qu'il est envoyé par Dieu et par une belle insatiabilité de savoir ; Athènes, vraiment dorée pour moi et dispensatrice de bienfaits, si elle le fut pour quelqu'un! <2> C'est elle qui m'a fait plus particulièrement connaître cet homme qui déjà ne m'était pas inconnu ; et en cherchant l'éloquence, je trouvai le bonheur. D'une manière différente, il m'arriva la même chose qu'à Saül (I Reg., ix, 3 suiv.) , qui cherchant les ânesses de son père trouva la royauté, et gagna un accessoire qui valait mieux que le principal. <3> Jusqu'ici notre discours a marché d'une allure aisée, et dans la voie unie, très facile et vraiment royale des éloges de ce héros. Mais désormais, je ne sais quel langage tenir ni où me tourner, car un obstacle s'oppose à nous dans ce discours. <4> D'une part je désire, arrivé à ce point du discours, profiter de l'occasion pour ajouter quelques faits qui me concernent à ce qui a été dit, et m'attarder un instant dans ce récit pour vous dire l'origine, l'occasion et le commencement de cette amitié, ou de cet accord de sentiments et de nature, pour parler plus exactement. <5> Car l'œil n'aime pas se détacher facilement des spectacles charmants, mais aime, si on l'en arrache par violence, s'y porter de nouveau ; ni l'éloquence n'aime se détacher des récits très agréables. D'autre part, j'ai peur de l'impertinence de mon entreprise. J'essaierai donc d'y procéder avec toute la réserve possible ; mais si mon amour me fait violence, on excusera un sentiment légitime entre tous les sentiments et qu'on n'ignore qu'à son détriment, du moins au jugement des gens d'esprit. [15] XV. <1> Nous appartenions à Athènes, après avoir, comme le courant d'un fleuve, été séparés au sortir d'une unique source natale pour aller par des chemins différents au-delà des frontières par amour du savoir, de nouveau réunis au même endroit, comme s'il y avait eu entente là où il n'y avait qu'impulsion divine. Moi, j'appartenais à Athènes depuis peu de temps; lui m'y suivit de près, attendu avec une impatience vive et manifeste. <2> Son nom était sur toutes les lèvres avant son arrivée, et chacun mettait de l'importance à s'emparer le premier de l'objet aimé. Et on ne saurait mieux faire que d'agrémenter ce discours en y ajoutant une petite anecdote, souvenir pour ceux qui savent, instruction pour ceux qui ignorent. <3> Il règne une sophistomanie à Athènes, dans la plus grande partie de la jeunesse et la moins sérieuse; et non pas seulement chez les jeunes gens sans naissance et sans nom, mais même chez les jeunes gens de famille et qui sont en vue ; car ils forment une masse confuse, à la fois jeune et impatiente du frein. <4> On peut remarquer la façon dont se comportent aux luttes de l'hippodrome les amateurs de chevaux ou de spectacles; ils bondissent, ils crient, ils envoient la poussière au ciel ; ils font le cocher de leur place, frappent l'air, frappent les chevaux avec les doigts en guise de fouet; ils attellent, attellent autrement ; et sans rien avoir à eux, ils ne se gênent pas pour échanger cochers, chevaux, écuries, stratèges ; et qui fait cela? Les pauvres souvent, les gens sans ressources et qui n'ont même pas de nourriture pour un seul jour. <5> C'est ainsi que les étudiants se comportent exactement à l'égard de leurs maîtres et des maîtres rivaux, faisant diligence pour croître en nombre et s'employer à les enrichir, et la chose ne va pas sans absurdité ni extravagance. <6> Ils assiègent villes, routes, ports, sommets des montagnes, plaines, déserts, sans omettre un seul point de l'Attique ou du reste de la Grèce, la plupart des habitants même, car ils les amènent par leurs cabales à prendre parti. [16] XVI. <1> Donc dès qu'il arrive un nouveau, et qu'il tombe aux mains qui s'en emparent — et il y tombe de force ou de gré — ils observent une coutume attique, et où le badinage s'unit au sérieux. Il commence par devenir l'hôte de l'un de ceux qui l'ont pris, un ami, un parent, un compatriote, un des experts en sophistique et des pourvoyeurs d'argent, et par là tenus en haute estime par ceux-là ; car il y va de leur salaire de tomber sur des hommes zélés. <2> Puis il est plaisanté par le premier venu ; leur intention, je pense, c'est de rabaisser les prétentions des nouveaux venus et de les réduire en leur pouvoir dès le début. Et on le plaisante, les uns avec plus d'insolence, les autres avec plus d'esprit, suivant le degré de rusticité ou d'élégance de chacun. <3> La chose, quand on l'ignore, effraie beaucoup par sa brutalité ; mais quand on est prévenu elle est pleine d'un charme aimable, car il y a plus de mise en scène que de réalité dans ces menaces. Puis en pompe, à travers l'agora, on le conduit au bain. <4> Voici le cortège. Placés en files, deux de front, à distance, ceux qui se chargent de la procession en l'honneur du nouveau l'escortent en avant jusqu'au bain. <5> Une fois tout proches, ils poussent de grands cris en bondissant comme dans un accès de folie : ce cri, c'est l'ordre de ne pas avancer, et de s'arrêter comme si le bain leur refusait l'accès ; en même temps ils frappent aux portes, et quand ils ont effrayé le nouveau par du tapage et qu'ensuite ils lui ont accordé l'entrée, alors seulement ils lui donnent la liberté et ils l'admettent comme leur pair à la suite du bain et comme l'un des leurs. Le plus réjouissant de la cérémonie, c'est l'extrême rapidité avec laquelle ces fâcheux se séparent et se dispersent. <6> Donc à ce moment pour mon grand Basile, je ne me contentais point du respect que je ressentais personnellement, à voir sa gravité de mœurs et sa maturité de paroles; mais je tâchais de les faire partager aux autres, à cette partie de la jeunesse qui ignorait l'homme : car pour le plus grand nombre il fut tout de suite un objet de vénération, ayant été devancé par la renommée. La conséquence de cela? c'est qu'il fut à peu près le seul des arrivants à échapper à la loi commune, distinction qui dépassait la condition d'un nouveau-venu. [17] XVII. <1> Voilà le début de notre amitié; c'est de là que jaillit l'étincelle de notre union ; c'est ainsi que nous fûmes blessés l'un par l'autre. Dans la suite, il se présenta une circonstance analogue ; elle mérite aussi de ne pas être passée sous silence. <2> Je trouve que les Arméniens sont une race qui manque de franchise, et qui est pleine de dissimulation et de perfidie. A ce moment donc quelques-uns, ses familiers et ses amis depuis longtemps, cela datait de son père et d'une vieille camaraderie — car ils appartenaient à cette école, — l'abordant avec les apparences de l'amitié, mais en se laissant guider par l'envie, non par la bienveillance, lui posèrent des questions où la jalousie avait plus de part que la raison, et tâchèrent de le mettre sous leur dépendance par cette première tentative ; car le talent de Basile, déjà ancien, leur était connu, et l'honneur qu'on lui faisait à ce moment leur était insupportable. Il était dur de s'être les premiers revêtus du manteau et rompus aux exercices du gosier, et de n'avoir pas l'avantage sur lui, un étranger et un nouveau-venu. <3> Et moi, le philathénien, le vain — ne soupçonnant point l'envie et me fiant aux apparences —, au moment où je les vis fléchir et tourner le dos, je me sentis piqué de voir la gloire d'Athènes détruite en leur personne et du même coup enveloppée dans le mépris, je vins au secours de ces jeunes gens et je rétablis la discussion ; je leur apportai gracieusement le poids de mon autorité et, comme le moindre appoint est tout-puissant dans des conjonctures semblables, je rétablis, comme dit le proverbe, l'égalité des fronts dans la bataille. <4> Mais quand le côté secret de la discussion me fut connu, et qu'impossible à garder désormais il finit par se montrer à nu, immédiatement je virai, tournai la poupe et me décidant pour lui je mis la victoire de l'autre côté. <5> Lui se sentit sur le champ heureux de l'incident, car il était d'esprit prompt s'il en fut. Et plein d'ardeur, pour achever de lui appliquer les vers d'Homère, il poussa vivement de sa parole ces fiers personnages, les frappa à coups d'arguments, et ne se donna point de relâche avant de les avoir mis en pleine déroute et de s'être nettement attaché la victoire. Ce fut le second degré de notre amitié, non plus une étincelle, mais désormais une flamme qui brûle éclatante et aérienne. [18] XVIII. <1> Eux donc se retirèrent ainsi sans résultat, en se faisant à eux-mêmes de vifs reproches pour leur précipitation, et vivement irrités contre moi à cause de ce piège, si bien qu'ils me déclarèrent une haine ouverte et m'accusèrent de trahison, non seulement envers eux, mais même envers Athènes vaincue, pensaient-ils, dès la première épreuve, et déshonorée par un seul homme, et cela sans même qu' il fût en situation de payer d'audace. <2> Mais lui, — car c'est un sentiment humain, quand on a espéré beaucoup et qu'on voit ses espérances se réaliser en masse, de trouver que les apparences sont inférieures à notre attente —, il avait lui aussi cette impression, il était triste, à charge à lui-même, il ne pouvait se féliciter de son arrivée, il en était à chercher ce qu'il avait espéré : il nommait Athènes une félicité vide. <3> Voilà pour lui. Quant à moi, je tâchais de dissiper le plus possible de son chagrin, discutant dans sa compagnie, le gagnant par mes réflexions et, ce qui était vrai, disant que si on ne peut pas saisir le caractère d'un homme tout de suite, mais seulement à force de temps et par une intimité plus complète, on ne juge pas non plus la science sur des épreuves peu nombreuses el de peu de temps. Par là, je le ramenais au calme, et par les preuves que je lui donnai et que j'en reçus, je me l'attachai davantage. [19] XIX. <1> Lorsque, avec le temps, nous nous fûmes avoué mutuellement notre inclination, et que l'objet de notre zèle était la philosophie, désormais nous fûmes tout l'un pour l'autre, ayant même toit, même table, mêmes sentiments, les yeux fixés sur un but unique, sentant chaque jour notre affection mutuelle gagner en chaleur et en force. <2> Les amours charnelles, basées sur ce qui passe, passent aussi comme des fleurs printanières ; car ni la flamme ne résiste quand la matière est consumée : elle disparaît avec le combustible ; ni le désir ne subsiste quand son foyer s'épuise. Mais celles qui sont selon Dieu et chastes, ayant un objet solide, sont par là même plus durables ; et plus la beauté se découvre à eux, plus elle unit à elle et entre eux ceux qui ont les mêmes amours : c'est la loi de l'amour qui est supérieur à nous. <3> Mais je sens que je me laisse emporter au-delà des convenances et de la mesure, et je ne sais comment je tombe dans ces propos ; d'autre part, je ne vois pas le moyen de m'arrêter dans mon récit : car chaque fois ce qui a été omis m'apparaît comme nécessaire, et supérieur à ce qui avait été pris d'abord ; <4> et si on me tyrannise pour m'empêcher de continuer, j'aurai le sort des polypes : si on les arrache de leur gîte, les rochers adhéreront à leurs trompes et on ne les en séparera pas sans que des deux côtés il n'y ait quelque chose d'emporté par la violence. Si donc on me donne la permission, j'ai ce que je demande; sinon, je le prendrai de moi-même. [20] XX. <1> C'est dans ces dispositions mutuelles, c'est avec de telles « colonnes d'or comme soutiens d'une chambre aux bons murs », comme dit Pindare, que nous allions de l'avant, avec Dieu et l'amour pour auxiliaires. Hélas ! comment ne pas pleurer en évoquant ces souvenirs ! D'égales espérances nous guidaient, celles d'une chose fort en butte à l'envie, la science; mais l'envie était absente, c'est l'émulation qui était notre but. <2> II y avait lutte entre les deux, non pas à qui aurait seul le premier rang, mais par quel moyen il le céderait à l'autre : car chacun de nous faisait sienne la gloire de l'autre. On eût dit chez l'un et chez l'autre une seule âme pour porter deux corps. Et s'il ne faut pas croire ceux qui disent que tout est dans tout, nous du moins, il faut nous croire quand nous disons que nous étions l'un dans l'autre et l'un près de l'autre. <3> Nous n'avions tous deux qu'une affaire, la vertu, vivre en vue des espérances futures, et avant de partir d'ici être détachés d'ici. Les yeux fixés sur le but, nous dirigions notre vie et notre conduite tout entière, en nous laissant ainsi conduire par la loi, en nous stimulant mutuellement à la vertu, et si ce n'est pas trop pour moi de le dire, étant l'un pour l'autre une règle et une balance pour distinguer le bien du mal. <4> Parmi nos compagnons, nous fréquentions non les plus libertins, mais les plus chastes, ni les plus querelleurs, mais les plus pacifiques et ceux dont le commerce était le plus utile ; sachant qu'il est plus facile de contracter le vice que de communiquer la vertu, puisqu'il est plus facile de gagner une maladie que de donner la santé. Quant aux études, ce ne sont pas tant les plus agréables que les meilleures où nous trouvions plaisir, puisque il peut de là aussi résulter pour la jeunesse l'impression de la vertu ou du vice. [21] XXI. <1> Deux routes nous étaient connues : l'une, première et plus précieuse ; l'autre, deuxième et d'une moindre valeur; celle-là, conduisant à nos demeures sacrées et aux maîtres qui s'y trouvent, celle-ci aux maîtres du dehors. Le reste, nous l'abandonnions aux amateurs : fêtes, spectacles, panégyries, banquets; <2> car il n'y a pas, je pense, à faire estime de ce qui ne porte pas à la vertu et ne rend pas meilleurs ceux qui s'y appliquent. Chacun à un surnom particulier qu'il tire ou de ses ancêtres ou de chez soi, de ses propres mœurs ou actions; pour nous, la grande affaire, le grand nom, c'était d'être chrétiens et d'être appelés chrétiens. <3> De cela nous étions plus fiers que ne le fut Gygès de la bague tournante, — si toutefois ce n'est pas une fable, — qui lui valut le trône de Lydie; ou qu'autrefois Midas, de l'or où il trouva sa perte, pour avoir vu son vœu se réaliser et tous ses biens devenir de l'or, autre fable phrygienne. <4> Car à quoi bon citer la flèche d'Abaris l'Hyperboréen ou Pégase l'argien, pour qui il fut moins grand d'être transportés à travers les airs, que pour nous de nous élever à Dieu l'un par l'autre, et l'un avec l'autre. <5> Soyons bref : Athènes est funeste aux autres pour les choses de l'âme, et les gens pieux n'ont pas tort d'être de cet avis; car elle est riche de la mauvaise richesse, les idoles, plus que le reste de la Grèce, et il est difficile de ne pas se laisser entraîner par leurs panégyristes et leurs défenseurs. Mais nous, elles ne nous firent point de mal, car nous avions au cœur une armure impénétrable. <6> Au contraire, s'il faut aller jusqu'au paradoxe, ce nous fut une occasion de nous affermir dans la foi ; car nous reconnûmes leur mensonge et leur imposture, et nous méprisâmes les démons dans l'endroit même où l'on admire les démons. Et s'il y a, du moins si l'on croit qu'il y a un fleuve coulant à travers la mer en restant doux, ou un animal bondissant dans le feu qui détruit tout, c'est là ce que nous étions parmi tous ceux de notre âge. [22] XXII. <1> Mais le plus beau, c'est qu'il y avait autour de nous une confrérie qui n'était pas sans renom, qui sous la conduite de Basile s'instruisait, se dirigeait, partageait les mêmes plaisirs. Toutefois nous n'étions que des piétons luttant à la course avec un char de Lydie, en comparaison de son allure et de sa conduite. De là il résulta que nous fûmes célèbres auprès de nos maîtres et de nos compagnons, célèbres dans la Grèce entière et surtout parmi ses notabilités. <2> Bien mieux, nous dépassâmes la frontière, comme on l'a vu clairement par les récits nombreux qu'on en fait. Nos maîtres étaient partout où était Athènes, et nous partout où étaient nos maîtres, tous deux connus et vantés de compagnie ; couple fameux, reconnu et vanté pour tel parmi nos maîtres. <3> Rien de semblable pour eux dans les Orestes et les Pylades ; rien dans les Molionides, merveille du poème d'Homère, qu'illustrait leur communauté d'infortune, leur habileté à conduire un char où ils se partageaient dans le même temps les rênes et le fouet. <4> Mais voilà qu'à mon insu je me suis laissé entraîner à faire mon éloge, moi qui jamais n'ai admis cela d'un autre. Et il n'y a rien d'étonnant, puisque là encore je tire profit de son amitié ; pendant sa vie, c'était pour la vertu ; après sa mort, c'est pour la gloire. Mais ramenons le discours à son but. [23] XXIII. <1> Qui fut, comme lui, tête blanche par la raison, même avant d'avoir blanchi ? puisque c'est à ce signe que Salomon lui-même reconnaît la vieillesse (Sap., iv, 8-9). Qui fut aussi respectable aux anciens ou aux jeunes, non seulement de notre génération, mais encore des générations bien antérieures? Qui eut moins besoin de science en vertu de la conduite, et chez qui vit-on plus de science s'allier à plus de conduite ? <2> Quel ordre des sciences n'a-t-il pas abordé, ou plutôt quel est celui où il n'a point excellé comme si c'était le seul? les parcourant toutes, comme personne ne le fait pour une seule, et chacune jusqu'au bout comme s il ne le faisait pour aucune des autres. C'est que l'application alla de pair avec une heureuse nature : et c'est ce qui donne la supériorité aux sciences et aux arts. <3> Nul besoin de pénétration naturelle grâce à l'application, ni d'application grâce à la pénétration ; mais ces deux qualités, il les réunissait si bien en les confondant en une, qu'on ne pouvait voir celle des deux où il était plus admirable. <4> Qui fut aussi grand dans la rhétorique, « au puissant souffle de feu », bien que les mœurs chez lui ne fussent point conformes à celles des rhéteurs? Qui, dans la grammaire, qui enseigne à parler grec, codifie l'histoire, préside à la métrique, donne des lois à la poésie? Qui, dans la philosophie, celle qui est vraiment sublime et plane dans les hauteurs, la pratique et la spéculative, celle qui traite de la démonstration et de l'opposition logique et de la controverse, et qu'on nomme dialectique, si bien qu'il était plus facile de traverser les labyrinthes que de s'échapper au travers des mailles de son argumentation, quand cela lui était nécessaire? <5> Quant à l'astronomie, à la géométrie, aux rapports de nombres, il en prit assez pour éviter l'attaque de ceux qui y sont habiles, et il en rejeta l'excès, comme inutile à ceux qui veulent être pieux : en sorte qu'on peut admirer ce qu'il a choisi plus que ce qu'il a négligé, et plus que ce qu'il a choisi ce qu'il a négligé. <6> Car pour la médecine, la faiblesse du corps et le traitement des maladies lui firent, de cette fille de la philosophie et de l'activité, une nécessité ; c'est en partant de là qu'il en vint à posséder cet art : et encore, la médecine qui traite non pas de ce qui se voit et git par terre, mais de tout ce qui est doctrine et philosophie. Mais cela, si grand qu'il puisse être, qu'est-ce en comparaison de la science de Basile dans la morale? <7> Ce n'est que bagatelle aux yeux de ceux qui ont éprouvé notre héros, que ce Minos et ce Rhadamanthe que les Grecs ont jugés dignes des prairies d'asphodèles et des Champs-Elysées, quand ils eurent acquis la notion de notre paradis, d'après, je pense, les livres de Moïse qui sont aussi les nôtres : en dépit de quelques différences dans l'appellation, c'est sous d'autres noms ce qu'ils signifiaient. [24] XXIV. <1> Les choses en étaient là et nous avions une pleine cargaison de science, du moins dans la mesure accessible à la nature humaine ; car au-delà de Gadès on ne peut pas pénétrer. Ce qu'il fallait désormais c'était le retour, une vie plus parfaite, réaliser nos espérances et nos communs projets. Il était venu, le jour du départ, avec tout ce qui est propre au départ : discours d'adieu, cortèges, salutations, plaintes, embrassements, larmes. <2> Car il n'y a rien au monde de pénible comme d'avoir été compagnons là-bas, et de s'arracher à Athènes, et l'un à l'autre. On voit alors un spectacle pitoyable et digne de l'histoire. Autour de nous le cercle de nos camarades et des jeunes gens de notre âge, et aussi quelques-uns de nos maîtres protestaient, quoi qu'il advînt, qu'ils ne nous laisseraient point partir, avec des prières, la violence, la persuasion. Que ne disaient-ils pas, que ne faisaient-ils pas de ce qui est naturel à la douleur? <3> Ici, je vais m'accuser un peu moi-même, je vais accuser aussi cette âme divine et irréprochable, encore que ce soit téméraire. Lui, ayant exposé les raisons qui pressaient son retour, se montra supérieur à la contrainte; et si ce fut à contrecœur, tout de même on consentit à son départ. Tandis que moi, je restai à Athènes, un peu par faiblesse, car on dira la vérité, mais un peu par la trahison de celui-là, qui s'était laissé persuader de me lâcher quand je ne le lâchais point, et de m'abandonner à ceux qui me retenaient. <4> La chose, avant l'événement, n'eût pas été croyable. C'est comme un corps coupé en deux, et la mort pour les deux ; ou comme des bœufs nourris ensemble et compagnons de joug qu'on sépare, mugissant lamentablement l'un sur l'autre et incapables de supporter la privation. <5> Mon malheur toutefois ne fut pas de trop longue durée; il m'était intolérable d'offrir plus longtemps en moi un spectacle de pitié, et de rendre raison à chacun de notre séparation. Aussi après un séjour peu prolongé à Athènes, le regret fait de moi le cheval d'Homère : je brisai les liens qui me retenaient, je pris mon galop à travers la plaine et j'allai retrouver mon compagnon. [25] XXV. <1> Après notre retour, nous sacrifiâmes peu au monde et à son théâtre, et seulement pour satisfaire, par manière d'acquit, au désir de la foule ; car personnellement nous n'étions pas amis de l'ostentation scénique; et nous ne tardâmes point à nous appartenir, à compter parmi les hommes, d'imberbes que nous étions, et à aborder en hommes la philosophie : non plus de compagnie, car l'envie nous l'avait interdit, mais réunis par l'amour. <2> Lui, la ville de Césarée le retient comme un second fondateur et un génie tutélaire ; puis, comme il ne nous avait pas, il est pris par quelques voyages indispensables et non étrangers à ses projets de philosophie. Moi, la piété à l'égard de mes parents, le soin de leur vieillesse, une invasion d'infortunes me retinrent séparé de lui ; ce n'était pas bien peut-être, ni juste ; en tout cas, j'en fus séparé. <3> Je me demande si ce ne fut pas la cause de toutes les inégalités, de toutes les difficultés de ma vie, des obstacles qui s'opposèrent à mes goûts pour la philosophie et m'empêchèrent d'y répondre dans la mesure de mes désirs et de mes résolutions. Puissent donc nos affaires suivre la voie qui plaira à Dieu ; et puissent-elles par les prières de Basile suivre une voie meilleure ! <4> Pour lui, la bonté infiniment variée de Dieu et sa providence à l'égard de notre race, après l'avoir fait connaître grâce à diverses situations en vue et mis en évidence chaque jour avec plus d'éclat, le place à la tête de l'Église, comme un flambeau brillant et fameux aux alentours ; elle l'avait, dans l'intervalle, appelé à la chaire sacrée du sacerdoce et, par la seule ville de Césarée, elle illuminait le monde entier. <5> Et de quelle manière? Ce n'est pas en l'improvisant dans la dignité, ni en lui donnant en même temps le baptême et la sagesse, comme pour la plupart de ceux qui aujourd'hui aspirent à l'épiscopat ; mais c'est d'après l'ordre et la loi de l'ascension spirituelle qu'elle lui attribua cet honneur. [26] XXVI. Je ne loue pas le désordre et la licence de chez nous, même parfois chez ceux qui occupent la première place dans le sanctuaire, car je n'aurai pas l'audace de généraliser cette accusation, ce ne serait pas juste. Je loue le règlement de la marine, qui a commencé par mettre la rame aux mains de celui qui est actuellement pilote et de là le mène à la proue, lui a confié les emplois subalternes, et ne l'assied au gouvernail que quand il a battu la plupart des mers et observé les vents ; il en est aussi de même à l'armée : on est soldat, taxiarque, stratège. Cet ordre à lui seul est excellent et très avantageux pour les subordonnés. <2> Le nôtre serait bien apprécié s'il était constitué de la sorte. Mais aujourd'hui le plus saint de tous les ordres risque d'être de tous ceux de chez nous le plus ridicule : ce n'est pas tant la vertu que l'intrigue qui donne l'épiscopat ; ce n'est pas non plus aux plus dignes, mais aux plus puissants qu'appartiennent les sièges. <3> Samuel est au nombre des prophètes, lui qui voyait l'avenir; mais aussi Saul, le réprouvé. Hoboam est parmi les rois, lui fils de Salomon ; mais aussi Jéroboam, l'esclave et l'apostat. Point de médecin ni de peintre qui n'ait commencé par observer la nature des maladies ou fait usage d'un grand nombre de couleurs pour des mélanges ou des figures. Mais un évêque, on le trouve facilement, sans formation, de promotion hâtive, qu'on sème et qui lève en même temps, de la façon dont la fable crée les géants. <4> Nous fabriquons en un jour les saints, et nous voulons qu'ils soient des sages ; et ils ne savent rien de la sagesse, et ils n'ont de titre à la dignité que leur vouloir. Celui-ci se contente de la place du bas et s'y tient modestement, qui est digne de la plus haute par son zèle à s'occuper des divines Ecritures et à assujettir sa chair à la loi de l'esprit. <5> Celui-là s'asseoit avec arrogance au premier rang, lève un regard menaçant sur de plus dignes; et il ne tremble pas sur son siège, et il ne sent point son œil frémir quand il l'abaisse sur celui qui se maîtrise. Au contraire, il se figure qu'en même temps que la puissance il a aussi acquis plus de sagesse : erreur de pensée d'un homme à qui le pouvoir enlève le jugement. [27] XXVII. <1> Il en est tout autrement du noble et grand Basile ; et ainsi que partout ailleurs, il apparaît comme un exemple, pour la foule, de l'ordre dans ces matières. En lisant les saints Livres au peuple pour commencer, lui leur interprète, et sans trouver indigne de lui cette fonction du sanctuaire ; de même dans la chaire des prêtres ; de même dans celle des évêques, il glorifie le Seigneur, sans avoir demandé son autorité ni au vol ni à la rapine; sans avoir poursuivi les honneurs, mais en se laissant poursuivre par les honneurs ; sans avoir reçu de faveur humaine, mais une faveur venue de Dieu et vraiment divine. <2> Mais laissons attendre le récit de son épiscopat, pour nous attarder quelques instants à celui de son sacerdoce. Quel événement a manqué de m'échapper, au centre de ceux dont je vous ai parlé ! [28] XXVIII. <1> Il surgit un différend entre notre héros et son prédécesseur dans la direction de l'Église ; quelle en fut l'origine ou les circonstances? il vaut mieux n'en rien dire, sauf qu'il y en eut un. C'était du reste un homme non dépourvu de noblesse et d'une piété remarquable, ainsi que l'a démontré la persécution d'alors et l'opposition à laquelle il fut en butte ; mais il eut à l'égard de Basile un sentiment humain. <2> Car Momos arrive à toucher non seulement les gens du vulgaire mais encore les meilleurs, puisqu'il ne peut appartenir qu'à Dieu d'être tout à fait infaillible, et de ne pas donner de prise aux passions. <3> On voit donc se soulever contre lui tout ce qu'il y a dans l'Eglise de choisi et de plus sage, si toutefois on doit considérer comme plus sages que la foule ceux qui se sont séparés du monde pour consacrer leur vie à Dieu : je veux parler des Naziréens de chez nous, qui déploient beaucoup de zèle dans les choses de ce genre. Il leur semble indigne de tolérer que leur chef soit couvert d'outrages et mis à l'écart, et ils s'aventurent dans une entreprise des plus dangereuses ; ils méditent de produire une défection et un schisme dans le vaste et paisible corps de l'Église, et d'en détacher une portion considérable du peuple, aussi bien dans la classe inférieure que chez les personnages en dignité. <4> C'était facile pour trois raisons très fortes : Basile était vénéré, comme ne l'est à ma connaissance aucun philosophe de notre temps, et capable de donner de la confiance, s'il l'avait voulu, à la l'action ; de plus, celui qui lui causait de l'ennui, la ville le tenait en suspicion, en raison des troubles qui avaient entouré son élection, sous prétexte que c'était d'une façon irrégulière et moins en vertu des canons que par la violence, qu'il avait reçu le gouvernement ; et il y avait là quelques évêques d'Occident qui attiraient de leur côté tout ce que l'Eglise avait d'orthodoxe. [29] XXIX. <1> Que fit donc ce cœur généreux, ce disciple du Pacifique? Il ne pouvait pas résister à ses détracteurs ou à ses partisans ; il ne lui convenait pas davantage de lutter, ou de déchirer le corps de l'Église, attaquée déjà et mise en péril par la puissance dont jouissait alors l'hérésie. <2> Après avoir tout ensemble pris l'avis sur ce point de nous et de quelques conseillers sincères, il part d'ici en fugitif avec nous pour se transporter dans le Pont, et il prend la direction des monastères qui se trouvent là. Il établit pour eux des statuts mémorables et il embrasse la solitude avec Elie et Jean, ces parfaits philosophes, estimant que ce parti lui était plus avantageux que de s'arrêter au sujet des événements actuels à des pensées indignes de sa philosophie, et de perdre dans la tempête l'empire que, dans le calme, il exerçait sur sa raison. <3> Mais si philosophique et si admirable qu'ait été son départ, nous allons trouver son retour plus puissant et plus admirable. Voici comment il se fit. [30] XXX. <1> Nous en étions là, quand tout à coup s'élève un nuage, chargé de grêle, avec un vacarme de mort, après avoir dévasté toutes les églises sur lesquelles il était venu éclater et s'abattre : l'empereur, très ami de l'or et très ennemi du Christ, en proie aux deux très grandes maladies que voici, la cupidité et le blasphème : <2> persécuteur après le persécuteur, et après l'apostat, non pas apostat, mais n'en valant pas mieux pour des chrétiens, ou plutôt pour cette portion des chrétiens la plus pieuse et la plus pure, adoratrice de la Triade, que moi j'appelle la seule piété et le dogme sauveur. <3> Car nous ne pesons pas la divinité ; et, la nature une et inaccessible, nous ne la rendons pas étrangère à elle-même par d'étranges incompatibilités: nous ne guérissons pas le mal par un mal en réfutant la confusion athée de Sabellius par une distinction, un dépècement plus impie : maladie dont fut atteint Arius, qui donna son nom à cette folie, et qui lui fit porter le trouble et la ruine dans la plus grande partie de l'Eglise ; sans honorer le Père, il déshonore ce qui procède de Lui, par les degrés inégaux dans la divinité. <4> Nous, au contraire, nous ne reconnaissons au Père qu'une seule gloire, son égalité d'honneur avec son Fils unique ; et une seule gloire au Fils, son égalité d'honneur avec l'Esprit. Et rabaisser quoi que ce soit des trois, nous croyons que c'est détruire le tout; nous vénérons et reconnaissons trois par les propriétés, un par la divinité. <5> Lui, ne concevant rien à cela, incapable d'élever ses regards, et humilié par ceux qui le menaient, eut l'audace de faire participer la nature divine à sa propre humiliation : il devient une créature perverse, qui ravale la puissance jusqu'à la servitude, et met au rang des créatures la nature incréée et supérieure au temps. [31] XXXI. <1> Lui donc, c'est dans ces sentiments et avec une telle impiété qu'il fait campagne contre nous : car il n'y a pas autre chose à considérer là, qu'une incursion barbare, ayant pour but non pas la destruction de remparts, de villes, de maisons ou de quelques menus ouvrages faits de main d'hommes et bientôt rebâtis, mais le ravage des âmes elles-mêmes. <2> D'autre part, on voit s'élancer avec lui une digne armée, les mauvais chefs des Églises, les cruels tétrarques des régions à lui soumises. Ceux-ci, déjà maîtres d'une partie des Églises, en train d'en attaquer d'autres, et comptant pour d'autres sur l'aide et l'appui que l'empereur leur prête ou menace de leur prêter, étaient venus pour détruire aussi la nôtre, avec une audace qu'autorisait par-dessus tout la pusillanimité de ceux dont j'ai parlé, l'impéritie de l'homme qui était alors à notre tête et les infirmités qui existaient parmi nous. <3> La lutte donc était grande ; d'un autre côté l'ardeur de la foule n'était pas sans générosité ; mais l'ordre de bataille était faible, puisqu'il y manquait le champion et le défenseur habile par la puissance de la parole et de l'Esprit. Que va donc faire cette généreuse et grande âme de Basile, vraie amante du Christ? <4> II n'eut pas besoin de grands discours pour être là et pour aider; il ne nous eut pas plus tôt vu intervenir, car nous étions tous deux intéressés dans la lutte à titre de défenseurs du Verbe, qu'il céda à notre intervention, distinguant à part lui avec beaucoup d'à propos et de sagesse, grâce aux oracles de l'Esprit, qu'il y a un temps pour la pusillanimité, si l'on doit éprouver un sentiment de cette nature, celui de la sécurité ; et un autre pour la longanimité, celui de la nécessité. <5> Aussitôt il quitte le Pont avec nous, il se prend de zèle pour la vérité en péril, et il est heureux de devenir un allié, et de lui-même il se consacre à l'Église sa mère. [32] XXXII. <1> Mais s'il déploya pareille ardeur, est-ce qu'il fut en combattant au-dessous de cette ardeur? ou bien s'il est vaillant pendant tout le combat, l'est-il inconsidérément ? Et s'il s'y montre expert, y est-il sans danger? Et s'il faisait tout cela avec une perfection supérieure aux paroles, gardait-il dans son cœur un reste de découragement? Point du tout. <2> Mais tout en même temps il opère sa réconciliation, il délibère, il prépare la défense. Il écarte de la route les obstacles, les pierres de scandale, et tout ce qui encourageait ceux-là dans leur guerre contre nous ; il se concilie ceci, il contient cela, il éloigne cette autre chose. Il devient pour les uns un mur solide (Jérém., I, 18) el un retranchement; pour les autres, une hache qui taille dans le roc (ibid., xxiii, 29), ou un feu dans les épines (Ps., cxvii, 12), comme dit la divine Écriture, qui facilement consume cette broussaille, insolente envers la divinité. <3> Si Barnabé, qui dit et écrit ces choses, a pris quelque part aux combats de Paul, c'est grâce à Paul qui l'avait choisi pour l'associer au combat. [33] XXXIII. <1> Eux donc partirent ainsi sans succès, et misérables ils essuyèrent misérablement, alors pour la première fois, la honte d'une défaite, et ils apprirent qu'il n'était point facile de mépriser les Cappadociens, lors même qu'il le serait de mépriser tous les hommes ; car il n'y a rien qui leur soit propre comme la solidité de leur croyance et la sincérité de leur foi dans la Triade, de qui leur vient et l'union et la force, qui les aide comme ils l'aident, et encore avec plus d'efficacité et de force. <2> Mais un second sujet de travail et de zèle s'offre à lui, c'est de donner ses soins à l'évêque, dissiper les soupçons, persuader à tous les hommes que les chagrins qu'il avait essuyés étaient une tentation et une attaque du malin, jaloux d'une entente en vue du bien, et qu'il connaissait quant à lui les lois de l'obéissance et de la hiérarchie spirituelle. <3> C'est pourquoi il était là, conseillait, écoutait, avertissait, il était tout pour lui : bon conseiller, auxiliaire habile, interprète des choses divines, directeur de conduite, bâton de vieillesse, soutien de la foi, le plus fidèle au-dedans, le plus actif au-dehors, en un mot, aussi plein de bienveillance qu'on lui supposait auparavant d'antipathie. <4> Le résultat, c'est qu'il fut investi même du gouvernement de l'Église, bien qu'il n'occupât que le second rang du siège : pour la bienveillance qu'il apportait, il recevait en retour l'autorité; et c'était chose admirable que cette harmonie et cette union dans le pouvoir. L'un conduisait le peuple; l'autre, le conducteur; il était comme un dompteur de lion, ayant l'art d'apprivoiser le maître. <5> Et il avait besoin, — étant nouvellement promu à son siège, respirant encore un peu de l'air du monde et peu au courant des choses de l'Esprit, au sein de la tempête violemment déchaînée et sous les menaces des ennemis de l'Église, — d'une main directrice et d'un soutien. C'est pourquoi il chérissait celte alliance ; et tandis que celui-là commandait, il croyait commander lui-même. [34] XXXIV. <1> La sollicitude et la protection dont Basile entoure l'Eglise offrent beaucoup d'exemples, notamment d'indépendance envers les magistrats et les plus puissants de la ville; solutions de différends exemptes de suspicion, et qui une fois scellées de sa bouche revêtaient le caractère d'une loi ; <2> protection des besogneux, plus souvent spirituelle, souvent aussi corporelle : car c'est souvent un moyen qui fait atteindre l'âme et captive par la bonté; subsistance des pauvres, hospitalité envers les étrangers, sollicitude pour les vierges ; institutions pour les moines, écrites et orales ; formules de prières ; bon ordre dans le sanctuaire; tout ce qu'un véritable homme de Dieu et rangé du côté de Dieu pouvait faire pour être utile à un peuple. Mais il en est un qui est des plus grands et des plus connus. <3> Une famine régnait, de mémoire d'homme la plus épouvantable. La ville était malade ; de secours, il n'en venait de nulle part, non plus que de remède au fléau. Car si les villes maritimes supportent sans difficulté des disettes de ce genre, puisqu'elles livrent de leurs produits et reçoivent ceux qui leur viennent par mer, nous sur le continent, nous ne pouvons tirer profit du superflu ni nous procurer le nécessaire, n'ayant pas les moyens de rien vendre de ce que nous avons ou d'importer ce que nous n'avons pas. <4> Et le plus pénible dans de pareilles conjonctures, c'est la cruauté et la cupidité de ceux qui possèdent; ils guettent les occasions, font trafic de l'indigence et exploitent les calamités, sans entendre cette parole : « C'est prêter au Seigneur, que d'avoir pitié des pauvres » (Prov., xix, 17), ou : « Celui qui retient le blé est maudit du peuple » (Ibid., xi, 26>, ou toute autre des promesses faites à ceux qui sont humains, ou des menaces contre ceux qui sont inhumains. <5> En vérité leur cupidité dépasse la mesure, et leur calcul est faux. A ceux-là c'est leurs biens, mais à eux-mêmes c'est le cœur de Dieu qu'ils ferment, de qui ils ne s'aperçoivent pas qu'ils ont plus besoin que les autres n'ont besoin d'eux. Voilà ce que sont ces accapareurs de blé et ces revendeurs au détail : sans égard pour leurs frères et sans reconnaissance pour la divinité, à qui ils doivent de posséder quand d'autres sont dans le besoin. [35] XXXV. <1> Lui ne pouvait pas sans doute faire pleuvoir le pain du ciel (Ex., xvi, 15) par la prière, et nourrir au désert un peuple fugitif; ni faire sourdre une nourriture gratuite du fond d'un vase qui s'emplissait en se vidant (III Reg., xvii, 14), afin — chose encore merveilleuse — de nourrir celle qui nourrissait, en retour de l'hospitalité ; ni nourrir des milliers d'hommes avec cinq pains, dont les restes même représentaient à nouveau une charge de plusieurs tables (Matth., xvi, 19; Luc, ix, 16; Jo., iv, 11); <2> car ces choses étaient propres à Moïse, à Elie, et à mon Dieu qui leur donnait ce pouvoir; peut-être aussi à ces temps-là et aux conditions de l'époque, puisque les signes sont pour les incrédules, non pour les croyants (I Cor., xiv, 22), Mais, ce qui est la conséquence de ces choses et tend au même résultat, il le conçut et l'exécuta avec la même foi. <3> Par sa parole, il ouvre les greniers des riches ainsi que par ses exhortations, et il réalise le mot de l'Écriture : « Il brise sa nourriture pour ceux qui ont faim » (Is., Lviii, 7), il rassasie les pauvres de pain (Ps., cxxxi, 15), il les nourrit dans la famine (Ps., xxxii, 19), il remplit de biens les âmes affamées (Luc, i, 53). Et de quelle manière? car c'est un point aussi qui ne fut pas d'un médiocre avantage. <4> II rassemble dans le même endroit les blessés de la faim, il y en a même qui respirent à peine, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous les âges dignes de pitié; il ramasse toute espèce de vivres, tout ce qui est un secours pour la faim; il fait disposer des marmites remplies de légumes en purée et du mets salé de chez nous, la nourriture des pauvres ; <5> puis il imite le Christ serviteur qui, un linge à la ceinture, ne dédaignait point de laver les pieds des disciples ; et avec ses propres esclaves, ou si l'on veut ses compagnons d'esclavage devenus pour la circonstance des compagnons de travail, il soignait les corps des besogneux, il soignait les âmes, joignant au nécessaire les marques de respect et leur procurant du soulagement des deux côtés. [36] XXXVI. <1> Tel fut le nouveau distributeur de blé pour nous, et le second Joseph, sauf que nous avons, nous, quelque chose de plus à en dire. Car l'un trafique de la famine et il achète l'Egypte par son humanité, en disposant le temps de l'abondance en vue du temps de la famine et en se réglant dans cette fin sur les songes d'autrui ; l'autre rend gratuitement service, vient en aide à la disette sans en tirer profit, et n'a en vue qu'un seul but, se concilier la bonté par la bonté, acquérir les biens de là-bas par la distribution du pain ici. <2> A cela s'ajoute la nourriture de la parole, une bienfaisance et une largesse plus parfaite, vraiment céleste et sublime ; puisque la parole c'est le pain des anges, la nourriture et le breuvage des âmes qui ont faim de Dieu, et qui cherchent une nourriture non pas fuyante et éphémère, mais qui demeure toujours. <3> C'est de ce pain qu'il fut distributeur, et avec beaucoup de munificence, lui le plus pauvre et le plus dépourvu que nous sachions, pour calmer non pas une faim de pain ni une soif d'eau, mais un besoin de la parole, celle qui est véritablement vivifiante et nourricière, et qui mène au progrès dans la vie spirituelle celui qui s'en nourrit bien. [37] XXXVII. <1> Ces faits et ceux du même genre — car quel besoin de m'attarder à tout dire? — peu après la mort de celui dont le nom désigne la piété, et qui expira doucement aux mains de celui-là, l'amènent au trône élevé de l'épiscopat. Ce ne fut pas sans difficulté, ni sans envie et opposition de la part des évêques du pays et des pires individus de la ville qui se rangèrent avec eux. <2> Mais il fallait que l'Esprit Saint fût vainqueur, et en vérité il fut vainqueur surabondamment. Il suscite en effet d'au-delà des frontières pour l'oindre des hommes connus pour la piété et pleins de zèle, et parmi eux, le nouvel Abraham, notre patriarche, c'est mon père dont je parle, qui est l'occasion d'une sorte de prodige. <3> Tout en se trouvant non seulement affaibli par le grand nombre des années, mais encore consumé par la maladie et tout près de son dernier souffle, il affronte le voyage pour apporter l'aide de son suffrage, et après s'être confié à l'Esprit ; pour parler en résumé, on le dépose mort sur une litière comme dans un tombeau, et il revient jeune, vigoureux, l'œil en haut, fortifié par la main et l'onction, et — ce n'est pas trop dire — par la tête même de l'oint. <4> Qu'on rattache ceci aux récits anciens qui disent que le travail dispense la santé, l'entrain ressuscite les morts, et que la vieillesse bondit, une fois ointe par l'Esprit. [38] XXXVIII. <1> Ainsi honoré du premier siège, —comme il convient à des hommes d'une telle naissance, favorisés d'une telle grâce et jouissant de cette réputation, — il ne fit rien dans la suite qui pût compromettre sa propre philosophie ou les espérances de ceux qui s'étaient fiés à lui. <2> Mais on le vit toujours se surpasser autant lui-même qu'on l'avait vu auparavant surpasser les autres, et professer sur ce point des idées nobles et sages entre toutes. Car il estimait que chez un particulier, c'est de la vertu que de n'être pas vicieux, ou même d'être bon dans une certaine mesure; mais que dans une autorité et un chef, c'est un vice, surtout s'il occupe une pareille dignité, que de ne pas l'emporter hautement sur la foule, de ne point se montrer chaque jour meilleur, et de ne pas mettre sa vertu au niveau de la dignité et du trône. <3> II trouvait difficile quand on est au sommet d'atteindre la médiocrité, et quand on a une surabondance de vertu d'attirer la foule à la médiocrité ; ou plutôt, pour mieux philosopher sur ce point, ce que je vois dans le Sauveur — ainsi, je pense, que tous ceux qui ont quelque sagesse — au temps où il vécut parmi nous, revêtu d'une forme supérieure et identique à la nôtre, je réfléchis qu'on le trouve ici aussi. <4> « Celui-là, est-il dit, comme il croissait en stature, croissait aussi en sagesse et en grâce » (Luc, II, 52) ; non pas qu'il y eût du progrès dans ces choses, — car que peut-il y avoir de plus parfait que ce qui est parfait dès le principe ? — mais c'est qu'on les voyait peu à peu se découvrir et se manifester. Et de même la vertu de Basile prenait à cette époque non pas du développement, mais, je pense, un accroissement d'activité, trouvant dans sa fonction plus ample matière. [39] XXXIX. <1> D'abord il montre clairement à tous, que ce n'était point à l'effet d'une faveur humaine, mais à un don de Dieu qu'il devait ce don; c'est ce que va montrer aussi un fait qui nous concerne. Par quelle philosophie ne répondit-il pas, dans cette circonstance, à ma philosophie ! Tous les autres pensaient que j'allais accourir, à l'événement, et en ressentir une grande joie, — et il est possible qu'un autre eût éprouvé ce sentiment, — et que je serais un associé au pouvoir, plutôt qu'un auxiliaire ; c'est notre amitié qui leur suggérait ces conjectures. <2> Et lorsque, pour échapper au fardeau, — et je l'ai fait partout, autant que tout autre —, et en même temps à l'odieux des circonstances, surtout dans un temps où sa situation était douloureuse et même troublée, il m'eut vu rester chez moi, faire violence et mettre un frein à mon désir, il m'adressa des reproches, puis me pardonna. <3> Et dans la suite, quand je vins auprès de lui et que je n'acceptai point l'honneur de la chaire, pour la même raison, de même que le premier rang parmi les prêtres, loin de m'en blâmer il m'en félicita, et avec raison : car il préférait s'entendre taxer de morgue par quelques-uns, qui ne connaissaient pas ces principes de conduite, plutôt que d'agir contrairement à la raison et à ses desseins. <4> Et en vérité, quel meilleur moyen avait-il de montrer qu'il était un homme dont l'âme était plus forte que l'adulation et que la flatterie, et qu'il avait uniquement en vue la règle du bien, — que l'attitude qu'il observa envers nous, qu'il avouait pour l'un de ses premiers amis et familiers? [40] XL. <1> Ensuite, les partis qui lui font opposition, il les apaise et les traite par les procédés d'une médecine sublime ; car il fait cela sans flatterie ni bassesse, mais avec beaucoup de courage et de noblesse, en homme qui n'envisage pas seulement le présent, mais qui se ménage l'obéissance dans l'avenir. <2> Considérant en effet que la faiblesse n'est que relâchement et mollesse, et que la sévérité n'est qu'aigreur et arrogance, il corrige l'une par l'autre ces deux choses; il tempère la dureté par la douceur, et la faiblesse par la fermeté. C'était rarement en recourant à la parole, mais le plus souvent avec la puissance de ses œuvres qu'il donnait des soins, ne subjuguant point par artifice, mais captivant par la bonté ; <3> ne faisant point appel à l'autorité, mais attirant à soi par l'autorité et aussi par la douceur; et ce qui est capital, par ce motif que tout le monde était vaincu par son intelligence, lui savait une vertu inaccessible, croyait qu'il n'y avait pour eux qu'un moyen de salut, se ranger à ses côtés et sous lui ; un seul danger, se heurter contre lui ; et pensait que c'était se séparer de Dieu que de se détacher de lui. <4> Ainsi, de bon cœur, ils battaient en retraite, se laissaient vaincre et terrasser comme par un coup de tonnerre ; ils voulaient chacun être le premier à la réparation : la mesure de leur haine devint la mesure de leur bienveillance et de leurs progrès dans la vertu, seule réparation qui leur parût très solide. Il y en eut toutefois qui, pour leur perversité incurable, furent délaissés et rejetés de côté, pour s'user et s'abîmer en eux-mêmes, comme la rouille qui se consume en consumant le fer. [41] XLI. <1> Après avoir pourvu aux affaires de chez lui à son gré, et contre l'attente des infidèles, qui ne le connaissaient pas, il médite un dessein d'une conception plus grande et plus haute. Tandis que tous les autres hommes ne considèrent que ce qu'ils ont devant eux et ne réfléchissent qu'au moyen de sauvegarder leurs intérêts — si c'est là les sauvegarder —, sans aller au delà, incapables de concevoir ou de réaliser un dessein grand et hardi, lui d'ailleurs mesuré en tout le reste, ici ne connaît point de mesure. <2> Mais il lève la tête en haut, promène autour de lui l'œil de l'âme, il se représente en lui-même toute la terre que la parole du salut a parcourue. Voyant le grand héritage de Dieu, acquis au prix de ses paroles, de ses lois, de ses souffrances, le peuple saint, le royal sacerdoce, plongé dans le malheur et déchiré en une infinité de doctrines et d'erreurs ; <3> et la vigne enlevée et transplantée d'Egypte, de l'ignorance impie et ténébreuse parvenue à une beauté et une grandeur infinie, au point de couvrir toute la terre et de s'étendre au-dessus des montagnes et des cèdres, ravagée par un cruel et farouche sanglier, le diable, il n'estime pas suffisant de déplorer en silence le désastre, de lever les mains vers Dieu seul pour implorer de lui la délivrance des maux dont ils sont la proie, et quant à lui de dormir ; mais il pensait qu'il lui fallait apporter du secours et payer de sa personne. [42] XLII. <1> Car quoi de plus affligeant que ce fléau? quel intérêt public devait exciter davantage le zèle d'un homme dont le regard est fixé en haut ? Qu'un particulier ait de la prospérité ou du malheur, il n'y a pas de signification à tirer de là pour l'Etat ; mais si c'est l'État qui se trouve dans cette situation-ci ou dans celle-là, il est de toute nécessité que le particulier aussi éprouve un sort analogue. <2> Voilà quelles étaient ses pensées et ses réflexions, à lui, le gardien et le défenseur de l'intérêt public. Car c'est un ver qui ronge les os, qu'un cœur sensible (Prov., xiv, 30), suivant ce que pense Salomon et la vérité ; si l'indifférence c'est la joie, la compassion c'est la tristesse ; et c'est la consomption du cœur, que des réflexions prolongées. <3> C'est pourquoi il était agité, il était triste, il était blessé; il éprouvait les sentiments de Jonas, de David; renonçait à son âme; ne donnait ni sommeil à ses yeux ni assoupissement à ses paupières (Ps., cxxxi, 4), dépensait son reste de chair dans les soucis, jusqu'à ce qu'il eût trouvé au mal un remède. Il demandait à Dieu ou aux hommes un secours capable, quel qu'il fût, de mettre fin à l'embrasement général et à la nuit obscure qui s'étendait sur nous. [43] XLIII. <1> Il imagine donc ce premier moyen tout à fait salutaire. Après s'être recueilli en lui-même, autant que la chose était possible, et s'être enfermé avec l'Esprit ; après avoir mis en branle toutes les raisons humaines, rassemblé tout ce qu'il y a de profond dans les Ecritures, il rédige un traité de la piété, et dans des luttes contradictoires et des combats il brise l'audace extrême des hérétiques. <2> Ceux qui en viennent aux mains, c'est avec des armes pour combattre de près, celles qui lui viennent de la langue, qu'il les abat; ceux qui sont loin, il les frappe avec des traits, ceux d'une encre non moins estimable que les caractères inscrits sur les tables de la loi, et ce n'est pas pour donner à la seule nation juive, à une petite nation, des lois sur les aliments et les boissons, sur des sacrifices caducs et sur les purifications charnelles ; mais c'est pour en donner à toute race, à toute portion de la terre sur la doctrine de la vérité, d'où provient aussi le salut. <3> II y eut un second moyen. Comme c'est chose également imparfaite que l'action sans la parole, et la parole sans l'action, il ajoutait à sa parole le secours de l'action, allant trouver les uns, envoyant vers les autres, appelant, avertissant, reprenant, censurant (II Tim., iv, 2), menaçant, invectivant, prenant la défense des peuples, des villes, des particuliers, imaginant toute espèce de salut, guérissant par tous les moyens ; il est Béséléel, le constructeur du tabernacle divin, employant pour son œuvre tous les genres de matériaux et d'arts, et faisant conspirer toutes choses à la magnificence et à l'harmonie d'un chef-d'œuvre unique (Ex., xxxi, 2 suiv.). [44] XLIV. <1> Pourquoi parler des autres moyens ? Voici qu'était revenu à nous l'empereur, ennemi du Christ et tyran de la foi, avec une impiété plus grande et une hostilité plus ardente, persuadé qu'il avait affaire à un antagoniste plus résistant : à la manière de cet esprit impur et pervers qui, chassé d'un homme et errant aux alentours, retourne vers le même homme accompagné d'un plus grand nombre d'esprits, dans l'intention d'y habiter, comme nous l'avons appris dans les Évangiles (Luc., xi, 24 suiv.). <2> C'est le modèle dont il devient l'imitateur, en vue tout ensemble de réparer la première défaite, et de renchérir sur les premières manœuvres : car il était intolérable et cruel que le chef de beaucoup de nations, un homme qui avait acquis une grande renommée, soumis au pouvoir de l'impiété tous les environs, et réduit tout ce qui s'était trouvé sur sa route, apparût aux regards vaincu par un seul homme et par une seule ville, et donnât à rire non seulement à ceux qui le menaient, les chefs de l'athéisme, mais aussi à tous les hommes, comme il le comprenait. [45] XLV. <1> Le roi de Perse, dit-on, lors d'une expédition qu'il faisait jadis contre la Grèce, en entraînant contre eux des hommes de toutes races, et livré à tous les bouillonnements de la colère et de l'orgueil, ne se contenta point de cela pour s'exalter et faire des menaces immodérées ; mais pour accroître leur épouvante, il voulut se rendre redoutable même par des entreprises nouvelles contre les éléments. <2> On entendait parler d'une terre et d'une mer étranges de ce nouveau démiurge ; d'une armée voguant sur le continent, et traversant à pied la mer ; d'îles capturées, de mer fouettée, et de toutes choses qui étaient l'indice manifeste de la démence de l'armée et du commandement : cause de terreur pour les faibles, objet de risée pour les hommes de cœur et de ferme raison. <3> Celui-ci n'avait nul besoin de pareils moyens dans son expédition contre nous. Mais on lui attribuait des actes et des paroles d'un caractère plus criminel et plus funeste. Il leva la bouche contre le ciel, proférant le blasphème vers la hauteur, sa langue se répandit sur la terre (Ps., Lxxii,9). <4> Le divin David a bien su avant nous stigmatiser celui qui rabaissait le ciel vers la terre, mettait au rang de la créature l'être supérieur au monde, que la créature n'est point capable de contenir, même si cet être s'associe dans une certaine mesure à nous, par raison d'amour, afin de nous élever jusqu'à lui, nous qui gisons par terre. [46] XLVI. <1> Et certes il y eut de l'éclat dans ses premières audaces, et plus d'éclat dans ses dernières luttes contre nous. Qu'est-ce que je veux dire par les premières ? Proscriptions, bannissements, confiscations, machinations déclarées ou dissimulées ; la persuasion quand c'était opportun, la violence quand il n'y avait point place pour la persuasion. <2> Les uns chassés des églises : tous ceux qui étaient de la vraie doctrine, la nôtre ; les autres qu'on installait : tous ceux qui étaient de la peste impériale, ceux qui exigeaient des certificats d'impiété et faisaient des écrits plus détestables encore. Des prêtres brûlés dans la mer; des généraux impies occupés, non à vaincre les Perses ni à dompter les Scythes ou à faire évacuer quelque autre nation barbare, mais à guerroyer contre les églises, à danser sur des autels, à souiller les sacrifices non sanglants du sang des hommes et des victimes, à violer la pudeur des vierges. <3> Dans quel but? pour chasser le patriarche Jacob, lui substituer Esaü, celui qui a été haï dès avant sa naissance. Voilà le récit de ses premières audaces : aujourd'hui encore elles tirent des larmes à la plupart des yeux, en pénétrant dans la mémoire et dans l'oreille. [47] XLVII. <1> Après avoir passé partout, c'est ici, sur la mère des églises, inaccessible aux secousses et aux menaces, qu'il s'élança pour l'asservir, elle, étincelle et seul reste encore vivant de la vérité ; alors pour la première fois, il s'aperçut qu'il avait mal pris ses dispositions : <2> comme une flèche en frappant contre un corps trop résistant est rejetée en arrière, et comme un câble en se brisant se retire, il vint contre un tel défenseur de l'Église se heurter, et contre un roc aussi puissant se briser et se réduire en pièces. Pour le reste, on peut l'apprendre de la bouche et des récits de ceux qui ont passé par les épreuves de cette époque : et il n'est absolument personne qui n'en fasse des récits. <3> Mais on est émerveillé chaque fois qu'on vient à connaître les luttes de cette époque, les assauts, les promesses, les menaces ; les personnages de l'ordre judiciaire qu'on lui délègue pour tâcher de le persuader ; les personnages de l'armée ; <4> ceux du gynécée, hommes parmi les femmes et femmes parmi les hommes, n'ayant de viril que leur impiété, et qui physiquement incapables de débauche se servent pour se prostituer du seul instrument qui leur soit possible, leur langue ; le chef des cuisiniers, Nabuzardan, qui le menace du couteau de son état et qu'on envoyait avec son feu familier. Mais ce qu'il y eut de plus admirable, à mon avis, dans la conduite de Basile, et qu'il me serait impossible, même si je le voulais, de passer sous silence, je vais vous l'exposer, aussi succinctement qu'il est possible. [48] XLVIII. <1> Qui ne connaît le lieutenant d'alors, qui entre tous déploya personnellement une grande audace contre nous, après avoir de ces gens-là aussi reçu par le baptême sa consécration ou mieux sa condamnation ; et qui par une excessive docilité envers son chef et une universelle condescendance s'assurait à lui-même une longue jouissance du pouvoir. <2> Devant cet homme, grondant contre l'église, ayant l'air d'un lion, comme un lion grinçant des dents, et qui n'était même pas abordable à la foule, ce héros est introduit ; ou plutôt on le voit s'avancer, comme un homme qu'on appelle à une fête, non à un jugement. Comment pouvoir dignement rappeler ou l'insolence du préfet, ou la sage résistance que Basile lui opposa? <3> « Que signifie, toi là, dit-il en ajoutant son nom, car il ne daignait pas encore lui donner le nom d'évêque, cette hardiesse à l'égard d'un si haut pouvoir, et chez toi seul cette arrogance ? — Pourquoi cette question, dit le héros, et de quelle démence parles-tu ? car je n'arrive pas encore à la connaître? — C'est que tu n'honores pas les affaires du souverain, dit-il, alors que les autres avec ensemble s'inclinent et se soumettent. — <4> Mais c'est que mon souverain à moi ne le veut pas ; et que je ne puis pas me résigner à adorer une créature, étant créature de Dieu et appelé à être un dieu. — Mais nous, que sommes-nous à tes yeux? — En vérité vous n'êtes rien, quand vous nous donnez ces ordres-là. — Quoi donc ? n'est-ce pas une grande chose pour toi de prendre rang parmi nous et de nous avoir dans ta communion? — <5> Vous êtes des officiers, et des haut placés, je ne vais pas le nier, mais vous ne méritez d'aucune façon plus d'honneur que Dieu. Quant à vous avoir dans ma communion, ce serait une grande chose sans doute : pourquoi pas ? vous aussi vous êtes créatures de Dieu. Mais ce serait au même titre que d'autres qui sont soumis à ma direction : car ce n'est pas le personnage, c'est la foi qui fait le chrétien. » [49] XLIX. <1> Alors, en proie à l'agitation, le préfet sent la colère lui bouillir davantage, il se lève de son siège et prenant un ton plus agressif : « Quoi ! dit-il, tu ne redoutes pas ma puissance ? — Qu'est-ce qui pourrait m'arriver ? que pourrais-je souffrir ? — Un seul des nombreux tourments qui sont en mon pouvoir. — Quels sont-ils? fais-les-moi connaître. — <2> La confiscation, l'exil, les tortures, la mort. — Si tu en as quelque autre, dit-il, tu peux m'en menacer; car il n'y a rien là qui m'atteigne. » Et il lui dit : « Comment ? qu'est-ce à dire ?» — « C'est que en vérité la confiscation est sans prise sur un homme qui n'a rien ; à moins que tu ne tiennes à ces méchants haillons que voilà et à quelques livres, ce sont là toutes mes ressources. <3> Quant à l'exil, je n'en connais point, puisque je ne suis circonscrit par aucun lieu ; que je n'ai pas à moi la terre où j'habite actuellement, et que j'ai à moi toute terre où l'on pourrait me reléguer; ou plutôt elle est toute à Dieu, de qui je suis l'hôte de passage. Les tourments? quelle prise peuvent-ils avoir quand on n'a point de corps? <4> A moins que tu ne veuilles parler du premier coup, c'est le seul dont tu sois le maître. Quant à la mort, elle me sera une bienfaitrice, car elle m'enverra plus tôt vers Dieu, pour qui je vis et suis gouverné, pour qui je suis mort en très grande partie, et auprès de qui depuis longtemps j'ai hâte d'arriver. » [50] L. <1> Ces paroles stupéfièrent le préfet : « Personne, jusqu'à ce jour, n'a tenu un pareil langage et avec tant de liberté, à moi, dit-il en ajoutant son propre nom. — C'est que ce n'est pas sur un évêque apparemment que tu tombais, dit-il : ou bien il t'aurait parlé exactement de cette manière, ayant les mêmes intérêts à défendre. <2> Pour le reste, nous sommes accommodants, préfet, et plus humbles que personne d'autre, car la loi le prescrit; et ce n'est pas seulement envers une si haute autorité, mais même à l'égard des premiers venus que nous nous gardons de hausser les sourcils. Mais quand c'est Dieu qui est mis en question et de qui il s'agit, nous comptons le reste pour rien, nous ne regardons que lui. <3> Le feu, le glaive, les bêtes féroces, les ongles qui déchirent les chairs font plutôt nos délices que notre effroi. Après cela, injurie, menace, fais tout ce que tu voudras, mets à profit ta puissance. Qu'on fasse savoir aussi à l'empereur que tu ne nous feras, ni par la violence ni par la persuasion, adhérer à l'impiété, dussent tes menaces croître en violence. » [51] LI. <1> Quand le préfet eut dit et entendu ces paroles et qu'il se fut rendu compte que la résistance du héros était à ce point inaccessible à l'intimidation et à la défaite, il l'envoya dehors et le congédia, non plus avec les mêmes menaces, mais avec une sorte de respect et de déférence. Puis en personne, il alla trouver l'empereur en toute hâte : <2> « Nous voilà vaincus, empereur, par le chef de cette Église-ci. Il est supérieur aux menaces, cet homme, sourd aux raisonnements, invincible à la persuasion. C'est à un autre qu'il faut s'en prendre, à quelqu'un de plus vulgaire : lui, il faut ou bien lui faire ouvertement violence ou bien désespérer de le voir céder à la menace. » <3> A ces mots, l'empereur comprit ses torts, et se trouvant désarmé par l'éloge qu'on faisait de Basile, car le courage d'un homme excite l'admiration même d'un ennemi, il ne donna point l'ordre qu'on lui fît violence. Mais il lui arriva la même chose qu'au fer, qui s'amollit au feu sans cesser d'être du fer : tout en passant de la menace à l'admiration, il refusa d'embrasser sa communion, par honte du changement ; pourtant il cherchait un moyen — le plus convenable — pour réparer : ce discours va aussi le faire connaître. [52] LII. <1> Étant allé au temple, accompagné de toute sa garde, — c'était le jour de l'Epiphanie, et il y avait foule, — il prit place dans le peuple, ainsi il réalise l'unité : celle circonstance mérite aussi de ne pas être négligée. <2> Car lorsqu'il fut à l'intérieur, et que la psalmodie vint frapper son oreille avec un bruit de tonnerre, lorsqu'il vit cet océan de peuple, tout ce bel ordre tant autour de l'autel qu'à proximité, et qui était angélique plutôt qu'humain ; Basile d'une part, faisant face au peuple, debout, dans l'attitude où l'Écriture représente Samuel (I Reg., xix, 20), sans un mouvement dans le corps, les yeux, la pensée, comme si rien de nouveau n'était arrivé, et comme une stèle, si je puis ainsi dire, fixé à Dieu et à l'autel ; d'autre part, ceux qui l'entouraient, debout dans la crainte et le respect : à ce spectacle, dont pas un exemple ne pouvait lui donner une idée, il éprouva quelque chose d'humain ; les ténèbres et le vertige s'emparent de ses yeux et de son esprit par suite de sa stupeur; et le fait échappait encore au plus grand nombre. <3> Mais quand il lui fallut présenter à la divine table les présents qu'il avait travaillés de ses mains, et qu'il ne vit personne pour l'en décharger, comme c'était l'usage, car on ne savait pas s'ils seraient acceptés, à ce moment-là sa souffrance se fait visible. <4> II chancelle, et si un des ministres de l'autel ne lui avait prêté la main pour soutenir sa démarche vacillante, il aurait même fait une chute lamentable. Mais passons. [53] LIII. <1> Quant au langage que Basile tint à l'empereur même, — et avec quelle philosophie! — un jour qu'il était venu de nouveau d'une façon quelconque se mêler à notre assemblée, et qu'il avait pénétrée l'intérieur de la tenture pour une entrevue et un entretien qu'il désirait depuis longtemps, qu'en faut-il dire? sinon en vérité que c'étaient les voix de Dieu qui se faisaient entendre à l'entourage de l'empereur et à nous qui étions entrés en même temps. <2> C'est là l'origine de l'humanité de l'empereur à notre égard, et le début de l'apaisement. Cet acte de fermeté fit disparaître comme dans un torrent la plupart des calomnies qui étaient alors une occasion de troubles. [54] LIV. <1> Il y a un autre fait, non moindre que ce qui a été dit. Les méchants étaient vainqueurs : on décrète contre le héros le bannissement ; rien ne manquait à l'exécution de ce dessein. Il faisait nuit; le chariot était prêt; le parti de la haine était dans la jubilation, dans l'abattement celui de la piété ; nous entourions le voyageur joyeux : bref tous les autres détails de cette glorieuse flétrissure avaient été réglés jusqu'au dernier. <2> Qu'arrive-t-il donc? Dieu y met obstacle. Celui qui frappa les premiers-nés de l'Egypte (Ex., xii, 29) quand elle sévissait contre Israël, celui-là frappe aussi le fils de l'empereur d'un coup de la maladie, et quelle rapidité ! Là, la sentence du bannissement ; ici, le décret de la maladie; la main du scribe impie est paralysée, le saint est sauvé, un homme pieux devient la rançon d'une fièvre qui rend à la modération l'audacieux empereur. <3> Quoi de plus équitable ou de plus expéditif? A la suite de cela, le fils de l'empereur était souffrant, il avait le corps en mauvais état; le père souffrait en même temps. Et que fait le père ? Il cherche de tous côtés un remède à la maladie, il fait choix des plus habiles médecins, il s'abîme dans la prière, plus que dans aucune autre circonstance, prosterné contre terre. <4> Car la souffrance rend les rois humbles; et il n'y a pas à s'en étonner, puisqu'auparavant David avait au sujet de son fils passé par les mêmes épreuves, au témoignage de l'Écriture (II Reg., xii, 16). <5> Ne trouvant nulle part un remède au mal, il cherche son refuge dans la foi de Basile ; mais ce n'est pas en son propre nom qu'il le fait venir, car l'outrage récent le fait rougir ; il confie cette mission à d'autres, qu'il prend parmi ceux qui sont le plus avant dans sa familiarité et son amitié. Et Basile se présente, sans se dérober, sans s'insurger contre les circonstances, comme un autre aurait fait; et dès qu'il est présent, le mal se fait plus traitable et le père se livre à de meilleures espérances. <6> Et s'il n'avait pas mêlé l'eau salée à l'eau potable, si en même temps qu'il appelait celui-ci il n'avait pas donné sa confiance aux hérétiques, l'enfant eût aussi recouvré la santé et eût été rendu sain et sauf aux mains de son père : c'était la créance de ceux qui se trouvaient là à ce moment et qui furent mêlés à ce malheur. [55] LV. <1> La même chose arriva aussi, dit-on, au préfet peu de temps après. Il se voit abattre, lui aussi, aux mains du saint par une maladie qui lui survient. En vérité, un malheur devient pour les gens sensés une leçon, et la maladie vaut souvent mieux que la santé. Il souffrait, il pleurait, il s'agitait, envoyait vers lui, suppliait : <2> « Tu as satisfaction, criait-il, donne-moi la guérison. » Et en effet il l'obtient, comme lui- même le reconnaissait et le certifiait à bien des personnes qui l'ignoraient : car il ne cessait de raconter avec admiration les actions de Basile. Voilà donc bien quels furent ses rapports avec eux et le résultat qu'ils obtinrent. Mais envers d'autres n'agit-il pas autrement, luttant pour des mesquineries et par des moyens mesquins, ne faisant preuve que d'une médiocre philosophie, digne du silence, ou assez peu louable? <3> Non certes. Mais celui qui excita autrefois contre Israël le criminel Ader (III Reg., xi, 14 suiv.) excite aussi contre lui le lieutenant de la province Pontique, qui prétextait une vive indignation au sujet d'une certaine femme, mais en réalité combattait en faveur de l'impiété et se dressait contre la piété. <4> Je laisse de côté toutes les autres insultes, quelles qu'elles soient, qu'il lançait contre ce héros, on pourrait aussi bien dire contre Dieu même, but et motif de la guerre. Mais le fait principal, qui couvrit de honte l'insulteur et grandit son adversaire, — s'il y a de la grandeur et de l'élévation dans la philosophie et dans la supériorité manifeste qu'elle nous donne sur le vulgaire, —je vais le donner dans ce discours. [56] LVI. <1> Une femme de distinction, peu de temps après la mort de son mari, était en butte aux violences de l'assesseur du juge, qui voulait l'entraîner malgré elle au mariage. Ne sachant comment échapper à cette tyrannie, elle prend une résolution non moins hardie que sage ; elle se réfugie à la sainte table, et prend Dieu pour protecteur contre l'outrage. <2> Quelle devait être la conduite, par la Triade même ! —, pour parler un peu la langue du barreau au cours de cet éloge, — non seulement du grand Basile, qui avait réglé les cas de ce genre par des lois générales, mais de quelque autre de ses plus humbles subordonnés, pourvu qu'il fût prêtre? N'était-ce pas de réclamer, retenir, protéger? prêter main forte à la bonté de Dieu et à la loi qui fait respecter les autels? <3> Avoir la volonté de tout faire et tout souffrir, avant de prendre contre elle une mesure inhumaine, avant d'insulter à la sainte table et d'insulter aussi à la confiance de ses supplications ? « Non, dit ce juge étrange; il faut que tout le monde cède à mon autorité, et que les chrétiens deviennent traîtres à leurs propres lois. » <4> L'un recherchait la suppliante, l'autre la retenait de force. Celui-là devenait furieux : il finit par envoyer quelques magistrats fouiller la chambre à coucher du saint, bien moins par nécessité que par manière d'outrage. — Que dis-tu? la maison de cet homme sans passion, qu'entourent de respect les anges, et que craignent de regarder les femmes ? — Et ce n'est pas suffisant; il va jusqu'à lui donner l'ordre de comparaître pour se justifier, et non pas sur un ton de douceur et de bienveillance, mais comme à un condamné. <5> Et l'un était là ; l'autre était à son siège, plein de colère et d'arrogance. Il se tenait debout, tel que mon Jésus au jugement de Pilate. Et la foudre ne s'en souciait pas ! et le glaive de Dieu élincelait encore et demeurait en suspens ! Mais l'arc était tendu ; il ne se retenait que pour fournir une occasion au repentir. Voilà bien la loi de Dieu. [57] LVII. <1> Considère maintenant un autre combat entre l'athlète et le persécuteur. Celui-ci'ordonnait qu'on lui arrachât le haillon qui lui entourait le cou. Il lui dit : « Je me dépouillerai encore, si lu le veux, même de ma tunique ». Il menaçait de faire flageller ce corps sans chair: lui, courbait le dos; de le faire mettre en pièces avec des ongles : il lui dit: <2> « C'est me guérir le foie — tu vois combien j'en souffre — que d'employer pour le traiter ce genre de mutilations ». Voilà donc où ils en étaient. <3> Mais la ville, dès qu'elle eut connaissance de ce malheur et du commun danger suspendu sur tout le monde, car ils considéraient chacun comme un danger pour soi cet outrage, elle s'affole tout entière et prend feu. Et comme un essaim d'abeilles quand il est chassé par la fumée, on les voit l'un après l'autre se réveiller, se soulever, toutes les conditions et tous les âges, les armuriers et les tisserands impériaux surtout, car ils sont dans des conjonctures pareilles assez ardents, et l'audace leur vient de leurs franchises. Et tout leur devenait à chacun une arme : ce que leur métier leur offrait à portée, ou tout autre instrument improvisé au hasard pour la circonstance. <4> Les torches sont dans les mains, les pierres sont tendues en avant, les massues sont prêtes, tout le monde court comme un seul homme, il n'y a qu'un cri, l'ardeur est générale. C'est la colère qui fait le redoutable soldat ou le stratège. Les femmes elles-mêmes ne sont point sans armes à ce moment, car la circonstance les aiguillonne ; pour lances, elles avaient leurs fuseaux ; elles ne restaient même plus femmes, l'émulation grandissait leur force et les transformait en hommes intrépides. <5> Je serai bref; ils auraient cru participer à une œuvre pie, en le mettant en pièces. Et celui-là leur semblait avoir plus de piélé, qui le premier mettrait la main sur celui qui avait eu de pareilles audaces. Et que fit ce juge fier et entreprenant? il était suppliant, pitoyable, malheureux, plus rampant que personne, jusqu'au moment où l'on vit paraître ce martyr non sanglant, ce couronné sans blessures, qui maintint par la force le peuple que le respect dominait, et sauva son suppliant et son bourreau. <6> Ce fut l'œuvre du Dieu des saints, qui fait et transforme tout en vue du mieux, qui résiste aux superbes, et mesure largement sa grâce aux humbles (Jac., IV, 6). Et pourquoi n'aurait-on point vu celui qui fendit la mer, arrêta un fleuve, dompta les éléments, et par un geste de ses mains étendues dressa des trophées pour sauver un peuple fugitif, soustraire aussi celui-ci aux dangers? [58] LVIII. <1> La guerre contre le siècle se termina ici, et eut grâce à Dieu une issue heureuse et digne de la foi de Basile. Mais c'est à ce moment que commence désormais la guerre contre les évêques et leurs alliés ; dont grande fut la honte, mais plus grand le dommage qui en résulta pour leurs administrés. Car qui pourrait persuader aux autres la modération, quand les chefs ont une pareille attitude? <2> Les évêques n'étaient guère, et depuis longtemps, bienveillants à l'égard de Basile ; les motifs étaient au nombre de trois : c'est que, en matière de foi, ils ne marchaient pas avec lui, sauf en toute nécessité, sous la pression de la multitude ; de plus, le dépit que leur avait causé son élection n'était pas encore tout à fait dissipé ; et la grande infériorité de leur prestige leur était par-dessus tout pénible, encore qu'il fût très honteux d'en convenir. Mais il survint encore un autre différend qui raviva ceux-là. <3> Notre patrie en effet avait été divisée en deux provinces et en deux métropoles, et une part considérable de ce qui appartenait à la première avait été adjointe à la nouvelle : ce fut l'origine du conflit qui surgit entre eux. L'un prétendait qu'aux circonscriptions politiques devaient aussi correspondre les nôtres : et c'est pourquoi il revendiquait les parties récemment adjointes, sous prétexte que c'est lui qu'elles intéressaient désormais, et qu'on les avait enlevées à celui-là. <4> L'autre s'attachait à l'ancienne tradition et à la division qui remontait aux ancêtres. De là bien des incidents fâcheux, les uns déjà en train de se produire, les autres arrivés à terme. Des agglomérations étaient enlevées par le nouveau métropolitain, des revenus confisqués ; les prêtres des Églises ou bien se laissaient persuader, ou bien étaient changés. <5> Ces faits eurent pour résultat de rendre plus fâcheuse encore la situation des Églises, qui se trouvaient séparées et mutilées. Car les hommes prennent un certain plaisir aux nouveautés et font volontiers leur profit de l'injustice ; et il est plus facile de renverser l'ordre constitué que de rétablir ce qui a été renversé. <6> Mais ce qui le mettait davantage en fureur, c'étaient les revenus du Tauros qui passaient par là, qu'il voyait de ses yeux, mais qui étaient destinés à Basile ; et les profits à tirer de Saint-Oreste étaient pour lui d'un grand prix ; si bien qu'il alla jusqu'à porter un jour la main sur les mules de Basile, qui faisait le voyage à titre privé, et qu'il l'empêcha d'avancer, à l'aide d'une troupe de brigands. Et le prétexte, comme il était spécieux ! <7> C'étaient « ses fils spirituels, les âmes, la doctrine de la foi» : moyens pour masquer sa cupidité, l'invention était facile; celui-ci encore : « II ne fallait pas payer de redevances aux hérétiques » ; et tout homme gênant était hérétique. [59] LIX. <1> Néanmoins on ne vit point le saint de Dieu, le vrai métropolitain de la Jérusalem d'en-haut, se laisser entraîner par l'erreur ni se résigner à compter pour rien ces événements, ou n'imaginer qu'un faible remède au mal. Voyons au contraire comme il en imagina un noble, admirable, que dire encore? digne de cette âme. Car il fait servir la discorde au développement de l'Eglise, et donne au mal la meilleure issue possible, en garnissant sa patrie d'un plus grand nombre d'évêques. <2> Qu'est-ce qui en résulte ? trois choses excellentes : une plus grande sollicitude pour les âmes; pour chaque ville la possession de ce qui est à elle ; et par là, la fin de la guerre. Dans ce projet, j'ai peur que ma personne n'ait été qu'un accessoire, ou je ne sais quel terme convenable il faudrait employer. <3> Car bien que j'admire tout dans cet homme, plus que je ne puis dire, il y a une chose que je ne puis approuver, — je vais faire l'aveu d'un chagrin d'ailleurs connu de la plupart, — c'est à notre égard un procédé nouveau et une infidélité, dont le temps même n'a pas encore effacé l'amertume. Car c'est de là que me sont venues toutes les inégalités, toutes les agitations de ma vie, et l'impossibilité d'être philosophe ou d'en avoir la réputation, encore que ce second point n'ait qu'une importance insignifiante ; <4> à moins qu'on nous permette de dire à la décharge de cet homme, qu'ayant des pensées supérieures à l'humanité, et étant détaché d'ici avant d'avoirquitté la vie, il ramenait tout à l'Esprit, et que tout en sachant respecter l'amitié, il la méprisait seulement du moment qu'il lui fallait faire prédominer l'honneur dû à Dieu, et faire passer avant ce qui périt ce que nous espérons. [60] LX. <1> Je crains qu'en tâchant d'éviter le reproche de négligence de la part de ceux qui désirent connaître tout ce qui le concerne, je ne m'entende accuser de prolixité par ceux qui louent la mesure, que celui-là ne dédaignait pas non plus, puisqu'il louait tout particulièrement le mot : «La mesure en tout, c'est la perfection », et qu'il s'y tint toute sa vie. <2> Mais j'aurai égard également aux uns et aux autres, à ceux qui sont trop précipités, et à ceux qui sont insatiables, et c'est à peu près ainsi que je vais m'exprimer. Les uns ont une qualité, les autres une autre ; il y en a qui ont certaines formes de la vertu, lesquelles sont assez nombreuses. Personne n'arrive à les posséder toutes au suprême degré, du moins parmi ceux que nous connaissons actuellement ; mais celui-là est très vertueux à nos yeux, qui se trouve avoir le plus grand nombre de qualités, ou bien qui en possède une dans la perfection. Basile est passé par toutes, au point d'être un sujet d'orgueil pour la nature. Voyons cela. <3> Fait-on l'éloge de la pauvreté, d'une vie dénuée d'apparat et de recherche ? Mais lui, qu'eut-il jamais, en dehors de son corps et des voiles indispensables de sa chair? sa richesse, c'était de ne rien avoir, avec la croix, qui était sa seule vie, qu'il estimait de plus de prix pour lui-même que de nombreuses richesses. <4> Posséder tous les biens, il n'est pas un homme, en dépit de ses désirs, qui le puisse ; mais il peut savoir les mépriser tous, et ainsi se montrer supérieur à tous les biens ensemble. Avec de tels sentiments et de telles dispositions, il n'eut pas besoin d'un piédestal, ni de la vaine gloire, ni d'une proclamation publique : «Crates à Crates de Thèbes donne la liberté. » <5> Car c'est à la réalité, non à l'apparence qu'il visait dans la vertu. Il n'habitait pas non plus dans un tonneau au milieu de l'agora, pour vivre auprès de tous dans la mollesse, en faisant de son indigence un moyen nouveau de s'enrichir. Mais c'est sans ambition qu'il était pauvre et inculte ; et après avoir consenti à l'abandon de tout ce qu'il possédait jadis, il traversait d'un cœur léger l'océan de la vie. [61] LXI. <1> C'est une chose admirable que la tempérance et la frugalité, de ne pas se laisser vaincre par les plaisirs et, comme à un maître cruel et dégradé, de résister à son ventre. Qui fut plus que lui étranger à la nourriture, pourrait-on dire sans exagération, et dépouillé de chair? L'excès et la satiété, il l'abandonna à ceux qui ont perdu toute raison, et dont la vie est faite de servilisme et d'abjection. <2> Quant à lui, il n'attachait point de prix à des choses qui, le gosier franchi, ont une égale valeur, mais il se contentait du nécessaire pour vivre, aussi longtemps qu'il le put; le seul luxe qu'il connût, c'était de montrer qu'il se passait de luxe, et que pour ce motif il n'avait pas des besoins étendus; et il regardait les lis et les oiseaux, dont la beauté est sans artifice et la nourriture à portée, suivant la grande recommandation de mon Christ (?atth. vi, 26 suiv.), qui alla jusqu'à se faire pauvre de chair, pour nous faire riches de divinité. <3> Aussi n'avait-il qu'une seule tunique, un seul manteau, la terre comme lit, les insomnies, la privation de bains : c'était son faste à lui. Son repas et son mets favori, c'était le pain et le sel, raffinement nouveau ; sa boisson frugale et abondante, c'était ce que produisent les fontaines sans exiger de fatigue. C'est de cela, ou avec cela, que nous venaient les remèdes et la guérison, objet commun de nos préoccupations : car je devais égaler ses souffrances, tout en le cédant à lui sur les autres points. [62] LXII. <1> C'est une grande chose que la virginité et le célibat ; de prendre rang avec les anges et la nature simple, je n'ose dire avec le Christ qui, ayant consenti même à être enfanté pour nous, les enfantés, naît d'une vierge, et donne force de loi à la virginité, par la raison qu'elle détache d'ici, qu'elle supprime le monde, ou plutôt qu'elle néglige un monde pour un monde, le présent pour le futur. <2> Dès lors qui a, plus que Basile, estimé la virginité, ou imposé des lois à la chair, non seulement par l'exemple de sa personne, mais encore par les œuvres qui firent l'objet de son zèle ? <3> De qui sont ces asiles de vierges, et ces règles écrites, par lesquelles il modérait tous les sens, réglait tous les membres, recommandait la vraie virginité, faisant passer la beauté à l'intérieur, de ce qu'on voit à ce qu'on ne voit pas ; flétrissant ce qui est du dehors, et soustrayant à la flamme son aliment, mais montrant à Dieu ce qui est caché, au seul époux des âmes pures, qui introduit avec lui les âmes vigilantes, si c'est avec des lampes allumées et abondamment alimentées d'huile qu'elles viennent à sa rencontre (cf. Matth., xxv, 6 suiv.) ? <4> Or comme la vie des solitaires et la vie des migades se combattent l'une l'autre le plus souvent et vont en sens contraire, et qu'elles n'ont ni l'une ni l'autre d'avantages ou d'inconvénients purs de tout mélange, — l'une étant plus tranquille, plus stable et unissant à Dieu, mais n'allant pas sans orgueil, parce que la vertu y échappe à l'épreuve et à la comparaison ; et l'autre, plus active et plus utile, mais sans échapper à l'agitation, — il sut très bien les réconcilier et les mélanger l'une avec l'autre, <5> en faisant bâtir des habitations pour ascètes et pour moines, mais à peu de distance des cénobites et des migades ; sans mettre non plus au milieu comme un mur de séparation ni les éloigner les unes des autres, mais les rapprochant pour les faire contiguës et distinctes, afin qu'il n'y eût point de philosophie sans vie commune ni de vie active sans philosophie ; et qu'elles pussent, comme la terre et la mer, se livrer à des échanges mutuels pour concourir à la seule gloire de Dieu. [63] LXIII. <1> Que dire encore ? C'est une belle chose que la bienfaisance, l'entretien des pauvres, le soulagement de la faiblesse humaine. Sors un peu de cette ville, et va voir la nouvelle ville ; le grenier de la piété ; le trésor commun de ceux qui possèdent, où le superflu des richesses, parfois même le nécessaire, sur les exhortations de celui-là, vient se déposer, sans laisser de prise aux vers, sans faire la joie des voleurs (Matth. vi, 19 suiv., Luc, xii, 33), échappant aux assauts de l'envie et à l'action destructrice du temps ; où la maladie est matière à philosophie, le malheur estimé bienheureux, et la miséricorde mise à l'épreuve.<2> Que sont à mes yeux auprès de ce travail, Thèbes aux sept portes ou Thèbes égyptienne, et les murailles de Babylone, et le tombeau Carien de Mausole, et les Pyramides et l'immense airain du Colosse, ou la grandeur et la beauté de temples qui ne sont plus, et le reste de ce que les hommes admirent et qu'il consignent dans l'histoire, choses dont pas une n'a rapporté à son auteur d'autre profit qu'un peu de gloire. <3> Mais le plus admirable à mes yeux, c'est le chemin du salut raccourci, l'ascension vers le ciel devenue des plus faciles. Nous n'avons plus maintenant sous les yeux de spectacle lugubre et lamentable, des hommes morts avant la mort, morts dans la plupart de leurs membres, écartés des villes, des maisons, des places publiques, des fontaines, même des êtres les plus chers, plus facilement reconnaissables à leur nom qu'à leur corps ; on ne les voit plus se présenter dans les assemblées et les réunions par couples et par groupes, objets non de pitié pour leur maladie, mais de haine ; artisans de chansons pitoyables, quand il leur reste encore de la voix. <4> A quoi bon jusqu'au bout tourner au tragique notre sujet puisque la parole ne peut suffire au fléau ? Mais c'est bien lui certes, qui mieux que tous nous apprit, hommes à ne pas mépriser des hommes, et à ne pas manquer de respect au Christ, notre unique tête à tous, par notre inhumanité envers ces gens-là ; mais à faire sur les malheurs d'autrui un bon placement de nos biens, et à prêter à Dieu notre pitié puisque nous avons besoin de pitié. <5> C'est pourquoi, il ne dédaignait pas d'honorer même de ses lèvres cette maladie, lui homme noble et de noble famille, et dont la renommée était si éclatante; mais il les embrassait comme des frères, non pas, ainsi qu'on pourrait le supposer, par ostentation (qui fut aussi éloigné de ce sentiment?), <6>mais pour nous former par l'exemple de sa propre philosophie à nous approcher des corps pour les soigner, exhortation à la fois éloquente et muette. Et on ne peut pas dire qu'il en alla ainsi de la ville, et qu'il en fut autrement de la contrée et du dehors ; au contraire, il proposa comme un commun objet d'émulation pour tous les chefs des peuples, la charité et la générosité envers eux. <7> A d'autres les traiteurs, les tables opulentes, les prestigieux raffinements de la cuisine, les chars élégants, et tout ce qu'il y a de vêtements délicats et flottants ; à Basile les malades, les remèdes aux blessures et l'imitation du Christ, qui non pas en parole, mais en fait, guérissait la lèpre. [64] LXIV. <1> A cela, que vont nous dire ceux qui le taxent d'orgueil et d'arrogance, ces âpres censeurs de telles actions, qui mettent en regard du modèle des gens qui ne sont pas des modèles? Est-il possible d'embrasser des lépreux, de porter jusque-là l'humilité, et de traiter avec dédain ceux qui ont de la santé ? d'épuiser sa chair par l'austérité, et de livrer son âme à l'enflure d'un vain orgueil? <2> de condamner le Pharisien et de rappeler l'humiliation que lui attire sa suffisance, de savoir que le Christ s'est abaissé jusqu'à une forme d'esclave (Philip., II, 7), qu'il a mangé avec des publicains, qu'il lavait les pieds de ses disciples et qu'il ne reculait pas devant une croix pour y clouer mon péché (et qu'y a-t-il en vérité de plus extraordinaire que cela? contempler un Dieu crucifié, et encore dans la compagnie de larrons, moqué des passants, lui, inaccessible et au-dessus de la souffrance) ; et quant à soi, de s'élever au-dessus des nuages, sans vouloir rien reconnaître d'égal, ainsi que le croient les détracteurs de Basile? <3> Mais c'est, je pense, ce qu'il y avait dans son caractère d'équilibre, de fermeté, d'intégrité qu'on appelle de l'arrogance. Et ces mêmes hommes, je soupçonne qu'ils qualifieraient sans peine aussi le courage de témérité, la circonspection de timidité, la réserve de misanthropie et la justice d'insociabilité ; car on n'a pas eu tort de faire cette sage remarque, que c'est près des vertus que les vices ont leurs racines et qu'ils ont des portes en quelque sorte voisines ; il est très facile quand on est une chose, d'être pris pour ce qu'elle n'est pas, par des gens non au courant de ces matières. <4> Quel homme en effet a plus que lui honoré la vertu, châtié le vice, témoigné de la bonté à ceux qui marchent droit ou de la sévérité à ceux qui dévient, lui de qui un sourire, c'était souvent un éloge, et le silence un blâme, pierre de touche du mal pour la conscience intime. Si ce n'était pas un babillard, un rieur et un habitué de l'agora, un homme qui cherche à se faire agréer de la foule, en se faisant par complaisance tout à tous, qu'est-ce à dire ? <5> Ne mérite-t-il pas plus d'éloge que de blâme, aux yeux du moins des gens sensés? à moins qu'on ne fasse aussi au lion un grief de n'avoir pas un air de singe, mais un air terrible et royal, lui dont les bonds même ont une noblesse qu'on admire et qu'on aime ; à moins qu'on n'admire les histrions et qu'on ne leur trouve de l'agrément et de l'humanité, parce qu'ils plaisent au peuple et qu'ils excitent le rire par des coups sur la joue et par des cris. <6> Cependant, même si nous faisions une enquête sur ce point, qui fut aussi charmant dans les réunions, dans la mesure où je puis le connaître, moi qui l'ai tout particulièrement pratiqué ? Qui eut meilleure grâce à conter ? à badiner avec sagesse, et aussi à reprendre avec délicatesse ? Il ne tournait ni la censure en violence ni l'indulgence en faiblesse, mais de part et d'autre il évitait l'excès, usant de l'un et de l'autre avec justesse et à propos, suivant les préceptes de Salomon quia toute chose a marqué son temps (Eccl., III, i suiv.). [65] LXV. <1> Mais qu'est-ce que cela en comparaison de la puissance de parole de cet homme, et de cet enseignement victorieux qui sait se concilier les régions extrêmes ? Nous en sommes encore à nous retourner au pied de la montagne, loin du sommet; nous en sommes encore à traverser un détroit, tournant le dos à la mer immense et profonde. <2> Je pense en effet que s'il y eut ou doit y avoir une trompette pénétrant l'immensité de l'espace; une voix de Dieu couvrant le monde ; un ébranlement de la terre, à la suite d'une révolution et d'un prodige, c'est cela qu'étaient la voix et la pensée de celui-là, laissant tous les hommes autant derrière elles ou sous elles, que nous, nous laissons les natures sans raison. <3> Qui s'est purifié davantage pour l'Esprit, et s'est mieux préparé à exposer dignement les choses divines? Qui mieux que lui fut illuminé des clartés de la science, pénétra dans les profondeurs de l'Esprit et scruta avec Dieu les choses de Dieu? Qui eut une parole plus fidèle interprète de ses pensées? si bien qu'il ne pécha point comme beaucoup par l'un de ces deux défauts, une pensée qui n'a pas d'expression, ou une expression qui ne va pas au gré de la pensée ; mais que sous les deux rapports il fut pareillement remarquable et se montra égal à lui-même et vraiment harmonieux. <4> Scruter toutes choses, même les profondeurs de Dieu, c'est le témoignage qui est rendu à l'Esprit (I Cor., II, 10): non pas que l'Esprit ignore, mais parce qu'il se complaît dans cette contemplation. Lui, Basile, il a scruté toutes les choses de l'Esprit; et c'est à cela qu'il doit d'avoir instruit toutes les mœurs, donné un enseignement sublime, détourné du présent pour transporter vers l'avenir. [66] LXVI. <1> Le soleil est loué dans David pour sa beauté, sa grandeur, la rapidité de sa course et sa puissance ; il est brillant comme un fiancé, grand comme un géant, car telle est la puissance de sa longue traversée que des extrémités aux extrémités elle éclaire également, et que sa chaleur n'est en rien diminuée par les distances (Ps., xviii, 6-7). <2> La beauté de Basile, c'est la vertu; sa grandeur, la théologie ; sa course, le mouvement incessant qui le portait jusqu'à Dieu par ses ascensions; sa puissance, la semence et la diffusion de la parole : en sorte que je ne dois pas hésiter à dire que sa voix a parcouru toute la terre, et que la puissance de ses paroles est allée aux extrémités du monde (Ps., xviii, 5 ; Rom. x, 18), parole que Paul a dite des apôtres et empruntée à David. <3> Où trouver ailleurs aujourd'hui la joie d'un entretien, le plaisir des festins, des agoras, des assemblées, le charme des hommes en charge et de leurs subordonnés, des moines ou des migades, de ceux qui ont du loisir ou de ceux qui sont dans les affaires, de ceux qui suivent la philosophie du dehors ou la nôtre ? Il n'y a qu'une jouissance, au-dessus de toutes et la plus grande, ce sont ses écrits et ses travaux. <4> Et il n'y a pas non plus pour les écrivains d'autres ressources, après sa personne, que ses écrits. Le silence se fait sur ce qui est ancien, sur tout ce qu'on a sué à écrire sur les oracles divins ; la vogue est au nouveau, et à nos yeux, c'est être le plus fort dans la science que d'être le mieux au courant de ses écrits, de les avoir à la bouche et de les rendre intelligibles aux oreilles, car il a suffi à prendre la place de tous, pour ceux qui ont à cœur de s'instruire. [67] LXVII. <1> Je n'ai plus que ceci à dire de lui. Quand j'ai en mains son Hexaemeron et que je l'ai à la bouche, j'entre dans la compagnie du Créateur, je comprends les raisons de la création, j'admire le Créateur plus qu'auparavant, grâce uniquement aux leçons de mes yeux. Quand je tombe sur ses livres de controverse, je vois le feu de Sodome qui réduit en cendres les langues criminelles et impies, ou la tour de Chalané misérablement édifiée et misérablement renversée. <2> Quand c'est sur ceux qui traitent de l'Esprit, je trouve le Dieu que je possède, et j'ai le courage de la vérité, grâce à l'appui de sa théologie et de ses illuminations. Quand c'est sur les autres commentaires, qu'il déploie à ceux qui ont la vue courte et qu'il inscrit sous trois formes sur les tables solides de son cœur (cf. II Cor. iii, 3), je me laisse persuader de ne pas m'arrêter à l'écorce de la lettre et de ne pas me borner à contempler les choses d'en-haut, mais de m'avancer au-delà, de marcher encore de profondeur en profondeur, appelant un abîme par un abîme (cf. Ps., Xli, 8), trouvant une lumière grâce à une lumière, jusqu'à ce que je puisse me hâter vers le sommet. <3> Quand je m'arrête à ses éloges d'athlètes, je méprise mon corps, je suis avec ceux qui sont loués, et je me sens excité au combat. Quand je m'arrête à ses traités moraux et pratiques, je suis purifié dans l'âme et dans le corps, je deviens un temple prêt à recevoir Dieu, et un instrument que touche l'Esprit et qui chante un hymne à la gloire et à la puissance divine ; cela me rend meilleur, met en moi de l'harmonie, me fait devenir un tout autre homme, me fait subir une transformation divine. [68] LXVIII. <1> Puisque j'ai fait mention de théologie, et de l'accent tout particulièrement grandiose de Basile sur ce point, j'ai encore à ajouter à ce qui a été dit, ceci, qui est souverainement utile au grand nombre, pour éviter qu'ils se fassent tort en acceptant les rumeurs fâcheuses dont il est l'objet : ces paroles s'adressent aux esprits pervers qui viennent en aide à leurs propres vices par leurs calomnies contre autrui. <2> Lui, en faveur de la vraie doctrine et — relativement à la sainte Triade — en faveur de l'union et de la co-divinité (je ne sais quoi dire de plus propre et de plus clair), non seulement d'être précipité d'un trône sur lequel même au début il n'avait pas bondi, mais même l'exil, la mort, les supplices d'avant la mort, il aurait tout accepté de bon cœur, comme un gain, non comme un danger. <3> A preuve, ce qu'il avait déjà fait, et ce qu'il avait souffert : c'est un homme qui, condamné à l'exil pour la vérité, s'était contenté en fait de dispositions, de dire à un de sa suite d'emporter les tablettes et de le suivre. Mais il jugeait nécessaire de disposer ses discours avec économie (Ps., cxi, 5) suivant le conseil du divin David sur ce point ; de supporter à peu près le temps de la guerre et la puissance des hérétiques, jusqu'à ce que survînt le temps de la liberté et de l'éclaircie, qui donnât à la langue sa franchise. <4> Eux, ils ne cherchaient qu'à surprendre, dans sa nudité, ce mot sur l'Esprit : à savoir qu'il est Dieu, ce qui est vrai, mais que ceux-là ainsi que le chef pervers de l'impiété prenaient pour une impiété, afin de pouvoir, lui, le bannir de la ville en même temps que sa langue de théologien, et quant à eux s'emparer de l'Eglise, s'en faire un point d'appui pour leur perversité, et de là, comme d'une citadelle, ravager tout le reste. <5> Et lui, dans d'autres paroles de l'Ecriture, dans des témoignages non douteux et d'une force identique, dans des argumentations rigoureuses, dominait tellement ses contradicteurs qu'ils ne pouvaient riposter, et qu'ils se trouvaient pris dans leurs propres paroles, ce qui est bien le suprême degré de puissance et de perspicacité de la parole. <6> Ce qui le montrera, c'est le traité qu'il a composé sur ce sujet, en maniant un style qui semble sortir d'un écrin de l'Esprit. Mais le mot propre, il en différait pour le moment l'emploi : à l'Esprit lui-même et à ses loyaux défenseurs il demandait en grâce de ne pas s'offenser de cette économie, de ne pas s'attacher à un mot unique, pour tout perdre par insatiabilité, dans un temps où la piété était en proie aux déchirements. <7> Il n'y avait point pour eux d'inconvénient à un léger changement d'expressions, puisqu'on d'autres termes ils enseignaient la même chose ; c'était moins dans des mots qu'était pour nous le salut, que dans des choses; il ne repousserait pas la nation des Juifs si, tout en désirant pour quelque temps remplacer par le mot d'oint celui de Christ, ils consentaient à se joindre à nos rangs ; mais le plus grand dommage qui pût survenir à la communauté, c'était qu'on vînt à s'emparer de l'Église. [69] LXIX. <1> Et en effet, qu'il ait mieux que quiconque connu la divinité de l'Esprit, c'est ce qui ressort clairement de ce fait qu'il l'a souvent proclamée en public, si jamais l'occasion s'en présentait, et que dans l'intimité, à ceux qui l'interrogeaient il mettait de l'empressement à la confesser; mais il l'a fait en termes plus clairs dans ses conversations avec moi, pour qui il n'avait rien de caché quand il m'entretenait de cette question : non content de simples déclarations sur ce point, mais — chose qu'il n'avait encore faite auparavant que rarement,— formulant contre soi la plus effroyable des imprécations : de se voir rejeté par l'Esprit lui-même, s'il ne vénérait pas l'Esprit avec le Père et le Fils, comme étant de la même substance et digne des mêmes honneurs. <2> Et si l'on veut bien me permettre de m'associer à lui, même dans de pareilles matières, je vais révéler une chose ignorée jusqu'à présent de la plupart: dans la gêne où les circonstances nous mettaient, il confia les tempéraments à lui-même, et le franc-parler à nous, que personne ne devait juger ni chasser de la patrie et qu'on estimait pour notre obscurité, en sorte que grâce à l'un et à l'autre notre évangile pût être puissant. <3> Si j'ai donné ces détails, ce n'est pas pour défendre la réputation de Basile : il est au-dessus de ses détracteurs, quels qu'ils soient, cet homme ; mais c'est pour éviter qu'on ne considère comme règle de la piété les mots isolés trouvés dans ses écrits et qu'on ne sente sa foi faiblir, et qu'on ne donne comme un argument en faveur de sa propre perversité la théologie de celui-là, qui était l'œuvre des circonstances en même temps que de l'Esprit ; et qu'au contraire, appréciant la portée de ce qui avait été écrit et le but qui l'avait fait écrire, davantage on se sente attiré vers la vérité et on ferme la bouche aux impies. <4> Certes puisse-je avoir, moi et tous ceux qui me sont chers, sa théologie ! J'ai tant de confiance dans l'intégrité de mon héros dans cette affaire, qu'ici encore je fais cause commune avec lui à la face de tout le monde ; qu'on mette à son compte ce qui est à moi, à mon compte ce qui est à lui, devant Dieu et ce qu'il y a de plus sage parmi les hommes. <5> Nous n'irons pas soutenir en effet que les évangélistes se sont contredits mutuellement, parce que les uns se sont appliqués plutôt à l'humanité du Christ, et que les autres ont abordé sa divinité ; parce que les uns ont débuté par ce qui est à notre portée, les autres par ce qui nous dépasse : ainsi ils se partageaient la prédication dans l'intérêt, je pense, de ceux qui l'accueillaient ; ainsi les formait l'Esprit qui était en eux. [70] LXX. <1> Mais poursuivons. Puisqu'il y a eu dans l'antiquité et aujourd'hui des hommes remarquables pour la piété, législateurs, stratèges, prophètes, docteurs, courageux jusqu'au sang, c'est par comparaison avec eux que nous envisagerons notre sujet, et par là nous apprendrons à connaître Basile. <2> Adam eut la faveur de la main de Dieu, des délices du paradis et de la première législation ; mais, pour ne rien dire d'outrageant au respect dû au premier père, il ne garda pas le commandement (Gen., i, 27 suiv.) ; celui-ci l'a reçu, l'a observé, n'eut pas à souffrir de l'arbre de la science, et après avoir échappé au glaive flamboyant, je le sais bien, il est entré en possession du paradis, <3> Enos le premier espéra invoquer le Seigneur (Gen., iv, 26) ; celui-ci l'invoqua, et en plus il le prêcha aux autres, ce qui est bien plus méritoire que de l'invoquer. Enoch fut transporté, ayant pour une piété médiocre, car la foi était encore dans des ombres, obtenu comme récompense d'être transporté, et il échappa au danger d'une prolongation de vie (Gen., v, 21 suiv.); celui-ci, sa vie ne fut tout entière qu'un transport, car dans une vie parfaite il a parfaitement soutenu l'épreuve. <4> Noé se vit confier une arche avec les semences d'un deuxième monde, confiées à un faible bois et sauvées des eaux (Gen., vi, 13 suiv.) ; celui-ci échappa à un déluge d'impiété et se fil une arche de salut, de sa ville qui navigua légèrement par-dessus les hérésies : grâce à quoi il ranima un monde entier. [71] LXXI. <1> Il fut grand, Abraham, patriarche, sacrificateur d'un sacrifice nouveau, qui vint conduire à celui qui le lui avait donné le fruit de la promesse, victime préparée et qui se hâte vers l'égorgement ; mais l'acte de celui-là ne fut pas non plus sans grandeur, quand on le vit s'offrir en personne à Dieu, sans qu'il lui fût rien substitué à titre de compensation : où l'aurait-on trouvé ? en sorte que le noble sacrifice fut consommé. <2> Isaac fut promis dès avant sa naissance (Gen., xviii, 10 suiv.) ; celui-ci s'offrit spontanément, et sa Rebecca, je veux dire l'Eglise, il l'épousa non pas au loin, mais tout près; ni par l'entremise d'une ambassade domestique, mais par un don et un dépôt reçu de Dieu; il ne se laissa pas non plus induire en erreur sur la prééminence des enfants, mais à chacun sans fraude il fit la part de son mérite avec la prudence de l'Esprit. <3> Je loue l'échelle de Jacob et la stèle qu'il oignit en l'honneur de Dieu, et son combat contre lui, quelle qu'en fût la nature (Gen., xxxii, 24 suiv.) (c'est, je pense, l'humaine mesure en parallèle et aux prises avec la hauteur divine, et qui emporte de là les signes de la défaite de la créature). <4> Je loue encore, l'habileté de l'homme et son bonheur dans ce qui concerne ses troupeaux, les douze patriarches sortis de lui, le partage des bénédictions, avec une prédiction fameuse de l'avenir; mais je loue aussi chez Basile l'échelle, que non seulement il vit, mais qu'il gravit aussi par des ascensions graduelles vers la vertu ; la stèle qu'il n'a pas ointe, mais qu'il a érigée à Dieu, pour y clouer l'impiété ; la lutte qu'il soutint non pas contre Dieu, mais pour Dieu, en vue d'anéantir l'hérésie ; et son industrie pastorale, qui l'enrichit en lui faisant gagner plus de brebis marquées que de brebis non marquées ; et la belle et nombreuse lignée de ses fils selon Dieu, et la bénédiction dont il fit pour beaucoup un appui. [72] LXXII. <1> Joseph fut distributeur de blé, mais pour la seule Egypte, rarement et au sens physique (Gen., xii, 40 suiv.) ; celui-ci le fut pour tout le monde, continuellement et au sens spirituel, ce qui à mes yeux est plus auguste que cette distribution-là. Avec Job de la terre de Hus, il fut tenté, eut la victoire et fut brillamment proclamé à la fin de ses luttes, sans s'être jamais laissé ébranler par des secousses qui furent fréquentes, et après avoir surabondamment triomphé du tentateur et fermé la bouche à des amis irréfléchis qui ignoraient le mystère de son épreuve. <2> Moïse et Aaron sont parmi ses prêtres (Ps., xcviii, 6). Il est grand, Moïse, qui a éprouvé l'Egypte, sauvé le peuple par un grand nombre de signes et de prodiges, pénétré à l'intérieur de la nuée, institué les deux lois : l'une littérale et extérieure, l'autre intérieure et spirituelle ; <3> et aussi Aaron, frère de Moïse par le corps et par l'esprit, qui sacrifiait et priait pour le peuple, myste du saint et grand tabernacle (Ex., vii, 22 suiv.; xxix, 4suiv.) que le Seigneur a dressé, et non pas un homme (Hebr., viii, 2). <4> De ces deux-ci Basile est l'émule, éprouvant non par des fléaux corporels, mais par des fléaux de l'Esprit et de la parole la nation hérétique et égyptienne ; conduisant le peuple choisi et zélé pour les bonnes œuvres (Tit., II, 14) à la terre de la promesse ; gravant sur des tables qu'on ne brise pas mais qui se conservent, des lois non plus semblables à des ombres mais entièrement spirituelles ; et dans le saint des saints pénétrant, non pas une fois l'an, mais souvent et pour ainsi dire chaque jour, d'où il nous découvre la sainte Triade ; et purifiant le peuple non par des ablutions passagères mais par des purifications éternelles. <5> Qu'y eut-il de plus beau dans Josué ? son commandement militaire, le partage, et la prise de possession de la terre sainte. Mais Basile ne fut-il pas chef ? ne fut-il pas stratège de ceux qui se sauvent par la foi? distributeur des lots et des demeures diverses qui sont auprès de Dieu et qu'il répartit entre ceux qu'il conduit ? si bien qu'il eût pu prononcer aussi ce mot-là : « Des parts me sont échues entre les meilleures » (Ps., xv, 6) ; et : « Mes lots sont dans tes mains » (Ps., xxx, 16), lots d'un bien plus grand prix que ceux qui rampent à terre et qui se laissent ravir. [73] LXXIII. <1> De même, — pour ne rien dire des Juges ou des plus illustres des Juges —, Samuel fut au nombre de ceux qui invoquaient son nom (Ps., xcviii, 6), donné à Dieu avant la naissance, après la naissance aussitôt consacré, et oignant les rois et les prêtres avec sa corne. <2> Mais Basile, ne fut-il pas dès sa tendre enfance, dès le sein maternel, consacré à Dieu, présenté à l'autel avec le double manteau, attentif aux choses célestes, oint du Seigneur et oignant ceux qui se perfectionnent sous l'action de l'Esprit ? David est célébré parmi les rois ; de lui l'histoire dit un grand nombre de victoires et de trophées remportés sur l'ennemi ; la douceur, qui était son principal caractère ; avant la royauté, la puissance de sa harpe, capable de charmer même l'esprit mauvais. <3> Salomon demanda à Dieu la largeur du cœur, et il l'obtint (III Reg., iv, 29 suiv.) ; il sut se pousser à un suprême degré de sagesse et de clairvoyance, au point de devenir le plus fameux de tous ceux de son temps. <4> Basile ne reste, selon moi, nullement ou à peine en arrière, de l'un pour la douceur, de l'autre pour la sagesse ; au point qu'il calma l'audace de rois possédés du démon, et qu'il n'y eut pas qu'une reine du Midi ou tel autre personnage que le renom de sa sagesse fit venir à sa rencontre des extrémités de la terre, mais que sa sagesse se faisait connaître même de toutes les extrémités. Je vais passer la suite de Salomon ; elle est connue de tous malgré notre réserve. [74] LXXIV. <1> Tu loues la liberté d'Élie à l'égard des tyrans (IV Reg., n. l suiv.) et son enlèvement au milieu du feu? et le bel héritage d'Elisée, la peau de mouton, et allant de pair avec elle l'esprit d'Elie (IV Reg., ii, 9 suiv.) ? Loue aussi chez Basile sa vie au milieu du feu, je veux dire dans la multitude de ses épreuves ; sa préservation au travers d'un feu qui brûlait, mais sans le consumer, miracle du buisson (Ex., iii, 2); et la belle peau qui lui vint d'en-haut, l'absence de chair. <2> J'omets le reste, les jeunes gens mouillés de rosée au milieu du feu (Dan., iii, 5 suiv.), le prophète fugitif priant dans le ventre d'une baleine (Jon. ii, i suiv.) et sortant du monstre comme d'une chambre ; le juste dans la fosse, enchaînant la férocité des lions (Dan., vi, 16 suiv.) ; le combat des sept Macchabées qui avec un prêtre et une mère furent achevés dans le sang et toutes sortes de supplices (II Mach, vii, 1 suiv.) : d'eux, Basile imita la fermeté et conquit aussi la gloire. [75] LXXV. <1> Je passe au Nouveau Testament, et en comparant aux gloires qui s'y trouvent les actes de Basile, j'honorerai le disciple par les maîtres. Qui fut précurseur de Jésus ? Jean, voix du verbe (Luc, iii, 4), flambeau de la lumière, en présence de qui il tressaillit au sein, qu'il précéda aux enfers où la fureur d'Hérode l'envoya pour qu'il fût là aussi le héraut de celui qui arrivait. <2> Et si on trouve ce langage hardi, qu'on considère au début de ces paroles que ce n'est pas pour préférer ni pour égaler Basile à celui qui parmi les enfants des femmes est supérieur à tous (Luc, vii, 28), que j'établis cette comparaison; mais pour signaler un émule qui n'est pas sans porter en sa personne quelque chose du caractère de celui-là : <3> ce n'est pas chose petite pour les hommes vertueux qu'une imitation même petite des plus grands. <4> Or est-ce qu'il ne fut pas l'image visible de la philosophie de celui-là, Basile? lui aussi il habita le désert ; lui aussi avait un cilice comme vêtement de ses nuits, obscurément et sans ostentation; lui aussi se contenta de la même nourriture, se purifiant pour Dieu par l'abstinence; lui aussi eut l'honneur de devenir le héraut du Christ, sinon son précurseur ; et l'on voyait venir à lui, non seulement tout le pays d'alentour, mais encore d'au-delà des frontières; lui aussi, au milieu des deux testaments, abolissait la lettre de l'un, popularisait l'esprit de l'autre et faisait la réalisation de la loi cachée par l'abolition de la loi visible. [76] LXXVI. <1> Il imita de Pierre le zèle, de Paul la fermeté; de l'un et de l'autre qui eurent des noms célèbres et qui changèrent de nom, la foi ; des fils de Zébédée, la grande voix ; de tous les disciples, la frugalité et la simplicité. C'est pourquoi aussi la clef des cieux lui est confiée (Matth., xvi, 19); et non content du cercle qui va de Jérusalem à l'lllyricum (Rom., xv, 19), pour l'Évangile il en embrasse un plus vaste ; fils du tonnerre, il n'en a pas le nom, mais il l'est ; il repose sur la poitrine de Jésus, et de là il tire la puissance de la parole et la profondeur des pensées. <2> Quant à devenir un Etienne, il en fut empêché en dépit de sa bonne volonté, car il tint à distance par le respect ceux qui cherchaient à le lapider. Il m'est encore possible de me résumer davantage, pour éviter d'examiner ces choses une à une. Dans les vertus, tantôt il fut initiateur, tantôt émule, tantôt vainqueur ; et pour avoir passé par toutes, il l'emporta sur tous ceux d'aujourd'hui. J'ai un mot à ajouter, il sera court. [77] LXXVII. <1> Telle était la vertu de ce héros et sa richesse de réputation que plusieurs de ses petitesses même et aussi de ses défauts physiques furent imaginés par d'autres comme des moyens de s'illustrer, par exemple sa pâleur, sa barbe, sa marche habituelle, et quand il parlait son absence de précipitation, son air pensif à l'ordinaire et son recueillement intérieur : copie malheureuse chez la plupart et manque de bon sens qui dégénéraient en humeur sombre ; ou encore l'aspect de son vêtement, la forme de son lit, sa façon de manger : toutes choses qui chez Basile allaient sans application, se faisaient avec simplicité et au hasard des circonstances. <2> On peut voir bien des Basiles de surface, statues au milieu des ombres ; ce serait beaucoup de dire aussi, écho qui répète une voix : car si celui-ci n'imite que la fin du mot, c'est du moins avec quelque clarté ; eux s'éloignent encore plus du modèle, qu'ils n'ont le désir d'en approcher. <3> Mais il y a une chose, non pas médiocre cette fois, mais grandement flatteuse à juste titre, c'est d'avoir jadis eu la chance de l'approcher, de le cultiver, et d'avoir quelque chose, parole ou action, plaisante ou grave, à emporter en souvenir, comme je sais que j'en ai eu souvent l'honneur ; car même les négligences de Basile avaient infiniment plus de valeur et d'éclat que les fatigues des autres. [78] LXXVIII. <1> Comme, ayant achevé la course et gardé la foi, il désirait la mort, que le temps des couronnes était imminent et qu'il avait entendu non pas cette parole : « Monte sur la montagne et meurs » (Deut., xxxii, 49), mais celle-ci :« Meurs et monte vers nous», il fait à ce moment encore un prodige qui ne le cède pas à ce dont j'ai déjà parlé. <2> Il était déjà presque mort et sans souffle, et la vie s'était presque entièrement retirée quand on le voit reprendre un accroissement de vigueur, au moment des paroles d'adieu, afin que son départ fût accompagné des paroles de la piété; et par l'imposition des mains aux plus généreux de ses serviteurs, il leur donne sa main et l'Esprit, afin que l'autel ne soit pas frustré de ceux qui avaient été ses disciples et les collaborateurs de son sacerdoce. <3> Ce qui suit, ma parole hésite à l'aborder ; elle l'abordera cependant, bien que ce soit plutôt à d'autres qu'à nous que convienne ce récit. Car je ne puis être philosophe dans ma douleur, bien que je m'efforce vivement d'être philosophe, au souvenir de la perte commune et du malheur qui s'est abattu sur la terre. [79] LXXIX. <1> Il était étendu, l'homme, rendant ses derniers souffles, et réclamé par le chœur d'en haut, sur lequel depuis longtemps il fixait les yeux. On voyait répandue autour de lui toute la ville, incapable de supporter cette perte, criant contre ce départ comme contre une tyrannie ; s'attachant à cette âme, dans l'idée qu'ils pourraient la retenir et lui faire violence avec les mains ou des prières ; car ils devenaient fous de douleur ; et ils lui auraient abandonné chacun une partie de sa propre vie, s'il eût été possible, de bon cœur. <2> Quand ils se virent vaincus — car il devait donner la preuve qu'il était homme —, et qu'il eut dit pour finir : « Je remettrai mon esprit dans tes mains» (Ps., xxx, 6), aux anges qui l'emmenaient il rendit l'âme avec bonheur, après avoir initié aux mystères les assistants et les avoir rendus meilleurs par ses recommandations. Alors se produit le prodige le plus fameux de ceux qui ont jamais eu lieu. [80] LXXX. <1> Le saint était porté haut par des mains de saints ; et chacun s'empressait de saisir, l'un une frange, l'autre l'ombre, l'autre le lit porteur d'un saint, rien que pour le toucher : car y avait-il quelque chose de plus saint, de plus pur que ce corps-là ? <2> l'autre de se rapprocher des porteurs, l'autre de jouir seulement de sa vue, persuadé qu'elle lui porterait bonheur. <3> Il y avait plein les places, les portiques, les maisons à deux, à trois étages de gens qui l'escortaient, marchant en avant, marchant en arrière, serrant de près, montant les uns sur les autres ; foules innombrables, de toute race et de tout âge, auparavant inconnues. Les psalmodies étaient dominées par les gémissements et la philosophie anéantie par la douleur. Il y avait lutte entre les nôtres et ceux du dehors, Grecs, Juifs, étrangers ; entre ceux-là et nous à qui pleurerait davantage pour participer davantage à sa protection. <4> En fin de compte, la douleur finit même par devenir un danger : il mourut avec lui un bon nombre de personnes, par suite de la poussée violente et du tumulte ; et on regarda cette fin comme un bonheur pour elles, sous prétexte qu'elles avaient été associées à son départ, et qu'elles étaient des victimes funéraires, dirait peut-être un exalté. <5> Le corps ne put qu'avec peine échapper aux ravisseurs et vaincre les gens du cortège ; alors on le confie au tombeau de ses pères, on place à côté des prêtres l'évêque, à côté des prédicateurs la grande voix qui résonne encore à mes oreilles, le martyr à côté des martyrs. <6> Et maintenant, lui il est dans les cieux ; et là pour nous, je pense, il offre ses sacrifices, et il prie pour le peuple ; car en nous quittant, il ne nous a pas quittés tout à fait. Mais moi, Grégoire, mort pour une moitié et amputé d'une moitié, maintenant que j'ai été arraché à cette grande amitié, traînant une vie douloureuse et pénible comme il est naturel à la suite de cette séparation, je ne sais où j'aboutirai, après la direction qu'il me donnait, lui de qui aujourd'hui encore je reçois des avertissements et des réprimandes, au cours de mes visions nocturnes, s'il m'arrive de sortir du devoir et de tomber. <7> Pour moi, si je mêle des thrènes aux éloges ; si je fais l'histoire de la carrière de l'homme pour la proposer aux âges comme un commun modèle de vertu, et un programme de salut pour toutes les Eglises et toutes les âmes, où nous regarderons pour régler notre vie comme sur une loi vivante, ce ne peut être que pour vous conseiller, à vous qui vous êtes perfectionnés à son école, d'avoir toujours les yeux fixés sur lui, et, comme s'il vous voyait et que vous le voyiez, de vous perfectionner pour l'Esprit. [81] LXXXI. <1> Ici maintenant réunis autour de moi, vous tous qui étiez le chœur de celui-là, ceux du sanctuaire et ceux des bas degrés, ceux de chez nous et ceux du dehors, collaborez avec moi à cet éloge, chacun de vous redisant et regrettant l'une ou l'autre de ses vertus : <2> les princes, le législateur ; les gouvernants, le fondateur de cité ; le peuple, son amour de l'ordre ; les orateurs, le maître; les vierges, le paranymphe ; les femmes mariées, le conseiller ; les solitaires, l'homme qui donnait des ailes ; les migades, le juge ; les simples, le conducteur ; les contemplatifs, le théologien ; <3> les heureux, le frein ; les malheureux, la consolation; la vieillesse, le bâton; la jeunesse, la règle; la pauvreté, le pourvoyeur; la richesse, l'intendant. <4> II me semble aussi que des veuves doivent célébrer leur protecteur; des orphelins, leur père ; des pauvres, l'ami des pauvres ; les étrangers, l'ami des étrangers ; des frères, l'ami de ses frères ; les malades, le médecin, pour tout ce qu'on veut de maladies et de traitements ; ceux qui ont de la santé, le gardien de la santé; tous, celui qui s'était fait tout à tous afin de les gagner tous (I Cor., ix, 22), . [82] LXXXII. <1> Reçois cela de nous, Basile, d'une voix qui jadis te fut très douce, de ton égal en dignité et en âge. S'il approche de ton mérite, c'est grâce à toi : c'est parce que j'avais confiance en toi, que j'ai entrepris ce discours sur toi. S'il en est loin et qu'il soit contraire à ton attente, qu'est-ce qui doit m'arriver, dans l'accablement où me mettent la vieillesse, la maladie et le regret de toi ? <2> Toutefois Dieu agrée même ce qu'on fait suivant ses forces. Pour toi, puisses-tu nous regarder d'en haut, tête divine et sacrée; cet aiguillon de la chair (II Cor., xii, 7), qui nous a été donné par Dieu pour notre instruction, puisses-tu le retenir par ton intercession, ou nous inspirer le courage de le supporter ; notre vie tout entière, puisses-tu la diriger à notre plus grand profit. <3> Et quand nous partirons, puisses-tu nous accueillir là aussi sous ta tente, afin que l'un et l'autre ensemble vivant et contemplant avec plus de clarté et de perfection la sainte et bienheureuse Triade, dont nous n'avons perçu maintenant que de faibles reflets, nous puissions borner là notre désir, et recevoir cette récompense pour les combats que nous aurons livrés ou qui nous auront été livrés. <4> Toi donc reçois de nous ce discours. Mais nous qui nous louera après toi, quand nous quitterons la vie ? à supposer qu'il se trouve en nous digne matière à un discours d'éloges, dans le Christ Jésus, notre Seigneur, à qui est la gloire pour les siècles. Amen.