FEUILLETON DE LA PRESSE du 22 avril 1848. SALON DE 1848 1er article. On nous a demandé si nous ferions cette année notre revue habituelle du Salon ? Oui, certainement. Une dynastie a été renversée et la République proclamée: l’art n’en subsiste pas moins. L’art est éternel parce qu’il est humain; les formes de gouvernement se succèdent et il se maintient. Que de révolutions, que d’empires, que de peuples ont fait leur bruit et se sont éteints dans l’oubli depuis que les cavalcades de Phidias caracolent dans le marbre des frises du Parthénon ! Combien d’émeutes ont bourdonné au pied de cet Acropole, émeutes dont nul n’a souvenir, pas même l’historien ! La fumée du combat remplit d’abord les places et dérobe les perspectives; mais bientôt la brise se lève, dissipe l’odeur de la poudre, balaie les nuages opaques, et le temple de l’Art reparaît dans sa blanche sérénité, sur l’azur inaltérable. L’art est au-dessus des agitations et des événements. Il domine le fait de toute la hauteur de l’idée, il résume en lui les civilisations et, de tel grand bouleversement qui semble devoir changer le monde, il ne reste bien souvent que la strophe du poète et la statue du sculpteur qui le mentionne ou le symbolise. Qu’importent les tumultes de la rue et les terreurs des bourgeois ! L’Art accoudé regarde en rêvant, et interrompt de temps à autre sa méditation, pour saisir le stylet, la brosse ou le ciseau, car il sait que les siècles sont à lui et que la république de Platon, pour avoir exilé la Poésie, tout en la couronnant de fleurs, n’a pu exister une minute. Nous commencerons donc sans crainte notre travail, persuadé d’accomplir une tâche aussi grave que tous ceux qui se mêlent de la chose publique, pérorent dans les clubs et portent les mains aux roues du char de l’Etat pour le pousser ou l’arrêter. Le jury a enfin disparu; il a été emporté par ce vent acerbe et purificateur qui a soufflé quinze jours avec tant de violence, et qui venait d’Amérique. Voilà dix ans que, chaque année nous demandions la suppression de ce tribunal inique. Il n’a pas fallu moins qu’un tremblement de terre pour faire tomber de leurs siéges ces juges prévaricateurs. Et cependant, que d’exclamations, que d’invectives, que d’injures même n’a-t-on pas prodiguées à ce mystérieux conseil des Dix qui exerçait sur les peintres le droit de vie et de mort, le droit d’ombre et de lumière ! Les critiques les plus doux devenaient féroces lorsqu’il s’agissait du jury: en effet, n’était-ce pas une chose affreuse de refuser à un pauvre artiste, altéré de jour et de publicité, un petit coin de cette longue muraille, la seule où la France puisse venir voir à quel point en est l’art chez elle ? Le génie de l’homme est quelque chose de si sacré, que l’indignation est sans mesure lorsque des profanes y touchent. Nous avons écrit, contre les membres du jury, des imprécations, qui sembleraient exagérées, adressées à des Néron et à des Phalaris; mais les bourreaux de l’esprit ne sont-ils pas aussi coupable que les bourreaux du corps, et le meurtre d’une idée n’est-il pas le plus grand des crimes ? Censeurs, membres du jury, tous ceux qui mutilent la pensée doivent être mis au rang des inquisiteurs et des tortionnaires. Nous voilà, dieu merci, débarrassé de cette philippique annuelle, et pour toujours, nous l’espérons. Point de jury, sous quelque nom que ce soit ! Liberté pleine et entière, liberté à tous, aux jeunes comme aux vieux, aux inconnus comme aux illustres, aux habiles comme aux maladroits, aux sublimes comme aux ridicules ! Que ce qui est, dans l’ame en sorte ! Tombez, vieilles entraves ! soyez renversées, barrières vermoulues. L’examen préalable est inutile; laissez le peuple juger par lui-même ! Un jury, même élu par les artistes, ne vaudrait rien. N’ayez pas peur, la part de chacun sera faite et avec une équité sévère, comptez-y. Déjà nous avons vu avec chagrin des esprits bien intentionnés, mais timides, alarmés de quelques extravagances, redemander, sinon l’ancien jury, du moins une institution équivalente avec des garanties électives. Nous ne voulons pas que la porte soit fermée pour personne: aujourd’hui l’exclusion pourrait être juste, demain elle serait inique. Une fois l’on rejetterait un barbouillage grotesque et l’autre un audacieux essai du génie. Quel mal cela fait-il à qui que ce soit qu’un cadre reste accroché quelques semaines à un clou le long d’un mur? L’admission de mille croûtes nous chagrinerait moins que le renvoi d’un seul tableau de mérite. Cette année l’on a tout reçu et tout exposé. Le Salon offre-t-il beaucoup de différence avec les Salons des années précédentes qui avaient subi l’épuration préalable ? Nullement. L’aspect général en est le même, à part quelques toiles barbares ou risibles dont le nombre ne dépasse pas une douzaine. Nous regretterions fort, pour notre part, que ces cadres burlesques n’aient pas été suspendus parmi les autres. S’ils eussent été repoussés par un jury, leurs auteurs n’eussent pas manqué de crier contre l’injustice et l’aveuglement des juges; ils se seraient posés en génies méconnus, en Michel-Ange et en Raphaël inédits, et ils auraient plaint la France d’être privée en leurs personnes de ses illustrations futures. Il n’est pas de couronne que ne se pose sur le front l’orgueil solitaire. Les plus fermes esprits se trompent sur leur valeur lorsqu’ils n’ont pas été en contact avec le public; cette familiarité terrible ramène bien vite à leurs justes proportions les rêves de l’amour-propre délirant; quelle leçon peut valoir celle donnée par les visiteurs du Louvre, le jour de l’ouverture, aux peintres du Turc achetant une esclave, de l’Amour louchant dans des roses, de la Femme rhinoplastique, etc., etc.! Ce cercle de plaisans dont la bruyante hilarité et les rires homériques ébranlaient les voûtes dorées de la galerie, ces couronnes dérisoires tressées de foin et d’immortelles, ces inscriptions malignement parodiées du Panthéon: " Aux grands artistes la patrie reconnaissante ", ne voilà-t-il pas des avertissements salutaires dans leur rudesse et qui peuvent faire redoubler de travail une vocation opiniâtre, mais trop impatiente, ou se tourner vers un état plus humble, une velléité sans conscience de sa faiblesse ? L’auteur d’une de ces peintures excentriques est allé supplier M. le directeur du Musée, à genoux et à mains jointes, de lui laisser reprendre sa toile, et a regardé comme une haute faveur de la pouvoir soustraire aux cruelles railleries du public. Refusé, il eût aiguisé sa moustache en croc, laissé croître ses cheveux, et juré qu’on persécutait en lui le peintre le plus original de son siècle. D’ailleurs en art, le détestable vaut mieux que le médiocre, le barbare que le bourgeois, l’extravagant que le plat, et nous préférons un fou à un sot; pour un esprit philosophique, c’est un spectacle curieux de voir la peinture ramenée par l’ignorance, qui ne se doute de rien, ni du métier, ni de la tradition, aux naïvetés les plus primitives. Les Cimabue et les Giotto sont dépassés en raideur archaïque par des pinceaux tout modernes, et Paris, à l’heure qu’il est renferme une foule de chinois et de gothiques d’une indépendance entière à l’endroit de l’anatomie et de la perspective: bien des dessins, qui auraient pu être tracés sur peau de buffle par un Ioway avec une arrête (sic) de poisson, ou sur l’argile d’un vase avec une pointe de roseau par un potier étrusque, étalent pleins de candeur leurs silhouettes sauvagement baroques sous la date de 1847 ou 1848. Ces exhibitions ont leur bon côté; elles montrent, quand on arrive aux toiles sérieuses, l’immensité du chemin parcouru; elles font apprécier à leur valeur les véritables artistes, on leur sait gré alors d’un mérite qu’il est si difficile d’acquérir. Et puis ces conceptions bizarres rendues ou trahies par des exécutions incomplètes ou extravagantes, ouvrent des perspectives sur des côtés peu connus de l’esprit humain, sur les steppes, les landes, les marais, les fondrières, les dunes sablonneuses, les collines qui s’effritent, toute la portion inculte, aride, désolée, hérissée, où ne croissent que le charbon, l’ortie, la folle-avoine, les végétations de l’abandon et de la solitude, et dont s’éloignent les voyageurs qui suivent la grande route bordée d’ormes ou la petite sente cotoyée d’aubépine. En marchant au hasard, on court risque de s’égarer, de s’embourber dans les marécages, de tomber dans les tourbières, mais quelquefois aussi l’on rencontre des sites imprévus, on saisit la nature en quelque attitude secrète et charmante qu’elle ne prend pas lorsqu’elle s’attend aux visites. Un choix trop épuré ramène fatalement, au bout d’un certain nombre d’années, au convenu, au classique, à l’académique. Une forêt, malgré sa confusion d’arbres, de broussailles et d’herbes, ses inextricables enlacemens de branches, son désordre touffu et luxuriant de végétation, est préférable à ces allées de parc Louis XIV, où les buis tondus aux ciseaux prennent les formes ridiculement symétriques de pots, de caisses ou de colonnes. N’élaguons rien, n’arrachons pas, et au risque qu’il s’y trouve quelque arbre difforme, quelque plante malsaine et monstrueuse, laissons la forêt telle qu’elle est. Que chacun traduise son rêve, raconte sa pensée, exprime son sentiment, satisfasse son goût même bizarre, sa fantaisie même insensée sans crainte, sans fausse honte, dans la sincérité de l’homme libre, car nul n’a la conscience complète de son idée et on la doit communiquer à ses frères pour qu’ils la rectifient si elle est mauvaise, pour qu’ils la consacrent si elle est bonne; le mot que l’on efface, la figure que l’on gratte eussent peut-être produit un effet merveilleux. Ainsi donc que l’artiste s’abandonne franchement à l’inspiration! plus de réticences, plus de demi-jour, plus d’ambages; que le poète, le peintre et le statuaire confessent hardiment ce qu’ils ont dans le cœur et dans la tête. Qu’on repousse même jusqu’à cette censure préalable que chacun exerce sur son œuvre avant de la livrer au jour éblouissant de la publicité. Laissons souffler l’Esprit où il veut et ne renvoyons pas si souvent au nom des règles et des traditions cet inconnu qui vient à de certains momens nous tirer la plume ou la palette des mains pour mettre dans notre œuvre le mot ou la touche qui fait vivre. Artistes, jamais le moment ne fut plus beau. Rien ne gêne maintenant votre envergure; nagez à plein vol dans l’azur et la lumière, inondez-vous de rayons, enivrez-vous d’air pur, montez comme l’alouette, comme l’épervier, comme l’aigle, plus haut, toujours plus haut ! Posez sur la neige vierge des sommets inaccessibles l’empreinte étoilée de vos serres ! Que votre essor entoure la terre comme une écharpe le flanc d’une fiancée ! L’univers est à vous, le monde visible, le monde intérieur, les religions, les poésies et les histoires, les civilisations du passé, du présent et de l’avenir, tout ce que l’ame peut rêver ou concevoir. O vous qui avez le bonheur d’être jeunes, ne craignez pas votre jeunesse, laissez-vous emporter à la fougue, à l’audace, à l’enthousiasme, à l’amour ! que ces quatre chevaux de flamme entraînent votre char rutilant sur la route de l’Empyrée ! Arrière les timides, avec leurs histoires lamentables de Phaéton et d’Icare, n’ayez pas peur de choir du ciel, c’est déjà beau d’en tomber. Pour en tomber il faut y être. N’arrêtez pas la vie qui court en torrent de pourpre dans vos veines fécondes, ne soyez pas effrayés des battemens de votre cœur et du tumulte de votre ame donnant de grands coups d’ailes dans sa prison d’argile — la seule prison qui existera désormais : par la force et la persévérance de vos études, par l’audace et la liberté de votre travail, méritez d’être les artistes de ce siècle colossal et climatérique, de ce grand dix-neuvième siècle, la plus belle époque qu’ait vue le genre humain depuis que la terre amoureuse accomplit sa ronde autour du soleil. Soyez dignes du temps où le génie de l’homme a supprimé la durée, l’espace et la douleur, et fait travailler comme de vils esclaves la vapeur, le fer, la lumière et l’électricité. Si vous le voulez, que seront à côté du nôtre les siècles tant vantés de Périclès, de Léon X et de Louis XIV. — Un grand peuple libre pourra-t-il moins pour l’art qu’une petite ville de l’Attique, un pape et un roi? Ne sommes-nous pas à un instant prodigieux de la vie de l’humanité? et n’allons-nous pas être comme des dieux, suivant l’expression biblique ? Mais, cette fois, ce n’est pas la bouche bleue de venin du serpent qui susurre la parole tentatrice à l’oreille de notre orgueil. Nous prenons enfin possession de notre planète. Les forces de la nature nous appartiennent: bientôt elle n’aura plus de secret pour nous. Une race plus forte que celle des Titans de la fable ou des géans bibliques va couvrir le monde, et nous allons élever, non plus des Babels de confusion, mais des tours d’harmonie, dont l’escalade infatigable atteindra le ciel, cette fois, sans provoquer les colères de Dieu, et qui dépasseront tous les déluges et toutes les barbaries. Quel vaste champ est aujourd’hui ouvert à l’artiste ! Au lieu des trois ou quatre poncifs grecs et romains, dégradés par une servile reproduction, il a à sa disposition tous les types de la grande famille humaine. L’Orient mystérieux laisse enfin tomber ses barrières et soulève un coin de son voile: tous ces beaux visages si purs, si calmes et si rêveurs à qui l’ombre du harem donne sa fraîche pâleur ou qu’un soleil de feu rend blonds comme de l'argent qu’on recouvrirait d’or, et qui s’évanouissaient dans la solitude et l’oubli sans laisser d’eux une silhouette en image, vont livrer à présent leurs lignes parfaites et leurs nobles profils aux études des artistes et à l’admiration des peuples. Ce monde inconnu, empêché par la religion iconoclaste de l’Islam, de traduire sa pensée avec les formes et les couleurs grâce aux pérégrinations de nos artistes, commence à nous devenir familier. Les scènes de la nature primitive offrent au pinceau mille sujets d’églogues édéniques. O Tahiti, cette cythère de l’Océanie, voit tous les jours des Vénus ruisselantes d’écume et de perles, poser leurs beaux pieds nus sur les coquillages roses de ses rivages; l’Inde a ses montagnes ciselées en pagodes, ses idoles monstrueuses, ses éléphans blancs, qui portent des tours d’or, ses teints de bronze jaune, ses yeux épanouis comme de fleurs noires, ses flots de mousseline, ses nuages de parfums, ses bruissements de bracelets qui tintent aux chevilles des Bayadères, ses escaliers de marbre qui descendent au fleuve sacré, ses tigres rubanés tapis dans les jangles (sic). Les régions boréales elles-mêmes ont leurs froides beautés et leurs grâces neigeuses. L’Amérique, bien que découverte depuis quatre siècles, est encore le Nouveau-Monde; ses hautes Cordilières, ses forêts vierges, ses pampas, ses savanes, ses fleuves géans, ses oiseaux de pierreries et ses races bariolées offrent des sujets d’une inépuisable magnificence. Et ce n’est pas seulement dans le spectacle du monde physique que la vapeur nous livre, en faisant des voyages de long cours, de faciles promenades, que les artistes puiseront des inspirations ! tous les anciens mythes sont à refaire. Les vieux emblèmes ne signifient plus rien. Il faut créer de toutes pièces un vaste symbolisme qui réponde aux idées et aux besoins du temps, théologique, politique et allégorique. Le christianisme a reçu des interprétations nouvelles ou s’est ravivé aux sources primitives, de façon à ne plus pouvoir être traduit par les types du moyen-âge. Les formules qu’employait la République de l’ancien régime ne peuvent en aucune manière convenir à la nouvelle, et s’en servir serait méconnaître ou fausser les tendances modernes. De même l’ornementation de grands édifices nationaux, la fréquence des fêtes populaires, tout le mouvement d’une vie générale inconnue jusqu’à présent, vont nécessiter de réaliser sous forme palpable des idées et des abstractions dont ne s’étaient pas avisés Richardson, Gravelot, César Ripa et les auteurs d’iconographie. Loin de croire comme bien des gens, que l’art ait dit son dernier mot, nous pensons qu’il est encore à ses bégaiements. — La terre n’est pas vieille, elle n’a guère que six mille ans, — une bagatelle pour une planète, — elle vagit encore et sort à peine de ses langes. Les chefs-d’œuvre que l’on croit impossible d’égaler ne sont à nos yeux que les essais d’un enfant qui donne des espérances. C’est maintenant l’homme qui va travailler, et l’on saura ce que peut la pensée débarrassée de tout joug. De la nature et de la liberté, combinées avec la fantaisie, jailliront des merveilles inattendues, et bientôt le flot de la croyance universelle soulèvera les esprits les plus lourds, comme une onde marine les vaisseaux échoués, et les entraînera vers de nouveaux horizons. On sera tout surpris de voir que malgré tant de musées, tant de galeries, tant de bibliothèques, tant de Stanze et de Scuole l’on ait oublié un si grand nombre d’aspects frappans et d’adorables détails dans le portrait de la nature, cette mère universelle toujours jeune et souriante. A l’œuvre donc, heureuses générations, saluez le terre promise, l’île fortunée, l’Eldorado qui émerge étincelant et radieux des brumes matinales. Une renaissance plus lumineuse encore que celle qu’ont illustrée Michel-Ange et Raphaël et tous ces immenses génies, aïeux de la pensée moderne peut s’étoiler du scintillement de vos noms et de vos gloires. Sans doute il faut quelque temps pour que ces grands résultats se produisent, mais ils se produiront par la force secrète qui est dans les choses. Sans doute, poètes et peintres que nous sommes, le tumulte et la fumée que font les événemens dans l’Europe étoufferont nos voix et nuageront nos peintures. — Il y aura des déchiremens, des lutes, des misères, des souffrances. Beaucoup de nous périront dans la solitude, l’abandon et l’oubli. Qu’importe ! Nulle religion n’est responsable de ses prêtres, nulle théorie de son exécution, nulle politique de ses ministres, nulle liberté du peuple qu’elle délivre. Ces quelques réflexions nous ont paru nécessaires dans les circonstances actuelles avant de commencer une Revue: le livret porte inscrits cinq mille cent quatre-vingts numéros, cinq mille tableaux, statues ou dessins, dans une année, pour trente-cinq millions d’hommes, ce n’est pas trop ! — Dans ces cinq mille ouvrages, il y en a cinquante de premier mérite ! C’est beaucoup. FEUILLETON DE LA PRESSE du 23 avril 1848. SALON DE 1848 2eme article. SCULPTURE La sculpture, si longtemps enterrée dans les catacombes, les cryptes et les syringes de ces deux horribles salles basses où vous attendaient en frissonnant les coryzas, les fluxions de poitrine et les rhumatismes, vient enfin de sortir du sépulcre et de remonter, non pas au ciel, ce qui lui serait difficile, vu son poids, mais au premier étage, au même niveau que la peinture, sa sœur légère. C’est l’ancien musée Charles X (nous demandons grâce aux Basiléophages de ce nom dynastique) qui donne à la statuaire cette lumineuse et tiède hospitalité. On pourra désormais admirer à loisir les chefs-d’œuvre de Pradier et de Clesinger, sans courir le risque de rester perclus jusqu’à la fin de ses jours. L’amélioration est incontestable, et pour le moment on ne pouvait faire mieux. Cependant nous voudrions qu’on arrangeât l’année prochaine un local approprié aux nécessités de la sculpture; une longue galerie, au rez-de-chaussée, et non souterraine, chauffée par des calorifères, éclairée de haut et tendue de vert sombre pour que les frileuses déesses puissent développer au jour les blancs poèmes de leur nudité. Dans le musée Charles X , déjà encombré de statues antiques, de vases étrusques, de cercueils égyptiens, d’émaux et de faïences, de tableaux et de dorures qu’inonde une lumière diffuse très favorable à la curiosité mais nuisible à l’effet, les yeux se trouvent distraits par le papillotement des ors et les reflets qu’envoie du fond des vitrines quelque émail de Limoges ou quelque plat arabe à vernis métallique, et souvent une statue reçoit le jour à gauche et à droite. D’ailleurs des masses si pesantes de bronze ou de marbre pourraient compromettre la sûreté des planchers, et pendant leur ascension périlleuse, malgré toutes les précautions prises, il ne serait pas impossible qu’une Vénus perdît son nez et un Christ son auréole. La nouvelle direction a aussi bien mérité de l’art en faisant jeter bas, dès ses premiers jours d’autorité, cet ignoble emplâtre de bois qui souillait le flanc du Louvre et semblait recouvrir une plaie hideuse et inguérissable au corps de ce noble monument. M.Jeanron, n’eût-il fait que cela dans sa vie, a droit à la reconnaissance publique. Certes, s’il fut un temps peu favorable à la sculpture, c’est le nôtre: notre religion, nos mœurs, notre morale et notre climat prêtent peu à la statuaire. — Notre costume pousse à l’oubli du corps humain, et si l’on peut se souvenir que l’homme a été fait à l’image de Dieu, ce n’est pas en voyant les civilisés de 1848 avec leurs paletots-sacs, leurs pantalons à sous-pieds, leurs cols et leurs chapeaux en tuyau de poêle. Jamais les formes naturelles n’ont été plus grotesquement dissimulées et travesties, et l’immense succès des tableaux plastiques montra moins un penchant à la sensualité que la surprise des populations en retrouvant dans des torses d’homme ou de femme, recouverts de maillots de soie, quelques linéamens des statues réputées par les bourgeois pure mythologie ou rêves d’artistes délirans. Le règne qui vient de s’écouler n’avait rien en lui-même de sculptural comme tournure, et cependant si Phidias, Praxitèle, Agesandre et Lysippe venaient faire un tour au Salon, nous osons espérer qu’ils ne seraient pas mécontens de ce qu’ils y verraient et ne mépriseraient pas trop la statuaire des Barbares du Nord. La sculpture est dans une excellente voie, et on doit lui en savoir gré; car le public n’est pour rien dans ses progrès. En aucun temps une nation de trente-cinq millions d’hommes n’a consommé moins de marbre ou d’airain: une statue est un luxe auquel les plus riches même ne songent guère en France, et tel qui paie vingt mille francs un cheval de course, une parure, un service d’argenterie anglaise, n’aura jamais l’idée d’acheter un marbre à Pradier ou un bronze à David. A part quelques bustes et quelques travaux de peu d’importance, c’est le gouvernement seul qui, jusqu’ici a soutenu ce bel art, le plus idéal et le plus réel à la fois de tous les arts; ce legs divin de la Grèce, ce beau reste du paganisme, qui a sauvé le monde de l’invasion définitive de la barbarie chrétienne et gothique, et défendu l’œuvre de Dieu contre les longs fantômes émaciés, les draperies en suaire, et les physionomies cadavéreuses, d’un ascétisme mal entendu. Cet abandon, chose singulière, est une des causes de la perfection où en est aujourd’hui la statuaire. N’ayant rien à attendre du public, les sculpteurs ont poursuivi solitairement leur travail sévère sans aucune de ces concessions funestes auxquelles l’industrie ou la mode obligent toujours le talent lorsqu’elles l’emploient. Il y a malheureusement à côté de tout art un métier qui lui ressemble, le côtoie et le touche par toutes sortes de côtés, et qui cependant n’est pas lui. C’est à ce métier que l’art emprunte et demande des ressources, dettes usuraires et fatales qui le mettent à la merci de son trivial compagnon et le forcent tôt ou tard à s’abjurer lui-même dans des besognes accablantes, mais payées. — La sculpture a cela d’agréable qu’elle fait tout de suite mourir nettement son homme de faim s’il n’est riche ou s’il n’a des commandes. Le poète a le feuilleton et les romans, le peintre les portraits et les illustrations, le compositeur les leçons de musique, les orchestres de théâtre, les arrangemens de quadrilles; l’architecte la bâtisse vulgaire et les maisons à cinq étages; le sculpteur n’a rien qui puisse le faire vivre: à peine modèlera t-il çà et là quelque pendule. Aussi, à de très rares exceptions près, les vocations dans cette carrière sont-elles opiniâtres et accompagnées presque toujours d’un talent réel; les petites adresses, les escamotages, les chics et les ficelles, comme on dit en argot d’atelier, ne servent de rien en cet art visible et palpable à la fois, et dont on peut en quelque sorte faire le tour une lampe à la main. L’on ne voit pas parmi les sculptures le mélange de choses excellentes et de choses détestables, qu’on remarque le long des galeries où sont appendues les œuvres des peintres. M. Bonassieux a exposé, il y a quelques semaines, un David combattant Goliath, figure très remarquable et qui nous a laissé un vif souvenir. La tête respirait une conviction victorieuse, une sécurité héroïque du plus beau caractère. L’orgueil divin de l’intelligence qui méprise la force brutale illuminait cette noble physionomie, qui, avec son accent juif ou plutôt biblique, avait quelque chose de la colère dédaigneuse de l’Apollon pythien. La Jeanne Hachette est la digne sœur de ce marbre triomphant. L’idée qui se présentait d’abord pour faire une Jeanne Hachette, c’était de modeler une virago aux allures violentes, au geste hardi. M. Bonassieux ne s’est pas brisé contre ce vulgaire écueil. Il a donné à sa Jeanne une taille élancée, des formes toutes féminines. A ce corps frêle l’énergie ne vient pas des muscles, elle vient de l’âme. C’est le cœur et non le bras de l’héroïne qui soulève la Hachette traditionnelle; sa puissance réside dans son courage, et les ennemis tombent moins sous les coups qu’elle assène que sous ceux qu’elle fait porter. L’aspect de cette statue est pur, noble et grandiose. La sévérité s’y tempère heureusement d’une élégance mâle et d’une certaine grace guerrière dont Saint-Michel donnerait plutôt l’idée que Bellone; la Jeanne Hachette de M. Bonassieux, si l’on peut détourner ainsi la frappante expression de Lamartine, a l’air de l’Ange du carnage. Sa tête fière joue librement sur son col dégagé, les narines gonflées, la lèvre dédaigneuse, le sourcil frémissant, les yeux pleins de ces éclairs blancs qu’il est si difficile de faire jaillir du marbre: le bras droit levé et ployé encadre ce masque sublime et soutient la hache prête à décrire un cercle fulgurant; ce mouvement décidé, sans être brusque, cambre la poitrine et anime les lignes et les détails du torse, chastement indiqués sous un corsage en pointe à demi collant, où viennent s’accrocher les plis sobres d’une jupe drapée dans le goût du moyen-âge, dont le bord laisse voir un pied qui s’appuie fortement sur une pierre du rempart battu en brèche. L’autre main traîne par la hampe l’étendard déjà reconquis, et complète par un heureux profil cette grande silhouette, cette magnifique tournure. La Jeanne Hachette, outre sa perfection, a le mérite de l’originalité sans bizarrerie. Sa beauté, aussi pure que celle des types les plus classiques, s’illumine d’une pensée et d’un sentiment, et, tout en ne sortant pas de la sérénité de l’art, a quelque chose de dramatique et d’émouvant. Malgré l’abondance des étoffes, puisque la tête seule et les mains sont nues, le mouvement général se suit d’un bout à l’autre et le corps se retrouve aussitôt lorsque l’œil le cherche sous la draperie. Cette belle figure doit être placée au jardin du Luxembourg; nul doute qu’elle n’y produise un grand effet en se découpant sur un fond de feuillage. La Vierge mère, conçue dans un style tout différent, offre une pensée délicate et ingénieuse: enveloppée de la tête aux pieds d’un voile dont les bords sont enrichis d’une broderie coloriée et dorée, d’un heureux goût ornemental, elle entr'ouvre de ses belles mains la draperie virginale et présente au monde le divin bambino avec un mélange de confusion pudique et d’orgueil maternel très bien senti et très bien rendu. Cette idée neuve, dans un sujet si rebattu, prouve qu’il n’est pas de motif usé que la réflexion ne puisse rajeunir. Le livret du Salon porte, au nom de Pradier, quelques lignes signées de notre nom obscur. Les lecteurs de la Presse les ont sans doute oubliées; les voici: " Pour me comprendre, il faut que tu contemples Nyssia dans l’éclat radieux de sa blancheur étincelante, sans ombre importune, sans draperie jalouse, telle que la nature l’a modelée de ses mains dans un moment d’inspiration qui ne reviendra plus. Ce soir, je te cacherai dans un coin de l’appartement nuptial…Tu la verras. ". Ces quelques mots sont tirés d’un petite nouvelle antique, où nous avions tâché de rendre sérieusement ce que le bon La Fontaine a travesti d’une manière grotesque et bouffonne, en son style marotique, c’est-à-dire l’histoire du roi Candaule montrant sa femme au jeune Doryphore Gygès, incapable qu’il était de garder le secret d’une telle beauté. Nous n’aurions jamais espéré cet honneur de voir une de nos phrases taillées dans le pentelique par ce ciseau athénien qui a caressé tant de gracieuses figures de nymphes et de déesses, nous, l’humble disciple de ces purs modèles dont nous avons tâché de rappeler dans nos vers et notre prose, les blanches images en les colorant du léger incarnat de la vie. Nous sommes fier, qu’on nous pardonne cette vanité d’artiste, d’avoir fait une étude antique traduite en marbre grec par Pradier. Nyssia vient de laisser tomber son dernier voile; elle se tient debout dans sa chaste nudité de statue, et Gygès, de l’ombre où il est tapi, peut juger à quel point l’enthousiasme de Candaule avait raison. Ce corps divin, suprême effort de la nature jalouse de l’art, développe ses belles lignes avec ces ondulations harmonieuses, et ces balancemens rhythmés, musique de l’œil, que les sculpteurs grecs savaient si bien entendre. Un des pieds porte sur un pavé de mosaïque dont les nuances sont indiquées en tons affaiblis, et semble un flocon de neige sur un bouquet; l’autre fait ployer à peine la plume d’un moelleux coussin, et tous deux ont des orteils si élégans, des doigts si délicatement effilés, des ongles si parfaits qu’ils paraissent n’avoir jamais foulé que l’azur du ciel ou la pourpre des roses. Les bras élevés au-dessus de la tête font ruisseler des torrens de cheveux sur un dos charmant qu’ils cachent, hélas! en partie; opulence regrettable ! Le bout d’une de ces mèches vagabondes va se désaltérer aux parfums d’une longue cassolette placée à côté de la figure et d’un goût plus grec qu’asiatique. La tête penchée un peu en avant et l’œil déjà inquiet semble, comme par un pressentiment de pudeur, chercher dans l’ombre le profane regard de Gygès. Cette figure brille, comme tout ce que fait Pradier, par un mélange de style antique et de réalité moderne, d’où l’étude n’exclut pas la pureté; les jambes et les cuisses de sa Nyssia ont les lignes sévères du marbre et la tendreté de la chair, les genoux surtout sont admirables pour leur modelé fin, souple et savant. L’anatomie la plus consciencieuse n’y ôte rien à la grâce et à la morbidesse; les passages des aines au ventre, les lignes serpentines du torse, les attaches de la gorge, le sein lui-même, détaché et mis en relief par le mouvement des bras, ont cette beauté placide, cette perfection sereine qui caractérisent le talent de Pradier, un des plus complets tempéramens de sculpteur qui se soient peut-être produits depuis le siècle de Périclès. La Sapho, comme pour faire contraste à la Nyssia, est entièrement vêtue. Une souple draperie, flottante et précise comme celle de la Mnémosyne ou de la Calliope, enveloppe son corps, dont elle voile les formes tout en les accusant. Un de ses bras pend au long de son flanc et retient une lyre d’écaille de tortue près de s’échapper; l’autre serre d’une main contractée un rouleau de papyrus sur lequel on lit, en caractères grecs, les premières strophes de l’ode fameuse traduite par Catulle et par Boileau. La tête s’incline pensive et douloureuse, courbée sous l’amer chagrin d’un amour méconnu. Au bas, sur le pli de la robe, s’ébattent et se becquètent deux colombes: inutile offrande qui n’a pas désarmé Vénus! Jamais Pradier, qui à l’exemple des anciens n’aime pas à troubler la beauté des traits par l’expression de la joie ou de la douleur, n’a fait une physionomie plus significative: ordinairement il concentre la vie dans le torse, qui est pour lui le principal du corps humain. La prédominence de la tête sur le reste du corps est un sentiment spiritualiste et chrétien ignoré de l’antiquité, et Pradier est un payen pur, adorateur de Zeus, d’Hêrè, de Poseidon et surtout d’Aphrodite. Cette fois, comme la draperie couvrait les portions qu’il excelle à rendre, il a donné plus d’importance au masque, et la pensée en crispe les sourcils d’airain; du reste, Sapho, la grande poétesse, méritait bien l’honneur qu’on logeât une idée sous son front, et le sculpteur lui a laissé assez de beauté pour rendre incompréhensible le saut du rocher de Leucate. Si l’illustre cothurne-bleu ressemblait à cette figure, Phaon a été bien imbécile et bien fat. Cette statue demi-nature, si elle était convenablement oxydée et vertdegrisée par un séjour prolongé sous la terre ou dans la mer, qui lui donnerait la patine antique, pourrait passer pour une des œuvres du beau temps de l’art grec ou romain, et se paierait des prix incalculables. La statuette de M. de Belleyme, bien posée, bien drapée et très ressemblante, est une miniature sculpturale qui aurait dû, selon nous, être plutôt coulée en bronze que taillée en marbre; le paros et le carrare, dans de si petites proportions, prennent des airs de sucre, et les parties évidées ou minces deviennent d’une transparence qui nuit au modelé par l’impossibilité où elle met les ombres et les clairs de s’établir avec leurs valeurs réciproques. M.Clesinger a débuté l’année dernière d’une façon si remarquable qu’on pouvait craindre pour son avenir, soit une réaction du public, soit une impuissance de l’artiste à atteindre un succès pareil. Du premier coup ce sculpteur, inconnu la veille, s’était assis parmi les maîtres célèbres. Sa femme piquée par un serpent, que les Ophiologistes eussent été bien embarrassés de définir et de classer, avait fait révolution. De nombreux groupes s’ameutaient autour de la gracieuse agonie de ce marbre palpitant, de cette Cléopâtre moderne en proie à un mystérieux aspic et dont un bracelet de Fossin ou de Froment Meurice cerclait le bras nu. Sous la mollesse abandonnées des lignes flamboyait une certaine ondulation michel-angesque de contours qui dénotait une vigueur peu commune et séparait nettement l’auteur des statuaires de boudoir. Peut-être cette femme couchée, avant la morsure du serpent, ou en même temps, si vous voulez, avait reçu un baiser; mais c’était un de ces âcres baisers de la passion dont parle Saint- Preux, et non une de ces distraites caresses du libertinage ou de l’ennui. Cette volupté si violente et si furieuse que ses spasmes ressemblaient à la mort à s’y tromper et en prenaient la chasteté, fit un effet inattendu et général. On s’étonne de voir ainsi le marbre s’agiter dans sa blancheur froide et glaciale, et faire impression sur la foule comme la plus chaude peinture. En face de cette figure on se demandait avec inquiétude, en pensant au salon prochain: Est-ce un premier ou un dernier moi ? Vient-elle d’une de ces natures qui se vident en une fois dans un chef-d’œuvre unique, et tarissent leur trésor par une largesse impossible à recommencer ? On a vu plus d’une fois des hommes de talent qui n’avaient au ventre qu’un mot, qu’une page, qu’une partition, qu’un tableau, qu’une statue, et forcés ensuite de garder le silence ou de se répéter, pâles contre-épreuves d’eux-mêmes. Ou bien est-ce un nouveau filon qui s’ouvre, une veine opulente que l’artiste puisse poursuivre dans sa gangue, avec chance d’en extraire des œuvres remarquables et nombreuses ? La femme au serpent est-elle un accident heureux ou le résultat normal d’une riche organisation ? La Bacchante a résolu victorieusement la question. Cette statue est le digne pendant de la Femme piquée par un aspic. Dans cette œuvre nouvelle, M.Clesinger a su rester fidèle à sa nature sans se répéter. Il a fait simplement ce qu’il aime et ce qu’il sent. Un artiste moins bien doué aurait pu essayer cette fois de prendre un autre chemin de l’art au lieu de continuer bravement sa route. C’est ainsi qu’on perd du temps et qu’on n’avance pas. Tout homme d’ailleurs a un type intérieur qu’il reproduit sans cesse. Chacun frappe sa monnaie à son coin; — l’œuvre des maîtres même les plus illustres n’est guère que le développement plus ou moins déguisé d’une idée mère unique; et la recherche outrée de la variété montre un esprit plus curieux qu’artiste; le beau n’a pas besoin d’être neuf: des nuances de style, de caractère et de détails suffisent à lui donner de la diversité et de l’intérêt, et puis il ne sort des choses que ce qu’elles contiennent. Il ne jaillit pas de vin d’une barrique d’eau, et les pommiers ont toujours produit de fort mauvaises oranges quand cette fantaisie les a piqués de ne pas se répéter à la récolte prochaine. M.Clesinger a donc très bien fait de ne pas se laisser aller à cette coquetterie d’antithèse plus satisfaisante pour la critique que pour l’art, de nous donner, après une figure nue couchée et convulsive, une figure voilée debout et froide. Sa Bacchante, pour l’œil comme pour l’esprit, est bien la sœur de sa Femme piquée, sœur reconnaissable, mais différente, comme doivent l’être les œuvres des natures originales. Dans l’une, c’est l’ivresse, ou, si vous le préférez, la douleur de la volupté; dans l’autre, c’est le pur délire orgiaque, la Ménade échevelée qui se roule aux pieds de Bacchus, le père de liberté et de joie. En proie à son Dieu, les veines gonflées par la double pourpre de la vie et de la vigne, le cerveau plein du vertige sacré, la folle bacchante laisse aller au hasard ses bras dénoués, sa tête qui vacille sur un oreiller de cheveux et de pampres. Un puissant spasme de bonheur soulève par sa contraction l’opulente poitrine de la jeune femme et en fait saillir les seins étincelants avec une ligne d’une audace étrange et d’une violence superbe, qui rappellent la fière statue de la Nuit, au tombeau des Médicis. Le torse ainsi jeté en avant par les reins qui se cambrent et la tête qui se renverse, prend la lumière d’autorité et accapare l’attention, malgré la beauté des autres formes et la souplesse chiffonnée de la draperie qui écume en blancs flocons autour des membres inférieurs; en effet, cette poitrine qui halète sous le dieu invisible qui la presse, ces contours si fermes et si pleins qu’ils semblent près d’éclater, ces muscles souples et forts tressaillant sous cette chair drue que saisit la fraîcheur de l’air et que brûle un feu intérieur, arrêtent invinciblement le regard et à juste droit, car c’est un des plus beaux morceaux de la sculpture moderne pour l’invention de la pose, la hardiesse des lignes et la chaleureuse vigueur de l’exécution. Personne aujourd’hui ne tordrait mieux que M. Clesinger, sur ce lit de feuillages où il baigne sa bacchante, ce corps jeune et vigoureux qui, dans ses brusques élans, rebrousse les pampres, foule les grappes, et fait jaillir des raisins écrasés le généreux sang de la vigne. Une seule chose nous déplaît dans ce beau morceau: c’est un bout de la draperie ramenée malheureusement sur le haut de la cuisse, où elle forme des cassures de plis et des bouillons d’un style équivoque. Si ce malencontreux chiffon est là dans des idées de pudeur, il aurait dû laisser cette fonction morale à la feuille de vigne sacramentelle d’autant qu’il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre. Les plus belles feuilles du monde se découpent tout auprès dans le marbre, et ne demandent pas mieux que d’égarer par là une de leurs vagabondes guirlandes. M. Clesinger fera bien d’abattre ce pli désagréable. L’art nu est chaste. Outre sa Bacchante, M. Clesinger a exposé trois bustes de femme, un entr’autres, celui de Mme de L., où il a su, comme dans celui de Mme S., tant admiré au Salon dernier, concilier la ressemblance avec un certain arrangement mythologique et pompadour, qui en font à la fois des portraits charmans et des bustes délicieux, intéressans par eux-mêmes. Il est difficile d’amollir à un tel degré la plus résistante des matières. M. Clesinger ne taille pas le marbre, il l’estompe, et ses bustes sont des pastels. La gaze joue autour des gorges découvertes légère et transparente, les rubans laissent flotter leurs bouts satinés, les roses pompons s’effeuillent dans les cheveux, sur lesquels a neigé un œil de poudre: on dirait des Latour sculptés. Ces têtes, types de beauté féminines, que M. Clesinger pétrit comme en se jouant, montrent combien la grace est aisée à la force. M. Lescorné nous a représenté la douleur de Clytie dans un marbre touchant et gracieux. En ce temps où l’on a bien le droit d’avoir oublié sa mythologie, nous rappellerons en peu de mots l’histoire de cette infortunée: Clytie était fille, selon les uns, de Téthys et de l’Océan; selon les autres, d’Eurynomè et d’Orchamus roi de Babylone. Elle fut aimée d’Apollon qui la trahit pour sa sœur Leucothoé. Clytie, pour se venger, dénonça cette intrigue au roi; Leucothoé fut enterrée vive et le Dieu ne voulut pas pardonner à sa première maîtresse la perte de sa nouvelle conquête dont le corps fit pousser l’arbre à baume. Clytie inconsolable se laissa mourir, tout en suivant du fond de l’ombre où il l’abandonnait la course de son lumineux amant. Sa tête allanguie se tournait toujours vers le disque étincelant, pour ne pas perdre une de ses évolutions. Phoebus, Apollon, enfin ému de tant de douleur et d’amour, changea Clytie en tournesol, et la fleur, animée par le cœur de la femme, continue encore aujourd’hui sa muette adoration. La tête de Clytie est charmante, elle semble baigner dans la lumière et s’enivrer d’un rayon comme d’un baiser. Le soleil, moins cruel peut-être à ce moment-là, oublie qu’il est un astre pour se souvenir qu’il était un amant: les bras se croisent sur sa poitrine comme pour y concentrer l’émotion, tandis que le reste du corps, énervé par cette sensation suprême, ploie et s’affaisse le long d’un tronc d’arbre qu’entourent déjà les larges feuilles du tournesol. Le dieu a pardonné, la métamorphose commence. C’est une idée singulière et touchante de l’antiquité que celle des métamorphoses. Presque toutes ces charmantes mortelles qui faisaient descendre les dieux de l’Olympe ont eu une fin précoce et fatale, soit que l’argile humaine ne pût soutenir le contact de ces êtres célestes saturés de nectar et d’ambroisie, soit que le dieu ne voulût pas laisser la vieillesse hideuse flétrir cette beauté honorée de ses caresses. A l’heure marquée par le destin, la métamorphose épargne à ces corps divinisés par de hautes amours les horreurs de la dissolution. Ce que le dieu a aimé ne devient jamais un cadavre, et l’habitant de l’Olympe semble n’avoir pas été ingrat lorsqu’il a fait de son ancienne maîtresse un arbre, une fleur, une fontaine, un parfum. La mortelle favorisée rentre dans la douce vie universelle et ne descend point dans les mornes profondeurs de l’Hadès; ainsi Clythie (sic) peut encore satisfaire son noble amour et se tourner vers la lumière depuis l’aurore jusqu’au soir. Cette statue, pleine de grâce et de sentiment, ne laisse rien à désirer, qu’un peu plus de rendu et d’accent. Certaines attaches sont trop mollement indiquées; l’exécution, çà et là, est un peu ronde, mais c’est un défaut qui peut être réparé par huit jours de travail. M. Lescorné a le ciseau souple et fin, et, sans nuire à la délicieuse expression de langueur de sa figure de Clytie, il pourra lui donner plus de fermeté. FEUILLETON DE LA PRESSE du 25 avril 1848. SALON DE 1848 3eme article. SCULPTURE M. Daumas nous présente, sous le nom de Victorina, une figure colossale en plâtre, d'un aspect mâle et sévère. Cette Victorina, d'après la notice insérée au livret, appartenait à une puissante famille de la Gaule. Elle jouissait d'une haute influence, et les historiens primitifs racontent qu'elle fit élire plusieurs empereurs. Pour elle-même, elle avait refusé le pouvoir. La présence de Victorina dans les camps, de largesses faites à propos, et plus encore le respect inspiré par son dévoûment, la firent surnommer la Mère des camps. A ces causes originelles de son influence, Victorina joignait l'autorité d'une ame ferme et virile, d'un esprit étendu, capable des résolutions les plus élevées et dont les inspirations furent bientôt écoutées comme des oracles. Sans nous arrêter à la valeur plus ou moins historique de ces lignes, admettons, c'est au moins l'intention qu'indique son plâtre, que dans la statue de Victorina, M. Daumas ait voulu faire la personnification de ces héroïques femmes du Nord, gauloises ou germaines, dont parlent César et Tacite. Les barbares avaient sur la femme des idées toutes différentes de celles qui régnaient dans le monde grec et romain où la compagne de l'homme n'était guère considérée qu'au point de vue plastique ou reproductif. La femme sous le rapport moral est un produit de la Barbarie et du Christianisme. La civilisation de l'Antiquité ne la connut pas. Pour les peuples à demi-sauvages qui habitaient sous les ombres impénétrables des Ardennes et de la Forêt-Noire, pour les hordes cachées dans les profondeurs des immenses nuits cimmériennes, la femme avait quelque chose d'auguste, de sacré et de divin: c'était en quelque sorte l'âme et la pensée visible au-dessus des brutalités de l'action et de la force physique, leurs paroles semblaient fatidiques et les décisions importantes ne se prenaient pas sans leur conseil. Ces Gauloises en qui résidait l'autorité morale de la nation, ne ressemblaient ni aux Romaines, ni aux Grecques, tièdes statues dont on aurait peint les cheveux et les paupières. Elles avaient leur beauté à elles faite pour surprendre l'Italie et la Grèce: c'étaient de femmes de haute taille, au grand front éclairé par la pensée et baigné par deux fleuves de cheveux blonds, au nez impérialement aquilin, aux prunelles couleur de mer ou couleur d'acier, aux joues unies et roses comme la neige, sous un reflet d'aurore boréale, au col onduleux et souple, à la poitrine arrondie et blanche comme celle du cygne, aux bras superbes et puissans; un mélange de grace et de vigueur, d'où l'assurance virile n'excluait pas la délicatesse féminine; la feuille dentelée du chêne remplaçait sur leurs tempes veinées d'azur les couronnes de rose, de lierre et de myrte! une tunique courte se serrait à leurs flancs, sous un cercle d'or, et elles apparaissaient grandes, belles et fortes, au milieu des guerriers farouches appuyés sur leurs francisques ou leurs framées aux carrefours mystérieux des forêts druidiques. Telles ont été les prototypes de ces héroïnes de l'Edda, des Niebelungen et des grands poètes du Nord, de ces beautés de neige aux yeux de bleu de glace qui s'échappent de quelque tour d'argent au bord de la Baltique, sur les ailes d'un cygne ou d'un vaisseau magique, en compagnie d'un Siegfried ou d'un Sigurd quelconque. De ces nobles femmes, la race n'existe presque plus dans notre France, devenue presque un pays méridional par la conquête romaine, l'invasion rapide des Sarrasins, et ce mouvement de reflux qui attire vers le Nord les nations allanguies de l'Orient comme autrefois le mouvement de flux poussait vers le soleil les hordes polaires sur leurs banquises flottantes. Le type en est mieux conservé en Allemagne, et de gaulois en quelque sorte est devenu germain. Cornélius, ce grand peintre qui ne sait pas peindre, l'a pressenti et rendu avec bonheur dans les illustrations sauvagement puissantes et férocement héroïques des Niebelungen, cette Iliade de glace et de granit composée de blocs versifiés. La figure de M. Daumas est bien campée, d'une belle et grande tournure elle tient à la main des couronnes qui symbolisent la part qu'elle a eue à l'élection des chefs, on pourrait la prendre au premier aspect pour la personnification de quelque austère vertu républicaine. L'exécution en est ferme, sérieuse et solide. — Nous ne ferons à la Victorina qu'un reproche: elle est trop brune, sa chair, ses formes sont celles d'une femme à cheveux noirs. Les muscles de ses jambes nerveuses et dures n'ont jamais joué sous une peau blanche. Le type blond peut se produire, même en plâtre, par une certaine ampleur ondoyante, des nerfs plus enveloppés, un épiderme plus satiné et plus poli, quelque chose de long, de soyeux dans la chevelure, la hanche large et la taille mince, une certaine exagération du type féminin dont la blonde est la représentation par excellence, car la brune n'est qu'un homme adouci. Une des victimes ordinaires du jury, M. Maindron, a exposé un groupe colossal de sainte Geneviève arrêtant Attila par ses prières et sauvant la ville de Paris. M. Maindron, qui a beaucoup travaillé incognito, grace à l'inique tribunal renversé en février, est connu surtout par une statue de Velleda qui a échappé, on ne sait comment, à la proscription, et qui, à l'heure qu'il est, coupe le gui du chêne avec sa faucille de marbre sous les marronniers du Luxembourg. Cette élégante figure a suffi pour démontrer l'injustice de ces tortionnaires de l'art et faire casser de confiance leurs jugements antérieurs. Attila, si les portraits que les historiens ont tracé de lui sont exacts, n'avait pas la stature gigantesque que lui donne M. Maindron; il était petit, trapu, le regard louche et le poil rare. Le profil n'est pas gracieux et le statuaire a bien fait de ne pas s'y conformer. Son Attila écaillé, imbriqué, coiffé d'un casque fantastique, hérissé d'armes féroces, donne assez bien l'idée de celui que les peuples tremblans appelaient le fléau de Dieu et derrière lequel couraient, sur leurs maigres cavales, les innombrables hordes du Nord, incendiant les bois, tarissant les fleuves, enterrant les cités, et laissant les déserts après elles. La sainte Geneviève a de la suavité et de l'onction, et le barbare s'arrête bien, surpris et repoussé par une force inconnue, par l'irradiation de la grace et l'effluve de la prière. Nous n'aimons pas la façon dont certains contours sont bridés; les cheveux, les draperies se détaillent trop par lanières et donnent quelque chose de sec à l'aspect général: mais c'est un défaut qu'il est facile de faire disparaître au marbre. Avec son Attila, M. Maindron a exposé un buste de M. d'Espagnac, fin de modelé et ressemblant. Quatre jolis vers de M. Desplaces ont servi de thème à la rêverie de M. Jouffroy: Elle rêve, mais rien ne trouble sa pensée; Elle ignore la vie, elle ignore l'amour. Que sait-elle? La rose en guirlande tressée, Les chants d'oiseau, l'azur du jour! Ceci se traduit en marbre par une jeune fille dont les formes virginales retiennent encore quelque chose de l'enfance, et ont ce charme indécis des premiers jours du printemps. C'est la lueur vague et tendre d'une aurore de beauté. M. Jouffroy excelle à rendre ce passage difficile de l'adolescence à la jeunesse, cette limite extrême où la fleur va se transformer en fruit, où l'enfant va devenir femme. La jeune fille confiant son secret à Vénus a déjà fait voir l'habileté du statuaire en ce genre. La Rêverie soutiendra honorablement la réputation de ses aînées; quelques lourdeurs dans certaines parties contrastent avec la délicatesse du reste. Rien n'est plus facile à corriger que les fautes en plus. Dans le marbre, on peut ôter et non remettre. La tête exprime suffisamment le motif qui a servi de prétexte à cette gracieuse étude d'une chaste nudité. Une composition d'un aspect original dans sa sévérité funèbre, c'est le tombeau de deux Polonais par un troisième Polonais, M. Ladislas Oleszczynski. Deux vieillards, séparés par un ange qui étend une de ses ailes sur chacun d'eux, dorment fraternellement côte à côte de ce froid sommeil dont on ne se réveille pas. L'un est le général Kniaziewicz, et l'autre le sénateur-poète Niecemvicz, auteur de chants historiques et nationaux, dont nous avons traduit autrefois un morceau, vers par vers, sur une traduction interlinéaire latine, avec une exactitude qui doit rendre bienveillante pour nous l'ombre du vieux rimeur slave et nous permet de nous arrêter sans crainte devant son tombeau. Ces trois statues, exécutées en pierre, dénotent chez M. Ladislas Oleszczinski un talent vrai et naïf: les corps ont bien l'affaissement cadavérique, les manteaux se drapent sépulcralement en plis de suaires; mais sur les faces aux yeux fermés, aux traits placides, une expression d'espérance sereine et de repos parfait corrige ce que ces deux figures, d'une réalité saisissante, pourraient avoir de trop sinistre ou de trop effrayant. Ce monument commémoratif, élevé par l'émigration polonaise, sera placé dans l'église de Montmorency. Que la longue nuit ne soit pas trop ténébreuse, trop triste aux deux vieux amis sous ce tombeau sculpté par un compagnon avec les deniers de l'exil! Qu'ils reposent en paix leurs têtes blanchies sur cette poignée de terre de Pologne, que les bannis vivans répandent sur leurs frères morts pour faire à leurs os l'illusion de la patrie! Puisque nous en sommes aux sujets funèbres, parlons du Deuil de M. Gayrard père, figure sépulcrale dont la place est marquée pour pleurer éternellement sur un tombeau. Les draperies, d'un style large, retombent autour d'un corps dont on craint de deviner les effrayantes maigreurs et les mains se plongent désespérément sous le pan rabattu d'un capuchon pour essuyer des yeux invisibles et probablement vides. Pour nous distraire de ces sombres impressions, jetons les yeux sur un charmant groupe miniature de M. Pascal, intitulé: " Laissez venir à moi les petits enfans." Sinite parvulos venire ad me. Ce n'est pas le Sauveur lui-même qui prononce ces douces paroles, c'est un pauvre religieux, un vieux moine qui les fait dire à son divin maître par la bouche d'ivoire du crucifix à deux petits enfans qui se penchent dévotement pour baiser le céleste fils supplicié, celui qui ne méprisa jamais les simples et les humbles de cœur. Rien n'est plus charmant et plus tendre que cette miniature de marbre. Le religieux est plein d'affabilité sénile et d'onction. Les petits bonshommes respirent la foi la plus naïve. Comme celui qui baise le crucifix se penche avec respect, faisant hausser sa courte chemise par l'inflexion de son corps, et comme l'autre attend son tour dans une impatience admirative, curieux lui aussi de coller sa bouche à la plaie du Sauveur! Malgré son exiguïté, ce marbre est large d'exécution, et montre chez M. Pascal tout le talent nécessaire pour la sculpture de grande dimension: ce que nous disons là n'est pas pour rehausser le mérite des figures colossales qui peuvent être petites, tandis que les figures hautes de quelques pouces sont grandes; mais quelques gens s'imaginent que les proportions augmentent beaucoup le mérite des choses. M. Oudiné, d'après Apulée le divin conteur, nous montre la pauvre Psyché que le fleuve sombre a rejetée évanouie sur ses bords, craignant d'offenser l'Amour et peut-être d'allumer ses froides ondes au contact de ce corps charmant. L'aimable fille est là couchée sur ses ailes qui se replient; son beau corps assoupli et pâmé s'infléchit légèrement; ses bras se dénouent, ses mains s'ouvrent avec langueur; la respiration ne soulève plus sa gorge immobile; elle a toute la grace de la mort sans l'effroi qu'elle inspire. Cette statue, de dimension moyenne, a du charme et de la jeunesse. L'expression de douleur et d'abandon de la tête est délicatement sentie sans être marquée de façon à troubler la simplicité du marbre. Les mains et les pieds sont d'une élégance exquise et vraiment faits pour les baisers de l'amour. — M. Oudiné a dans sa statue, rendu aussi vraisemblable que possible, la jalousie de Vénus. La Berthe, mère de Charlemagne, drapée avec goût et d'une tournure majestueuse, est un morceau de décoration très convenable, et tiendra honorablement sa place parmi les illustrations féminines qui doivent peupler le Luxembourg. Une tête charmante et devant laquelle tout autre qu'un critique forcé de jeter au moins un coup-d'œil à cinq mille objets d'art resterait en contemplation des heures entières, c'est la Villanelle de M. Diébolt. Il est impossible de voir un profil plus fin, plus pur, plus régulier, une sérénité plus candide et plus douce. La coiffure est ajustée avec une grace parfaite et encadre à merveille la coupe du front. Nous avions déjà vu ce délicieux buste à l'exposition des envois de Rome, et nous l'avons retrouvé avec plaisir. Les mêmes qualités d'élégance, de suavité de lignes et de perfection tranquille dans le travail recommandent la Sapho au rocher de Leucade. Une heure de la nuit, par M. Pollet, surprend tout d'abord pour la singularité hardie de la pose. — Cette Heure, chose peu croyable pour une heure sculptée, vole comme une allégorie de plafond. Ses pieds ne portent sur rien, elle est littéralement suspendue en l'air. La légèreté inouïe de cette pose s'harmonise bien avec les formes gracieuses et frêles de ce corps juvénilement maigre; M. Pollet a employé autant d'habileté à faire tenir sa statue dans cette attitude improbable que les jongleurs indiens qui s'asseoient sur le vide et restent dans cette posture sans que rien paraisse les soutenir. L'Heure tord ses bras au dessus de sa tête et se cambre avec un mouvement de volupté paresseuse et endormie comme si le sommeil lui jetait déjà sa poudre d'or dans les yeux, et ses pieds mignons, rejetés en arrière comme des pieds d'oiseau, nagent dans l'air bleu de la nuit; un bout de draperie diaphane qui voltige autour de l'aérienne figure et laisse traîner à terre l'extrémité de la frange, explique à la raison ce vol que l'œil ne saurait comprendre. Nous ne savons si les lois de la statique permettraient d'exécuter en marbre l'Heure de la nuit de M. Pollet, mais on la pourrait certainement couler en bronze: une armature antérieure et un contrepoids dans le socle lui donneraient toute la solidité désirable. Si l'œuvre de M. Pollet n'avait d'autre mérite que celui d'être un tour de force, nous nous y serions arrêté moins longtemps, bien que dans un art aussi borné que la sculpture la nouveauté vaille qu'on en fasse cas pour elle-même; mais sa figure très fine de modelé montre une étude intelligente et curieuse de la nature. Quelques misères très vraies du reste, et un peu trop parisiennes peut-être donnent à cette jolie figure une sveltesse un peu souffreteuse, et qui rappelle les héroïnes phtisiques de Novalis. La sculpture est assez ordinairement robuste pour qu'on lui passe, pour une fois, un caprice de gracilité aristocratique et d'élégance poitrinaire. Les trois statues de la fontaine qui épanche ses eaux vis à vis de la Bibliothèque, rue Richelieu, ont rendu populaire le nom de M. Klagmann: Paris ne possède en effet rien de mieux en [*ce] genre. Tout en restant dans les conditions architecturales et ornementales, M. Klagmann a su être vrai et naïf. Cette année, il se présente avec un bas-relief en marbre de Saint-Béat, destiné à décorer le maître-autel de l'église Saint-Cyr, à Issoudun. Ce sont des enfants qui tiennent dans leurs mains les attributs de la passion. Le contraste qui résulte de ces petits bras innocens et des instrumens de torture dont ils sont chargés, tels que le marteau, les clous, la couronne d'épines et les tenailles, est heureusement rendu: on voit dans la physionomie de ces bambins une grande envie d'être graves et tristes, mais, au fond, ils ne peuvent s'empêcher de songer, avec l'insouciante légèreté de leur âge, que ces attributs feraient de bien beaux joujoux. Les artistes espagnols, passés maîtres en l'art de frapper vigoureusement les imaginations, et ceux qui ont le mieux compris la douloureuse poésie du christianisme, emploient souvent cette antithèse: Jésus enfant, endormi sur la croix, ou souriant coiffé d'une couronne d'épines, ou dans un jeu mélancoliquement prophétique, s'amusant des objets qui plus tard serviront à son supplice, est un sujet fréquemment traité par Murillo et par ces peintres de la Péninsule d'un catholicisme si profond et si sincère: ces tableaux, quel que soit leur mérite d'exécution, ont toujours un côté saisissant et simplement dramatique qui attache même lorsque la peinture est défectueuse. Le buste de M. E. de G. a le mérite d'une ressemblance parfaite. Mérite rare, car cette physionomie calme et fine, qui cache beaucoup de feu sous une apparence froide, et de profondeur sous un air de jeunesse, est certes des plus difficile à rendre. Essayée plusieurs fois, on peut dire que jusqu'à présent elle n'a pas été complètement réussie. Ottin n'a exposé cette année qu'un buste colossal et surhumain de M. de Prony: ce buste se recommande par une expression singulière de force et de puissance intellectuelle, un masque vigoureusement fouillé, mais peut-être le statuaire, cédant à des préoccupations phrénologiques, a-t-il un peu exagéré les protubérances qui bossèlent ce front et ce crâne démesuré sous sa crinière léonine. L'Haïdée de M. Husson a bien le caractère d'innocence passionnée, d'adorable ignorance, de candeur amoureuse que lord Byron a donné à la fille du pirate Lambro, sa plus charmante création féminine, "comme une jeune colombe elle vole à son jeune ami!" Le marbre de M. Husson donne de ces vers délicieux une traduction plus exacte que celle d'Amédée Pichot ou de Benjamin La Roche. S'il existait dans notre langue, si peu faite pour rendre l'expression plastique, des mots suffisamment variés, nous parlerions plus en détail de plusieurs œuvres qui le mériteraient assurément; mais il est difficile de faire sentir avec des phrases les différences, les variations de ce thème unique, une figure debout, assise ou couchée: quelque effort que nous fassions pour rendre les poses, les inflexions des lignes, le balancement des attitudes, l'ondulation des contours, la variété des profils, nous ne nous flattons pas d'y réussir indéfiniment. Aussi nous contenterons-nous de mentionner avec approbation la Petite Femme couchée, statuette en plâtre de M. Huguenin, la Bacchante, statuette en bronze de M. Jaley, le Saint Marcoul guérissant des Ecrouelles, de M. Bion, l'Eve tentée marbre de M. Van der Ven, la Bacchante faisant danser son Enfant, de Schœnewerck, la statuette de Pie IX et le buste de Mlle Mars de M. Barre, que tout le monde connaît, le buste de Mme Victor Hugo, par M. Vilain, d'une ressemblance parfaite et d'une exécution très naïve et très consciencieuse; le petit groupe en bronze d'Hercule étouffant Antée, par Etex, énergique étude; Ravaude et Mascareau, étude de chiens de M. Frémiet, et un mouton très naïf en bronze de Mlle Rosa Bonheur. Nous oublions sans doute encore beaucoup de bonnes choses, cependant nous pensons n'avoir rien passé qui eût une signification particulière. Le talent est aujourd'hui une chose commune en sculpture, qui ne suffit plus à faire distinguer un artiste. Nous devons sans doute à l'absence du jury le plaisir de pouvoir admirer le cadre ornemental et les nids d'oiseaux de M. Lechesne. Ces estimables juges les eussent très probablement repoussés, comme ils firent il y a quelques années, du délicieux miroir de Mlle Fauveau, sous le prétexte spécieux "que ce n'était pas de l'art." M. Lechesne est né, comme M. Toussenel, avec l'amour désordonné des oiseaux et des bêtes; seulement, ce dernier les chasse et les décrit, et le premier les modèle et les sculpte. Aucun naturaliste, aucun observateur n'a poussé la science ornithologique au même point que M. Lechesne; il sait tout ce qui se passe dans les nids et sous la feuillée. Le chardonneret est son ami intime; le rouge-gorge n'a pas de secret pour lui; le rossignol lui conte ses peines de cœur, il fait avec la pie bavarde de longues conversations; le pivert et le moineau franc viennent frapper du bec à son carreau pour le tenir au courant des commérages de la forêt et du toit; la grave cigogne debout sur une patte, lui tend sa serre en guise d'affection; il n'est pas jusqu'aux tristes oiseaux de nuit, au grand-duc et à l'orfraie, qui ne fixent sur lui, avec un regard bienveillant, leurs jaunes prunelles de chat et ne secouent de contentement, en leur présence, leurs aigrettes en forme d'oreilles. Dans l'admirable cadre qu'il expose, M. Lechesne a écrit à travers un enroulement de folles brindilles de vigne, un délicieux poème qui renferme la vie complète de l'oiseau; ici il chante, sa petite gorge enflée et son bec ouvert comme la bouche d'un ténor d'opéra, l'hymne joyeux du printemps et les premières amours. Là, il lustre sa plume, se toilette et se fait beau; sur une autre branche, il se pend par un pied, se balance, fait craquer ses articulations et se livre à cette gymnastique naturelle que l'homme dédaigne seul. Plus loin, il picore soit une baie, soit un insecte, ou bien il secoue son plumage après un bain de rosée, et pelotonné en boule, se chauffe paresseusement au soleil. Le rameau ornemental fait encore une évolution, et le drame se complique. Voici les luttes avec les rivaux, les triomphes amoureux, les palpitations d'ailes, les frémissemens de gorge, les baisers bec à bec; puis, là-haut, au point où les branches de la guirlande se rencontrant forment un bouquet de feuilles plus touffu et plus ombreux, l'amour, la famille, la couvée, les petits couverts de duvet, qui tendent des cous raides et des becs affamés. — C'est charmant, mais M. Lechesne, qui n'est pas un poète menteur, un faiseur d'idylles sans loup, à la façon de M. le chevalier Florian, n'a pas voulu tromper ses amis les oiseaux et leur inspirer une fausse confiance. Il a fait, parmi ces feuilles, si délicatement découpées, frétiller le lézard goulu, ramper le serpent à l'haleine musquée, au regard fascinateur, et ça et là des coquilles brisées, un œil clos, des plumes arrachées, une aile qui pend, montrant que cette vie aérienne, qui paraît si libre et si heureuse, a aussi ses périls et ses misères, et que, oiseaux ou femmes, tous les êtres charmans ont à redouter les replis froids, visqueux et livides. Ces vilaines bêtes ne savent pas voler, mais elles savent ramper, et c'est la même chose. Il n'en faut pas davantage pour arriver à tuer le bonheur dans son nid, si haut qu'il se perche. Jamais bijou de reine n'a été exécuté avec autant de perfection que ce cadre. Cellini avouerait ces feuillages, et n'aurait pas fait ces oiseaux. C'est le modelé le plus tendre uni à la ciselure la plus précieuse, un chef d'œuvre qu'il faudrait tirer en ivoire, en argent, en or, si quelque matière pouvait être plus précieuse que le plâtre ainsi travaillé. Le Nid et le Combat d'oiseaux, groupes en terre crue, intitulés Amour et Jalousie, sont au-dessus de tout éloge: c'est la nature surprise à son meilleur moment. Finissons par la belle coupe en argent repoussé représentant l'Harmonie dans l'Olympe, par M. Vechte. L'auteur de ce magnifique vase tant admiré l'année dernière, M. Vechte, est digne de prendre place parmi ces merveilleux ciseleurs de la Renaissance italienne et allemande, si pleins d'invention, de goût et de style, qui, à toute la fougue imaginative de l'artiste, savaient joindre la patience d'exécution de l'ouvrier. FEUILLETON DE LA PRESSE du 26 avril 1848. SALON DE 1848 4eme article. PEINTURE Une des principales curiosités qui préoccupaient les visiteurs du Musée en montant les marches du grand escalier par lequel on arrive aux salles d’exposition, c’était de voir de quelle manière le jury de placement, composé d’artistes, aurait, cette fois, distribué les tableaux. Nous avouons avec regret que l’amélioration ne nous a pas paru sensible, et même nous avons été surpris de trouver aux places les plus lumineuses, sous les jours les plus favorables, des toiles de la plus grande faiblesse et indignes d’un tel honneur, tandis que des œuvres remarquables et signées de noms justement illustres étaient reléguées dans des coins obscurs. On nous a donné pour explication que l’on avait fait exprès de mettre en lumière ces tableaux mauvais ou détestables pour en faire mieux ressortir le ridicule. Ceci est bien fin, et le spectacle de l’ilote ivre nous semble en fait d’art d’une érudition républicaine trop antique. Colloquer des croûtes aux endroits les plus visibles et les plus honorables, pour dégoûter le public de la mauvaise peinture, c’est bien Spartiate. Toutefois nous aimerions mieux ce raisonnement un peu compliqué, que le sentiment, hélas ! trop naturel, qui pousse les majorités à faire des choix médiocres, concessions honteuses à la nullité générale. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’Envie a pris le masque de l’Egalité, mais à travers le carton fardé l’on aperçoit les yeux louches et injectés de fiel du monstre. Admettons plutôt que dans un trouble et une hâte que les circonstances rendent très concevables, les tableaux ont été accrochés à peu près au hasard, et selon la dimension des cadres. Ce que l’on appelait jadis la peinture d’histoire n’existe pour ainsi dire plus, du moins à la manière dont l’entendaient David, Guérin, Girodet, Gros, Meynier et les célébrités de l’Empire et de la Restauration: un sujet noble et grave traité d’une façon épique dans un style d’apparat et, sous de grandes dimensions. Les peintres qui s’adonnaient à cet exercice dédaignaient profondément le genre et le paysage: c’est tout au plus s’ils se permettaient quelque portrait historié de souverain ou de haut dignitaire. Les autres artistes et le public regardaient ces maîtres avec une humble terreur; les peintres d’histoire inspiraient la même vénération somnolente que les auteurs de tragédies: les Français, ce peuple léger, n’ont jamais admiré que ce qui les ennuyait. Maintenant on est un peu revenu de la peinture historique et l’on pense qu’Andromaque a bien assez pleuré Hector, que Didon doit avoir fini de conter ses aventures, qu’Oreste s’est bien assez débattu contre les furies, et qu’il a eu le temps d’aller s’asseoir sur la pierre Cappautas pour se débarrasser de leurs obsessions. Il fallait d’ailleurs trop de place à ces héros et à ces héroïnes pour déployer leurs torses cotonneux, leurs contours vides et leurs draperies étriquées. Nul aujourd’hui n’est assez bien logé pour céder vingt pieds de muraille à la mythologie, car les peintres d’Histoire tirent tous leurs sujets de la Fable, ce qui sans doute leur a valu leur nom. Les tableaux de cette dimension sont un anachronisme et un non sens, à moins qu’ils ne soient faits pour une place spéciale, et encore vaudrait-il mieux les peindre sur la muraille même de l’édifice à décorer, soit à fresque, soit à l’huile, soit à la cire. La peinture, selon nous, se sépare naturellement en deux grandes divisions : la peinture monumentale et la peinture de chevalet; la première chargée d’orner les édifices nationaux et publics, les temples de la prière et les temples du plaisir ; la seconde de peupler les galeries et de satisfaire les goûts individuels: l’une, intimement liée à l’architecture, doit viser à la composition, au style, à la couleur sobre, à l’exécution large et simple, et ses proportions s’agrandissent avec celles du monument; l’autre, destinée au déplacement, n’a pas besoin d’exagérer ses cadres. Des dimensions moyennes ou petites lui conviennent mieux. A elle la fantaisie, le caprice, le fini d’exécution, la curiosité du détail, le précieux ou le ragoût de la touche; l’originalité peut s’y déployer librement: c’est de la peinture pour la peinture, de l’art pour l’art. C’est par la pratique de la peinture murale que les illustres maîtres d’Italie se sont fait ce tempérament mâle, robuste, ces façons hautaines et fières, ce style soutenu, cette facilité dans le grand que nos artistes, plus ingénieux peut-être, plus savans sur l’esthétique, et à coup sûr aussi habiles, mais habitués à la peinture de chevalet, n’ont jamais pu atteindre. Il y a quelques années l’on ne peignait presque plus sur place en France. Les églises se décoraient, tant bien que mal, au moyen de tableaux faits sans connaissance de l’endroit où ils devaient être suspendus, et qui ne s’adaptaient en aucune sorte aux compartiments de l’architecture. Depuis quelque temps, grace à une plus intelligente compréhension de l’art, la nudité des édifices de Paris commence à se colorer d’un vêtement de peintures murales. Les chapelles de Saint-Merry, de Saint-Séverin, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Germain-l’Auxerrois, des Jeunes-Aveugles, l’escalier du palais d’Orsay, la bibliothèque de la chambre des pairs et diverses salles de la chambre des députés ont fourni à MM. Delacroix, Chasseriau, Flandrin, Amaury DuvaL, Lehmann, Gigoux, Mottez, Riesener, Roqueplan, Guichard et plusieurs autres des occasions de développer une face nouvelle de leur talent, des qualités qui certes fussent restées enfouies, s’ils s’étaient bornés à peindre sur toile ce qui leur serait venu au bout de leur pinceau. Il faut que dans cinq ou six ans d’ici tous les monumens de Paris, devenu la métropole de la liberté, aient revêtu une robe éclatante de chefs-d’œuvre; c’est à cela que doivent s’employer ces légions de jeunes talens qui s’éparpillent au hasard, ces multitudes de mains habiles qui ne savent où dépenser leur adresse et couvrent les longues galeries du Louvre de toiles que personne n’achète, malgré tout leur mérite. Nous voudrions voir s’organiser, pour l’exécution rapide et parfaite d’immenses travaux destinés à l’ornement des édifices, tels que nous les rêvons pour la vie gigantesque de la République dans l’avenir, des camps, des armées de peintres près desquels les grandes écoles d’Italie, avec leurs nombreux élèves, ne seraient que d’étroits cénacles. Sans doute l’individualisme en souffrirait et quelques-uns y perdraient leur petite originalité de détail, mais les grandes œuvres sont presque toutes collectives. Personne ne sait les noms de ceux qui ont bâti et ciselé les cathédrales: Raphaël lui-même, malgré sa valeur personnelle, résume toute une civilisation, et ferme un cycle de peintres dont l’entité s’est fondue dans la sienne. Excepté les critiques qui ont fait l’anatomie de cette gloire, peu de gens savent combien de génies s’appellent de ce nom unique. Est-ce à dire que Raphaël a dépouillé ses collaborateurs ? Non. Il les a complétés. Il leur a donné ce qui leur manquait. Isolé, il aurait été aussi grand, mais non aussi vaste. Le monde seul y eût perdu. La pensée est rapide, la main lente, la vie bornée. Plus d’un artiste remonte au ciel sans avoir eu le temps d’écrire la moitié de son secret. Pourquoi ne pas emprunter les doigts qui tracent des figures au hasard attendant une idée venue du cœur ou du cerveau ? Jamais la connaissance des procédés, le maniement de la brosse et des couleurs, les façons d’empâter et de glacer, tout le côté matériel de l’art, n’ont été plus loin; Venise a été forcée de livrer ses secrets un à un à des questionneurs pressans. La nuit de Rembrandt a été pénétrée, et l’on en sait autant qu’Anvers sur Rubens. Florence et Rome ont été obligées aussi de faire leurs confessions dans l’oreille du père Ingres, et malgré l’air rébarbatif de ses saints, les plaies sanguinolentes de ses Christs et les frocs livides de ses moines cadavéreux, il a bien fallu que l’Espagne catholique livrât sa sombre et riche palette. Murillo a laissé analyser les lèvres pourpres de ses vierges, et Zurbaran les blessures bleuâtres de ses martyrs. On sait tout faire, seulement on ne sait que faire. Ces mains si expertes, ces pinceaux si savans n’ont rien à peindre; et l’on voit ces pauvres artistes en peine errer le long des galeries et se répandre en toutes sortes de fantaisies plus voulues qu’inspirées: le thème à broder de ces mille variations qui sont tout l’art manque évidemment. La République le donnera sans doute; nos pères avaient le symbolisme chrétien auquel les artistes de la Renaissance mêlèrent heureusement le paganisme remis en lumière après un éclipse de plusieurs siècles ; nous autres nous avons la nature inventée il y a tantôt quatre-vingts ans par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève; certes la matière est vaste et l’on peut en tirer bien des sujets; mais la nature est un fait et non une foi, — aussi le nombre des paysagistes remarquables s’est-il accru considérablement, tandis que le nombre de peintres idéalistes diminue de jour en jour, et ce n’est ni faute de talent ni faute de génie car jamais l’école française n’a été plus brillante et plus habile qu’aujourd’hui. Paris est la capitale des arts, et c’est bien à tort qu’on envoie les grands prix à Rome. Un directeur des beaux-arts qui aurait le pouvoir de l’initiative et l’argent convenable —car le budget attribué à cette importante branche des dépenses publiques est d’une exiguïté ridicule, — pourrait, en utilisant toutes ces forces perdues, faire exécuter des travaux qui montreraient que l’esprit humain n’a pas dit son dernier mot dans les splendeurs de Babylone, d’Athènes ou de Rome. — Par exemple, un édifice serait donné tout entier à peindre à un seul maître, Ingres ou Delacroix , — nous prenons ces deux noms comme deux clairs symboles du style et de la couleur, les deux grandes divisions de l’art; — ce serait une église ou un palais. Le plan général de la décoration conçu, les cartons dessinés et les esquisses peintes par le maître, les élèves et les artistes, que l’admiration ou la similarité rendent ses imitateurs volontaires ou involontaires, se mettraient à l’œuvre et les pans de muraille se couvriraient avec une rapidité merveilleuse de compositions pleines d’utilité où l’inventeur et le coryphée du travail n’aurait que quelques touches à mettre pour les rendre véritablement siennes, et les velouter de cette fleur légère qui ne se pose qu’au moment suprême et à laquelle on reconnaît l’artiste. Cette idée, neuve il y a huit jours, va, tant les choses marchent vite à présent, passer de l’état de rêve à celui de réalité: le Panthéon tout entier vient d’être livré à Chenavard pour être couvert de peintures murales exécutées dans les conditions que nous venons de décrire. Quoiqu’il soit inconnu de la foule, Chenavard est un des plus grands artistes de ce temps-ci, et le seul qui puisse porter, sans être écrasé, la gigantesque coupole qu’on vient de lui mettre sur le dos. Esprit vaste, tête encyclopédique pour ainsi dire, élevé sur les genoux de Michel-Ange, Chenavard a trouvé, comme le robuste Florentin, que la peinture à l’huile était bonne pour les femmelettes, et il n’a pas fait trois tableaux dans sa vie. — Il s’est occupé exclusivement à une chose bien négligée dans la peinture moderne: la composition. — A ceux qui n’ont pas vu ses dessins d’un aspect si magistral, où se meuvent et s’enlacent sans confusion des mondes de figures, nous ne pouvons guère donner une idée approximative du talent de ce grand artiste ignoré aujourd’hui, et qui sera célèbre demain, qu’en les priant de feuilleter chez Hauser les cahiers de gravure de Cornélius, de Schnorr et de Kaulbach. Ce qu’on a fait pour le Panthéon, où dans des compositions colossales se résumeront toutes les mythologies du monde, et défileront sur des frises cinquante fois plus longues que celles du Parthénon, les panathénées du genre humain, il faudra le faire successivement ou à la fois pour tous les grands édifices de la ville géante, cerveau de l’univers, pour Notre-Dame, pour les Invalides, pour les Tuileries, pour la chambre des députés à qui il faudra bâtir le long du fleuve un palais babylonien plus vaste que le nouveau parlement de Londres, pour le palais de l’exposition de l’industrie, qui ne se contentera plus désormais d’une barraque de planches, pour les salles démesurées que va nécessiter la vie élective et publique, pour les théâtres de l’avenir dans lesquels devront tenir à l’aise vingt mille spectateurs, pour les débarcadères des voies ferrées, lieux imposans et sacrés, d’où partent les veines artérielles qui portent la pensée et la richesse au monde, enfin pour toute cette architecture imprévue que va faire jaillir du sol cette nouvelle religion qui se nomme la liberté et qui durera plus de trois mille ans, nous l’espérons: Comme après l’établissement du christianisme, l’époque où la terre se couvrit d’un blanc vêtement d’églises, suivant l’expression du chroniqueur, le monde affranchi va revêtir une tunique d’édifices splendides, temples de la foi nouvelle, et les peintres ne consumeront plus leurs talens dans de chétives toiles et d’insignifiantes fantaisies. On pourrait déjà discerner dans l’armée indisciplinée des artistes les généraux de division, les colonels de régiment, les simples chefs d’escouade; tous se groupent naturellement par l’étude, l’attrait, l’admiration ou la conformité de nature; il n’y a pas à l’heure qu’il est plus de dix chefs de file parmi tout ce monde dessinant, sculptant et peignant; nous les nommerions, si nous ne craignions de froisser inutilement des amours-propres qu’on a toujours dit être fort irritables. Chacun dans la marche confuse de cette armée suit son chef de près ou de loin, quelquefois sur la même ligne sans trop s’en rendre compte. Souvent l’on s’écarte du gros de la troupe; mais un regard furtif, jeté sur la bannière qui flotte au-dessus de la foule, rallie bien vite le déserteur involontaire: ainsi chaque drapeau s’avance non pas entouré, mais suivi d’un bataillon fidèle; alors que celui qui le porte s’arrête épuisé ou blessé à mort, la cohorte éperdue et découragée s’égare jusqu’à ce qu’un nouveau guidon lui marque la route. Ce qui se fait obscurément et pour ainsi dire sans conscience, il s’agit, pour obtenir de grandes œuvres collectives, de le faire avec méthode et en toute connaissance de cause, de régulariser et de systématiser des élémens d’organisation qui existent à l’état confus; d’achever une ébauche de la nature qui, par l’attrait, a déjà distribué les séries et enrégimenté à leur insu les diverses catégories d’artistes. Il ne faudrait pas borner au arts plastiques cette méthode d’organiser le travail : Lamartine et Hugo devraient faire le plan d’immenses poèmes nationaux et cycliques, des Mahabaratta de cent mille vers, où les poètes qu’ils en jugeraient dignes iraient rimer les morceaux qu’on leur désignerait à raison de dix francs par jour, et concourraient, ouvriers pieux et soumis, à élever d’une assise de plus l’impérissable et glorieux monument vers l’azur ou les brouillards du ciel. Nous serions, pour notre part, très flatté de sculpter sous les yeux du maître un bas-relief ou une volute ornementale, dans une des chapelles les moins en vue de cette cathédrale littéraire. Beaucoup de noms célèbres manquent à l’appel. Ingres continue la longue bouderie du saint Symphorien. Nous le déclarons ici coupable du crime de haute trahison envers l’art. Le beau appartient à tous, et nul n’a le droit de l’accaparer pour soi. On devrait forcer le peintre du Plafond d’Homère et du Vœu de Louis XIII à se présenter tous les ans au Salon. Il doit à son pays la vue de ses tableaux. Delaroche n’expose plus; Decamps, Ary Scheffer, Gleyre, Jules Dupré, n’ont rien envoyé; Couture n’a pas fini son Enrôlement des Volontaires. Isabey a été gagné par le temps. Robert-Fleury se réserve sans doute pour l’année prochaine. Rousseau, Barye et Préault, ces trois martyrs du jury, n’ont pu profiter du bénéfice de la révolution. Le terme de rigueur pour l’admission des envois était passé lorsque les événemens de février éclatèrent. Quant à Delacroix, malgré les travaux qu’il vient d’achever dans la bibliothèque de l’ancienne chambre des députés et qui auraient, certes, excusé son absence, il arrive avec cinq tableaux d’importance et de grandeurs diverses. On doit à M. Eugène Delacroix cette justice que personne n’a été plus fidèle que lui à la cause de l’art. Travailleur infatigable, esprit ardent et progressif, il apporte à chaque Salon son tribut, et se soumet, avec le plus complet abandon, à l’appréciation publique. Il ne fait pas le mystérieux et n’invite pas ses dévots à venir l’admirer dans des chapelles particulières. Discuté violemment, exalté par les uns, dénigré par les autres, il ne s’est jamais piqué d’amour-propre, et loué ou blâmé, il continue son œuvre avec courage. Confiant dans l’intelligence générale, il livre l’esquisse échevelée comme le tableau fini, sachant que l’ongle du lion raye quelquefois puissamment ces toiles, ébauchées à peine, où il n’y a rien qu’une idée et du génie, — peu de chose pour ceux qui aiment à se mirer aux casseroles de la cuisine de Drolling. — Sans outrecuidance et sans fausse modestie, quels que soient les travaux qui l’occupent ailleurs, il vient chaque année communier avec la foule; aussi, quoiqu’entré bien jeune dans la carrière, et portant haut, depuis longtemps déjà, sa bannière dans la bataille, il ne faiblit pas et au lieu de vieillir il rajeunit. A mesure qu’il avance il se dépouille de ce que l’éducation infiltre d’académique et de convenu aux meilleures natures; il progresse vers le vrai, le grand et le simple. Les cinq tableaux d’Eugène Delacroix, le plus important, sinon le meilleur, est le Christ au Tombeau. C’est là un de ces vieux sujets éternellement jeunes, comme l’amour et la douleur, que l’on peut traiter cent mille fois sans les épuiser jamais. Même pour ceux qui ne voient pas un dieu dans le Christ, pour l’idolâtre, le musulman, le bouddiste, n’est-ce pas le plus attendrissant spectacle que cette gamme de la douleur humaine faisant vibrer ses notes autour du cher cadavre, que ce concert plaintif du désespoir de la mère, du deuil de l’amante, des regrets de l’ami et du morne abattement des disciples ? Le corps divin, déjà revêtu comme d’un suaire, de la blancheur bleuâtre de la mort, repose sur les genoux de la mère désolée, aux lèvres violettes, aux yeux rougis de larmes, plus froide que le cadavre dont elle soutient la tête. – Les personnages sacramentels complètent la scène, chacun dans une de ces attitudes dramatiques sans effort que M. Delacroix sait varier à l’infini. Une figure agenouillée sur le devant a la partie inférieure du corps enveloppée d’une draperie d’un de ces rouges d’une crudité violente, comme Rubens seul peut les risquer. Ce ton si éclatant au milieu d’une scène de désolation, est-il, de la part d’Eugène Delacroix, le coloriste si fin et si poétique, une faute, un oubli ou un calcul ? Cette tache écarlate, plaquée au premier plan, donne une tristesse immense à la localité générale du tableau : elle rend terreux, malades, livides et verdâtres tous les autres tons. Grace à cette rude dissonnance, rien n’est plus lugubre que ce ciel lourd, épais, grisâtre, où rampent des nuages éventrés, que ce sommet du Golgotha, sinistrement chauve, et boisé seulement de trois gibets, dont l’un vide et entouré d’une auréole est devenu la croix, et les autres, garnis encore de leurs fruits infâmes, qu’aucun ami n’est venu décrocher, car les voleurs n’ont que des complices, restent d’ignobles et vulgaires instrumens de torture. Le second tableau, qui est peut-être un des plus achevés qu’ait produits Delacroix, représente la mort de Valentin, le frère de Marguerite. Le rude soudard blessé mortellement par Faust est entouré de voisins qui s’empressent à lui porter secours, Marguerite, accourue comme les autres, est arrêtée par les malédictions dont l’accable son frère expirant. Dans le fond du tableau, on voit Faust et Méphistophélès qui s’enfuient. — La scène se passe dans une de ces rues des villes d’Allemagne étroites, bordées de maisons à pignons aigus, entrecoupées d’escaliers, sur lesquelles s’avancent les balcons et les étages en saillie, et dont la vue se termine par une silhouette d’église gothique, avec contreforts, arcs-boutans et clochetons ébauchés dans la brume par un rayon de lune. Faust et son digne ami sont déjà loin, et sur le haut de la rampe le meurtrier repousse au fond du fourreau l’épée rouge de sang. Le frère à l’agonie se soulève, et jette une injure suprême à sa pauvre sœur. Cette figure de Marguerite, haute de quelques pouces, est vraiment sublime ! Jamais le désespoir ne s’est figé dans une attitude plus humblement dramatique et plus navrante. Elle est là : " …Sans vie Digne que par pitié le ciel la pétrifie. Non, ni l’antique mère au flanc sept fois navré Qui demeura debout, marbre auguste et sacré, Ni la femme de Loth n’égalaient en statue Ce fixe élancement d’une douleur qui tue ! Les Comédiens ou Bouffons arabes nous plaisent moins. Ce sont deux drôles qui jouent en plein vent hors des portes de la ville, suivans la coutume orientale, une espèce de parade grossière, au grand amusement de Maures et de Juifs qui les écoutent accroupis debout ou couchés. La composition un peu diffuse laisse l’œil s’égarer à droite et à gauche. Dans les fonds certains tons verts trop froids ou crus ne s’assortissent pas bien aux idées marocaines et torrides que font naître le sujet et le costume des personnages. La Mort de Lara n’est qu’une toute petite esquisse assez négligée, mais le mouvement plein de passion avec lequel le page mystérieux se précipite sur le corps de son maître trahissant son sexe par les sanglots qui font éclater son corsage, la rend aussi précieuse qu’un vaste tableau achevé avec soin. Le Lion dévorant une Chèvre nous montre, sous une de ses nombreuses faces le talent si varié de M . Delacroix qui, outre ses autres mérites, a celui de peindre les animaux avec une audace et une vérité étranges. Pour les chevaux, les lions et les tigres, on ne lui connaît pas de rival. Le Lion dans son antre, puissante étude dramatisée, représente le roi du désert tenant entre ses griffes un cadavre humain qu’il s’apprête à déguster en fin gourmet, clignant ses jaunes prunelles d’or et passant sur ses babines moustachues sa rude langue hérissée de papilles . Cette fois c’est le gibier qui mange le chasseur. FEUILLETON DE LA PRESSE du 27 avril 1848. SALON DE 1848 5eme article. PEINTURE. Les Jeunes Grecs faisant battre des coqs, exposés l’année dernière, avaient attiré tout de suite l’attention sur M. Gérôme. Depuis longtemps il n’y avait eu dans la sphère de l’art un début plus plein de promesses. L’œuvre nouvelle brillait surtout par la délicatesse et la distinction, qualités rares aujourd’hui, que la recherche de l’énergie et des effets violens semble préoccuper les jeunes gens avant toutes choses. Une naïveté savante, d’ingénuité instruite, si le mariage de ces adjectifs avec ces substantifs est permis, forme le fond du talent de M. Gérôme; il est naturellement maniéré. Hâtons-nous de protester aussitôt contre la mauvaise acception de ce mot. Nous entendons par là une certaine façon rare de voir les choses, de les saisir sous un profil inattendu, sous un angle d’incidence particulier, de conduire un contour avec une allure spéciale, de donner aux mains un tour précieux, de relever les détails par le choix et la singularité, de plonger chaque objet dans cette solide trempe du style qui seule peut rendre une œuvre durable. La forte école florentine regorge de sublimes maniérés, en tête desquels il faut inscrire Michel-Ange. Le soin de ces nobles parties de l’art entraîne quelquefois ceux qui s’en inquiètent loin des réalités vulgaires que la foule peut apprécier en comparant le tableau à la nature: la vérité apparente se perd dans la recherche de la vérité abstraite , le fond fait disparaître la surface, et l’on peut arriver à sembler faux à force d’être naïf, bizarre par trop de simplicité. Ainsi, à la vue des deux toiles de M. Gérôme, l’Anacréon et la Madone, beaucoup de gens , tout en rendant justice au talent qu’elles dénotent, se récrient sur cet air qu’elles ont de vieilles peintures. On accuse le jeune artiste de maniérisme, de puérilités archaïques d’étude ou même de pastiche des anciens maîtres. Sans doute les deux compositions de M. Gérôme se détachent nettement de celles qui les entourent et rappellent en effet certaines œuvres du seizième siècle; mais s’ensuit-il de là qu’il ne les ait pas faites dans toute la sincérité de son cœur ? Le clavier des natures humaines, quelque étendu qu’il soit, n’est pas infini, et, les mêmes caractères, légèrement modifiés, par les milieux où ils se trouvent, reparaissent à de certains intervalles. M. Gérôme a un tempérament pittoresque du même titre que les artistes du commencement de la Renaissance; il leur ressemble, non pas parce qu’il les imite, mais parce qu’il est pareil. Ce n’est pas de sa faute s’il est de même nature que Perugin ou Raphaël adolescent. Le jour où il plaquerait ses toiles de couleurs tapageuses, il tâcherait d’obtenir de grossiers reliefs et copierait le modèle tel qu’il s’étale sur la table; ce jour là il mentirait, il deviendrait maniéré véritablement, car il ferait une chose qui ne serait pas dans son individualité. La nature est plus affectée qu’on ne le croit; ce qu’on appelle simplicité est un raffinement de civilisation. Par exemple, se tenir bien, signifie, pour une femme, avoir le corps raide, les bras tombants, la tête droite et le corps immobile. Et bien! cette pose, en apparence si naturelle , il a fallu vingt ans de contrainte, de morale et de punition pour l’obtenir. Combien de fois la mère, la gouvernante, et le maître à danser ont-ils répété: Mademoiselle, tenez-vous droite, avant de fixer leur souffre-douleur dans cette attitude simple. Voyez un enfant, il a des airs penchés, il se contourne; il prend cent poses différentes; il se manière à plaisir. Caché derrière un tronc d’arbre, épiez dans la clairière d’une forêt, un animal, chevreuil, daim, ou autre, qui se croit seul. Quels jolis mouvemens, quelles attitudes coquettes, quelles flexions gracieuses, comme il penche la tête avec des courbures élégantes, comme il s’agenouille et se couche voluptueusement, et fait trembler au soleil son flanc moiré! – Et quand il se relève, quelle démarche tantôt onduleuse et rythmée, tantôt légère et piaffante! – Jamais maja andalouse suivie de son majo et de ses attentifs n’a, dansé l’alanuda , sous ce feu de mille prunelles, manégé plus savamment qu’une biche solitaire dans la forêt d’Ardennes; et la fleur du désert n’a-t-elle pas souvent un port affecté au lieu de pousser perpendiculaire comme si elle était montée sur fil d ‘archal ainsi que la simplicité l’exigerait? Anacréon entre Bacchus et l’Amour est donc, malgré son aspect archaïque et même étrusque, le produit d’une inspiration originale et sincère: certes, les carnations peuvent paraître un peu bises au premier coup d’œil, mais quelle harmonie sobre et quelle recherche de tons fins dans cette gamme étouffée ! Le chantre de Téos tient dans ses bras sa grande lyre d’ivoire dont les franges pendent jusqu’à terre, et il fait jaillir des cordes une de ces chansons ailées qui voltigent encore sur la bouche des hommes. Il n’a nullement l’air joyeux d’un des biberons du caveau moderne; sa physionomie triste, presque austère, serait plutôt celle d’un philosophe que d’un viveur. Mais, comme dit le poète: " Le plaisir est chose grave, " les roses ont leur mélancolie, car elles ne s’épanouissent que pour se faner et font souvenir que la vie s’effeuille encore plus vite qu’elles. Le vin, pour éloigner la pensée de la mort, a été obligé de mêler à ses philtres l’oubli et le sommeil; les grands voluptueux sont des sages plus préoccupés que le reste des humains de la brièveté des jours; oui, sous ce beau ciel d’Ionie, dans ces bois de lauriers, en face de ces horizons que termine la ligne bleue de la mer, ou que coupe l’angle blanc d’un temple au temps de cette riante religion, et de ces dieux indulgens passionnés comme des hommes et beaux comme des femmes, l’idée de la Mort s’asseyait déjà au banquet, non pas hideuse et décharnée, mais pâle et sereine, une couronne de violettes sur son front de marbre, une coupe tarie dans sa main froide. Anacréon sans doute mêle à sa strophe quelque réflexion sur la nécessité de saisir par son aile le temps qui s’en va emportant l’amour et la jeunesse, thème éternel et douloureusement gai de toutes les chansons à boire. L’air grave du poète n’empêche pas la bacchanale d’aller son train. Les femmes demi-nues font ronfler les tympanons et agitent les rauques crotales. On emplit et l’on vide les coupes; les petits amours folâtrent, se lutinent et s’embrassent. Tout ce monde rit et s’amuse, lui, pense et chante, et il est triste. Ces personnages se découpent moitié sur un fond de paysage, moitié sur un fond de ciel d’un ton très fin, très rare, et d’un effet singulier, comme on voit dans les vieux maîtres italiens. Des petits arbres, au feuillage clair semé, tracent délicatement leur silhouette sur la bande lumineuse, et montrent que M. Gérôme joint à ses qualités de peintre d’histoire un talent de paysagiste remarquable. Toute cette portion du tableau est d’une excellente couleur chaude, sans ardeur fausse, et rappelle les beaux fonds que Titien étale derrière ses Vénus et ses Adonis. Les deux enfans, placés à la droite et à la gauche d’Anacréon sont d’une grace et d’une distinction exquises; parfaitement dessinés et modelés d’une tournure tout à fait magistrale, ces amours ne dépareraient pas une composition de Raphaël, et traduits par une de ces fines et intelligentes gravures allemandes modernes, pourraient très bien se glisser dans l’œuvre du maître. A notre avis, ce tableau, quoique moins agréable d’aspect que les jeunes grecs faisant battre de coqs, lui est supérieur et prouve un grand progrès chez M. Gérôme. L’avenir du jeune peintre nous paraît désormais assuré, car il est bien véritablement jeune, n’ayant à l’heure que vingt-trois ans, bien différent en cela d’autres artistes qui jouissent de cette qualité depuis trente ans, et dont l’adolescence un peu trop prolongée commence à grisonner fort; car, en ce temps-ci, les vieillards sont imberbes, mais les jeunes gens sont chauves. La madone est conçue dans le goût des premiers ouvrages de Raphaël. L’enfant Jésus et le petit saint Jean-Baptiste s’appuient fraternellement aux genoux de la mère divine, qui laisse tomber sur eux un regard chargé de bienveillance et d’amour. Le goût des têtes, l’emmanchement des mains, le jet des draperies, la cassure des plis, la sobriété du faire, le paysage aux plans détaillés, aux arbres clairs et fluets, donnent une idée de l’art catholique, à la manière dont l’entend Overbeck. La tête de la Vierge, en pleine lumière, ne se modèle pas suffisamment. M. Gérôme n’a pas complètement surmonté cette difficulté de faire distinguer les méplats d’un visage sans ombre, art dans lequel les imagiers gothiques n’ont eu de rivaux que les Chinois. Un portrait, que son aspect bizarre et surtout le bicorne qui le coiffe rendent légèrement inquiétant au premier abord, laisse bientôt voir à quiconque s’y arrête de sérieuses qualités de dessin et complète le bagage de M. Gérôme. Dans le tableau mythologique comme dans le cadre pieux et le portrait, le jeune artiste A fait preuve d’originalité, de goût, de délicatesse et de distinction. Le côté un peu sauvage de sa peinture ne nous effraye pas. Il n’est pas mauvais qu’une œuvre ait dans sa beauté quelque chose de choquant. Les gravures trop aisément compréhensibles mènent très vite à l’aimable vulgarité et il n’y a pas de mal à ce qu’un tableau ne réussisse pas auprès de tout le monde comme un Biard ou un Destouche. Que M. Gérôme persévère dans cet étroit chemin qu’il s’est tracé à côté de la grande route, et son talent pur et fin, dégagé de l’imitation des maîtres qu’il admire, lui donnera bientôt une place au premier rang. Un nom nouveau, ou du moins que nous n’avons pas encore rencontré, se lit dans l’angle d’un grand tableau représentant Cléopâtre sur le Cydnus, celui de M. Picou. — La composition d’un pareil sujet présentait de nombreuses difficultés.- La scène se passe sur le pont d’une galère, et il n’est guère possible de placer le navire autrement qu’en travers; les personnages se coudoient; avec quelque art qu’on les varie, les masses suivent une ligne directe et ne peuvent guère faire converger l’œil vers le groupe principal, et cependant c’est un sujet à tenter un peintre que cette folle reine se promenant sur le fleuve, dans cette trirème peinte et dorée, aux voiles de pourpre attachées par des cordages de soie, belle et nue comme une Vénus qui aurait repoussé du pied sa conque de nacre pour s’embarquer, et souriant à son amant, le robuste Héraclide, au milieu d’un essaim d’esclaves grecques, de femmes égyptiennes, de bouffons, de joueurs de flûte, de nains, de poètes, de beaux enfans asiatiques couronnés et guirlandés de fleurs, d’esclaves bigarrés du pays de Chuz, ou de la race Nahasi, suspendant leurs bras nerveux aux rames argentées. Certes, ce scintillement d’or et de pierreries, ces cassolettes fumantes, ces étoffes splendides, ces types si beaux et si variés, tout cet appareil de luxe antique avaient de quoi séduire. Malheureusement ce sont là des richesses stériles; comment avec de la toile et des couleurs réaliser de semblables merveilles ? A ces noms magiques de Cléopâtre, d’Antoine, de Cydnus, les imaginations les plus paresseuses s’éveillent, les philistins les plus économes et les plus méthodiques conçoivent des magnificences formidables; c’est tout au plus si la poésie, qui par son vague même laisse plus de latitude à l’esprit et fait apparaître les fantômes des choses avec ses formules d’évocation, peut approcher de ces existences gigantesques du monde antique et en reproduire quelques épisodes. M. Picou, et c’est faire un grand éloge de son tableau, n’a pas été battu complètement dans sa lutte contre un sujet impossible par sa beauté même; sa toile, d’une érudition curieuse sans pédanterie, présente une foule de détails intéressans, de figures charmantes et de types reproduits avec fidélité ou contrastés habilement. L’Egypte africaine et grecque se trouvent là en présence avec ses rondes faces de sphynx et ses profils de camée, avec ses teints de bronze fauve ou de marbre rosé. Comme les têtes sont jolies, nous ne leur ferons pas le reproche de se tourner plus volontiers vers le spectateur que vers le groupe central ou pivotal, pour nous servir d’une expression phalanstèrienne, c’est-à-dire vers Antoine et Cléopâtre, assis l’un près de l’autre à la poupe de la galère. Peut-être aussi est-ce par discrétion, car la belle reine d’Egypte qui a voulu ce jour-là se mettre en grande toilette, ne porte pour tout vêtement qu’une paire de boucles d’oreilles, sans doute ces fameuses unions de perles qui valaient des millions de sesterces, et dont une fut fondue dans du vinaigre à un souper. Il s’en faut de très peu que ce tableau, le début de M. Picou, si nous ne nous trompons pas, ne soit une tout à fait belle chose. Tel qu’il est, il donne les meilleures espérances pour l’avenir du jeune artiste, et se classe parmi les sept ou huit toiles les plus importantes du Salon. Nous croyons que l’année prochaine, M. Picou, en traitant un sujet moins ambitieux, obtiendra un succès complet. Cléopâtre sur le Cydnus, pour en venir à bout, ce ne serait pas trop de Paul Véronèse, de Titien ou de Giorgione tordus ensembles ! Le Sabbat des Juifs à Constantine, de M. Théodore Chasseriau, avait été éliminé au dernier Salon par ce stupide et cruel jury qui semblait s’être donné pour mission d’étouffer tout ce qu’il y avait de jeune, de hardi et de fort parmi les peintres de la génération actuelle. Ces eunuques avaient une profonde horreur de la virilité; la vie faisait peur à ces momies enveloppées de bandelettes de l’Institut, comme triviale, tumultueuse, désordonnée, bruyante, incommode et de mauvais goût: les chevaux hongres, à la bonne heure, voilà des animaux sages, pacifiques, qui vont tout tranquillement leur petite allure régulière; comme ils sont préférables à ces étalons toujours furieux, toujours écumans, qui secouent leur crinière échevelée, soufflent le feu par leurs narines, battent l’air de leurs pieds de devant, éclatent comme des clairons en hennissemens insensés, s’avancent par bonds prodigieux au risque de désarçonner leur cavalier et de marcher sur la tête des paysans ! Et les morts, quels gens faciles à vivre ! très doux, peu bruyans, ne réclamant jamais, d’une décence admirable, ne faisant pas de scandale, d’un commerce sûr et d’une discrétion à toute épreuve, enfin les êtres, ou plutôt les non-êtres les plus charmans du monde ! quel oreiller moëlleux pour y dormir que le néant ! — Heureusement ce bel état de quiétude est passé. Ceux qu’on avait enterrés vivans pour les rendre tranquilles ont brisé leur bière et soulevé le couvercle de leurs tombeaux. Ils ressuscitent le troisième jour comme le Christ, et les voici qui s’élancent vers la lumière leurs œuvres à la main. C’est la première fois que l’Orient se montre à nous avec les proportions historiques. Decamps et Marilhat n’ont pas dépassé les proportions du tableau de chevalet; et dans leurs compositions mêlées d’architecture et de paysages, les figures malgré l’importance qu’elles acquièrent par l’esprit avec lequel elles sont touchées, n’ont ordinairement qu’une valeur épisodique: elles sont faites pour les fonds, et les fonds ne sont pas faits pour elles; le véritable sujet du tableau, c’est quelque rue étroite du Caire, de Damas ou d’Alep, un minaret qui s’élance comme un mat d’ivoire, une coupole arrondie comme un sein plein de lait, un palais élevant ses assises roses et blanches, un vol de colombe neigeant sur un palmier, un marais couvert de plantes étranges que courbe en fuyant le flamant aux ailes pourprées; le bizarre profil d’une caravane de dromadaires se dessinant sur la rougeur du soir à la crête d’une colline décharnée, le peuple d’Arabes, de Turcs, de Maugrabins qui se meut à travers tout cela, nous a fait de curieuses communications sur la vie orientale; mais jusqu'à présent, ces beaux types si purs et si nobles, n’ont pas étés étudiés sous leur côté épique, mais plutôt dans leur sens bizarre, caractéristique et pittoresque. Dans son tableau du Sabbat des Juifs de Constantine, Théodore Chasseriau nous a montré ces belles races inconnues de l’Orient qui vont bientôt, hélas ! disparaître sous l’envahissement de notre fausse civilisation et faire place à nos types rabougris et dégradés: - Tout ce beau rêve coloré des feux du soleil d’Afrique est encore vrai; demain ce ne sera plus qu’un rêve; la ville d’Achmet-Bey sera remplie d’affreux boutiquiers, d’abominables bourgeois et de femmes mises à la dernière mode. Dans cette rue fantastique aux maisons qui surplombent portées par des escaliers renversés, aux toits peuplés de cigognes, aux fenêtres grillées de treillage de cèdre et que traversent au galop les cavaliers du désert, vont bientôt passer des patrouilles de gardes nationaux absolument pareils à ceux de la rue Saint-Denis. Aussi, en face de ces belles femmes assises dans leurs splendides vêtements mi partis comme des reines du moyen-âge et laissant nager leurs prunelles noires dans la limpidité sereine de leurs yeux, aux paupières peintes, nous sommes-nous senti saisi d’une tristesse profonde. Oui, ces purs profils, ces chastes ovales noblement allongés, ces bouches aux coins arqués, ces grands yeux de gazelle, ces bras puissans et fins, ces tailles de déesse, ces seins de marbre, ces beaux pieds antiques, ces beaux corps et ces nobles figures ont quelque chose de fixe, de mystérieux, d’inquiétant, une incurable mélancolie voile leur beauté, elles ont le sentiment de leur mort future et de la disparition prochaine de leur race. Dans ces yeux fixes et profonds, il n’y a pas l’étincelle de l’avenir, le passé seul les illumine de sa morne lueur. Elles sont là nonchalamment groupées sur le banc de pierre ou debout dans l’étroite porte de leurs maisons, fins joyaux qui s’échappent de l’écrin entr’ouvert; le long de leurs tailles souples glissent les lourdes ceintures plaquées d’or, rugueuses de filigranes, constellées de pierreries, pour ne s’arrêter qu’au riche contour de la hanche; de triples chaînes d’or tombant de leurs coiffures leur font une scintillante mentonnière qui se mêle en bruissant à leurs folles pendelocques. Des bracelets d’argent cerclent leurs chevilles minces. Des étincelles de paillon piquent de bluettes de toutes couleurs la bande de velours noir qui ceint leurs blondes tempes. Pour fêter le jour du Sabbat, elles ont étalé tout leur luxe enfantin et barbare. Judith de Béthulie, se parant pour aller trouver Holopherne, ne devait pas avoir d’autres robes et d’autres bijoux; — les traits non plus n’ont pas changé. Le sang de la race proscrite s’est conservé pur par la malédiction, et l’antiquité biblique retrouverait là tous ses types et tous ses caractères. Quelle tournure superbe et quelle tête d’une beauté orientalement sauvage a la femme à la robe mi partie rouge et vert, qui porte sur l’épaule une sébille pleine de feuilles de henné, et tient par la main un jeune enfant nu; et comme la jeune fille placée à la gauche du spectateur intéresse par sa physionomie régulière et douce, triste et tendre à la fois ! Le peintre a merveilleusement compris la mélancolie sereine des pays chauds, cette indolence d’attitudes, et cette espèce d’accablement que produit la lutte du corps humain contre un climat violent. Il a rendu avec une vérité singulière, ces mouvemens d’antilopes et de gazelles, ces poses de biche au fond des bois que prennent, dans leur coquetterie naïve ou dans leur ignorance, ces belles créatures que la civilisation n’a pas déformées. Elles sont heureuses celles-là de pouvoir montrer à nu leurs visages et de n’être pas obligées d’étendre sur leur beauté, comme les musulmanes, le linceul mat d’un voile qui ne se relève que pour l’époux. Aussi comme ces cavaliers de Tuggurt ou de Biskarra, qui passent dans le fond avec leurs chevaux aux crinières teintes en rose, se haussent sur leurs larges étriers et se retournent pour leur lancer un regard brûlant à ces admirables filles d’Israël, que Mohammed lui-même admettrait dans son paradis s’il n’était pas retenu par un préjugé de religion; aussi comme les pauvres captives arabes se penchent par les étroites ouvertures de leurs cages et jettent un œil d’envie à ces heureuses rivales qui ne sont pas forcées d’être belles incognito ! Dans cette page d’une originalité violente, Théodore Chasseriau, habitué à la sérénité pâle et à la blancheur de marbre de l’art grec, s’est donné le plaisir de faire un bouquet de tons comme un simple coloriste; il a abordé sans crainte les tons les plus vifs, et a fait résolument papillotter les colliers, les bracelets, les étoffes tramées d’or, les damas à reflet métallique; il a rougi les mains de henné, les joues de fard, et tracé d’un pinceau trempé dans le ghrôl l’arc vigoureux des sourcils; préoccupé de garder les tons éclatans et vierges, il s’est souvent contenté d’indiquer par le mouvement de la brosse des détails qu’il arrête et modèle ordinairement avec un soin plus scrupuleux. A côté de portions très achevées, d’autres restent presque à l’état d’esquisse, et dans une toile de cette dimension ce qui pourrait, pour un tableau de chevalet, être indiqué suffisamment par une touche spirituelle, a besoin d’être plus arrêté et plus nettement écrit. Théodore Chasseriau a une fougue de brosse, une prodigieuse facilité d’exécution contre laquelle il doit se tenir en garde. Le style, la pureté, la noblesse, toutes les qualités qu’il doit à ses études sévères, pourraient être compromises par l’impatience de cette mains qui se cabre et veut courir sur la toile aussi vite que sa pensée. Outre son Sabbat, Chasseriau a exposé le portrait de Mlle C***. La jeune fille vêtue d’une robe de soie blanche glacée de quelques reflets changeans, son mantelet replié sur son bras, se tient debout, appuyée sur une causeuse bouton d’or de satin capitonnée; une de ses mains balance un gros bouquet de violettes de Parme; l’autre pend avec nonchalance le long de la hanche. Elle est coiffée d’une couronne de narcisses dont les pétales de nacre étoilent sa brune chevelure; ses grands yeux bleus nageant dans la clarté dardent sous leurs cils noirs un regard brillant et vivace; entre la pourpre de sa bouche aux dents de perle un sourire éclate comme un éclair blanc, et sur les joues, que colore un carmin trop avare, la lumière effleure le velouté de la jeunesse. Ce portrait, admirablement peint, très ressemblant, d’une élégance et d’une distinction parfaite, n’a d’autres défauts qu’une certaine pâleur d’aspect causée par l’abus des demi-teintes verdâtres, très fines de ton, et qui auraient besoin d’être rehaussées par un glacis pourpré ou blond: la fidélité du portrait y gagnerait, car la vie court en rameaux plus visibles sous la peau satinée de l’original, que l’éclat de la santé et la pureté du sang semblent envelopper d’un nuage rose. FEUILLETON DE LA PRESSE du 28 avril 1848. SALON DE 1848 6eme article. PEINTURE. M. Ziégler n'a exposé qu'un tableau d'une seule figure de moyenne dimension, et cependant cette toile étroite, par la façon sérieuse et austère dont elle est traitée, prend de l'importance et s'élève aux proportions historiques. Il est vrai que ce cadre restreint nous montre un des plus grands personnages qui ait jamais fait son bruit sur la terre, c'est-à-dire Charles-Quint dans sa cellule au monastère Saint-Just. Rassasié de gloire et de puissance, las des hommes et des choses, le César a dépouillé volontairement la pourpre impériale, déposé le sceptre d'or et le symbolique globe de cristal. Il a trouvé que les deux têtes de cette aigle noire, qui semblaient devoir dévorer la terre, ne faisaient que lui ronger le cœur. Arrivé aussi haut que le pied humain puisse gravir, il a senti que la statue ne grandit pas, quelque élevé que soit le piédestal, et l'incurable mélancolie qui suit le blasement du pouvoir s'est emparée de son âme. Il a pressé le monde sur ses lèvres arides, et l'a rejeté comme une orange spongieuse. Convaincu de la vanité des choses d'ici-bas, après avoir été tout il veut n'être rien. — L'univers ne suffisait pas pour le contenir, il se cloître dans une cellule de quelques pieds; il quitte le manteau étoilé pour le froc de bure; d'empereur il se fait moine, et la couronne de la tonsure remplace le diadème des Césars! Lui qui s'occupait de régler les affaires du monde, il règle les horloges, qu'il ne peut faire aller ensemble, — passant ses heures à en mesurer la fuite. Et bientôt, aussi excédé du cloître que des palais, du repos que de l'agitation, il vient, vivant, frapper sur son cercueil pour savoir quel son rendra sa mort, et il se joue à lui-même la lugubre comédie de ses funérailles, terrible auto-sacramental tout à fait dans le goût espagnol. Couché dans sa bière, il entendra psalmodier autour de lui les prières des morts et verra luire vaguement les cierges à travers le drap funèbre. C'est un moment avant cette parade sépulcrale que M. Ziégler nous introduit dans la cellule du moine de Saint-Just; il est là debout, revêtu du froc des Hyéronymites, une main appuyée sur le dos d'une chaise grossière et l'autre tenant une miniature qui le représente dans tout l'éclat et avec les attributs de sa gloire ancienne. A travers l'obscurité du fond voilé d'ombres chaudes, on entrevoit la sinistre boîte oblongue dans laquelle il doit bientôt étendre sa fatigue de la vie. La tête pensive s'encadre austèrement dans le capuchon grisâtre, et, courbée par la méditation, étale, en l'écrasant sur la poitrine, cette proverbiale barbe rousse inséparable de l'idée de Charles-Quint. Il rêve, cherchant à relier son présent à son passé, se demandant si ce portrait paré des oripeaux du pouvoir et des insignes de l'empire, a bien pu être le sien, — tant il s'est séparé de sa propre vie, tant ce rêve de splendeur est déjà emporté loin! Peut-être aussi un regret traverse-t-il sa pensée, et son vieux sang impérial court-il un peu plus vite dans ses veines de moine à l'aspect de ce César hautain et triomphant, ruisselant d'or, de pierreries et de pourpre, qui lui ressemble si peu et qui fut lui cependant! Ce tableau, sobre de couleurs, tranquille d'effet, ferme d'exécution, rappelle les qualités robustes et sérieuses de l'école espagnole. Le réalisme s'y marie au style dans une excellente proportion. La robe du moine impérial, pour l'arrangement, la largeur et la chute naturelle des plis, vaut ces beaux frocs blancs aux ombres bleuâtres, livides suaires d'ascétisme dans lesquels Zurbaran ensevelit ses chartreux et ses martyrs. La chaise foncée de paille que moire la lumière est un de ces trompe-l'œil où excelle la sincérité familière des maîtres de la Péninsule. On s'y asseoirait pour s'y reposer, on s'y agenouillerait pour prier. M. Ziégler semble avoir surpris le secret de ces maîtres à la fois si mystiques et si positifs, revêtant l'idéal le plus abstrait des formes les plus palpitantes de la réalité, et mettant au service du catholicisme le plus spiritualisé la plus puissante exécution matérielle: son talent se rapproche de celui de Zurbaran que nous venons de citer et d'un autre peintre aussi de l'école andalouse, mais beaucoup moins connu en France, nous voulons parler de Juan Valdès Léal, dont les chefs d'œuvre sont à l'hôpital de la Charité à Séville. Personne n'a poussé plus loin que ce grand peintre l'originalité romantique et la saisissante reproduction des objets. Ses tableaux de la mort apportant une bière au milieu de tous les attributs de la puissance, de la richesse et du plaisir, et des cadavres en décomposition dans une cave sépulcrale, sont, malgré la franche horreur du sujet, des merveilles de dessin, de couleur et de style. Jamais touche plus ferme et plus nette n'a tracé de si terribles images. M. Ziégler, dans l'armure d'or de son saint Georges, l'épée de sa Judith, la chaise de son Charles-Quint, donne une idée de la manière dont le peintre sévillan traite les accessoires. Chez Juan Valdès Léal, cette extrême vérité de détail forme, avec le fantastique des sujets et le marasme des figures moribondes ou livides, un contraste étrange et sinistre qu'on ne peut oublier. Le Charles-Quint à Saint-Just, pourrait parfaitement tenir sa place entre un Zurbaran et un Valdès, dans un de ces longs corridors de l'Escorrial (sic), tout usés par l'ennui de Philippe II. Le tribut de M. Lehmann est des plus varié. Il se compose d'un tableau de sainteté, d'une scène mythologique, de trois portraits, deux de femme et un d'homme, et une tête de fantaisie. Commençons par Au pied de la croix. Cette pieta diffère des autres, en ce que le Christ n'y figure pas, bien que sa pensée remplisse la scène. Le divin cadavre vient d'être enlevé par les ensevelisseurs, mais le groupe douloureux est encore réuni autour de l'arbre qu'a rayé de son sang le Juste supplicié. — Un bout de draperie agitée par le vent s'enlace aux bas [*bras] et au tronc de la croix à laquelle s'adossent isolés, chacun dans son désespoir, Madeleine l'amoureuse et Jean le disciple bien-aimé. Madeleine, dont le profil se découpe sur une nappe de cheveux que soulève la tempête, suit du regard le corps qu'on emporte, pour saturer ses yeux jusqu'au bout de l'aspect de l'être cher, et en conserver dans l'âme une empreinte aussi fidèle que celle du linge de Véronique. Saint Jean, abîmé dans un chagrin plus abstrait, étanche ses yeux noyés avec un pan de son manteau. Au pied de la croix, la mère des douleurs, la tête ployée, les bras morts, est tombée évanouie dans le giron de Saint Joseph et les saintes femmes. Devant elle gisent éparpillés les instruments de la Passion: la couronne d'épines, les tenailles, le marteau, le fer de lance, le roseau dérisoire et l'éponge imprégnée de fiel. Ah! pauvre mère, ce n'est pas seulement dans le front de ton fils que cette couronne a enfoncé ses pointes sanglantes: ces clous ont percé quatre mains, cette éponge a aussi exprimé son absinthe sur tes lèvres; ce fer de lance en ouvrant le flanc du Christ, a pénétré jusqu'à ton cœur! Les sept glaives de l'angoisse sont entrés dans ton âme de la pointe à la garde; toi aussi tu as été crucifiée! Cette composition, bien pensée et arrangée dans le goût un peu théâtral qu'affectionne M. Lehmann, fait la pyramide d'une manière heureuse, quoique avec plus de coquetterie peut-être que n'en comporte le style religieux. Le coloris a de la vigueur et plus d'intensité que n'en offrent ordinairement les tableaux de M. Lehmann. — L'artiste est en progrès de ce côté. On n'a pas oublié les Océanides, montant du fond des eaux pour consoler Prométhée, agréable peinture à laquelle l'on pouvait reprocher l'abus des tons d'ivoire, jolies femmes qui avaient des airs un peu trop juifs pour les filles de la mer. Les Syrènes, groupées dans une toile demi-circulaire, en forment le pendant le plus exact. Les perfides chanteuses, les délicieux monstres étagés sur un écueil que le flot brode de son feston d'argent ne paraissent pas compter beaucoup sur la douceur de leur organe pour attirer Ulysse. Sans doute leur séjour dans l'eau salée les a enrouées un peu, et à la tentation de l'ouïe elles veulent joindre la tentation de la vue, car elles font sur le rocher, glissant et tapissé d'algues, une consommation de poses plastiques assez provoquantes (sic)! Elles n'usent de la vague que juste ce qu'il faut pour cacher leurs jambes squammeuses (sic) et empêcher le sage roi d'Ithaque de reconnaître d'avance la vérité de ce vers d'Horace, écrit quelques siècles plus tard sur la femme... Qui belle par le haut se termine en poisson! Le balancement par trop symétrique de la composition donne au groupe un air de pièce d'argenterie à poser au milieu d'un surtout, car poussé à ce point, l'enlacement des figures prend quelque chose d'ornemental qui ressort plutôt de l'orfèvrerie que de la peinture. Nous insistons sur ce point parce que M. Henri Lehmann, à force de soin et de recherche, arrive à des résultats trop réguliers. Sans doute il faut que l'art préside à l'arrangement des personnages et des groupes. Il y a certaines dispositions que recommande la logique des yeux. Il faut généralement à un tableau un centre autour duquel gravitent les accessoires, un point qui fasse converger à lui les lignes principales; une figure plus élevée que les autres termine heureusement un triangle de personnages: la composition a sa mathématique et sa statique, cependant tout cela ne doit pas paraître et "souvent" dans la peinture comme dans la poésie lyrique, "un beau désordre est un effet de l'art". La tête de femme désignée au livret sous le nom de Léonie, et qui n'est probablement que la copie idéalisée d'un modèle d'atelier, a une certaine arrogance de tournure et d'ajustement qui fait penser aux portraits du Bronzino. C'est bien la courtisane avec Son front stupide et fier, Et ses cheveux plaqués qui sont d'un noir d'enfer! La superbe créature penche un peu sa tête en arrière comme pour vous regarder du haut de sa beauté; son œil cligne insolemment, et une smorfia dédaigneuse abaisse le coin arqué de ses lèvres. Son bras blanc noyé dans l'hermine et le velours, s'appuie sans doute au rebord de quelque loge ou de quelque balcon bien en vue; car elle pose; et, toute fière qu'elle soit, on peut lui dire sans risque qu'elle est belle. Un médaillon ovale contenant le profil délicat d'une jeune femme, Mme A. H., forme le plus parfait contraste avec la Léonie. Les cheveux ondés et lustrés qu'un simple nœud réunit sur la nuque tranchent par leur moire brune, sur une tempe veinée d'azur et une joue lisse légèrement frappée d'une rose qui, bientôt, s'évanouit dans la blancheur lactée du col, avec une négligence heureuse, une élégance honnête, qui rendent parée comme pour un bal cette jeune tête sans fleurs et sans diamans. L'œil, limpide et chastement rêveur, a comme une étincelle d'innocente malice; la bouche, d'une coupe si pure et si grecque, tendre et moqueuse à la fois, hésite entre un bon sourire et un mot spirituel: une douce plaisanterie se cache dans un de ses coins vermeils. Cette tête très simple, sans prétention a l'effet, est un des meilleurs morceaux de M. Henri Lehmann. — Nous aimons moins son autre portrait de femme, malgré la somptuosité de l'ajustement et la manière dont les étoffes sont traitées. Le portrait du jeune homme est de beaucoup supérieur, bien qu'il rappelle un peu par la pose l'Hamlet du Salon précédent. M. Mottez, l'auteur des fresques extérieures de Saint-Germain-l'Auxerrois, les seules vraies peintures à fresque modernes qui existent en France, a fait trêve à ses travaux archaïques et religieux pour faire une excursion dans le domaine de la mythologie. Et cette excursion a été heureuse, car Ulysse est à coup sûr le meilleur tableau qu'ait produit M. Mottez: Ce sujet est le même que celui traité par M. Lehmann et que nous venons de décrire quelques lignes plus haut; seulement ici, comme le titre l'indique, Ulysse a plus d'importance, on le voit de plus près se débattre au mât où il s'est fait lier par prudence, tandis que ses compagnons, les oreilles bouchées de cire, et détournant la tête, se courbent sur leurs rames pour se hâter de fuir ces dangereux parages. Les syrènes levant au-dessus des vagues leurs blondes épaules et leurs seins ruisselans de perles, des lyres de nacres dans les mains, murmurent leurs plus douces chansons, et si Pallas-Athènè ne descendait du ciel pour soutenir son favori Odysseus, le fidèle époux de Pénélope serait très-capable de rompre ses liens et de sauter dans la mer, sans prendre garde à ces cadavres et à ces ossemens de victimes anciennes, que M. Mottez fait habilement deviner sous la transparence verdâtre des flots. La leçon est ainsi plus complète: en haut dans l'air bleu, et aux rayons du soleil, les chants, les sourires, les belles gorges virginales, les bras attirans, la grâce dangereuse, mais charmante encore; au milieu, sous l'eau amère, les replis écaillés, les queues terminées en spatules, les formes monstrueuses et cruelles du vice; en bas, dans la vase, les chairs putréfiées et les crânes que roulent le flux et le reflux parmi les algues et les débris du navire. FEUILLETON DE LA PRESSE du 29 avril 1848. SALON DE 1848 7eme article. PEINTURE. M. Alexandre Hesse avait fait naître, il y a une dizaine d'années, de très grandes espérances par ses Funérailles du Titien et son Léonard de Vinci rendant la liberté à des oiseaux; mais nous ne savons sous quelle influence ce talent, qui paraissait vivace et plein d'avenir, s'est figé d'abord et ensuite pétrifié. Il semble que M. Alexandre Hesse ait été plongé dans une de ces fontaines qui ont la propriété de couvrir d'une croûte de cristallisations les objets qu'on y trempe. Les qualités du peintre existent toujours sous cette couche durcie, mais à l'état rigide et concret: la vie est arrêtée, la sève ne circule plus. M. Hesse devrait faire un violent effort pour rompre ces durs contours et cette raide armure de tons métalliques dans lesquels l'a enchâssé quelque enchanteur malveillant pour entraver sa marche. Certes, il reste à M. Alexandre Hesse beaucoup de mérites ankylosés qu'une gymnastique bien entendue d'esquisses libres et de pochades faites avec abandon pourrait assouplir et délier. Pour le guérir nous lui conseillons un traitement de négligence, de travail lâché et de précipitation; car c'est un malade que nous voudrions bien voir revenir à la santé. Il a voulu trop bien faire, et c'est une grande vérité en art comme en toutes choses que le bien est l'ennemi du mieux. La Prise de Baruth par Amaury II, en 1197, tableau destiné à la salle des Croisades au Musée de Versailles, renferme des portions très estimables, des costumes exacts, des armures curieuses, des morceaux bien rendus et bien peints; c'est l'œuvre d'un homme qui sait et qui a de l'exécution; malheureusement, cela se passe dans un monde d'airain et de pierre. L'effet général est opaque et lourd. Ses Paysans de Rome, ses têtes d'étude d'homme et de femme nous plaisent davantage. La couleur en est chaude, la touche ferme et l'aspect magistral; un peu plus de souplesse dans les lignes, un peu plus de sang sous quelques tons de buis, et l'on se souviendrait encore devant ces peintures de l'auteur des Funérailles du Titien. Une partie, et même tout ce que nous venons d'écrire là, s'appliquerait aisément à M. Jean-Baptiste Guignet, portraitiste de grand talent et de grand style, atteint très gravement, lui aussi, de la pierre pittoresque; et qui a au Salon plusieurs marbres, nous voulions dire plusieurs toiles, d'après différens personnages, œuvres auxquelles on ne peut reprocher qu'une dureté de porphyre et une habileté infernale. C'était aussi un peintre qui avait donné de hautes espérances, que M. Gallait. Son Abdication de Charles-Quint promettait un coloriste que ne tient pas Beaudouin, comte de Flandre, couronné empereur de Constantinople, grande toile où rien ne s'élève au-dessus des travaux de commande. Le Beaudouin couvrira honorablement son pan de muraille historique dans la salle blasonnée des Croisades, mais c'est tout, et on était en droit d'attendre davantage de M. Gallait. La Bataille d'Ascalon, de M. Schnetz, destinée au même endroit ne rappelle que de bien loin l'auteur du Sixte Quint enfant, du Vœu à la Madone et de la Jeune fille malade. Ce talent si robuste autrefois, semble s'affaiblir avec une rapidité qui n'est pas en rapport avec le cours des ans. Les Funérailles de la jeune martyre dans les catacombes à Rome, au temps des persécutions, sujet mieux approprié à la nature de talent du peintre, offrent des parties vigoureuses encore et une certaine force où tressaillent par ressouvenir les muscles de l'athlète alangui. Le jeune pâtre converti, qui baise respectueusement en passant le manteau dans lequel est porté le corps de la jeune martyre, a cette naïveté et cette ferveur rustique que M. Schnetz excellait jadis à rendre. La femme qui tient la petite fiole contenant le sang de la victime, recueilli pieusement suivant l'usage antique, se retourne avec effroi en apercevant les soldats romains à l'entrée des catacombes, est bien posée et a de l'expression. Quant à sa baigneuse si singulièrement campée un genou en terre, elle fait, pour tourner vers le spectateur des charmes de couleur et de formes bizarres, des efforts que M. Schnetz aurait bien dû lui épargner. Certes, s'il est un sujet à l'ordre du jour, c'est le Serment du jeu de paume, par M. A. Couder, et l'on aurait pu croire qu'il obtiendrait un grand succès de circonstance, mais nous sommes déjà bien loin du serment du jeu de paume, et nos révolutions ont des audaces soudaines qui laissent loin derrière elles les hardiesses du passé. Cette foule de gens en habits noirs à la française, en culotte courte, en bas de soie et en soulier à boucle proprets, luisans, vernis, moirés de petites lumières violâtres, et ressemblant beaucoup trop à des baillis d'opéra-comique, la perruque frissonnante d'émotion, le bras tendu tous du même côté, n'ont rien de bien pittoresque et de bien émouvant en soi, il faut en quelque sorte, pour ne pas les trouver ridicules, songer que c'est ce magnifique élan qui a donné l'impulsion au monde moderne, et que nos libertés sont sorties de cette salle mesquine remplies de gens en costumes rococo. David lui-même, à qui, certes, personne ne refusera l'intelligence et l'amour de la révolution, n'a pu vaincre entièrement la difficulté d'un pareil sujet, et sa composition du Serment du Jeu-de-Paume est restée à l'état de dessin. C'est le malheur des populations civilisées de commettre des tas de grandes actions et de traits d'héroïsme dans des costumes si abominablement prosaïques et d'une laideur si bourgeoise qu'ils rendent la toile ridicule et le bronze grotesque; et cependant, comme chacun sait, le bronze est une matière sérieuse qui n'a pas la moindre envie de rire. Nous nous prêtons très difficilement à l'idéalisation et à l'apothéose. Les anciens étaient bien mieux partagés que nous; ils avaient des profils superbes, des vêtemens à plis magnifiques qui se sculptaient tout seuls. C'étaient des médailles vivantes toutes frappées par la nature qui n'attendaient qu'une légende par derrière. Hélas! que de pauvres diables ont fait des actes de dévouement et de courage sublimes avec une atroce queue ou une catacoua qui les privera éternellement de l'honneur d'être traduits en marbre ou en peinture! que de méchans petits héros grecs voleurs ou débauchés, plus dignes des galères que de la divinisation sont reproduits par le ciseau ou la brosse avec une opiniâtreté que n'ont pas lassée trois mille ans! Cependant l'on peut croire que si Delacroix, Couture ou Chenavard eussent traité ce sujet, il eussent, par de grands partis d'ombre et de lumière, par un tumultueux arrangement des masses, par la véhémence du geste, la passion des mouvemens, l'étincelle du regard et la furie de l'exécution, donné à cette scène le rayonnement intelligent et la beauté morale, la seule à laquelle nous puissions prétendre, nous autres barbares du Nord. La Mort du Précurseur, autrement dit la Décollation de saint Jean-Baptiste, de M. Glaize, a un aspect farouche et bizarre qui rappelle les anciennes peintures des maîtres italiens: à cet élément vieilli, M. Glaize en joint un autre tout nouveau. L'introduction des types orientaux ou algériens modernes dans une scène d'une antiquité presque biblique. Le grand bourreau à cheveux roux, et vu de dos, qui occupe le milieu de la toile, se retrouverait presque tout entier dans le Dominiquin ou le Corrège; mais un plagiat pittoresque est moins grave qu'un plagiat littéraire, et nous pardonnerons facilement cet emprunt à M. Glaize, en faveur d'autres figures qui lui appartiennent bien, et surtout à cause de la richesse de sa palette et de la solidité de ses tons. La jeune Hérodiade qui paraît au seuil du cachot, et reçoit, sur un plat d'argent, le chef du saint décapité, a bien la beauté cruelle, la blancheur mate et les rouges lèvres de vampire, caractéristiques de ce type si fémininement irrésistible, et d'une si voluptueuse méchanceté. Ah! belle Hérodiade, lascive et perfide danseuse, tu as été bien modeste en ne demandant qu'une seule tête au tyran, une seule. Celle d'un pauvre saint basané et barbu, il t'en aurait donné cinquante pour un sourire de plus, mille pour une de ces ondulations de hanches qui font pétiller d'un feu si vif les robes brochées d'or sous les lampes de l'orgie. Mais tu n'en voulais qu'une, capricieuse! pour que les peintres te représentassent éternellement superbe et triomphante, avec ta grace scélérate, tes regards d'une innocence diabolique, et ton sourire vermeil comme du sang, tenant par une antithèse pleine de charme et d'horreur, dans l'aiguière d'argent souillée d'épais caillots, la tête livide et convulsée, aux yeux renversés par le spasme suprême; à la bouche tordue, et dont le col d'une sombre pourpre laisse paraître, comme des taches blanches, les vertèbres rompues et les canaux des artères tranchées. — Quelle était ta raison de haine contre ce pauvre saint Jean-Baptiste? Sans doute un de tes regards mêlés de flamme et de poison s'était éteint contre le mur de sa chaste froideur. Pour qu'une femme fasse ainsi couper la tête d'un homme, et la colporte sur un plat, il faut qu'elle l'ait aimé furieusement. Avant de parler de la fin malheureuse de saint Jean, nous aurions dû le représenter à l'époque la plus glorieuse de sa vie, lorsqu'il baptise dans le Jourdain le Christ, son divin maître; mais nous avions vu le tableau de M. Glaize le premier, et nous parlons de celui de M. Le Hénaff le second, bien qu'il soit absurde de faire donner le baptême par un saint qu'on vient de faire décoller quelques lignes plus haut. Le rendu compte du Salon est plein de ces choses-là; et qui voudrait trouver des transitions et des déductions logiques, pour des sujets et des époques si dissemblables, aurait assurément fort à faire. Le Saint-Jean-Baptiste de M. Le Hénaff est peint avec ne sobriété tout ingresque; le culte du gris n'a pas de plus fervent néophyte que M. Le Hénaff: à peine se permet-il quelques tons saumon ou brique cuite pour varier, et il a dû réfléchir beaucoup avant de se décider à mettre du bleu de ciel. Eh bien! ce tableau, si volontairement pauvre, si sec, si décharné, a de la tranquillité, de la noblesse et de la grandeur. Ce paysage, blanc de poussière et de roches crayeuses, que mouille à peine une eau de pierre ponce, rappelle plus qu'on ne croit la tristesse aride de l'heure de midi dans les pays chauds, et toute cette toile pâle a du caractère et de la distinction. M. Hippolyte Flandrin n'a pas de tableaux, mais seulement trois portraits et une tête d'étude qui, par le style, la pureté et la maestria tranquille avec lesquels ils sont traités, s'élèvent à la hauteur de la peinture d'histoire la plus sérieuse: le premier est un portrait d'homme, celui du frère de l'auteur, si nous ne nous trompons, peint avec cette douceur puissante, cette simplicité forte et cette touche soigneuse qui caractérisent le modeste auteur des peintures murales de Saint-Germain-des-Prés et de tant d'autres belles œuvres. Le portrait de femme (cadre ovale) a ce regard doux et profond, cette bouche discrètement épanouie, cette expression de rêverie sereine et cette délicatesse de traits que M. Hippolyte Flandrin reproduit de préférence avec ce modèle visible, ce faire enveloppé et fondu sans mollesse dont il semble avoir seul le secret aujourd'hui. L'étude représente une femme posée en penserosa, le menton sur sa main; le type de la tête a une noblesse triste, une expression profonde qui attache et fait rêver. Nous aimons beaucoup cette peinture, qui arrive à l'effet sans moyens apparens, cette manière où l'artiste se dissimule et pourtant scelle son œuvre d'un cachet que nul ne peut méconnaître. Cette discrétion et cette placidité dans une époque d'individualisme voulu et d'originalité tapageuse sont on ne peut plus louables. — Nous recevons à l'instant où nous terminons cet alinéa une lettre d'invitation de MM. Baltard et Flandrin, qui nous annonce que les grands travaux de Saint-Germain-des-Prés sont enfin achevés. Bien que nous ayons déjà parlé autrefois dans la Presse des portions démasquées que l'artiste avait bien voulu nous faire voir, nous consacrerons un nouvel article à l'appréciation de l'ensemble. La publicité doit aller chercher ces nobles travaux enfouis dans l'ombre froide des églises. Le peintre ordinaire de l'armée d'Afrique, Horace Vernet, n'a cette année qu'un tout petit tableau. Il se repose de ses immenses toiles panoramiques de la Smala et de la Bataille d'Isly, par un cadre d'un pied carré. Nous avions d'abord cru que le tableau représentait un chef arabe ou kabyle trouvant, en se promenant aux environs de Deilys ou de Bougie, un de ses frères d'armes blessé par ces chiens de chrétiens et traînant les restes de sa vie dans la poussière, au pied d'un buisson d'aloès et de cactus. Le livret redresse notre erreur et nous apprend qu'il s'agit du bon Samaritain. Il y a longtemps qu'Horace Vernet a commencé cette mascarade biblique, où les patriarches revêtent le burnous d'Abd-el-Kader ou de Bou-Maza. Cette fois le déguisement est complet: mais il n'y a pas grand mal, le cheval est d'un blanc argenté et fin, la lumière joue bien sur le satin de son poitrail: les deux personnages sont spirituellement touchés, et, après tout, l'on n'a pas de renseignements bien positifs sur les modes de Samarie au temps des paraboles. Sur un panneau en forme d'ellipse, qu'il intitule modestement dessus de porte, M. Hamon a réalisé une gracieuse fantaisie: trois jeunes filles assises ou plutôt accroupies dans des poses nonchalamment bizarres, exécutent un concert qui ne réjouirait pas beaucoup les dilettantes et les harmonistes. L'une joue de la guimbarde, l'autre du triangle et l'autre égratigne d'un doigt plus taquin que mélodieux une espèce de sistre posé à côté d'elle. Un tambour de Basque avec ses plaques de cuivres frissonnants gît tout auprès, attendant le caprice de la musicienne. Idée, dessin, couleur, exécution, tout est original dans ce joli trio charivarique, aussi agréable à l'œil qu'il le serait peu à l'oreille si la peinture était sonore. FEUILLETON DE LA PRESSE du 2 mai 1848. SALON DE 1848 8eme article. PEINTURE La défaite d’Attila dans les plaines de Châlons par Aetius et Théodoric, a fourni à M. Debon le sujet d’une vaste toile où il a trouvé de quoi déployer ses qualités de dessinateur turbulent et de fougueux coloriste. Ce fut une terrible lutte que celle-là. Cette journée doit s’inscrire parmi les plus sanglantes où se soient jouées les destinées du monde: 170.000 morts, au dire de Jornandès, jonchèrent le champs de bataille; Théodoric, le général victorieux, fut tué, mais le fléau de Dieu repassa le Rhin avec ses hordes décimées. La peinture tumultueuse et furibonde de M. Debon convenait merveilleusement à cette mêlée de guerriers sauvages qui se martèlent avec des armes bizarrement féroces; à ces chevaux qui se cabrent, se mordent au poitrail ou roulent les quatre fers en l’air, entraînant dans leur chute les cavaliers effarés. Ce n’est pas là une bataille à l’eau rose, luisante, proprette et bien peignée, ornée de jolis cadavres bien frais et de charmantes blessures répandant des flots de gelée de groseille ; mais un combat consciencieux, brutal, acharné, brûlant, dont il semble entendre la rumeur, et qui ne cherche pas à prendre de belles poses académiques pourvu que les coups portent bien. Il y a dans la Défaite d’Attila une rudesse puissante, une énergie désordonnée qui, nous font bien augurer de l’avenir de M. Debon. Ce jeune artiste a un mérite très rare en ce temps-ci, la virilité. Son talent est mâle. Aussi n’insisterons-nous pas sur quelques incorrections et quelques lourdeurs qui déparent son tableau. Qu’il se garde aussi de l’abus des tons grisâtres brusquement fouettés de rouge. Nous rapprocherons ici de la Défaite d’Attila, la Bataille de Tolbiac de M. Luminais, toile de moyenne dimension, remise en lumière par le remaniement des tableaux, et située à présent à l’endroit qu’occupaient Tes taureaux du Cantal de Melle Rosa Bonheur, non pas qu’il y ait le moindre rapport entre ces deux œuvres, mais plutôt pour montrer comment un sujet, à peu prés le même, peut se colorer diversement au prisme d’intelligences différentes. M. Luminais a fait ses premières armes dans le camps des Bretons, sous les ordres du général Adolphe Leleux, en compagnie d’Armand Leleux, d’Hédonin, de Guillemin, de Fortin, et autres gens qui faisaient en peinture pour la terre d’Armorique le même travail que Brizeux en poésie. Il a pris à cette rude école un faire épais, naïf, solide, ayant toutes les fortes qualités du paysan, mais aussi sa rusticité et sa gaucherie pesante. Cet apprentissage un peu massif n’a pas d’inconvénient; la légèreté de la main, la facilité viennent toujours assez tôt. M. Luminais a fait cette année un grand pas. Sa Bataille de Tolbiac est une œuvre originale et remarquable. Le peintre, par une idée heureuse et neuve, n’a pas pris le combat au moment vulgaire, c’est-à-dire à celui du choc des escadrons et de la lutte acharnée. La bataille est perdue, Clovis l’emporte, et les Germains se sauvent devant les hordes franques: c’est la déroute à plein vol d’une armée éperdue, que M. Luminais a voulu reproduire. La multitude vaincue se présente en raccourci au spectateur, et la fuite continue hors de la toile: les chevaux effarés arrivent à fond de train sur des fondrières, où ils se précipitent ; les grands bœufs qui traînent les chars de bagage, fous d’épouvante, se jettent de côté, résistant à tous les efforts de leurs conducteurs, et forment, dans ce torrent humain, avec l’obstacle des chariots, des espèces d’îles, autour desquelles la foule écume et fait des remous, et que surmontent les bras tordus des femmes au désespoir. A l’horizon, tant que le regard peut s’enfoncer, l’on aperçoit des vagues de fuyards, où se dresse, ça et là, comme un flot blanchissant, un cheval qui se cabre, atteint par la francisque ou la flèche d’un vainqueur. Tout cela est peint dans une teinte blonde et bien tripotée, avec beaucoup de mouvement, de feu et de crânerie; et l’artiste a su éviter les ressemblances avec la Défaite des Cimbres et des Teutons de Decamps. La Folie d’Haïdée de Ch. Muller, est un sujet qui ne s’expliquerait pas aisément de lui-même, si tout le monde n’avait présent à la mémoire ce délicieux épisode des amours de don Juan et de la fille de Lambro. Mais le peintre a pu compter sur la fidélité des souvenirs. Haïdée, qui a perdu la raison depuis qu’elle est séparée de son jeune amant, se tient debout, appuyant contre la muraille de marbre sa tête qui ploie comme un lys chargé d’eau, et où bat la pulsation de l’idée fixe. Ses traits sont immobiles, ses yeux secs, sur sa bouche décolorée erre un sourire pâle, lueur folle qui voltige sur le désespoir. A côté d'elle le vieux Lambro, sentant fondre à ce spectacle son vieux cœur d’oiseau de proie, essaie de la ramener au sentiment des choses réelles, tandis que le harpeur grec pince les cordes de son instrument pour la sortir de cette farouche stupeur, de cette froide rigidité de statue; car, ainsi que le dit Jean-Paul Richter, "la musique est la nostalgie de l’âme." Et comment se faire entendre de la folie si ce n’est par de mélodieux accords ? Au fond, les compagnes d’Haïdée se désolent et couvrent leurs charmans visages de leurs belles mains, qui laissent ruisseler des pleurs. La figure d’Haïdée est peinte de main de maître, d’une couleur excellente, d’une pâte grasse et solide, et avec une délicatesse de pinceau qui n’exclut pas la largeur que l’on confond trop aujourd’hui avec la brutalité : l’expression d’égarement, très bien sentie, et encore mieux rendue, n’ôte rien à la beauté des traits ; elle est déchirante, mais non convulsive. On comprend à voir cette belle fille immobile et blanche, enfermée dans sa douleur comme dans un tombeau d’albâtre, et dont l’âme s’est envolée avec Don Juan, qu’elle ne peut guérir et se reprendre à la vie. Nous croyons même que l’effet qu’elle produit eût été plus grand si le peintre l’avait laissée toute seule dans la toile. Les autres figures ne peuvent intéresser après celle–là, et, quelque bien peintes qu’elles soient, importunent le regard, qui revient obstinément se fixer sur Haïdée. Si vous pouvez en détacher vos yeux, examinez avec attention une jeune grecque qui pleure dans un coin du tableau, elle en vaut la peine ; on ne voit que la moitié de son visage, qui inspire le plus vif désir de connaître le reste. La tête du vieux Lambro est d’un beau caractère, et le type grec moderne se retrouve bien dans l’homme au front découvert, aux tempes rasées, coiffé d’une calotte rouge, dont les doigts errent sur la harpe et les yeux sur Haïdée. Les pelisses, les ceintures de cachemire, les pistolets et les yataghans, les vestes brodées d’argent et d’or, les étoffes, les coussins du divan, tous les accessoires sont peints avec cette perfection qui caractérise M. Müller, un de nos jeunes artistes qui sait le mieux son métier. La touche est ferme, la couleur chaude, fraîche et lumineuse. M. Müller a, sous le ciel brumeux de Paris, beaucoup de qualités vénitiennes. Son portrait de Mme M…, portrait réel, quoiqu’arrangé avec ces ajustemens fantasques dont le dix-septième et le dix-huitième siècles ne se faisaient pas faute, montre qu’il ne tiendrait qu’a lui d’accaparer le monopole des ressemblances de jolies femmes, exploité autrefois par Dubuffe, et en dernier ressort par Pérignon. Il les ferait aussi charmantes au point de vue du monde, tout en restant dans les conditions de l’art. M. Müller est un des rares artistes de ce temps-ci, qui, ayant du talent, ait osé sacrifier aux grâces. Une vieille crainte de tomber dans le classique a retenu jusqu’à présent nos peintres plus soucieux du caractère, de l’énergie et du style que de l’agrément. Sans repousser les tableaux sombres et farouches, il faut cependant admettre que la peinture est plutôt faite pour charmer l’œil que pour l’effrayer. Une espèce de dédain semble s’attacher aux œuvres qu’on a cherché à rendre séduisantes d’aspect, et tel bijou d’esprit et de couleur est classé bien après une grande machine, triste, maussade et bête, le plus souvent mal dessinée et mal peinte, mais qui a l’avantage d’appartenir au genre dit sérieux. Beaucoup de gens, pour avoir l’air de critiques austères et forts, exaltent des croûtes solennelles qui leur font horreur, et affectent de dénigrer d’aimables toiles où il y a cent fois plus de talent que dans tous ces affreux crucifiemens, et ces ennuyeuses scènes historiques. On se souvient du Naufrage et des Exilées de M. Duveau. Cette année, il a exposé des Emigrés rencontrés en mer, près des côtes de Bretagne, par une embarcation républicaine. Il y a beaucoup d’énergie et de puissance dramatique dans la manière dont M. Duveau a rendu cette scène dramatique. Un ciel gris sombre et lourd pèse sur une mer sinistrement verdâtre, dont les vagues déferlent en jetant leur folle écume sur la frêle embarcation des émigrés. A l’approche de l’ennemi, les hommes se sont portés à la proue de l’embarcation pour soutenir le choc, les femmes lèvent les mains au ciel, se voilent les yeux ou s’évanouissent dans l’agonie de la terreur. Les deux barques se sont abordées et un homme vu de dos que son habit à la française et la bourse qui enveloppe ses cheveux désigne pour un des élégans débris de l’aristocratie de Versailles, se collète avec un républicain qui s’efforce de sauter dans le canot des émigrés. Cette lutte acharnée et féroce au milieu de la mer, sur deux esquifs chancelans, entre deux vagues qui se brisent, offre un spectacle douloureux et navrant : on sent bien à quel côté restera la victoire, et déjà l’imagination dessine sur les nuques blanches des femmes qui se courbent le mince fil rouge de la guillotine. Nous avertissons M.Duveau, qui nous paraît un peintre d’avenir, de tâcher d’oublier que Delacroix existe; qu’il s’écarte cette préoccupation de son esprit et cherche à dégager sa propre originalité; il la trouvera en s’isolant, en rendant ce qu’il pense avec ses moyens, en laissant tomber sur les bords de la route, comme un bagage inutile, les imitations volontaires ou involontaires, tout le faux acquis des premières années. Qu’il n'essaie pas comme le font quelques-uns, de se guérir de Delacroix par Ingres, ou d’Ingres par Delacroix; qu’il consulte la nature, qui ne trompe personne, et travaille selon son cœur. Nous voici à peu prés quitte avec les grands tableaux plus ou moins historiques. Quand nous aurons cité les Athéniens captifs à Syracuse de M. Leloir, œuvre sage et soignée, les Trois vertus théologales de M. Leygue, qui ont du style et de la tournure, le Jugement de Salomon de M.Schopin, galant traducteur de la Bible, l’Eve tentée de Mme Calamatta, la Mimoïs de M. Cambon, grande étude de femme vue de dos d’un goût assez Carlo Cignani, nous pourrions passer à la peinture de genre avec la conscience de ne rien laisser en arrière de bien caractéristique. — Faisons seulement la remarque que Mme Calamatta, devant son Eve d’une nudité naïve, à laquelle Overbeck ne trouverait rien à redire, a posé un serpent terminé par un buste d’homme ayant la frisure et l’œil fascinateur d’un fashionable moderne manégeant dans un avant-scène. Voilà la question de la chute tranchée à la manière féminine. La peinture de M. Millet a tout ce qu’il faut pour faire horripiler les bourgeois à menton glabre, comme disait Petrus Borel, le lycanthrope : il truelle sur de la toile à torchons sans huile ni essence, des maçonneries de couleurs qu’aucun vernis ne pourrait désaltérer. Il est impossible de voir quelque chose de plus rugueux, de plus farouche, de plus hérissé, de plus inculte ; eh bien ! ce mortier, ce gâchis épais à retenir la brosse est d’une localité excellente, d’un ton fin et chaud quand on se recule à trois pas. Ce vanneur qui soulève son van de son genou déguenillé et fait monter dans l’air, au milieu d’une colonne de poussière dorée, le grain de sa corbeille, se cambre de la manière la plus magistrale. Il est d’une couleur superbe; le mouchoir rouge de sa tête, les pièces bleues de son vêtement délabré, sont d’un caprice et d’un ragout exquis. L’effet poudreux du grain qui s’éparpille en volant ne saurait mieux être rendu, et l’on éternue à regarder ce tableau. Le défaut de M. Millet le sert ici comme une qualité. Nous aimons moins la Captivité de Babylone. Les soldats pressent les juives qui se refusent à chanter l’hymne de Sion sur la terre étrangère avec plus de violence qu’il ne convient lorsqu’il s’agit seulement de virtuoses récalcitrantes. Ils ne se conduiraient pas autrement dans un assaut ou dans un sac de ville. Cette scène de coquetterie musicale au bord de l’Euphrate est vraiment prise par M. Millet dans un sens trop barbare et trop véhément ; et, comme la furie de l’exécution répond à l’énergie convulsive de la composition, il s’ensuit que ce concert manqué ressemble à une tuerie. Que M. Millet, sans renoncer à la solidité qu'il donne à sa peinture, diminue de quelques centimètres l’épaisseur de ses empâtemens, et il restera encore un coloriste robuste et chaleureux, avec l’agrément d’être compréhensible. Un talent modeste et charmant, c’est celui de Célestin Nanteuil, qui a semé depuis dix ans sur des vignettes, des lithographies et des illustrations, plus d’esprit, de grace et de savoir qu’il n’y en a dans les œuvres de beaucoup de membres de l’Institut. A peine dans cette vie de labeur a-t-il eu le temps de faire deux ou trois tableaux, la Source, les Vendanges, où il s’est relevé coloriste fin et délicat. Aujourd’hui, sous le titre tout simple d’un Rayon, il expose un petit chef-d’œuvre de poésie. Un jeune homme est étendu sur un lit de mousse dans la clairière d’un bois. Près de lui l’eau court, le cresson boit, la plante scintille de rosée, la sève parcourt les rameaux, les troncs d’arbre plongent leurs doigts noueux dans l’herbe, les branches paresseuses étirent leurs bras ; l’abeille se roule au calice des fleurs, la fourmi chemine à travers les filamens des racines, le papillon danse avec un atome. Tout le microcosme mystérieux de la forêt vit, bourdonne et palpite avec cette confiance et cet abandon de la solitude devant le poète, car c’en est un assurément qui est couché là. Le soleil pousse par les interstices du feuillage, jusqu’au fond de ce vert fouillis de végétation une bande lumineuse où valsent les milles fanfreluches dorées que rencontre* toujours en route un rayon qui s’égare. [*ou: qui rencontrent] Voilà déjà un effet pittoresque et délicieux, cette traînée scintillante sur ces feuilles qu’elle mordore, et sur ces herbes qu’elle change en épis de diamans. — Mais le rêveur voit autre chose que des atomes dans un rayon de soleil. Regardez un peu attentivement celui-ci : peu à peu vous découvrirez dans la clarté blonde et tremblante, de vaporeuses figures comme celle des songes, qu’on retrouve et qu’on perd tant elles sont transparentes, aériennes, insaisissables. Sont-ce des fées, des sylphides, des hamadryades romantiques qui sortent encore du creux des chênes, pour celui qui aime la nature et comprend encore le sens de la forêt ? ou plutôt celle-là, qui se penche, charmante, presqu’effacée, avec sa grace languissante, n’est-ce pas le souvenir de l’adorée qui dort là-bas, au flanc de la colline ? celle-ci, plus colorée, baignée par un flot de lumière plus vif, la maîtresse aimée, la souveraine actuelle du cœur ; et cette troisième, qui sourit si doucement, belle comme l’Espérance, a bien l’air d’être la femme qu’on aimera. L’exécution de ce joli tableau est digne de l’idée qui l’a inspiré. Les figures sont charmantes et le paysage est traité avec un sentiment panthéiste de la vie intime de la nature, que bien peu de peintres possèdent au même degré; la couleur est riche, nourrie, la touche légère et spirituelle : le Rayon peut prendre place parmi les plus agréables toiles du Salon, et nous espérons que désormais M. Célestin Nanteuil quittera plus souvent le crayon lithographique pour le pinceau. Nous pouvons placer dans les tableaux de genre, quoique les proportions en soient aussi grandes que nature, le Départ, de M. Fernand Boissard: — Un chevalier, recouvert d’une armure, dit adieu à sa bien-aimée, dont le cœur gonflé palpite sur l’acier poli, et à laquelle il donne ce qu’on pourrait appeler le baiser de l’étrier : Un étendard qu’il tient dans la main que lui laisse libre l’étreinte suprême, déroule ses plis au gré du vent, sert de fond à la figure de la jeune femme, et laisse apercevoir, au dernier plan, les tourelles machicoulées d’une forteresse du moyen-âge. Cette peinture, souple et grasse, montre un coloriste qui a vécu dans la familiarité des Flamands et des Espagnols. L’armure est peinte avec une force de réalité surprenante, et la tête de la jeune femme ne pleure que juste ce qu’il faut pour être plus jolie. M. Antigna paraît aussi devoir se ranger dans l’école réaliste. Il cherche plutôt le vrai que le beau, et sa manière relève du Caravage et de l’Espagnolet. Sa Pauvre famille dans une mansarde offre les types populaires, le modelé vigoureux, les ombres rembrunies de ces maîtres sombres. Il y a de la force et une certaine sève plébéienne dans ces peintures qui semblent tout à fait à l’ordre du jour. Nous ne pouvons qu’engager M. Antigna à persévérer dans cette voie. Si M. Antigna s’en tient au positivisme le plus strict, M.Lessore, au contraire s’égaie dans les fantaisies de l’esquisse et de la pochade des plus libres. Il a exposé cinq ou six toiles à l’état d’ébauche plus ou moins avancée, qui sont très amusantes pour le caprice du sujet, la finesse du ton et le dévergondage de la brosse. Ce sont de petits mendians, des enfans jouant avec des chiens, une jeune fille pleurant son oiseau, un bout de muraille algérienne sur laquelle se découpent les silhouettes d’un nègre et de deux maugrabins jouant aux échecs. Tout cela est poché, frotté, empâté, égratigné avec beaucoup d’aplomb et de prestesse, et rappelle sous beaucoup de rapports les manières et les façons de procéder de la peinture anglaise, à la fois très fine et très grossière et qui tire du mélange de portions achevées avec d’autres heurtées brutalement, des effets que ne risquent pas assez souvent les artistes français. Ce style est tout nouveau chez M. Lessore, car ce sont les seules peintures de ce goût que nous ayons vues de lui. Celles qu’il avait exposées aux précédens Salons se rapprochaient de la manière actuelle de M. Antigna. – Quel[le] admirable chose que l’art, où le caprice est aussi vrai que l’exactitude! FEUILLETON DE LA PRESSE du 3 mai 1848. SALON DE 1848 9eme article. PEINTURE. Don Narciso Ruy Diaz de la Peña, prince de la fantaisie, duc de la couleur, marquis de la pochade… Ah ! Diable ! nous sommes en république, et ces titres aristocratiques ne sont plus de mise… Le citoyen Diaz, voulions-nous dire, a essayé de changer sa manière, probablement pour dérouter ses imitateurs, qui lui marchent déjà sur les talons ; car il est impossible aujourd’hui de conserver en propre son individualité, et une foule de parasites et de vagabonds, ne sachant où loger, tâchent de s’introduire dans votre peau. Vous êtes tout étonné, pour peu que vous ayez fait preuve d’une nature originale, moins que cela, apporte un procédé nouveau, un chic spécial, une ficelle inédite, de voir au Salon suivant vos tableaux faits par d’autres artistes, qui ne vous laissent que votre signature. Cette fois-ci, Diaz a trompé même Faustin Besson et Longuet, les deux limiers les plus habiles à dépister sa trace. En sorte que les faux Diaz ont seuls l’air d’être de lui, tandis que les vrais semblent d’un autre peintre. Le Départ de Diane pour la chasse rappelle la manière du Parmeginiano, avec son élégance un peu affectée, ses ovales pointus, ses sourires retroussés, ses doigts allongés en fuseaux , ses poses de danseuse et ses graces de Corrège-Vanloo. La Diane s’avance au milieu de son cortège, vêtue d’une tunique jaune paille fendue sur la cuisse, précédée par ses grands lévriers et ses molosses de Laconie, qui sautent de joie et poussent ces aboîmens mêlés de soupirs par lesquels les chiens témoignent de leur satisfaction et de leur ardeur : les chairs de la déesse sont teintées d’une seule couche plate, et les contours cernés d’une espèce de trait noir qui arrête également certaines cassures de la draperie. Cependant la figure, beaucoup plus grande que ne les fait habituellement Diaz, a une tournure magistrale et plus de style qu’on ne saurait espérer d’un peintre qui, jusqu’à présent, s’est complu à des jeux de palette et laissé aller à tous les hasards et à toutes les bonnes fortunes de l’esquisse. Cette tentative est louable, sans doute, comme tout effort pour gravir une spirale supérieure de l’art ; Diaz, que des succès certains attendent dans le genre qu’il s’est crée, où il n’a pas de rival, fait preuve d’une nature consciencieusement amoureuse du beau en cherchant de nouvelles voies à ses risques et périls. L'essai fait cette année n’a rien de décisif : remarquable sous plusieurs rapports, son Départ de Diane ne vaut pas, à notre avis, ces merveilleux bouquets de couleurs, ces splendides écrins de pierreries, où l’œil ébloui et charmé démêlait, sous le ruissellement des topazes des diamans et des perles, l’épaule nue d’une fée, la veste de velours d’une sultane, ou l’oreille d’un king’s charles jappant dans l’herbe. Ce microcosme soyeux, satiné, pelucheux, plein de bluettes et de rayons, fourmillant à l’œil comme un kaléïdoscope qu’on retourne appartenait bien véritablement à Diaz : il était le seigneur de cette création fantastique mais parfaitement homogène. Ses arbres ne pouvaient se détacher que sur ses ciels, ses terrains ne pouvaient porter que ses personnages ; une nymphe de nacre ne convient-elle pas à un bain de diamant, une odalisque de soie à un gazon de velours ; une feuille d’émeraude n’est-elle pas bien traversée par un rayon d’or? L’harmonie, c’est là ce qui fait le grand artiste, et bien peu ont la force de soutenir une gamme d’un bout à l’autre. De la réunion de portions également vraies il peut ressortir un ensemble faux : ce qu’il faut avant tout c’est la vérité de rapport. Faites marcher un personnage d’Ingres dans un fond de Delacroix, et réciproquement, puis vous verrez la dissonnance effroyable qui en résultera. Chaque peintre, chaque poète doit avoir son monde particulier qu’il crée et meuble de toutes pièces; et Diaz s’était fait un petit Eden de fantaisie très complet : nous craignons pour lui cette dangereuse maladie de la recherche du style, qui a perdu ou failli perdre tant d’hommes de mérite.— S’aviser du style au milieu de sa carrière, et lorsque déjà le talent est formé, c’est un peu tard.— Diaz n’a pas eu l’instruction pittoresque qu’il faut pour faire un styliste. Emporté par un attrait impétueux vers la couleur, il ne s’est pas occupé du dessin. Il n’a pas la connaissance familière de l’anatomie, et bien qu’un artiste de son intelligence puisse s’assurer de la place d’un muscle quand il le veut, il ressemble alors à un poète qui apprendrait la grammaire ou la prosodie au moment d’écrire. La poitrine de la Diane est vide, les attaches sont indécises et molles. Une touche spirituelle ne suffit pas dans une figure de cette dimension pour escamoter une difficulté sous un scintillement de couleur : cependant, le Départ pour la chasse contient encore assez des qualités de Diaz pour être un très agréable tableau : la riche palette du peintre chauffe et colore les accessoires, mais la figure principale montre des nuances grises qui dénoncent des prétentions de dessin funestes. Vénus et Adonis ont le tort de répéter un sujet analogue de Prud’hon et de ne pas le faire oublier ; en art le vol ne s’excuse que par le meurtre, et Diaz n’a pas tué Prud’hon. Les Bohémiens écoutant les prédictions d’une jeune fille, la Promenade et surtout la Meute dans la forêt de Fontainebleau, rentrent dans la manière habituelle du peintre, et là nous le retrouvons avec toutes ses forces et son originalité. En relisant ces lignes que nous venons d’écrire, nous trouvons que nous avons traité un peu sévèrement un artiste de beaucoup de mérite et dont nous admirons le talent; c’est une terrible chose que la critique, car nous ne sommes pas bien sûr de ne pas être un peu cause du changement qui nous inquiète aujourd’hui. N’avons-nous pas dit que Diaz se laissait trop mener par sa brosse; que sa peinture s’effrangeait et s’effilait en bavochures, et ce contour charbonné que nous lui reprochons ne nous cerne-t-il pas un peu dans sa noirceur.[*?] Voilà comme l'on est : on vous offre une gerbe de tons si fraîchement épanouie qu’elle semble parfumée; alors vous parlez de lignes arrêtées, de précision, de détails de myologie; vous dites, comme un pauvre critique que vous êtes, un tas de stupidités les plus raisonnables du monde. Vous déduisez si doctoralement vos raisons que l’artiste, à demi-convaincu, essaie de perdre son génie. C’est ainsi que de braves peintres sont poussés au style par d’honnêtes feuilletonistes qui pensent agir pour le mieux et perfectionner les talens qu’ils aiment. Que Diaz se moque donc des sages conseils que nous avons pu lui donner, qu’il dévalise le prisme et le spectre solaire, qu’il flanque sa palette toute chargée contre sa toile et se débarbouille comme il l’entendra au milieu de cet adorable gâchis d’où jaillissent, comme d’un chaos, des paysages, des figures, des intérieurs pittoresques et rayonnans ! Nous ne lui parlerons plus de la ligne et du modelé, mais pour Dieu, qu’il se garde du style. Après Diaz viennent naturellement se placer ses Sosies : Faustin, Besson et Longuet. Les Cygnes de Longuet pourraient parfaitement porter le paraphe du maître. Les Longuet se distinguent des Diaz en ce que l’imitateur dessine mieux les extrémités que l’original: les Femmes et le secret, Autant en emporte le vent, de M. Besson, pourraient tromper Diaz lui-même. M. Baron continue son élégant poème du bonheur. Le Printemps en Toscane nous introduit au milieu d’une foule de charmantes femmes et de galans cavaliers qui, sous l’ombre d’un grand bois de pins d’Italie, dansent, jouent de la mandore, se promènent par couples gracieusement assortis ou devisent assis en éventail sur le gazon. Un air bleu et tiède baigne la forêt; le soleil descend à travers les feuilles en rayons familiers; les violettes et les primevères piquent le gazon d’étincelles bleues et blanches; les yeux scintillent, les bouches sourient, les mains se cherchent, les tailles se renversent languissamment, partout le joie, le plaisir et l’amour; partout la beauté, la fraîcheur, la jeunesse: c’est le printemps de l’année et le printemps des cœurs. Oh ! que ne pouvons nous, plus jeunes de deux siècles, errer aussi dans ce bois de pins parfumés, entendre ces doux propos et nous reposer sur cette mousse si épaisse et si veloutée, que cette vie de far niente, représentée d’une façon si poétique par M. Baron, nous fait trouver dans [*dures?] les laborieuses galères où nous ramons du matin au soir dans notre absurde existence civilisée ! L’Enfant vendu par des pirates n’est qu’un prétexte pour représenter le môle d’un port de mer du seizième siècle, couvert de personnages en costumes pittoresques, se détachant sur un fond d’architecture de la renaissance et de galères à châteaux fantastiques, à tournures extravagantes, comme les faisaient les anciens constructeurs. Il est difficile de voir un coloris plus riche, une touche plus spirituelle et plus fine. On ne pourrait reprocher à cette toile que trop de brillant et trop d’intensité de ton. Tout est allumé, beurré, doré, roussi presque ; des localités grises, des teintes sombres et tranquilles en de certains endroits, reposeraient l’œil de cette ardeur et de ce papillottement lumineux. Un second M. Müller qui demeure à Rome, via Condotti, près du café Grec, peut se rattacher à la catégorie des artistes qui ont pris le bonheur pour thèse de leurs compositions : les Fêtes d’octobre à Rome, tableau d’une dimension infiniment trop grande pour la scène épisodique qu’il représente, nous fait assister aux joyeuses saltarelles des contadines et des paysans, des transteverins et des minintes . On voit là tous les beaux types de la campagne romaine qu’Antony Deschamps a si bien décrit dans ses Italiennes : Ceux de Castel-Gandolfe et ceux de Tivoli Portent au pied la boucle en argent mal poli, Les filles de Nettune, au corset d'écarlate, Ornant de médaillons leur sein où l’or éclate, Et dans un réseau vert enfermant leurs cheveux, Et celles de Lorette où l’on tant de vœux , Celles de Frascati, dont les beaux yeux sans voiles Luisent sous le panno comme une double étoile… M. Müller, qui a de la facilité d’agencement et d’exécution, découpe un peu trop crûment les silhouettes de ses personnages, et certaines portions de sa toile ont l’apparence de papier peint. Bonne nouvelle ! M.Armand Leleux, qui se confine ordinairement dans les intérieurs sombres et bitumineux et ne trouve pas à son gré d’ombres assez rousses, de fond assez obscurs pour y découper ses chasseurs andalous ou tyroliens, vient de se décider à sortir de sa nuit, et à nous conduire aux environs de la forêt Noire. Ne vous effrayez pas de ce nom rébarbatif. La forêt Noire est parfaitement verte C’est le temps de la fenaison. Un bateau chargé d’herbes fauchées, dont les brins sont entremêlés des fleurs de la prairie, glisse, poussé par de joyeux garçons et de belles filles en costumes bariolés, sur une eau dormante, où nage l’azur du ciel parmi le reflet des arbres de la rive, où s’étalent paresseusement les larges feuilles en cœur du nénuphar, dont les fleurs jaunes s’élèvent à la surface comme des coupes d’or. Au fond, dans une clairière, on aperçoit la prairie lumineuse et blonde avec ses hautes meules aromatiques, ses faneurs et ses faneuses qui se livrent gaîment au travail, et font de leurs labeurs un charmant spectacle pour les yeux. Ce tableau est peint avec cette solidité sincère qui caractérise M. Armand Leleux, mais avec un progrès réel de couleur et une certaine grace rustique qu’on ne trouverait pas dans ses autres œuvres: c’est une églogue sans mensonge; cette manière claire, épanouie et gaie, nous plaît mieux que sa manière rembrunie. Le Cazador Andaluz, lui, a un teint revers de botte et fume sa cigarette dans un intérieur sombre qu’il doit être difficile de trouver en Andalousie, où l’on blanchit toutes les maisons à la chaux en dedans et en dehors, mais que M. Armand Leleux a sans doute vu , car il a voyagé en Espagne. Ce cazador nous rappelle notre guide Alejandro Romero, chasseur d’aigles de son métier, qui nous accompagna dans notre ascension au Mulhacén, où nous fîmes les vers les plus élevés au dessus du niveau de la mer qu’on ait jamais rimés assurément. C’est bien là l’air fier, l’indolence hautaine de ces nobles compagnons qui n’ont pas quatre réaux vaillant et s’estiment tout autant que quelque capitaliste que ce soit ; — la faja jaune, le gilet rouge, sont d’un éclat merveilleux et doivent faire retourner toutes les belles filles sur la Vivarambla et la carrera del Darro : les poteries, les bouteilles qui contiennent l’aguardiente et le Jerès, pétillent fort à propos sous une touche de lumière très bien placée. La Pasiega hilandera (paysanne fileuse), avec son jupon jaune-serin, sa figure halée et attitude de Parque tournant le fuseau de la vie humaine, nous retrace bien les augustes matrones de la Vieille-Castille, assises sur le seuil de leur cahuttes, et montrant les perroquets brodés sur leur cotte couleur de soufre. Quant au Mozo de mulas, c’est un garçon mal appris et bien fait pour vivre dans la société de bêtes mauvaises et hargneuses; il tourne le dos au spectateur et se penche gloutonnement sur un puchero composé de vache, de verdure et de garbanzos, qu’il dévore à l’entrée de l’écurie sur un bout de table boiteuse. Nous mettons ici M. Adolphe Leleux, parce que son nom vient naturellement à coté de celui de son frère, et non dans l’idée de faire aucune espèce de parallèle ente eux. Chacun marche à présent dans sa route, et la distance qui les sépare devient plus grande de jour en jour ; il ne faudrait donc pas inférer de cette juxta-position que l’un imite l’autre ; tous deux ont trouvé leur originalité et n’ont plus rien de commun que la signature. Renonçant à ses Bretons et à ses Aragonais, M. Adolphe Leleux est allé faire une excursion en Afrique, et nous est revenu avec une toile représentant un improvisateur arabe. La scène se passe, si nos souvenirs ne nous trompent pas, à Constantine, en dehors des portes de la ville, sur le plateau de Sidi-Mecid. — L’improvisateur est un nègre d’assez bonne mine qui, l’air fort content de lui-même, débite une de ces interminables histoires remplies de Djinns, de Péris et d’Afrites, que les conteurs orientaux savent prolonger avec une ductilité qui ferait envie à Dumas lui-même. L’assemblée, composée de Kabyles, de Mozabites, de Biskris, est suspendue aux lèvres du conteur par le fil du récit. Un grand gaillard, vu de dos, et revêtu du burnous rouge d’investiture, quelque scheick sans doute d’une pauvre tribu des portes du désert, écoute avec une attention profonde et une bonhomie parfaite; un gamin cuivré, qui se hausse comme il peut pour suivre les jeux de physionomie de l’orateur, a dû être croqué tout vif par l’artiste, tant son attitude est naïve et son geste naturel. Cette scène est bien composée, bien rendue est d’une couleur locale très exacte. Nous aurions seulement désiré une lumière un peu plus vive ; nous savons pour y avoir été, que l’Afrique n’a pas cette couleur de potiron qu’on lui prête dans les décorations de mélodrame, mais M. A. Leleux a peut-être fait errer quelque nuage de Bretagne sous le ciel de Constantine.— Nous lui reprocherons aussi certaines négligences dans les extrémités de ces figures, que ne doit pas se permettre un maître de sa force. La touche, en quelques endroits est incertaine, heurtée et rappelle les esquisses de Delacroix: il ne faut pas que M. A. Leleux, qui a débuté par être original, subisse, après coup, des influences étrangères. Qu‘il se défie de la facilité qui lui vient, et peigne plutôt de la main gauche. Qu’on ne croie pas, d’après ce que nous en disons là, que l’Improvisateur arabe ne soit pas une toile remarquable; telle n’est pas notre pensée. Seulement, comme nous nous intéressons beaucoup à M. Adolphe Leleux, quelques symptômes de maladie pittoresque, invisibles probablement pour des yeux moins attentifs que les nôtres, nous inquiètent dans cette peinture et celle qu’il a exposée l’année dernière. M. Adolphe Leleux doit éviter de peindre de pratique ou sur des dessins faits trop à la hâte : il faut qu’il copie tout d’après nature. Il a le bonheur de n’être fort qu’en face de la réalité ; la vérité est sa vie ; un mensonge, fût-il involontaire, le tuerait. Tempérament robuste et même rustique, la forte alimentation des champs lui est indispensable: il s’étiolerait entre les murs de l’atelier; l’imagination, la mémoire n’existent dans son talent qu’a de très faibles doses; faire le mot à mot de la nature, tel est son lot; ce qu’il entreprendrait hors de là ne lui réussirait pas. Les Femmes du désert puisant de l’eau à une fontaine, aquarelle très vigoureuse de ton, nous révèlent des types inconnus et curieux pour leur sauvage beauté. Nous y blâmerons pourtant une certaine désinvolture à la Delacroix, contre laquelle M. Adolphe Leleux fera bien de se mettre en garde. Nous sommes sûrs qu’averti du danger, le peintre des paysans et des contrebandiers va nous faire des Bédouins, Maures et Kabyles non moins naïfs, non moins vigoureux que leurs frères basanés; le burnous, sous son pinceau raffermi, tombera à plis aussi puissans que les grègues des gars de Plomeur ou d’Auray, et les champs des palmiers nains se dérouleront aussi solides dans ses tableaux qu’autrefois les landes de bruyères et d’ajonc. Le séjour de plusieurs mois qu’il a fait en Afrique, des études terminées et un immense portefeuille plein de croquis nous en répondent. M. Edmond Hédouin, qui vient sous notre plume après les frères Leleux, a fait avec Adolphe le voyage de Constantine; mais son individualité, qui se dessine chaque jour plus nettement, n’a point eu a souffrir de ce voisinage. Son Moulin arabe montre dans toute sa simplicité le mécanisme patriarcal à l’aide duquel les braves Africains de Constantine se procurent la farine dont ils ont besoin pour leur couscoussou et leurs galettes sans levain. Une pauvre rosse aveugle tourne au fond d’un hangar sombre une roue qui fait mouvoir la meule; tout cela primitif comme au sortir de l’arche. Un misérable enchevêtrement de poutres démanchées et reliées par des ficelles, excellent à peindre, mais très impropre à moudre. Le toit de la chose est soutenu par un pilier de pierres brutes, sur lequel s’épate une main blanche, destinée, d’après les superstitions arabes, à prévenir les effets du mauvais œil. Un Maure, au teint de cuir bouilli, s’appuie contre ce pilier et paraît causer avec un autre fainéant couché à terre dans son burnous, dont le capuchon est rabattu. Un autre drôle, très cuivré aussi, se teint accroupi près de la machine et regarde la farine sortir du blutoir. — Voilà.— Certes , il n’y a là ni pensée, ni drame: mais on s’arrête devant ce tableau comme on le ferait à Constantine devant l’original. C’est étrange, vigoureux et vrai. Ne vous imaginez pas, sur ce mot de café nègre, un splendide établissement orné d’œufs d’autruche, de miroirs à facettes et de vitrages de couleur; rien n’est plus simple qu’un café indigène en Algérie, et surtout un café nègre. Nous appellerions cela une cave, ou tout au plus un cellier. Figurez-vous quatre murs tout enfumés par la vapeur du fourneau à café, car les tasses se cuisinent au fur et à mesure, une estrade semblable à un lit de camp de corps-de-garde, recouverte d’une mauvaise natte de paille; le luxe oriental ne va pas plus loin, du moins en Afrique. Le café de M. Edmond Hédouin est de la plus authentique vérité. Nous le certifions conforme pour avoir pris plusieurs tasses de cet excellent moka trouble que les Arabes seuls savent faire apprêter, à la place même où ces deux noirs accroupis dodelinent la tête, absorbés par les péripéties émouvantes d’une interminable partie d’échecs: M. Hédouin n’a pas cédé à l’innocente tentation de culotter les murs, de forcer les ombres et les lumières pour plus de bizarrerie pittoresque; il s’est contenté de copier fidèlement, aussi a-t-il fait un tableau charmant, acheté déjà par la société des Amis des Arts. FEUILLETON DE LA PRESSE du 3 mai 1848. SALON DE 1848 10eme article. PEINTURE. D'un mélange de Decamps et de Leleux, avec sa propre originalité, M. Haffner s'est fait une manière très ragoûtante: il a de la solidité, de la couleur, de la franchise et une certaine désinvolture qui plaît. Il excelle à peindre les rues étroites des vieilles villes comme Rouen, Strasbourg, Fontarabie, avec leurs toits aigus, leurs étages qui surplombent, leurs poutres qui se fendillent, leurs linges qui sèchent aux fenêtres, leurs lucarnes étoilées, leurs murailles lépreuses, lézardées et moisies, leurs effets inattendus d'ombre et de chair; les intérieurs picaresques où les enfans lappent au même chaudron que les caniches, et dans lequel pénètre une lumière bizarre par les trous d'une vieille tapisserie jetée sur une corde: — les scènes de campement, de cuisine et de frairie des Bohémiens en voyage, qui ont fourni tant de spirituelles eaux fortes à Callot, le peintre ordinaire de la gueuserie . Sa Halte de Gitanos est une fort jolie chose; ce sont bien là les accoutremens étranges, moitié haillons, moitié oripeaux; la toilette délabrée et folle, l'aspect hagard et fier, les teints hâlés qu'éclairent de grands yeux sauvages, les tournures déhanchées, les poses d'animaux couchés dans les bois de ces braves gitanos, parias chassés de l'Inde, qui depuis plus de mille ans promènent leurs hordes basanées et indomptables à travers les civilisations. —M. Haffner a bien compris ces prunelles noires qu'attriste la nostalgie d'une patrie inconnue, cette peau dorée par un autre soleil, et cette misère que relève cependant la liberté, le premier des biens! — La gitana couchée, dont les yeux de jais sont comme charbonnés par une épaisse frange de cils noirs, et qui fait brider sa basquine sur sa hanche, doit avoir un succès fou dans les Tertulias de l'Albaycin: un fron-fron (sic) de guitare, un clappement de castagnettes suffirait à la mettre debout sur ses petits pieds. La Bergère des Landes, la Mendiante, la Rue de Strasbourg, sont peintes dans la pâte avec une touche libre et spirituelle, et forment aux yeux un assez friand régal de couleurs. Pourtant, M. Haffner arrête trop souvent ses contours par des pénombres noires qui les allourdissent (sic) et nuisent à l'effet. Quant au Passage du Rhin par les Germains, il est traité d'une façon si heurtée, avec une telle furie de brosse, un tel luxe d'empâtement, qu'on ne se rend pas d'abord aisément compte de la scène. Les eaux se mêlent au ciel, et les légions germaines ont l'air, sur les derniers plans, de bandes de rats traversant un ruisseau à la nage. Certes, nous ne sommes pas plus partisans qu'il ne faut du léché; mais l'esquisse elle-même a ses limites: de pareilles toiles sont comme ces racines de buis où l'on voit tout ce que l'on veut, un Turc fumant sa pipe, un bateau à vapeur, ou l'empereur Napoléon. C'est, à coup sûr, un homme de beaucoup de talent que M. Adrien Guignet; seulement, par une bizarrerie moins rare qu'on ne le pense dans l'art, l'idée de regarder la nature ne lui est jamais venue; il ne la connaît que par des traductions, comme un homme qui, ne sachant pas le grec, lit Homère en français. Il a vu les objets à travers Salvator Rosa et Decamps. Les ciels, les arbres, les rochers, les cavernes, les pans de muraille, les croupes de chevaux, les armures, les physionomies de Turcs, de lansquenets ou de brigands; il a tout appris de ces deux maîtres. On dirait qu'enfermé dans une chambre depuis sa naissance, il s'est fait une idée de tout ce qui meuble la création d'après les tableaux et les gravures: et ce qui montre combien l'art est chose immense, profonde et mystérieuse, c'est qu'avec cette étrange éducation, M. Adrien Guignet a pu devenir un peintre d'un talent remarquable. Le Mauvais riche, qui rappelle un peu trop visiblement l'arrangement d'un des dessins de Decamps dans l'Histoire de Samson, a des qualités d'exécution très rares. La muraille, grenue, rugueuse, égratignée par la lumière, montre une adresse et une science de procédés merveilleuses. Les chiens lèchent très pitoyablement le pauvre Lazare, et le festin du mauvais riche s'épanouit, avec toute l'insolence proverbiale, dans un fond de vapeurs chaudes et rutilantes. Nous préférons au Mauvais Riche la Fuite en Egypte, d'un effet rissolé, original et plus vrai qu'il n'en a l'air: le long de rochers coupés à pic, et que rougissent les rayons du soleil couchant, chemine la Sainte-Famille, se hâtant pour arriver au gîte avant la nuit. Cette muraille de granit, qui s'effrite et se lézarde sous l'action d'une chaleur dévorante, a un aspect profondément égyptien. On sent que dans cette pierre couleur de chair ont été taillés bien des obélisques, des stèles et des sphinx, et que derrière ce rempart rocheux doivent circuler profondément les corridors des Syringes et des Nécropoles. M. Adrien Guignet a un talent rôti, brûlé, calciné, qui convient à merveille pour la nature de l'Egypte. Le reflet rose qui rend le granit merveille est un effet invraisemblable pour nos pays du Nord; mais, à Grenade, la Sierra-Nevada rosit chaque soir comme la joue d'une jeune fille pudique. Que peuvent faire deux véritables philosophes, surtout lorsqu'ils se rencontrent sous le buffle et l'acier d'une armure de lansquenet? s'accouder l'un en face de l'autre, séparés par une rangée de pots, assez près d'une muraille blanche pour que leurs ombres fauves s'y dessinent d'une façon bizarrement pittoresque. C’est aussi ce que font les philosophes de M. Guignet, qui ont d'atroces mines, même pour des philosophes de grands chemins en train de se griser. Le Paysage agreste où chevauche un chevalier errant en quête d'aventures, et le Don Quichotte faisant pénitence dans la Sierra-Morena, à l'imitation d'Amadis sur la Roche-Pauvre, sont deux toiles très fines, très spirituelles, très croustillantes, quoiqu'un peu roussies, comme tout ce que produit M. Adrien Guignet, qui ferait bien de profiter du printemps pour s'assurer que le ciel est bleu et le feuillage vert, et que la nature n'a pas été cuite au four, comme il semble le croire: — Qu'il pratique sur son talent l'opération que les restaurateurs font subir aux vieilles toiles carbonisées: qu'il enlève les trois ou quatre couches de vernis jaune dont il l'enfume à plaisir, et sa peinture décrassée sortira claire et fraîche des nuages qui l'enveloppent. L'histoire admirable de l'ingénieux hidalgo a aussi fourni à M. Penguilly-l'Haridon le sujet de deux charmans tableaux: le Célèbre Combat contre les moulins à vent et le Retour à la maison. M. Penguilly a bien rendu la longue, sèche et jaune figure du chevalier de la Manche, sans tomber dans la caricature: Rossinante est une rosse consciencieuse qui montre de longues études à l'écorcherie de Montfaucon. Avec quel courage il s'élance sur le géant ailé, ce digne et brave Manchègue, tout aussi héroïque dans son genre qu'Achille ou le Cid! Aussi avons-nous le cœur navré lorsque nous le voyons en piteux équipage, son armure faussée, les côtes moulues, édenté, sanglant, revenir tristement au logis, posé en travers sur un âne, et conduit par un paysan grossier et pataud. Ce retour symbolise le sort qui attend toute illusion généreuse, tout élan chevaleresque; on part la tête haute, l'œil rayonnant, pour redresser les torts et délivrer le monde, et l'on vous rapporte roué de coups sur une ignoble bourrique, objet de pitié pour les uns et de moqueries pour les autres. Le gros sens commun, bête, épais et massif, vous ramasse sous la figure d'un rustre qui ricane en vous entendant chanter d'une voix mourante la noble romance du marquis de Mantoue. Donde estas, señora mia Que no te duele mi mal? O no te sabes, señora [,] O eres falsa y desleal. O ma Dame! où êtes-vous Que mon mal si peu vous touche? Ou bien vous l'ignorez, ma Dame, Ou bien vous êtes fausse et déloyale. On dirait que M. Penguilly-l'Haridon a erré lui-même dans l'aride et grisâtre plaine de Montiel, tant il a bien rendu l'aspect poussiéreux de la Manche; les murailles de la maison de don Quichotte sont d'un grain excellent; l'âne chemine en vrai grison espagnol pénétré de son importance; l'armure mise en paquet sur Rossinante joue le fer à s'y méprendre, et le laboureur se hausse pour atteindre le marteau de la porte avec un mouvement plein de naïveté et de naturel; si des ombres rousses ne se juxtaposaient pas trop régulièrement près de lumières blanchâtres, ces deux jolis tableaux ne laisseraient rien à désirer. Outre ces deux toiles, M. Penguilly-l'Haridon en a exposé un troisième, représentant les écueils de l'Ile de Batz, dans le Finistère, par une marée basse d'équinoxe. M. Penguilly-l'Haridon a, il faut l'avouer, le goût farouche pour choisir les sites. L'on se souvient d'un petit cadre qu'il avait intitulé sournoisement paysage, et qui n'était autre chose qu'une aimable perspective de gibets garnis de leurs accessoires: le paysage de cette année, pour manquer de pendus, n'en est pas beaucoup plus gai; rien n'égale en tristesse ces écueils noirâtres, que lave et submerge une eau jaune entraînant et ramenant les algues, les goëmons parmi l'écume, et les débris de toutes sortes; des albâtros (sic), des mouettes, des hirondelles de mer voltigent en piaillant au-dessus de ce sombre entassement et de ce fougueux tourbillon. Un ciel sale, chargé de pluie, pèse sur cette scène d'une désolation profonde et d'une tristesse mortelle; du reste, pas un vaisseau, pas une voile à l'horizon, pas une fumée, pas un vestige humain; rien que la solitude sinistre s'épouvantant elle-même! En regardant la Sainte-Geneviève de M. Champmartin, on se demande si la sainte est le prétexte des moutons, ou si les moutons sont le prétexte de la sainte. Nous avions eu d'abord l'idée de ranger cette toile parmi les tableaux historiques, et puis nous l'avons mise avec les tableaux de genre; mais la place n'y fait rien. Cet embarras se reproduit souvent dans une exposition si nombreuse, et dans un temps où toutes les limites s'effacent. Il y a dans M. Champmartin quelque chose de contrariant. C'est un peintre de mérite, et cependant ce qu'il fait ne vaut rien. Heureusement doué par la nature, il est arrivé par l'abus d'une manière systématique aux résultats les plus fâcheux: l'empâtement et le rehaut pratiqués avec la sobriété convenable peuvent produire d'heureux effets; M. Champmartin en abuse d'une manière inouïe: un aveugle devinerait le sujet de ses peintures en promenant ses mains dessus: les contours se suivraient au doigt. Les peintres ne doivent pas modeler comme les sculpteurs par un relief réel, mais par l'opposition des ombres et des lumières. Si quelquefois Rembrandt a fait des nez d'une saillie presque réelle, c'est pour amener un effet admirable: et les figures si épaisses de M. Champmartin ne se laissent pas que d'être fort plates. Les animaux chats et chiens qui complètent l'exposition de M. Champmartin sont plâtrés de blanc et plutôt exécutés à la truelle qu'au pinceau. Comment se fait-il que l'auteur de la Tuerie des Janissaires, du Massacre des Innocens, du Saint Jean dans le désert et de tant de beaux portraits si magistralement campés, en soit arrivé à cette précoce décadence encore plus étonnante chez un homme que l' on compte au nombre des plus spirituels de Paris? En revanche, M. Landelle progresse: sa Sainte Cécile, sa Tête d'ange et ses Portraits d'enfant se distinguent par la grâce, la délicatesse et la fraîcheur. M. Landelle, comme les coloristes du nord, trouve des tons fins, transparens, légers, où la froideur du gris de perle se réchauffe et se fouette à propos de rose, où la tempe veinée d'azur s'harmonise heureusement avec le duvet blond de la chevelure qui voltige. — Il réussirait on ne peut mieux à peindre ces beaux enfans de l'aristocratie anglaise, à la chair de nacre, à la peau de camélia, délicieuses fleurs humaines élevées dans la serre-chaude de la richesse, et dont sir Joshua Reynolds a laissé de si ravissans types dans son portrait des enfans de lady Londonderry. Par le style et la sévérité avec laquelle elle est traitée, la Léda de M. Laliman de Labrador se sépare de la catégorie des tableaux de genre où sa dimension semble pourtant la classer. C'est une figure d'un goût un peu ingresque, d'un dessin pur et d'un modelé très fin, quoique d'un mince relief, à cause de la sobre pâleur adoptée par l'artiste. Sous le titre de Lecture pantagruélique, M.Hamman nous introduit à la cour de François 1er. Maître Alcofribas Nasier, l'abstracteur de quintessence, lit un des livres qui contiennent les faits et gestes "horrificques" du fils de Gargantua.— Malgré son titre joyeux, cette composition a de la noblesse et de l'élégance et un certain style qu'on ne trouve pas habituellement au même degré dans les tableaux de genre. La couleur est chaude, riche, et convient à cette scène d'apparat, dont le sujet serait peu intéressant par lui-même si le peintre n'y trouvait un thème de groupes heureux, de types choisis, d'ajustemens splendides et de belles étoffes à chiffonner. La Lecture pantagruelique tient tout ce que promettaient le Réveil de Montaigne enfant et les Ecoliers espagnols se préparant à donner une sérénade. L'auteur du Molière chez le barbier de Pézenas, M. Vetter, arrive cette année avec un Laboratoire d'alchimistes enfoncés dans les arcanes du grand œuvre. Ils sont là trois dans une sombre cellule éclairée par le reflet rougeâtre d'un fourneau qu'active un des alchimistes; les deux autres adeptes, courbés sur une table chargée de livres et de papiers, cherchent à pénétrer le sens des formules mystérieuses d'Hermès, de Cardan, d'Agrippa, de Raymond de Lulle, de Flamel et autres auteurs du même genre. Où en sont-ils de leur œuvre? Ont-ils fixé et volatilisé tour à tour le mercure? Approchent-ils de la fontaine de Diane? Ont-ils vu paraître le dragon et le corbeau? Le mariage du serviteur rouge et de la femme blanche est-il près de s'accomplir? Possèdent-ils la poudre de projection qui métamorphose en or la pierre philosophale? Ce sont là de graves questions, et que M. Vetter seul pourrait résoudre. Quelque finesse sagace, quelque expression qu'il ait donnée à ses figures, il est difficile de savoir au juste à quel point sont parvenus ces souffleurs si absorbés par leur travail. Mais ce qui se comprend tout de suite, c'est que M. Vetter a fait un charmant tableau, supérieur à celui de l'année dernière, et que les Flamands les plus fins et les plus délicats signeraient avec plaisir. — Nous ne lui ferons qu'une observation: il nous semble peu croyable que trois alchimistes se réunissent pour travailler ensemble. Quand on cherche la pierre philosophale, c'est-à-dire la richesse et l'immortalité, on aime être seul, pour ne pas partager la recette en cas de trouvaille. Nous avons remarqué au bout de la grande galerie une toile de forme ronde, qui représente l'anecdote connue du grand Corneille faisant raccommoder sa chaussure dans la boutique d'un savetier. Ce tableau est de M. Emile Perrin, qui aujourd'hui vient d'être chargé de la direction d'un théâtre d'art. Le choix du sujet indique déjà un esprit méditatif et distingué. L'harmonie de l'ensemble et le fini des détails révèlent un peintre de talent. Corneille s'est assis près de l'ouvrier, dans une pause naturelle et digne. Sa noble pensée se reflète sur ses traits, il rêve au contraste de son génie et de sa situation, mais sans amertume; et y rencontrant, sans doute, une de ces antithèses poétiques naturelles à son talent. L'ouvrier, jeune, insouciant, a interrompu son repas, ce qui peut-être le rendra plus exigeant sur le prix. Au fond, par la fenêtre ouverte, on voit venir dans la rue un jeune muguet à cheval, qui peut-être en passant apercevra le grand homme dans la boutique du savetier... Ce tableau est clair, bien compris, plein de détails d'une touche heureuse. La composition eût ravi Diderot; l'exécution fait honneur de tout point à M. Emile Perrin. Tony Johannot est un de ces charmans artistes qu'on appelle faciles parce qu'ils travaillent douze heures par jour et font sans prétention une foule de petits chefs-d'œuvre, illustrations, croquis, aquarelles, dispersés çà et là avec une insouciante prodigalité et où brille la fine fleur de l'esprit français. Malheureusement notre pays est l'Eldorado, le Chanaan des ânes sérieux. Pour eux, sur cette terre de promission poussent les chardons les plus délicatement épineux, les bardanes les plus agréablement rêches. — Tel qui n'a fait dans sa vie que deux ou trois grands dadais de saintes volés aux images d'Epinal, méprise dans le fond de son cœur Tony Johannot, Gavarni et Daumier; et ce qu'il y a de fâcheux, c'est que le public se laisse dominer par le respect qu'inspire l'ennui en France, et n'ose pas admirer ce qui lui plaît, l'intéresse et l'amuse; comme s'il n'y avait pas cent fois plus d'art dans les eaux fortes de Werther et les contes de Charles Nodier que dans telle grande pancarte de sainteté ou d'histoire destinée à quelque église de province ou au Musée de Versailles. Dans la douzaine de petits tableaux qu'a exposés Tony Johannot, l'Heureuse Mère, la Mère Malheureuse, les Petits Braconniers, la Jeune Fille, qui garde un troupeau d'oies blanches comme des cygnes, le Retour de la montagne, les Jeunes Femmes de Larunz, les Contrebandiers de Penticosa, les Dames espagnoles faisant l'aumône, se retrouvent la touche légère et spirituelle, l'aimable coloris de l'artiste, distrait trop souvent de la peinture à l'huile par ses travaux d'illustrateur et d'aquarelliste: car si Paris voulait lutter contre Londres à l'exposition des Vater's coulour's paintors (sic), Tony Johannot serait un de nos plus vaillans champions; il a cette limpidité, cette transparence, cette couleur chaude et fraîche, cette sûreté de lavis dont les Stanfield, les Turner, les Cattermole, les Callow, les Roberts, les Allom et les Wyld avaient semblé jusqu'ici s'être réservé le monopole. A ces mérites, il joint une vive intelligence des poètes. Byron, Walter Scott, Goëthe, Victor Hugo, Lamartine n'ont jamais été mieux traduits que par son crayon. Sous une apparence de légèreté et de caprice, M. Verdier est un coloriste très fin, très habile et très sérieux; son portrait ovale de femme, quoique touché presque en façon d'esquisse, offre des gammes de tons d'une étude et d'un bonheur rares; il y a du sang, de la fraîcheur et de la vie dans ces chairs que la lumière pénètre, et dont les ombres ne sont pas déparées par ces tons de bois et de brique dont les peintres ne se défient pas assez. La Devineresse, la Fantaisie, traitées en pochades, ont cette virginité de tons des choses peintes au premier coup, et rappellent heureusement le faire de Greuze, de Fragonard. Quant à la Balançoire, nous ne pouvons mieux la décrire qu'en transcrivant les jolis vers d'Alexandre Dumas fils qui lui servent d'épigraphe: Or, la tête inclinée un peu sur les épaules, Dénouant ses cheveux que le vent caressait ; Sur la corde attachée aux branches de deux saules, Rieuse et demi-nue elle se balançait. Le soleil se jouait sur sa blanche poitrine, De ses pieds élégans les mules de satin Semblaient près de tomber, et sa rouge basquine Qu'entr'ouvrait à propos le souffle du matin, Montrait jusqu'au genou sa jambe ronde et fine. FEUILLETON DE LA PRESSE DU 6 MAI 1848 SALON DE 1848 (11e ARTICLE). PEINTURE On peut appliquer à Meissonnier la phrase proverbiale sur la nature : " Maxime miranda in minimis, " principalement admirable dans les petites choses. Toute l’exposition de M. Meissonnier, composée de six tableaux ou portraits, n’occupe pas un pied carré de muraille ; et certes, s’il acceptait pour rémunération de ses travaux ce paiement regardé comme la dernière expression de la munificence, de donner ses peintures à qui les couvrirait d’or, il ferait un déplorable marché, car six ou huit quadruples cacheraient aisément la plus vaste. Si le roi de Lilliput voulait se faire une galerie, c’est à M. Meissonnier qu’il se devrait adresser. ¾ Cependant, si restreints que soient les cadres dans lesquels il se circonscrit, M. Meissonnier est un grand maître aussi bien que tel ou tel qui a besoin de toiles colossales pour se déployer ; ses tableaux imperceptibles ont une largeur de faire étonnante : on n’y trouve pas les pointilleuses mesquineries de la miniature, comme leur dimension pourrait le faire craindre. Ce sont des chefs-d’œuvre dans la vraie acception du mot, qu’on mettrait, si M. Meissonnier jouissait de l’avantage d’être mort depuis longtemps, à côté, sinon au dessus des productions les plus achevées des Flamands et des Hollandais. Pour nous qui avons le courage d’admirer ceux de nos contemporains qui le méritent, nous n’hésitons pas à regarder dès aujourd’hui le peintre des Trois Amis comme l’égal des Metsu, des Mieris, des Terburg, des Brawer et des Bega. Les Trois Amis sont une triade de fumeurs et de buveurs de bière, qui n’appartiennent pas à cette catégorie d’enragés dont parle Alfred de Musset dans le magnifique début de son beau conte de Suzon… Qui jettent la bouteille après le premier verre Et cassent une pipe après l’avoir fumée. Non. Ils sont tranquilles dans une petite chambre écartée, savourant le bonheur d’être ensemble, de vider la dernière topaze de leur verre, et d’ajouter une nuance brune de plus au culot de leur précieuse pipe. Leurs vieux sièges sont si commodes, ils ont des habits à la française si bien rompus au pli de leurs corps, leurs bas moulent leurs mollets d’une façon si souple, leurs pieds sont si à l’aise dans ces bons souliers à boucle si bourgeoisement larges ! Ils respirent le repos, le bien être et le plaisir toujours nouveau d’une habitude satisfaite ; car, soyez-en sûrs, les trois amis se réunissent depuis vingt ans peut-être, toujours à la même heure dans cet endroit, autour de cette table que leurs coudes ont polie, chacun à la place que Meissonnier leur assigne, boivent leur canette et fument consciencieusement leur once de tabac, ni plus ni moins: Telle est l’histoire intime qui se devine aussitôt à l’aspect de ces trois honnêtes figures si vraies, si naïves, si amicalement assorties, si bien à leur affaire, et qui n’ont pas l’air de se douter qu’il existe quelque chose au monde hors de leur petit cadre. Quelle force de couleur et quelle finesse d’exécution ! Comme les mains sont rendues et les accessoires précieusement touchés ! Chardin n’a rien fait de plus sincèrement bourgeois du dix-huitième siècle, lui qui en était, que l’ami vêtu d’un grand habit rouge, tournant à demi le dos au spectateur. On dirait vraiment que M. Meissonnier, par un miracle d’intuition rétrospective, passe ses soirées à voir jouer aux dominos et aux échec les habitués du café Procope du temps de Diderot, du neveu de Rameau, de Piron et de Voltaire, tant il possède familièrement l’air, l’attitude et le geste, la manière de couper les habits et de porter les choses de cette époque. Les Trois Amis sont une des œuvres les plus parfaites de M. Meissonnier. Un seul défaut le dépare : le buffet chargé de bouteilles et de verres , si merveilleusement touchés d’ailleurs, n’est pas à sa place, par sa dimension, beaucoup trop petite, et les lignes de la perspective ; il recule bien au-delà des limites de la chambre. Rien n’est plus facile à réparer que cette inadvertance, ¾ une journée de travail de onze heures "y suffira. " Le Jeu de Boules nous présente une société de joueurs de quelques lignes de hauteur, qui s’amusent à cet innocent exercice avec autant d’ardeur que des personnages de cinq pieds : des passions microscopiques se lisent sur leurs figures, grosses comme des têtes d’épingles. Pas un muscle ne leur manque ; on croit démêler le point visuel dans leur œil invisible ; de belles dames en paniers et en corsages à échelle, balançant leurs parasols de taffetas, suivent les chances de la partie ou écoutent les fleurettes que leur débitent à l’oreille de petits-maîtres vraiment dignes de ce nom, cette fois. ¾ La scène se passe dans le jardin de quelque château, vers la fin du règne de Louis XV, époque qu’affectionne M. Meissonnier. Les charmilles sont peignées, taillées, tirées en cordeau d’après les dessins de quelque successeur de Le Nôtre. A propos d’arbres, louons M. Meissonnier d’avoir eu le courage de faire ses arbres verts, — ce qui lui attirera mainte critique. ¾ On sait que les paysagistes font des feuillages de toutes les couleurs, jaunes, roux, pourpres, gris, bruns, noirs, mais jamais verts. Cependant, cette couleur n’est pas si étrangère aux arbres qu’ils ont l’air de le croire. Par notre fenêtre, nous apercevons là-bas, dans les terrains de Beaujon, un arbre qui a eu l’honneur d’être peint autrefois par Louis Cabat, lorsque ce charmant artiste ne se préoccupait pas du style : il est d’un vert incontestable, d’un vert printanier, d’un vert d’émeraude, ou l’azur et l’or se mélangent par portions égales, aucun paysagiste n’oserait le mettre dans son tableau tel qu’il est, et M. Meissonnier, qui n’est pas paysagiste de son état, n’a pas hésité, ayant besoin, par hasard, d’une charmille, à l’habiller de vert, comme le sont ordinairement les charmilles. ¾ On fera, nous n’en doutons pas, le reproche de crudité à son feuillage, parce qu’il est vrai. ¾ Il faut espérer que, le progrès aidant, les paysagistes reconnaîtront, dans cinq ou six cents ans d’ici, que les arbres ne sont pas noirs. Les Soldats sont plutôt des soudards, ¾ reîtres, condottieri ou lansquenets, comme il vous plaira, composés de deux tiers de brigands et d’un tiers de débauchés, comme étaient en général les bandits soldés du moyen-âge : à leurs manches tailladées, à leur corselet fourbi, à leur gorgerin échancré, à leurs pantalons de buffle, on peut supposer ceux-ci attachés aux bandes du connétable de Bourbon : leurs mines brutales, féroces et rusées à la fois, sont exprimées avec une finesse et une vérité extraordinaires; leurs types contrastés montrent des aventuriers de tous les pays : quant à leur manière de passer le temps, il ne faut pas la demander ; les dés, les cartes et les gobelets vous l’indiquent; ce sont les accessoires obligés de tous les corps-de-garde. Les portraits représentent trois têtes d’hommes, étudiées, rendues avec une précision merveilleuse, et d’une ressemblance qui ne laisse rien à désirer. Ces portraits ne sont pas plus grands que des miniatures, et montrent qu’on peut atteindre à l’huile et sur bois une délicatesse aussi précieuse que sur l’ivoire et avec des couleurs à la gomme : cette manière, à l’avantage de la solidité, joint celui d’un modelé puissant, gras et souple, que n’ont jamais les miniatures les mieux travaillées : les miniaturistes, obligés de procéder par points ou par hachures, n’arrivent, quoiqu’ils fassent, qu’à une très incomplète reproduction de la nature. Pour la question d’avoir un portrait qui puisse s’enfermer dans un médaillon ou sous le chaton d’une bague, elle nous paraît résolue par la façon dont M. Meissonnier est parvenu à réduire une tête aux plus petites proportions, sans lui ôter aucun de ses détails caractéristiques. Après M. Meissonnier vient naturellement se ranger M. Steinheil, talent gracieux, naïf et fin qui, lui aussi, ne dépasse pas les cadres grands comme la main. Le Matin nous fait entrer dans l’intimité d’un jeune ménage qui ne s’en doute guère. Dans un grand lit côtoyé d’un berceau sont couchés, la tête presque sur le même oreiller, une jolie femme en frais bonnet de nuit, et un jeune homme le menton orné d’une barbiche moderne, à qui l’enfant en chemise vient demander le baiser matinal, oubliant qu’il est aussi court vêtu qu’un amour de dessus de porte, et négligeant cette loi du décorum qui veut qu’on se montre de face au spectateur. Cette petite scène bourgeoisement sentimentale est traitée avec une grâce charmante ; le rideau de vieille étoffe rayée jaune et rouge qui enveloppe le lit des époux et le berceau de l’enfant, dans son pli familial, se drape parfaitement et joue la soie on ne peut mieux ; tous les détails, meubles, tapis, fauteuils, sont de la plus précieuse vérité. Dans la Jeune Mère, tableau d’une dimension un peu moins restreinte, le mouvement de l’enfant est surpris sur nature : M. Steinheil semble avoir fait une étude particulière de l’enfance, dont les types, les expressions et les attitudes sont très difficiles à rendre en peinture, à cause de leur mollesse et de leur mobilité. On peut dire que, généralement, les enfans qu’on voit dans les tableaux sont peints de pratique, tant il faut de patience amoureuse et dévouée pour obtenir une séance de ces petits diables blancs et roses. M. Fauvelet sera bientôt un des maîtres de cet art, qui semble se faire petit pour qu’on ne puisse lui objecter qu’il n’y a pas de place pour lui sur les étroites murailles de nos alvéoles d’abeilles, maintenant que les architectes et les propriétaires mesurent l’espace d’une main si avare aux pauvres civilisés. Sa Nonchalance n’est autre chose qu’une jolie femme sur un sopha, ¾ le Sopha de Crébillon fils peut-être. ¾ Son élégante jupe de soie s’épanouit et se chiffonne en petits plis bouillonnés, comme le cœur d’une rose que Zéphyr a lutiné d’une main un peu vive, ¾ qu’on nous passe en ce temps de République tricolore cette comparaison légèrement rococo, régence et œil de poudre, ¾ et laisse voir sous son bord indiscret un pied mince, fin et cambré, un pied de duchesse qui a jeté la mule à talon haut ou l’étroite babouche, et luit sous le réseau du bas comme le pied d’argent de Thétys. ¾ Au diable la mythologie ! nous n’en sortirons pas. Mais quand on a besoin de comparaison gracieuse, c’est encore chez les Grecs qu’il faut les aller chercher. La tête de la charmante paresseuse est grande comme l’ongle, mais on n’y perd rien : ni le feu assoupi de l’œil, ni le vague sourire, ni la fugitive rougeur que fait monter à la joue la rêverie tendre ou voluptueuse. La Promenade au bois se compose de deux jeunes femmes et d’un King’s-Charles : les femmes vêtues de ce beau costume qu’affectionnait Watteau, et dans lequel un beau pli part des épaules pour descendre jusqu’aux pieds d’un jet abondant et souple, s’appuient familièrement sur le bras l’une de l’autre, comme deux amies qui se confient leurs secrets de cœur. Le King’s-Charles, moins surveillé, s’écarte un peu, dresse les oreilles et a l’air de flairer la piste de quelque gibier. Le coloris de cette délicieuse miniature est tendre, argenté, plein d’harmonie et de finesse. Depuis Van Huysum jusqu’à Redouté ou à Saint Jean, bien des peintres ont cherché dans les fleurs des motifs de charmer l’œil par l’élégance des formes et l’éclat du coloris ; mais aucun n’avait pensé à la grace du chardon. M. Fauvelet vient de venger cette plante aimée des ânes et aussi des papillons, comme le remarque Alphonse Karr. Dans ses Fleurs et chardons, il a donné le beau rôle à ces derniers : il est impossible de voir quelque chose de plus joli que ces feuilles dentelées, déchiquetées, avec leurs nervures et leurs épines, leurs boutons et leurs fleurs en couronne; leur couleur glauque et vert-de-grisée qui ressemble aux nuances de l’aigue marine, et leur dessin ornemental et sculptural, qui ne demande qu’à s’enrouler autour des trèfles et des colonnettes. Les artistes du moyen-âge, dont les Académies n’avaient pas gâté le mauvais goût, s’étaient bien aperçus du mérite du chardon, qui tient autant de place dans l’architecture gothique que l’acanthe dans l’architecture grecque ; mais, depuis ce temps, le pauvre chardon était tombé en désuétude, et il fallait un homme de l’esprit de M. Fauvelet pour le remettre en honneur. Dans la lutte qu’il vient de lui faire soutenir contre la rose, la rose a été rossée, non par l’infériorité de ces armes, car elle se hérisse d’ergots assez crochus, mais comme moins belle et moins gracieuse : ainsi, à force de dessin et de couleur, M. Fauvelet a soutenu le paradoxe du chardon, de manière à ranger presque tout le monde de l’avis des baudets et des bourriques. Sa nature morte brille par les mêmes qualités. Quant à son portrait de M. M., nous n’avons pu le trouver et nous le regrettons, car nous aurions voulu voir ce talent si plein de grace et de caprice aux prises avec la réalité. Tout récent qu’il soit, M. Fauvelet a déjà sur ses talons un imitateur, car plus d’un peintre peut dire aujourd’hui comme le Monipodio des Ressources de Quinola de M. Balzac : " Qui est-ce qui marche là-bas dans mes souliers ? ¾ Nous ne savons si M. Chavet répondra avec la naïveté plaisante de la pièce : " Quelqu’un qui n’en a pas, " mais à coup sûr il a chaussé les escarpins vernis de M. Fauvelet. La Sortie du bain, le Doux rien faire sont très proches parens de la Nonchalance et de la Promenade. M. Chavet nous paraît être à M. Fauvelet ce que M. Longuet est à Diaz, ce que Lepoitevin est à Isabey. ¾ La Jeune Dame, feuilletant un carton de dessin, est une jolie chose. M. Plassan imite M. Chavet : sa Toilette, au premier coup d’œil, pourrait être prise pour un Chavet authentique. ¾ Ce que nous disons là n’empêche pas ces deux Messieurs d’être très fins, très adroits, d’une couleur charmante et d’une exécution précieuse. Il t’aime un peu, beaucoup, par M. Alexandre Couder, a ces mêmes qualités de délicatesse, de précision et de soin extrême dans de petites proportions qui caractérisent la série de peintres dont nous venons de nous occuper. Son Chat bien élevé, ses Fleurs et fruits satisferaient, en fait de fini et de léché, les Hollandais les plus minutieux, ¾ M. Van Schendel lui-même qui probablement à cause de son nom se croit obligé à représenter la nature à la bougie : ¾ le Marché aux poissons, le Marché aux légumes, double effet de lune et de lumière de ce dernier, malgré leur poli excessif, offrent des détails plus gracieux que le sujet ne semble le comporter, et dénotent chez le peintre étranger un talent véritable qui le place pour le moins à côté de ce rouge Sckalken, si admiré en Belgique et dans les Pays-Bas. Dans la basse-cour de M. Philippe Rousseau, piaillent, pépient, gloussent, cancannent une foule de volatiles rendus avec une vérité qui implore la broche. Jamais fumier réel ne fut peuplé de poules plus authentiques. Celle qui veut descendre du juchoir et palpite des ailerons va s’élancer et sortir de la toile. Ses trois tableaux de gibier et de fruits sont des chefs-d’œuvre et pourraient supporter le voisinage des Véchines [?], des Sneyders, des Bassans, des Desportes et autres grands animaliers. M. Jeanron, le directeur actuel du Musée, a aussi une bande de tableautins fort gentils, et dont quelques-uns, tels que les Enfans jouant avec une chèvre, le Repos, les Deux Colombes, la Rêverie, semblent des pastiches volontaires de Prudhon, car pour la dimension, la couleur de la touche, ils sortent tout à fait des habitudes de l’auteur des Condamnés javanais cueillant les fruits de l’arbre upa, et il serait impossible, sans la signature, de le reconnaître comme étant de lui. Une toile fort étrange, c’est l’étude de M. Marcel de Pignerolle, représentant de petites mendiantes de l’île de Capri. Ces quatre ou cinq têtes superposées ont l’aspect le plus bizarre avec leurs teints fauves qui varient du citron au cigare, leur noire crinière emmêlée, leur profond regard d’animal sauvage, leur bouche fermée et sérieuse, leur air souffreteux et sombrement passionné. Ces visages primitifs, pour ainsi dire, et dont la civilisation n’a émoussé aucun angle, reproduits par M. de Pignerolle avec une fidélité abrupte, une sincérité féroce, attachent le regard et le retiennent longtemps. Ces Petites Mendiantes de l’île de Capri nous font regretter beaucoup de n’avoir pas trouvé le Pèlerinage à Lorette du même auteur, qui doit être une singulière et bonne chose si ce tableau est fait avec la même simplicité violente que l’étude. FEUILLETON DE LA PRESSE Du 7 mai 1848 SALON DE 1848 (12e ARTICLE) PEINTURE Un maître qui n’est pas apprécié à sa juste valeur, malgré l’engoûment dont il est l’objet, c’est Watteau : on ne le considère que comme un peintre spirituel et facile, bon pour les fêtes galantes et les fantaisies amoureuses, et une certaine idée de frivolité reste attachée à son nom. C’est pourtant le plus grand coloriste qui se soit produit depuis Rubens, et l’originalité la plus tranchée que les derniers siècles aient à opposer à la splendide floraison de la Renaissance. Au reste, ce n’est pas M. Wattier qu’il faudra accuser de ne pas comprendre tous les mérites de Watteau, dont il est presque l’homonyme. Il s’est consacré au culte de ce maître charmant, et ce culte va jusqu’à l’adoration, jusqu’au renoncement absolu à sa propre personnalité. A force d’admiration, il s’est presque métamorphosé en son modèle : ces avatars ou incarnations d’un artiste mort dans un artiste vivant se renouvellent assez fréquemment, et l’on en pourrait citer plus d’un exemple singulier : ¾ il semblerait qu’il ait été formé au commencement du monde un nombre déterminé de talens, qui se continuent sous plusieurs noms, et qui, au fond, sont toujours les mêmes. ¾ Ce serait un travail curieux que de faire la généalogie d’une individualité et de la poursuivre sous ses diverses apparitions, en remontant du temps actuel au jour où elle est sortie des mains du Créateur… Ainsi, pour ne parler que de… Mais voici bien de la philosophie…, retournons à nos moutons, c’est à dire à M. Wattier, la transition n’est pas mauvaise pour un peintre de bergeries. La Vie champêtre, l’Entrée du bois, les Rivales, le Midi, le Triomphe, les Quatre heures du jour, sont le plus mignon et le plus complet amalgame de marquises, de bergères, d’actrices de l’ancienne comédie italienne, de petits-maîtres et de Colins qu’on puisse imaginer : les jupes gorge de pigeon s’étalent sur des gazons montés comme des sophas ; les nœuds de ruban serrent les cous frêles de leur cravate diaprée; les chignons s’étagent sur les nuques, et les épaules de nacre jaillissent des corsages de taffetas, l’assassine mouchète les joues fardées, l’éventail siffle entre les doigts minces, la mule quitte les petits pieds de satin, tandis qu’au fond les petits amours de marbre s’embrassent sur des piédestaux ; les tritons de la vasque soufflent à travers le feuillage leur jet de cristal, qui retombe en fumée; les fleurs débordent des vases ou retombent en nappes le long des terrasses; les lointains se colorent de bleu ou de vert-pomme, et tout le paysage prend des airs de coulisses d’opéra. Le Premier et le dernier quartier de la lune de miel, de M. Debay, sont un sujet double, renfermé dans le même tableau: c’est une idée ingénieuse, rendue avec beaucoup de grâce. Sur le sombre azur d’un ciel nocturne, tout piqueté d’étoiles lointaines, s’arrondissent, comme deux arcs d’argent, le premier et le dernier quartier de la lune. Dans la pénombre de l’astre transformé en alcôve, on voit deux jeunes amans, époux de la veille, l’Amour et Psyché, si vous voulez, qui s’embrassent comme le marbre de Canova; la jeune femme ne se prête aux caresses légitimes pourtant qu’avec une pudeur rougissante et une réserve virginale encore: l’autre quartier nous montre l’Amour endormi, et Psyché qui, soulevée sur le coude, observe le sommeil de son compagnon avec un sourire pétillant d’ironie dédaigneuse et de malice diabolique. La lune rousse va bientôt aiguiser sa corne fauve sur les nuages qui déjà s’assemblent au fond de ce ciel si pur. Dans Seule au monde, M. Compte-Calix a fait preuve de ce talent élégiaque et coquet, maniéré et tendre qui le caractérise. Seule au monde est une toile d’une pâleur délicate et d’une tristesse douce qui ne manque pas de charme. M. Gendron, l’auteur de la Valse des Willis sur le lac, et d’Une âme, compositions que distinguait un sentiment gracieux et poétique, a exposé cette année une scène antique et l’Ile de Cythère, où se retrouvent la grâce suave et la morbidesse élégante de ses premiers tableaux. Que dire de M. Lepoitevin, ce peintre si adroit, si preste, si sûr de sa brosse, qui connaît si bien sa palette: sa main l’a perdu; ses tableaux ont l’air d’être faits à l’emporte-pièce. Sa touche est comme une griffe. Ses doigts ont une telle habileté, qu’il peut peindre avant de penser et sans regarder presque. Son David Teniers conduisant don Juan d’Autriche à la Kermesse, la Chasse au Marais, Backuysen et les sept ou huit tableaux qu’il a exposés, sont détaillés avec une adresse merveilleuse, mais toujours la même : il y a dans tous des tons très fins, des morceaux très bien faits. Seulement la pratique domine et la nature n’y apparaît que comme un souvenir lointain et presque effacé: M. Lepoitevin possédait cependant, s’il avait voulu respecter et prendre au sérieux ses dons naturels, une véritable organisation pittoresque; mais il s’est laissé emporter par la facilité et le chic, et il a gâté à plaisir les plus heureuses qualités, puis il a été possédé par Isabey, et un artiste ne doit être que possédé du diable. Depuis longtemps M. Biard était en possession de faire rire les promeneurs bourgeois du Salon: ses succès d’hilarité sont dépassés par une foule de comiques involontaires. Les pochades les plus bouffonnes paraissent tristes à côté de l’Amour louchant dans les roses, et autres productions analogues: qui pourrait valoir cette sérénité du grotesque, cette imperturbabilité dans l’absurde, ce sérieux exhilarant et cette solennité désopilante ? Le Propriétaire montrant les magnificences de son jardin, grottes de rocaille, temple de l’amour, cascade alimentée par une carafe, jardinier et jardinière de plâtre peinturluré; le Conseil de révision, caricatural spécimen de la race humaine de 1847, sont en somme des charges assez réjouissantes et qui auraient pu exciter la gaîté dans une exposition moins riche en ce genre : nous conseillons franchement à M. Biard de renoncer vu la concurrence à ces bambochades à qui suffirait le crayon lithographique. Le Sahara et la Promenade artistique au rocher d’Hestmandoë par le travers du cercle polaire ont une certaine valeur, sinon comme art, du moins comme curiosité et renseignement : ¾ Le portrait de Mlle L. B., de la Comédie-Française a une espèce d’afféterie gracieuse qui n’est pas sans charme; il est, en outre, fort ressemblant. Les portraits, quoique nombreux, n’ont rien de bien caractéristique: après qu’on a cité le beau portrait d’homme par Amaury Duval, traité avec ce soin sévère, cette étude consciencieuse et ce dessin d’une finesse gothique qui rappelle Hans Holbein; la Mme de P…, de M. Tissier, figure bien posée, bien peinte, et d’une grâce vivace, ou ceux d’Hippolyte Flandrin, dont nous avons parlé dans un de nos précédents articles, et la tête de M. Nicolle, par M. de Hoddencq, on peut passer tranquillement à une autre catégorie de peinture. M. Pérignon n’est plus que l’ombre de lui même: respect aux morts et aux absens. Les animaliers nous serviront de transition pour passer de la peinture de genre au paysage. A la tête de la cohorte il faut placer une femme, Mlle Rosa Bonheur; ce n’est pas ici de notre part une affaire de galanterie: Mlle Rosa Bonheur n’a aucun besoin de l’indulgence polie de la critique, et l’on peut la traiter sérieusement. Elle a, dans la représentation des taureaux, des bœufs et des moutons, dépassé de beaucoup Brascassat, réputation parfaite [*surfaite?], selon nous, et, si ce n’était le respect superstitieux des gloires anciennes, nous dirions que nous la mettons sur la même ligne que Paul Potter, le Raphaël de l’étable. Nous avons vu au musée de La Haye ses taureaux et ses vaches les plus célèbres, et nous en pouvons parler avec connaissance de cause. Les Taureaux du Cantal, de Mlle Rosa Bonheur, ruminent paisiblement sur le revers d’une pente gazonneuse, agenouillés dans l’herbe fine et courte, déjà tondue par leurs langues. Leur haleine humide lustre leurs mufles noirs, leurs grands yeux, d’où les Grecs, connaisseurs en fait de beauté, tiraient une comparaison flatteuse pour les yeux de la sœur et de la femme de Zeus, brillent immobiles sous leurs paupières arquées, ou vaincus par la somnolence rêveuse de l’animal, abaissent en palpitant leur frange de cils roux. L’oreille de l’un d’eux semble remuer, inquiétée par une mouche taquine. Le soleil moire d’ombre et de lumières leurs flancs lustrés qui frémissent et leurs fanons aux plis majestueux. Rien n’est oublié, pas même la bave blanche qui tombe en mousse argentine du coin de leur bouche agitée par le travail de la mastication. Quelle vérité et quelle observation parfaite ! ¾ Ce ne sont pas là des animaux de Bucoliques traduites par l’abbé de Lille; regardez ces jarrets: comme les os et les muscles se dessinent fermement sous ce pelage terre de Sienne brûlée ou bai cerise, et le paysage comme il est simple, vrai sans minutie et facilement lumineux. Le ciel bleu clair que traverse une étroite bande de nuage est plein de transparence et de profondeur et couronne bien cette calme solitude. Le Pâturage des Bœufs de Solers, quoique moins important comme grandeur et comme composition que les Taureaux du Cantal, se recommande par les mêmes qualités. Peut-être même y trouverions-nous une nature plus naïve encore et plus surprise sur le fait. Les Bœufs de Solers ne font pas tableau et se contentent d’être une admirable étude, et de ruminer sans souci du spectateur au milieu de leur pâturage agreste, en compagnie des bergeronnettes qui voltigent et picorent autour d’eux. Les Moutons sont habillés d’une laine si vraie, qu’ils appellent la tonte : nous ne croyons pas qu’on puisse aller plus loin en fait de reproduction intelligente et sincère. Le chien de cette race de Vendée que Toussenel préfère aux limiers anglais, montre que le chenil est aussi familier que l’étable à Mlle Rosa Bonheur. Quant à l’Etude de Bœuf, nous n’avons rien à lui dire, qu’on l’attèle à une charrue et qu’on lui chante la chanson de Pierre Dupont. Nous serions très curieux de voir Mlle Rosa Bonheur peindre ces magnifiques races de taureaux d’Espagne, qui sont aux nôtres, pour la beauté, la force, la noblesse et l'élégance, ce que les chevaux arabes pur sang sont aux lourds chevaux de brasseurs. Quels magnifiques modèles lui offriraient les ganaderias d’Utiera, de Gaviria, du duc de Veraguas et autres éleveurs célèbres qui alimentent les cirques de produits admirables pour la légèreté, la vigueur et la perfection des formes: l’encierro et la station des bêtes de combat à l’arroyo d’Abrunigal lui fourniraient des sujets tout à fait dans la nature de son talent. Nous aimerions aussi qu’elle représentât un de ces beaux chars antiques, à roues pleines et glapissantes, traîné par des bœufs coiffés de thiares, comme des mages qui gravissent à pas lents les sierras de l’Aragon et de l’Andalousie. Malgré les travaux qu’il exécute au palais du Luxembourg, où il peint dans un ciel de turquoise et de rose, le blanc quadrige de l’Aurore, M. Godefroid Jadin a trouvé le temps d’achever plusieurs toiles pour l’exposition. Son Hallali du cerf dans la forêt de Compiègne, est une toile extrêmement remarquable: son cerf et ses chiens valent autant, sinon mieux, que ceux d’Oudry, et le paysage est traité de main de maître: dans un genre qui peut sembler secondaire, M. Godefroid Jadin apporte des qualités tout à fait sérieuses. Dans l’acception stricte du mot, il est difficile de mieux peindre que lui; sa pâte est ferme, sa couleur solide et forte dans sa matte épaisseur, il évite avec beaucoup d’art les luisans et les tons rances de l’huile: le portrait de Louloup, les Ratiers, le Chien du bateleur, et la Nature morte, ont une vigueur, un relief et une force de réalité extraordinaire. M. Jadin semble avoir hérité de la palette avec laquelle Decamps peignit l’immortel Opitalle des chien galeus. Comme l’Espagnol Menendez, qui a peint des myriades de ces tableaux, qu’on appelle au-delà des Pyrénées du nom générique de Bodegon, et dont le sujet varie d’un citron à moitié pelé et souriant dans la spirale de son écorce à un melon montrant son cœur vermeil par la blessure de ses côtes, M. Léger Cherelle se renferme peut-être trop strictement dans sa corbeille de fleurs et de fruits. Cette année, un peu plus osé, il a peint l’Alouette et ses petits, avec le maître du champ, avec cette couleur vive, forte, un peu crue, qui est à la fois sa qualité et son défaut. M. Coignard est un digne émule de Mlle Rosa Bonheur. Il entend à merveille la poésie bucolique : ses bœufs et ses vaches nagent à pleine poitrine dans l’herbe fraîche, hument l’air avec inquiétude, enfoncent leurs mufles dans l’eau verte de la mare, s’agenouillent et se couchent sur le flanc avec une vérité parfaite sur le penchant des collines, à l’ombre des grands bois, dans la prairie bordée de joncs: pourtant, M. Coignard est plus exclusivement paysagiste que Mlle Rosa Bonheur: ses animaux peuplent mais ne couvrent pas ses pacages. ¾ Un arbre peut, à ses yeux, si le soleil s’y joue d’une certaine manière, avoir autant d’importance qu’un bœuf, ce que sa rivale n’admettrait pas: il s’avancerait assez dans la forêt pour laisser au besoin son troupeau en arrière, et il dirait comme le berger de Virgile: " Allez sans moi, allez, à la maison, " vers que Mlle Rosa Bonheur ne prononcerait jamais: M. Coignard a dans ses fonds quelque chose de feuillu, de touffu et d’opulent qui rappelle Diaz lorsqu’il s’enfonce dans quelque allée encombrée de végétation au Bas Breau à Fontainebleau. L’Intérieur de cuisine, de M. Hoguet, sur le compte duquel nous aurons à revenir lorsque nous traiterons du paysage, prouve toute la puissance de l’art, et combien le sujet est indifférent pour un talent véritable. Le drame de ce tableau se compose d’un chou, d’un chaudron, d’un paquet de carotte, et a pour acteur principal un mou de veau accroché à la muraille: ce personnage, venu de la triperie, joue le plus grand rôle dans la toile de M. Huguet. Chose étrange, ces objets bas, vulgaires et mêmes ignobles, font l’effet le plus charmant; le rose du mou compose avec le blanc de la muraille, l’or du chaudron et le vert prasin du chou, une symphonie de tons très harmonieuse et très réjouissante à l’œil. M. Kiorboë nous a peint le sort malheureux d’une chienne de Terre-Neuve attachée dans sa niche et noyée avec sa famille par une inondation. C’est bien dramatique. Le fashionable M. Eugène Lami se sépare de cette troupe rustique, parmi laquelle le ramène cependant son amour des chiens et des chevaux. Son Arrivée à Chantilly est touchée avec beaucoup d’esprit, de finesse et de brillant. M. Eugène Lami est, avec Gavarni, un des rares artistes qui possèdent le sentiment de la vie moderne: il comprend nos modes de salon et d’écurie, nos voitures et nos wales proofs, nos attelages et nos pantalons. Il sait donner à ses figurines le chic du boulevard de Gand, du jockey-club et de la Croix-de-Berny. Le Stud-Book et le turf n’ont pas de secret pour lui. L’on peut placer sans discordance près de M. Eugène Lami M. Alfred Dedreux. Nul ne sait mieux peindre la vie de château, les belles amazones inondant de velours la croupe satinée d’un pur-sang; les jolis enfans aristocratiques galoppant (sic) sur un poney d’Ecosse dans les allées sablées d’un parc; les frileuses levrettes vêtues de leurs housses armoriées; les calèches à roues étincelantes, corbeilles de jeunes femmes et de babies aux joues roses qu’entraînent quatre beaux chevaux demi-sang menés à la Daumont; les fox-hounds, avec les habits écarlates, les haies à sauter et la meute muette qui se précipite; tous les épisodes de cette vie luxueuse et noble à laquelle nos neveux ne voudront pas croire, et qui déjà nous semble un rêve. Son amazone en costume de fantaisie est un de ses meilleurs morceaux, et c’est vraiment dommage de progresser dans un moment qui n’est rien moins que favorable à la peinture de ce que les Anglais appellent higt-fife [*high life ]. Ce que nous disons de M. Alfred Dedreux s’applique également à M. Achille Giroux, qui s’était adonné à l’étude du cheval pur sang et qui nous donne les portraits de Wors, de Phaëton, d’Américaine et de Promenade, nobles bêtes au jarret d’acier, à l’encolure de cygne, dignes de figurer sur la pelouse d’Epsom ou l’arène de Chantilly. Maintenant, laissant de côté cette foule de personnages de tous les temps et de tous les pays, dirigeons-nous, après avoir donné une tape amicale sur le col des étalons et sur le flanc des bœufs, vers les belles campagnes que déroulent devant nous les paysagistes. ¾ Sortons avec eux de la ville triviale, inquiète, affairée et tumultueuse; allons chercher le repos et la fraîcheur au sein de cette nature, peinte il est vrai, mais aussi réelle que l’autre, car la création de l’art vaut la création de Dieu. Le ciel est bleu, le soleil luit, l’aubépine jette sa neige et son parfum, allons par les prés, par les bois, par les vallons, par les collines, avec Corot, Flers, Lapierre, Anastasi et tous ces charmans compagnons de route qui nous apportent l’odeur des prés et l’arome du jeune feuillage.