CHAPITRE PREMIER. Tu te plains, mon cher ami, de la rareté de mes lettres. - Que veux-tu que je t'écrive, sinon que je me porte bien et que j'ai toujours la même affection pour toi? - Ce sont choses que tu sais parfaitement, et qui sont si naturelles à l'âge que j'ai et avec les belles qualités qu'on te voit, qu'il y a presque du ridicule à faire parcourir cent lieues à une misérable feuille de papier pour ne rien dire de plus. - J'ai beau chercher, je n'ai rien qui vaille la peine d'être rapporté ; - ma vie est la plus unie du monde, et rien n'en vient couper la monotonie. Aujourd'hui amène demain comme hier avait amené aujourd'hui ; et, sans avoir la fatuité d'être prophète, je puis prédire hardiment le matin ce qui m'arrivera le soir. Voici la disposition de ma journée je me lève, cela va sans dire, et c'est le commencement de toute journée je déjeune, je fais des armes, je sors, je rentre, je dîne, fais quelques visites ou m'occupe de quelque lecture puis je me couche précisément comme j'avais fait la veille; je m'endors, et mon imagination, n'étant pas excitée par des objets nouveaux, ne me fournit que des songes usés et rebattus, aussi monotones que ma vie réelle : cela n'est pas fort récréatif, comme tu vois. Cependant je m'accommode mieux de cette existence que je n'aurais fait il y a six mois. - je m'ennuie, il est vrai, mais d'une manière tranquille et résignée, qui ne manque pas d'une certaine douceur que je comparerais assez volontiers à ces jours d'automne pâles et tièdes auxquels on trouve un charme secret après les ardeurs excessives de l'été. Cette existence-là, quoique je l'aie acceptée en apparence, n'est guère faite pour moi cependant, ou du moins elle ressemble fort peu à celle que je me rêve et à laquelle je me crois propre. - Peut-être me trompé-je, et ne suis-je fait effectivement que pour ce genre de vie ; mais j'ai peine à le croire, car, si c'était ma vraie destinée, je m'y serais plus aisément emboîté, et je n'aurais pas été meurtri par ses angles à tant d'endroits et si douloureusement. Tu sais comme les aventures étranges ont un attrait tout-puissant sur moi, comme j'adore tout ce qui est singulier, excessif et périlleux, et avec quelle avidité je dévore les romans et les histoires de voyages ; il n'y a peut-être pas sur la terre de fantaisie plus folle et plus vagabonde que la mienne : eh bien, je ne sais par quelle fatalité cela s'arrange, je n'ai jamais eu une aventure, je n'ai jamais fait un voyage. Pour moi, le tour du monde est le tour de la ville où je suis ; je touche mon horizon de tous les côtés ; je me coudoie avec le réel. Ma vie est celle du coquillage sur le banc de sable, du lierre autour de l'arbre, du grillon dans la cheminée. - En vérité, je suis étonné que mes pieds n'aient pas encore pris racine. On peint l'Amour avec un bandeau sur les yeux; c'est le Destin qu'on devrait peindre ainsi. J'ai pour valet une espèce de manant assez lourd et assez stupide, qui a autant couru que le vent de bise, qui a été au diable, je ne sais où, qui a vu de ses yeux tout ce dont je me forme de si belles idées et s'en soucie comme d'un verre d'eau ; il s'est trouvé dans les situations les plus bizarres ; il a eu les plus étonnantes aventures qu'on puisse avoir. je le fais parler quelquefois, et j'enrage en pensant que toutes ces belles choses sont arrivées à un butor qui n'est capable ni de sentiment ni de réflexion, et qui n'est bon qu'à faire ce qu'il fait, c'est-à-dire à battre des habits et à décrotter des bottes. Il est évident que la vie de ce maraud devait être la mienne. - Pour lui, il me trouve fort heureux et entre en de grands étonnements de me voir triste comme je suis. Tout cela n'est pas fort intéressant, mon pauvre ami, et ne vaut guère la peine d'être écrit, n'est-ce pas? Mais, puisque tu veux absolument que je t'écrive, il faut bien que je te raconte ce que je pense et ce que je sens, et que je te fasse l'histoire de mes idées, à défaut d'événements et d'actions. - Il n'y aura peut-être pas grand ordre ni grande nouveauté dans ce que j'aurai à te dire ; mais il ne faudra t'en prendre qu'à toi. Tu l'auras voulu. Tu es mon ami d'enfance, j'ai été élevé avec toi notre vie a été commune bien longtemps, et nous sommes accoutumés à échanger nos plus intimes pensées. je puis donc te conter, sans rougir, toutes les niaiseries qui traversent ma cervelle inoccupée ; je n'ajouterai pas un mot, je ne retrancherai pas un mot, je n'ai pas d'amour-propre avec toi. Aussi je serai exactement vrai, - même dans les choses petites et honteuses ; ce n'est pas devant toi, à coup sûr, que je me draperai. Sous ce linceul d'ennui nonchalant et affaissé dont je t'ai parlé tout à l'heure remue parfois une pensée plutôt engourdie que morte, et je n'ai pas toujours le calme doux et triste que donne la mélancolie. - J'ai des rechutes et je retombe dans mes anciennes agitations. Rien n'est fatigant au monde comme ces tourbillons sans motif et ces élans sans but. - Ces jours-là, quoique je n'aie rien à faire non plus que les autres, je me lève de très grand matin, avant le soleil, tant il me semble que je suis pressé et que je n'aurai jamais le temps qu'il faut ; je m'habille en toute hâte, comme si le feu était à la maison, mettant mes vêtements au hasard et me lamentant pour une minute perdue. - Quelqu'un qui me verrait croirait que je vais à un rendez-vous d'amour ou chercher de l'argent. - Point du tout. - je ne sais pas seulement où j'irai ; mais il faut que j'aille, et je croirais mon salut compromis si je restais. - Il me semble que l'on m'appelle du dehors, que mon destin passe à cet instant-là dans la rue, et que la question de ma vie va se décider. Je descends, l'air effaré et surpris, les habits en désordre, les cheveux mal peignés ; les gens se retournent et rient à ma rencontre, et pensent que c'est un jeune débauché qui a passé la nuit à la taverne ou ailleurs. je suis ivre en effet ' quoique je n'aie pas bu, et j'ai d'un ivrogne jusqu'à la démarche incertaine, tantôt lente, tantôt rapide. Je vais de rue en rue comme un chien qui a perdu son maître, cherchant à tout hasard, très inquiet, très en éveil, me retournant au moindre bruit, me glissant dans chaque groupe sans prendre souci des rebuffades des gens que je heurte, et regardant partout avec une netteté de vision que je n'ai pas dans d'autres moments. - Puis il m'est démontré tout d'un coup que je me trompe, que ce n'est pas là assurément, qu'il faut aller plus loin, à l'autre bout de la ville, que sais-je? Et je prends ma course comme si le diable m'emportait. - je ne touche le sol que du bout des pieds, et ne pèse pas une once. - Je dois en vérité avoir l'air singulier avec ma mine affairée et furieuse, mes bras gesticulants et les cris inarticulés que je pousse. - Quand j'y songe de sang-froid, je me ris au nez à moi-même de tout mon coeur, ce qui ne m'empêche pas, je te prie de le croire, de recommencer à la prochaine occasion. Si l'on me demandait pourquoi je cours ainsi, je serais certainement fort embarrassé de répondre. Je n'ai pas de hâte d'arriver, puisque je ne vais nulle part. je ne crains pas d'être en retard, puisque je n'ai pas d'heure. - Personne ne m'attend, - et je n'ai aucune raison de me presser ici. Est-ce une occasion d'aimer, une aventure, une femme, une idée ou une fortune, quelque chose qui manque à ma vie et que je cherche sans m'en rendre compte, et poussé par un instinct confus? est-ce mon existence qui se veut compléter? est-ce l'envie de sortir de chez moi et de moi-même, l'ennui de ma situation et le désir d'une autre? C'est quelque chose de cela, et peut-être tout cela ensemble. - Toujours est-il que c'est un état fort déplaisant, une irritation fébrile à laquelle succède ordinairement la plus plate atonie. Souvent j'ai cette idée que, si j'étais parti une heure plus tôt, ou si j'avais doublé le pas, je serais arrivé à temps ; que, pendant que je passais par cette rue, ce que je cherche passait par l'autre, et qu'il a suffi d'un embarras de voitures pour me faire manquer ce que je poursuis à tout hasard depuis si longtemps. - Tu ne peux t'imaginer les grandes tristesses et les profonds désespoirs où je tombe quand je vois que tout cela n'aboutit à rien, et que ma jeunesse se passe et qu'aucune perspective ne s'ouvre devant moi ; alors toutes mes passions inoccupées grondent sourdement dans mon coeur, et se dévorent entre elles faute d'autre aliment, comme les bêtes d'une ménagerie auxquelles le gardien a oublié de donner leur nourriture. Malgré les désappointements étouffés et souterrains de tous les jours, il y a quelque chose en moi qui résiste et ne veut pas mourir. je n'ai pas d'espérance, car, pour espérer, il faut un désir, une certaine propension à souhaiter que les choses tournent d'une manière plutôt que d'une autre. je ne désire rien, car je désire tout. Je n'espère pas, ou plutôt je n'espère plus ; - cela est trop niais, - et il m'est profondément égal qu'une chose soit ou ne soit pas. - J'attends, - quoi? Je ne sais, mais j'attends. C'est une attente frémissante, pleine d'impatience, coupée de soubresauts et de mouvements nerveux, comme doit l'être celle d'un amant qui attend sa maîtresse. - Rien ne vient; - j'entre en furie ou me mets à pleurer. - J'attends que le ciel s'ouvre et qu'il en descende un ange qui me fasse une révélation, qu'une révolution éclate et qu'on me donne un trône, qu'une vierge de Raphaël se détache de sa toile, et me vienne embrasser, que des parents que je n'ai pas meurent et me laissent de quoi faire voguer ma fantaisie sur un fleuve d'or, qu'un hippogriffe me prenne et m'emporte dans des régions inconnues. - Mais, quoi que j'attende, ce n'est à coup sûr rien d'ordinaire et de médiocre. Cela est poussé au point que, lorsque je rentre chez moi, je ne manque jamais à dire : - Il n'est venu personne? il n'y a pas de lettre pour moi? rien de nouveau? - je sais parfaitement qu'il n'y a rien, qu'il ne peut rien y avoir. C'est égal ; je suis toujours fort surpris et fort désappointé quand on me fait la réponse habituelle Non, monsieur, - absolument rien. Quelquefois, - cependant cela est rare, - l'idée se précise davantage. - Ce sera quelque belle femme que je ne connais pas et qui ne me connaît pas, avec qui je me serai rencontré au théâtre ou à l'église et qui n'aura pas pris garde à moi le moins du monde. - je parcours toute la maison, et jusqu'à ce que j'aie ouvert la porte de la dernière chambre, j'ose à peine le dire, tant cela est fou, j'espère qu'elle est venue et qu'elle est là. - Ce n'est pas fatuité de ma part. - je suis si peu fat que plusieurs femmes se sont préoccupées fort doucement de moi, à ce que d'autres personnes m'ont dit, que je croyais très indifférentes à mon égard, et n'avoir jamais rien pensé de particulier sur mon propos. - Cela vient d'autre part. Quand je ne suis pas hébété par l'ennui et le découragement, mon âme se réveille et reprend toute son ancienne vigueur. J'espère, j'aime, je désire, et mes désirs sont tellement violents que je m'imagine qu'ils feront tout venir à eux comme un aimant doué d'une grande puissance attire à lui les parcelles de fer, encore qu'elles en soient fort éloignées. - C'est pourquoi j'attends les choses que je souhaite, au lieu d'aller à elles, et je néglige assez souvent les facilités qui s'ouvrent le plus favorablement devant mes espérances. - Un autre écrirait un billet le plus amoureux du monde à la divinité de son coeur, ou chercherait l'occasion de s'en rapprocher. - Moi, je demande au messager la réponse à une lettre que je n'ai pas écrite, et passe mon temps à bâtir dans ma tête les situations les plus merveilleuses pour me faire voir à celle que j'aime sous le jour le plus inattendu et le plus favorable. - On ferait un livre plus gros et plus ingénieux que les Stratagèmes de Polybe de tous les stratagèmes que j'imagine pour m'introduire auprès d'elle et lui découvrir ma passion. Il suffirait le plus souvent de dire à un de mes amis : - Présentez-moi chez madame une telle, - et d'un compliment mythologique convenablement ponctué de soupirs. A entendre tout cela, on me croirait propre à mettre aux Petites-Maisons ; je suis cependant assez raisonnable garçon, et je n'ai pas mis beaucoup de folies en action. Tout cela se passe dans les caves de mon âme, et toutes ces idées saugrenues sont ensevelies très soigneusement au fond de moi ; du dehors on ne voit rien, et j'ai la réputation d'un jeune homme tranquille et froid, peu sensible aux femmes et indifférent aux choses de son âge ; ce qui est aussi loin de la vérité que le sont habituellement les jugements du monde. Cependant, malgré toutes les choses qui m'ont rebuté, quelques-uns de mes désirs se sont réalisés et, par le peu de joie que leur accomplissement m'a causé, j'en suis venu à craindre l'accomplissement des autres. Tu te souviens de l'ardeur enfantine avec laquelle je désirais avoir un cheval à moi ; ma mère m'en a donné un tout dernièrement ; il est noir d'ébène, une petite étoile blanche au front, à tous crins, le poil luisant, la jambe fine, précisément comme je le voulais, Quand on me l'a amené, cela m'a fait un tel saisissement que je suis resté un grand quart d'heure tout pâle, sans me pouvoir remettre ; puis j'ai monté dessus, et, sans dire un seul mot, je suis parti au grand galop, et j'ai couru plus d'une heure devant moi à travers champs dans un ravissement difficile à concevoir : j'en ai fait tous les jours autant pendant plus d'une semaine, et je ne sais pas, en vérité, comment je ne l'ai pas fait crever ou rendu tout au moins poussif. - Peu à peu toute cette grande ardeur s'est apaisée. J'ai mis mon cheval au trot, puis au pas, puis j'en suis venu à le monter si nonchalamment que souvent il s'arrête et que je ne m'en aperçois pas : le plaisir s'est tourné en habitude beaucoup plus promptement que je ne l'aurais cru. - Quant à Ferragus, c'est ainsi que je l'ai nommé, c'est bien la plus charmante bête que l'on puisse voir. Il a des barbes aux pieds comme du duvet d'aigle ; il est vif comme une chèvre et doux comme un agneau. Tu auras le plus grand plaisir à galoper dessus quand tu viendras ici; et, quoique ma fureur d'équitation soit bien tombée, je l'aime toujours beaucoup, car il a un très estimable caractère de cheval, et je le préfère sincèrement à beaucoup de personnes. Si tu entendais comme il hennit joyeusement quand je vais le voir à son écurie, et avec quels yeux intelligents il me regarde! J'avoue que je suis touché de ces témoignages d'affection, que je lui prends le cou et que je l'embrasse aussi tendrement, ma foi, que si c'était une belle fille. J'avais aussi un autre désir, plus vif, plus ardent, plus perpétuellement éveillé, plus chèrement caressé, et auquel j'avais bâti dans mon âme un ravissant château de cartes, un palais de chimères, détruit bien souvent et relevé avec une constance désespérée : - c'était d'avoir une maîtresse, - une maîtresse tout à fait à moi, - comme le cheval. - je ne sais pas si la réalisation de ce rêve m'aurait aussi promptement trouvé froid que la réalisation de l'autre ; - j'en doute. Mais peut-être ai-je tort, et en serai-je aussi vite lassé. - Par une disposition spéciale, je désire si frénétiquement ce que je désire, sans toutefois rien faire pour me le procurer, que si par hasard, ou autrement, j'arrive à l'objet de mon voeu, j'ai une courbature morale si forte, et suis tellement harassé, qu'il me prend des défaillances et que je n'ai plus assez de vigueur pour en jouir : aussi des choses qui me viennent sans que je les aie souhaitées me font-elles ordinairement plus de plaisir que celles que j'ai le plus ardemment convoitées. J'ai vingt-deux ans ; je ne suis pas vierge. - Hélas! on ne l'est plus à cet âge-là, maintenant, ni de corps, - ni de coeur, - ce qui est bien pis. - Outre celles qui font plaisir aux gens pour la somme et qui ne doivent pas plus compter qu'un rêve lascif, j'ai bien eu par-ci par-là, dans quelque coin obscur, quelques femmes honnêtes ou à peu près, ni belles ni laides, ni jeunes ni vieilles, comme il s'en offre aux jeunes gens qui n'ont point d'affaire réglée, et dont le coeur est dans le désoeuvrement. - Avec un peu de bonne volonté et une assez forte dose d'illusions romanesques, on appelle cela une maîtresse, si l'on veut. - Quant à moi, ce m'est une chose impossible, et j'en aurais mille de cette espèce que je n'en croirais pas moins mon désir aussi inaccompli que jamais. Je n'ai donc pas encore eu de maîtresse, et tout mon désir est d'en avoir une. - C'est une idée qui me tracasse singulièrement ; ce n'est pas effervescence de tempérament, bouillon du sang, premier épanouissement de puberté. Ce n'est pas la femme que je veux, c'est une femme, une maîtresse ; je la veux, je l'aurai, et d'ici à peu ; si je ne réussissais pas, je t'avoue que je ne me relèverais pas de là, et que j'en garderais devant moi-même une timidité intérieure, un découragement sourd qui influerait gravement sur le reste de ma vie. - je me croirais manqué sous de certains rapports, inharmonique ou dépareillé, - contrefait d'esprit ou de coeur ; car enfin ce que je demande est juste, et la nature le doit à tout homme. Tant que je ne serai pas parvenu à mon but, je ne me regarderai moi-même que comme un enfant, et je n'aurai pas en moi la confiance que j'y dois avoir. - Une maîtresse pour moi, c'est la robe virile pour un jeune Romain. Je vois tant d'hommes, ignobles sous tous les rapports, avoir de belles femmes dont ils sont à peine dignes d'être les laquais que la rougeur m'en monte au front pour elles - et pour moi. - Cela me fait prendre une pitoyable opinion des femmes de les voir s'enticher de tels goujats qui les méprisent et les trompent, plutôt que de se donner à quelque jeune homme loyal et sincère qui s'estimerait fort heureux, et les adorerait à genoux ; à moi, par exemple. Il est vrai que ces espèces encombrent les salons, font la roue devant tous les soleils et sont toujours couchées au dos de quelque fauteuil, tandis que moi je reste à la maison, le front appuyé contre la vitre, à regarder fumer la rivière et monter le brouillard, tout en élevant silencieusement dans mon coeur le sanctuaire parfumé, le temple merveilleux où je dois loger l'idole future de mon âme. - Chaste et poétique occupation, dont les femmes vous savent aussi peu gré que possible. Les femmes ont fort peu de goût pour les contemplateurs et prisent singulièrement ceux qui mettent leurs idées en action. Après tout, elles n'ont pas tort. Obligées par leur éducation et leur position sociale à se taire et à attendre, elles préfèrent naturellement ceux qui viennent à elles et parlent, ils les tirent d'une situation fausse et ennuyeuse : je sens tout cela ; mais jamais de ma vie je ne pourrai prendre sur moi, comme j'en voib beaucoup qui le font, de me lever de ma place, de traverser un salon, et d'aller dire inopinément à une femme : - Votre robe vous va comme un ange, ou : - Vous avez ce soir les yeux d'un lumineux particulier. Tout cela n'empêche pas qu'il ne me faille absolument une maîtresse. je ne sais pas qui ce sera, mais je ne vois personne dans les femmes que je connais qui puisse convenablement remplir cette importante dignité. Je ne leur trouve que très peu des qualités qu'il me faut. Celles qui auraient assez de jeunesse n'ont pas assez de beauté ou d'agréments dans l'esprit ; celles qui sont belles et jeunes sont d'une vertu ignoble et rebutante, ou manquent de la liberté nécessaire ; et puis il y a toujours par là quelque mari, quelque frère, quelque mère ou quelque tante, je ne sais quoi, qui a de gros yeux et de grandes oreilles, et qu'il faut amadouer ou jeter par la fenêtre. - Toute rose a son puceron, toute femme a des tas de parents dont il faut l'écheniller soigneusement, si l'on veut cueillir un jour le fruit de sa beauté. Il n'y a pas jusqu'aux arrière-petits-cousins de la province, et qu'on n'a jamais vus, qui ne veuillent maintenir dans toute sa blancheur la pureté immaculée de la chère cousine. Cela est nauséabond, et je n'aurai jamais la patience qu'il faut pour arracher toutes les mauvaises herbes et élaguer toutes les ronces qui obstruent fatalement les avenues d'une jolie femme. Je n'aime pas beaucoup les mamans, et j'aime encore moins les petites filles. Je dois avouer aussi que les femmes mariées n'ont qu'un très médiocre attrait pour moi. - Il y a là-dedans une confusion et un mélange qui me révoltent; je ne puis souffrir cette idée de partage. La femme qui a un mari et un amant est une prostituée pour l'un des deux et souvent pour tous deux, et puis je ne saurais consentir à céder la place à un autre. Ma fierté naturelle ne saurait se plier à un tel abaissement. jamais je ne m'en irai parce qu'un autre homme arrive. Dût la femme être compromise et perdue, dussions-nous nous battre à coups de couteau, chacun un pied sur son corps, - je resterai. - Les escaliers dérobés, les armoires, les cabinets et toutes les machines de l'adultère seraient de pauvre ressource avec moi. Je suis peu épris de ce qu'on appelle candeur virginale, innocence du bel âge, pureté de coeur, et autres charmantes choses qui sont du plus bel effet en vers ; j'appelle tout bonnement cela niaiserie, ignorance, imbécillité ou hypocrisie. - Cette candeur virginale, qui consiste à s'asseoir tout au bord du fauteuil, les bras serrés contre le corps, l'oeil sur la pointe du corset, et à ne parler que sur un permis des grands-parents, cette innocence qui a le monopole des cheveux sans frisure et des robes blanches, cette pureté de coeur qui porte des corsages colletés, parce qu'elle n'a pas encore de gorge ni d'épaules, ne me paraissent pas, en vérité, un fort merveilleux ragoût. Je me soucie assez peu de faire épeler l'alphabet d'amour à de petites niaises. - je ne suis ni assez vieux ni assez corrompu pour prendre grand plaisir à cela : j'y réussirais mal d'ailleurs, car je n'ai jamais rien su montrer à personne, même ce que je savais le mieux. Je préfère les femmes qui lisent couramment, on est plus tôt arrivé à la fin du chapitre ; et en toutes choses, et surtout en amour, ce qu'il faut considérer, c'est la fin. je ressemble assez, de ce côté-là, à ces gens qui prennent le roman par la queue, et en lisent tout d'abord le dénouement, sauf à rétrograder ensuite jusqu'à la première page. Cette manière de lire et d'aimer a son charme. On savoure mieux les détails quand on est tranquille sur la fin, et le renversement amène l'imprévu. Voilà donc les petites filles et les femmes mariées exclues de la catégorie. - Ce sera donc parmi les veuves que nous choisirons notre divinité. - Hélas! j'ai bien peur, quoiqu'il ne reste plus que cela, que nous n'y trouvions pas encore ce que nous voulons. Si je venais à aimer un de ces pâles narcisses tout baignés d'une tiède rosée de pleurs, et se penchant avec une grâce mélancolique sur le tombeau de marbre neuf de quelque mari heureusement et fraîchement décédé, je serais certainement, et au bout de peu de temps, aussi malheureux que l'époux défunt en son vivant. Les veuves, si jeunes et si charmantes qu'elles soient, ont un terrible inconvénient que n'ont pas les autres femmes : pour peu que l'on ne soit pas au mieux avec elles et qu'il passe un nuage dans le ciel d'amour, elles vous disent tout de suite avec un petit air superlatif et méprisant : - Ah! comme vous êtes aujourd'hui! C'est absolument comme monsieur : - quand nous nous querellions, il n'avait pas autre chose à me dire ; c'est singulier, vous avez le même son de voix et le même regard ; quand vous prenez de l'humeur, vous ne sauriez vous imaginer combien vous ressemblez à mon mari ; - c'est à faire peur. - Cela est agréable de s'entendre dire de ces choses-là en face et à bout portant! Il y en a même qui poussent l'impudence jusqu'à louer le défunt comme une épitaphe et à exalter son coeur et sa jambe aux dépens de votre jambe et de votre coeur. - Au moins, avec les femmes qui n'ont qu'un ou plusieurs amants, on a cet ineffable avantage de ne s'entendre jamais parler de son prédécesseur, ce qui n'est pas une considération d'un médiocre intérêt. Les femmes ont un trop grand amour du convenable et du légitime pour ne pas se taire soigneusement en pareille occurrence, et toutes ces choses sont mises le plus tôt possible au rang des olim. - Il est bien entendu qu'on est toujours le premier amant d'une femme. Je ne pense pas qu'il y ait quelque chose de sérieux à répondre à une aversion aussi bien fondée. Ce n'est pas que je trouve les veuves tout à fait sans agrément, quand elles sont jeunes et jolies et n'ont point encore quitté le deuil. Ce sont de petits airs languissants, de petites façons de laisser tomber les bras, de ployer le cou et de se rengorger comme une tourterelle dépareillée -, un tas de charmantes minauderies doucement voilées sous la transparence du crêpe, une coquetterie de désespoir si bien entendue, des. soupirs si adroitement ménagés, des larmes qui tombent si à propos et donnent aux yeux tant de brillant! - Certes, après le vin, si ce n'est avant, la liqueur que j'aime le mieux à boire est une belle larme bien limpide et bien claire qui tremble au bout d'un cil brun ou blond. - Le moyen qu'on résiste à cela! - On n'y résiste pas; - et puis le noir va si bien aux femmes! - La peau blanche, poésie à part, tourne à l'ivoire, à la neige, au lait, à l'albâtre, à tout ce qu'il y a de candide au monde à l'usage des faiseurs de madrigaux : la peau bise n'a plus qu'une pointe de brun pleine de vivacité et de feu. - Un deuil est une bonne fortune pour une femme, et la raison pourquoi je ne me marierai jamais, c'est de peur que ma femme ne se défasse de moi pour porter mon deuil. - Il y a cependant des femmes qui ne savent point tirer parti de leur douleur et pleurent de façon à se rendre le nez rouge et à se décomposer la figure comme les mascarons qu'on voit aux fontaines : c'est un grand écueil. Il faut beaucoup de charmes et d'art pour pleurer agréablement ; faute de cela, l'on court risque de n'être pas consolée de longtemps. - Si grand néanmoins que soit le plaisir de rendre quelque Artémise infidèle à l'ombre de son Mausole, je ne veux pas décidément choisir, parmi cet essaim gémissant, celle à qui je demanderai son coeur en échange du mien. Je t'entends dire d'ici Qui prendras-tu donc? - Tu ne veux ni des jeunes personnes, ni des femmes mariées, ni des veuves. - Tu n'aimes pas les mamans ; je ne présume pas que tu aimes mieux les grand-mères. - Que diable aimes-tu donc? C'est le mot de la charade, et si je le savais, je ne me tourmenterais pas tant. jusqu'ici, je n'ai aimé aucune femme, mais j'ai aimé et j'aime l'amour. Quoique je n'aie pas eu de maîtresses et que les femmes que j'ai eues ne m'aient inspiré que du désir, j'ai éprouvé et je connais l'amour même : je n'aimais pas celle-ci ou celle-là, l'une plutôt que l'autre, mais quelqu'une que je n'ai jamais vue et qui doit exister quelque part, et que je trouverai, s'il plaît à Dieu. Je sais bien comme elle est, et, quand je la rencontrerai, je la reconnaîtrai. Je me suis figuré bien souvent l'endroit qu'elle habite, le costume qu'elle porte, les yeux et les cheveux qu'elle a. - J'entends sa voix ; je reconnaîtrais son pas entre mille autres, et si, par hasard, quelqu'un prononçait son nom, je me retournerais ; il est impossible qu'elle n'ait pas un des cinq ou six noms que je lui ai assignés dans ma tête. - Elle a vingt-six ans, - pas plus, ni moins non plus. - Elle n'est plus ignorante, et n'est pas encore blasée. C'est un âge charmant pour faire l'amour comme il faut, sans puérilité et sans libertinage. - Elle est d'une taille moyenne. je n'aime pas une géante ni une naine. je veux pouvoir porter tout seul ma déité du sofa au lit ; mais il me déplairait de l'y chercher. Il faut que, se haussant un peu sur la pointe du pied, sa bouche soit à la hauteur de mon baiser. C'est la bonne taille. Quant à son embonpoint, elle est plutôt grasse que maigre. je suis un peu Turc sur ce point, et il ne me plairait guère de rencontrer une arête où je cherche un contour ; il faut que la peau d'une femme soit bien remplie, sa chair dure et ferme comme la pulpe d'une pêche un peu verte : c'est exactement ainsi qu'est faite la maîtresse que j'aurai. Elle est blonde avec des yeux noirs, blanche comme une blonde, colorée comme une brune, quelque chose de rouge et de scintillant dans le sourire. La lèvre inférieure un peu large, la prunelle nageant dans un flot d'humide radical, la gorge ronde et petite, et en arrêt, les poignets minces, les mains longues et potelées, la démarche onduleuse comme une couleuvre debout sur sa queue, les hanches étoffées et mouvantes, l'épaule large, le derrière du cou couvert de duvet : - un caractère de beauté fin et ferme à la fois, élégant et vivace, poétique et réel ; un motif de Giorgione exécuté par Rubens. Voici son costume : elle porte une robe de velours écarlate ou noir avec des crevés de satin blanc ou de toile d'argent, un corsage ouvert, une grande fraise à la Médicis, un chapeau de feutre capricieusement rompu comme celui d'Héléna Systerman, et de longues plumes blanches frisées et crespelées, une chaîne d'or ou une rivière de diamants au cou, et quantité de grosses bagues de différents émaux à tous les doigts des mains. Je ne lui ferais pas grâce d'un anneau ou d'un bracelet. Il faut que la robe soit littéralement en velours ou en brocart; c'est tout au plus si je lui permettrais de descendre jusqu'au satin. J'aime mieux chiffonner une jupe de soie qu'une jupe de toile, et faire tomber d'une tête des perles ou des plumes que des fleurs naturelles ou un simple noeud : je sais que la doublure de la jupe de toile est souvent aussi appétissante au moins que la doublure de la jupe de soie ; mais je préfère la jupe de soie. - Aussi, dans mes rêveries, je me suis donné pour maîtresse bien des reines, bien des impératrices, bien des princesses, bien des sultanes, bien des courtisanes célèbres, mais jamais des bourgeoises ou des bergères ; et dans mes désirs les plus vagabonds, je n'ai abusé de personne sur un tapis de gazon ou dans un lit de serge d'Aumale. je trouve que la beauté est un diamant qui doit être monté et enchâssé dans l'or. je ne conçois pas une belle femme qui n'ait pas voiture, chevaux, laquais et tout ce qu'on a avec cent mille francs de rente : il y a une harmonie entre la beauté et la richesse. L'une demande l'autre : un joli pied appelle un joli soulier, un joli soulier appelle des tapis et une voiture, et ce qui s'ensuit. Une belle femme avec de pauvres habits dans une vilaine maison est, selon moi, le spectacle le plus pénible qu'on puisse voir, et je ne saurais avoir d'amour pour elle. Il n'y a que les beaux et les riches qui puissent être amoureux sans être ridicules ou à plaindre. - A ce compte, peu de gens auraient le droit d'être amoureux : moi-même, tout le premier, je serais exclu cependant c'est là mon opinion. Ce sera le soir que nous nous rencontrerons pour la première fois, - par un beau coucher de soleil - - le ciel aura de ces tons orangés jaune clair et vert pâle que l'on voit dans quelques tableaux des grands maîtres d'autrefois : il y aura une grande allée de châtaigniers en fleurs et d'ormes séculaires tout couverts de ramiers, - de beaux arbres d'un vert frais et sombre, des ombrages pleins de mystères et de moiteur ; çà et là quelques statues, quelques vases de marbre se détachant sur le fond de verdure avec leur blancheur de neige, une pièce d'eau où se joue le cygne familier, - et tout au fond un château de briques et de pierres comme du temps de Henri IV, toit d'ardoises pointu, hautes cheminées, girouettes à tous les pignons, fenêtres étroites et longues. - A une de ces fenêtres, mélancoliquement appuyée sur le balcon, la reine de mon âme dans l'équipage que je t'ai décrit tout à l'heure ; - derrière elle un petit nègre tenant son éventail et sa perruche. - Tu vois qu'il n'y manque rien, et que tout cela est parfaitement absurde. - La belle laisse tomber son gant; - je le ramasse, le baise et le rapporte. La conversation s'engage ; je montre tout l'esprit que je n'ai pas; je dis des choses charmantes; on m'en répond, je réplique, c'est un feu d'artifice, une pluie lumineuse de mots éblouissants. - Bref, je suis adorable - et adoré. - Vient l'heure du souper, on me convie ; - j'accepte. - Quel souper, mon cher arm, et quelle cuisinière que mon imagination! - Le vin rit dans le cristal, le faisan doré et blond fume dans un plat armorié : le festin se prolonge bien avant dans la nuit, et tu penses bien que ce n'est pas chez moi que je la termine. - Ne voilà-t-il pas quelque chose de bien imaginé? - Rien au monde n'est plus simple, et, en vérité, il est bien étonnant que cela ne soit pas arrivé plutôt dix fois qu'une. Quelquefois c'est dans une grande forêt. - Voilà la chasse qui passe; le cor sonne, la meute aboie et traverse le chemin avec la rapidité de l'éclair ; la belle en amazone monte un cheval turc, blanc comme le lait, fringant et vif au possible. Bien qu'elle soit excellente écuyère, il piaffe, il caracole, il se cabre, et elle a toutes les peines du monde à le contenir ; il prend le mors aux dents et la mène droit à un précipice. Je tombe là du ciel tout exprès, je retiens le cheval, je prends dans mes bras la princesse évanouie, je la fais revenir à elle et la reconduis à son château. Quelle est la femme bien née qui refuserait son coeur à un homme qui a exposé sa vie pour elle? - aucune ; - et la reconnaissance est un chemin de traverse qui mène bien vite à l'amour. - Tu conviendras au moins que, lorsque je donne dans le romanesque, ce n'est pas à demi, et que je suis aussi fou qu'il est possible de l'être. C'est toujours cela, car rien au monde n'est plus maussade qu'une folie raisonnable. Tu conviendras aussi que, lorsque j'écris des lettres, ce sont plutôt des volumes que de simples billets. En tout j'aime ce qui dépasse les bornes ordinaires. - C'est pourquoi je t'aime. Ne te moque pas trop de toutes les niaiseries que je t'ai griifonnées : je quitte la plume pour les mettre en action; car j'en reviens toujours à mon refrain : - je veux avoir une maîtresse. J'ignore si ce sera la dame du parc, la beauté du balcon, mais je te dis adieu pour me mettre en quête. Ma résolution est prise. Dût celle que je cherche se cacher au fond du royaume de Cathay ou de Samarcande, je la saurai bien dénicher. Je te ferai savoir le succès de mon entreprise ou sa non-réussite. J'espère que ce sera le succès : fais des voeux pour moi, mon cher ami. Quant à moi, je m'habille de mon plus bel habit, et sors de la maison bien décidé à n'y rentrer qu'avec une maîtresse selon mes idées. - J'ai assez rêvé; à l'action maintenant. P.-S. Donne-moi donc des nouvelles du petit D--- ; qu'est-il devenu? personne ici n'en sait rien ; et fais bien mes compliments à ton digne frère et à toute la famille. CHAPITRE II. Eh bien! mon ami, je suis rentré à la maison, je n'ai pas été au Cathay, à Cachemire ni à Samarcande ; - mais il est juste de dire que je n'ai pas plus de maîtresse que jamais. - je m'étais pourtant pris la main à moi-même, et juré mon grand jurement que j'irais au bout du monde : je n'ai pas été seulement au bout de la ville. je ne sais comment je m'y prends, je n'ai jamais pu tenir parole à personne, pas même à moi : il faut que le diable s'en mêle. Si je dis : J'irai là demain, il est sûr que je resterai si je me propose d'aller au cabaret, je vais à l'église si je veux aller à l'église, les chemins s'embrouillent sous mes pieds comme des écheveaux de fil, et je me trouve dans un endroit tout différent. je jeûne quand j'ai décidé de faire une orgie, et ainsi de suite. Aussi je crois que ce qui m'empêche d'avoir une maîtresse, c'est que j'ai résolu d'en avoir une. Il faut que je te raconte mon expédition de point en point : cela vaut bien les honneurs de la narration. J'avais passé ce jour-là deux grandes heures au moins à ma toilette. J'avais fait peigner et friser mes cheveux, retrousser et cirer le peu que j'ai de moustaches, et, l'émotion du désir animant un peu la pâleur ordinaire de ma figure, je n'étais réellement pas trop mal. Enfin, après m'être attentivement regardé au miroir sous des jours différents pour voir si j'étais assez beau et si j'avais la mine assez galante, je suis sorti résolument de la maison le front haut, le menton relevé, le regard direct, une main sur la hanche, faisant sonner les talons de mes bottes comme un anspessade, coudoyant les bourgeois et ayant l'air parfaitement vainqueur et triomphal. J'étais comme un autre Jason allant à la conquête de la toison d'or. - Mais, hélas! Jason a été plus heureux que moi : outre la conquête de la toison, il a fait en même temps la conquête d'une belle princesse, et moi, je n'ai ni princesse ni toison. Je m'en allais donc par les rues, avisant toutes les femmes, et courant à elles et les regardant au plus près quand elles me semblaient valoir la peine d'être examinées. - Les unes prenaient leur grand air vertueux et passaient sans lever l'oeil. - Les autres s'étonnaient d'abord, et puis souriaient quand elles avaient les dents belles. - Quelques-unes se retournaient au bout de quelque temps pour me voir lors- qu'elles croyaient que je ne les regardais plus, et rougissaient comme des cerises en se trouvant nez à nez avec moi. - Le temps était beau; il y avait foule à la promenade. - Et cependant, je dois l'avouer, malgré tout le respect que je porte à cette intéressante moitié du genre humain, ce qu'on est convenu d'appeler le beau sexe est diablement laid : sur cent femmes il y en avait à peine une de passable. Celle-ci avait de la moustache ; celle-là avait le nez bleu ; d'autres avaient des taches rouges en place de sourcils ; une n'était pas mal faite, mais elle avait le visage couperosé. La tête d'une seconde était charmante, mais elle pouvait se gratter l'oreille avec l'épaule ; la troisième eût fait honte à Praxitèle pour la rondeur et le moelleux de certains contours, mais elle patinait sur des pieds pareils à des étriers turcs. Une autre faisait montre des plus magnifiques épaules qu'on pût voir ; en revanche, ses mains ressemblaient, pour la forme et la dimension, à ces énormes gants écarlates qui servent d'enseigne aux mercières. - En général, que de fatigue sur ces figures! comme elles sont flétries, étiolées, usées ignoblement par de petites passions et de petits vices! Quelle expression d'envie, de curiosité méchante, d'avidité, de coquetterie effrontée! et qu'une femme qui n'est pas belle est plus laide qu'un homme qui n'est pas beau! Je n'ai rien vu de bien, - excepté quelques grisettes - mais il y a là plus de toile à chiffonner que de soie, et ce n'est pas mon affaire. - En vérité, je crois que l'homme, et par l'homme j'entends aussi la femme, est le plus vilain animal qui soit sur la terre. Ce quadrupède qui marche sur ses pieds de derrière me paraît singulièrement présomptueux de se donner de son plein droit le premier rang dans la création. Un lion, un tigre sont plus beaux que les hommes, et dans leur espèce beaucoup d'individus atteignent à toute la beauté qui leur est propre. Cela est extrêmement rare chez l'homme. - Que d'avortons pour un Antinoüs! que de Gothons pour une Philis. J'ai bien peur, mon cher ami, de ne pouvoir jamais embrasser mon idéal, et cependant il n'a rien d'extra- vagant et de hors nature. - Ce n'est pas l'idéal d'un écolier de troisième. je ne demande ni des globes d'ivoire, ni des colonnes d'albâtre, ni des réseaux d'azur; je n'ai employé dans sa composition ni lis, ni neige, ni rose, ni jais, ni ébène, ni corail, ni ambroisie, ni perles, ni diamants ; j'ai laissé les étoiles du ciel en repos, et je n'ai pas décroché le soleil hors de saison. C'est un idéal presque bourgeois, tant il est simple, et il me semble qu'avec un sac ou deux de piastres je le trouverais tout fait et tout réalisé dans le premier bazar venu de Constantinople ou de Smyrne; il me coûterait probablement moins qu'un cheval ou qu'un chien de race : et dire que je n'arriverai pas à cela, car je sens que je n'y arriverai pas! il y a de quoi en enrager, et j'entre contre le sort dans les plus belles colères du monde. Toi, - tu n'es pas aussi fou que moi, tu es heureux, toi ; - tu t'es laissé aller tout bonnement à ta vie sans te tourmenter à la faire, et tu as pris les choses comme elles se présentaient. Tu n'as pas cherché le bonheur, et il est venu te chercher ; tu es aimé, et tu aimes. - je ne t'envie pas ; - ne va pas croire cela au moins : mais je me trouve moins joyeux en pensant à ta félicité que je ne devrais l'être, et je me dis, en soupirant, que je voudrais bien jouir d'une félicité pareille. Peut-être mon bonheur a-t-il passé à côté de moi, et je ne l'aurai pas vu, aveugle que j'étais ; peut-être la voix a-t-elle parlé, et le bruit de mes tempêtes m'aura empêché de l'entendre. Peut-être ai-je été aimé obscurément par un humble coeur que j'aurai méconnu ou brisé; peut-être ai-je été moi-même l'idéal d'un autre, le pôle d'une âme en souffrance, - le rêve d'une nuit et la pensée d'un jour. - Si j'avais regardé à mes pieds, peut-être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec son urne de parfums et sa chevelure éplorée. J'allais levant les bras au ciel-, désireux de cueillir les étoiles qui me fuyaient, et dédaignant de ramasser la petite pâquerette qui m'ouvrait son coeur d'or dans la rosée et le gazon. J'ai commis une grande faute : j'ai demandé à l'amour autre chose que l'amour et ce qu'il ne pouvait pas donner. J'ai oublié que l'amour était nu, je n'ai pas compris le sens de ce magnifique symbole. - je lui ai demandé des robes de brocart, des plumes, des diamants, un esprit sublime, la science, la poésie, la beauté, la jeunesse, la puissance supreme, - tout ce qui n'est pas lui ; - l'amour ne peut offrir que lui-même, et qui en veut tirer autre chose n'est pas digne d'être aimé. Je me suis sans doute trop hâté : mon heure n'est pas venue ; Dieu qui m'a prêté la vie ne me la reprendra pas sans que j'aie vécu. A quoi bon donner au poète une lyre sans cordes, à l'homme une vie sans amour? Dieu ne peut pas commettre une pareille inconséquence ; et sans doute, au moment voulu, il mettra sur mon chemin celle que je dois aimer et dont je dois être aimé. - Mais pourquoi l'amour m'est-il venu avant la maîtresse! pourquoi ai-je soif sans avoir de fontaine où M'étancher ? ou pourquoi ne sais-je pas voler, comme ces oiseaux du désert, à l'endroit où est l'eau? Le monde est pour moi un Sahara sans puits et sans dattiers. Je n'ai pas dans ma vie un seul coin d'ombre où m'abriter du soleil : je souffre toutes les ardeurs de la passion sans en avoir les extases et les délices ineffables; j'en connais les tourments, et n'en ai pas les plaisirs. Je suis jaloux de ce qui n'existe pas ; je m'inquiète pour l'ombre d'une ombre ; je pousse des soupirs qui n'ont point de but ; j'ai des insomnies que ne vient pas embellir un fantôme adoré ; je verse des larmes qui coulent jusqu'à terre sans être essuyées; je donne au vent des baisers qui ne me sont point rendus ; j'use mes yeux à vouloir saisir dans le lointain une forme incertaine et trompeuse ; j'attends ce qui ne doit point venir, et je compte les heures avec anxiété, comme si j'avais un rendez-vous. Qui que tu sois, ange ou démon, vierge ou courtisane, bergère ou princesse, que tu viennes du nord ou du midi, toi que je ne connais pas et que j'aime! oh! ne te fais pas attendre plus longtemps, ou la flamme brûlera l'autel, et tu ne trouveras plus à la place de mon coeur qu'un morceau de cendre froide. Descends de la sphère où tu es; quitte le ciel de cristal, esprit consolateur, et viens jeter sur mon âme l'ombre de tes grandes ailes. Toi, femme que j'aimerai, viens, que je ferme sur toi mes bras ouverts depuis si longtemps. Portes d'or du palais qu'elle habite, roulez-vous sur vos gonds ; humble loquet de sa cabane, lève-toi rameaux des bois, ronces des chemins, décroisez-vous enchantements de la -ourelle, charmes des magiciens, soyez rompus ; ouvrez-vous, rangs de la foule, et la laissez passer. Si tu viens trop tard, ô mon idéal l je n'aurai plus la force de t'aimer - - mon âme est comme un colombier tout plein de colombes. A toute heure du jour, il s'en envole quelque désir. Les colombes reviennent au colombier, mais les désirs ne reviennent point au coeur. - L'azur du ciel blanchit sous leurs innombrables essaims ; ils s'en vont, à travers l'espace, de monde en monde, de ciel en ciel, chercher quelque amour pour s'y poser et y passer la nuit : presse le pas, ô mon rêve! ou tu ne trouveras plus dans le nid vide que les coquilles des oiseaux envolés. Mon ami, mon compagnon d'enfance, tu es le seul à qui je puisse conter de pareilles choses. Écris-moi que tu me plains, et que tu ne me trouves pas hypocondriaque ; console-moi, je n'en ai jamais eu plus besoin : que ceux qui ont une passion qu'ils peuvent satisfaire sont dignes d'envie! L'ivrogne ne rencontre de cruauté dans aucune bouteille ; il tombe du cabaret au ruisseau, et se trouve plus heureux sur son tas d'ordures qu'un roi sur son trône. Le sensuel va chez les courtisanes chercher de faciles amours, ou des raffinements impudiques : une joue fardée, une jupe courte, une gorge débraillée, un propos libertin, il est heureux ; son ceil blanchit, sa lèvre se trempe ; il atteint au dernier degré de son bonheur, il a l'extase de sa grossière volupté. Le joueur n'a besoin que d'un tapis vert et d'un jeu de cartes gras et usé pour se procurer les angoisses poignantes, les spasmes nerveux et les diaboliques jouissances de son horrible passion. Ces gens-là peuvent s'assouvir ou se distraire moi, cela m'est impossible. Cette idée s'est tellement emparée de moi que je n'aime presque plus les arts, et que la poésie n'a plus pour moi aucun charme ; ce qui me ravissait autrefois ne me fait pas la moindre impression. Je commence à le croire, - je suis dans mon tort, je demande à la nature et à la société plus qu'elles ne peuvent donner. Ce que je cherche n'existe point, et je ne dois pas me plaindre de ne pas le trouver. Cependant, si la femme que nous rêvons n'est pas dans les conditions de la nature humaine, qui fait donc que nous n'aimons que celle-là et point les autres, puisque nous sommes des hommes, et que notre instinct devrait nous y porter d'une invincible manière? Qui nous a donné l'idée de cette femme imaginaire? de quelle argile avons-nous pétri cette statue invisible? où avons-nous pris les plumes que nous avons attachées au dos de cette chimère? quel oiseau mystique a déposé dans un coin obscur de notre âme l'oeuf inaperçu dont notre rêve est éclos ? quelle est donc cette beauté abstraite que nous sentons, et que nous ne pouvons définir? pourquoi, devant une femme souvent charmante, disons-nous quelquefois qu'elle est belle, - tandis que nous la trouvons fort laide? Où est donc le modèle, le type, le patron intérieur qui nous sert de point de comparaison? car la beauté n'est pas une idée absolue, et ne peut s'apprécier que par le contraste. - Est-ce au ciel que nous l'avons vue, - dans une étoile, - au bal, à l'ombre d'une mère, frais bouton d'une rose effeuillée? - est-ce en Italie ou en Espagne? est-ce ici ou là-bas, hier ou il y a longtemps ? était-ce la courtisane adorée, la cantatrice en vogue, la fille du prince? une tête fière et noble ployant sous un lourd diadème de perles et de rubis ? un visage jeune et enfantin se penchant entre les capucines et les volubilis de la fenêtre? - A quelle école appartenait le tableau où cette beauté ressortait blanche et rayonnante au milieu des noires ombres ? Est-ce Raphaël qui a caressé le contour qui vous plaît? est-ce Cléomène qui a poli le marbre que vous adorez? - êtes-vous amoureux d'une madone ou d'une Diane? - votre idéal est-il un ange, une sylphide ou une femme? Hélas! c'est un peu de tout cela, et ce n'est pas cela. Cette transparence de ton, cette fraîcheur charmante et pleine d'éclat, ces chairs où courent tant de sang et tant de vie, ces belles chevelures blondes se déroulant comme des manteaux d'or, ces rires étincelants, ces fossettes amoureuses, ces formes ondoyantes comme des flammes, cette force, cette souplesse, ces luisants de satin, ces lignes si bien nourries, ces bras potelés, ces dos charnus et polis, toute cette belle santé appartient à Rubens. - Raphaël lui seul a pu remplir de cette couleur d'ambre pâle un aussi chaste linéament. Quel autre que lui a courbé ces longs sourcils si fins et si noirs, et effilé les franges de ces paupières si modestement baissées? - Croyez-vous qu'Allegri ne soit pour rien dans votre idéal? C'est à lui que la dame de vos pensées a volé cette blancheur mate et chaude qui vous ravit. Elle s'est arrêtée bien longtemps devant ses toiles pour surprendre le secret de cet angélique sourire toujours épanoui ; elle a modelé l'ovale de son visage sur l'ovale d'une nymphe ou d'une sainte. Cette ligne de la hanche qui serpente si voluptueusement est de l'Antiope endormie. - Ces mains grasses et fines peuvent être réclamées par Danaé ou Madeleine. La poudreuse antiquité elle-même a fourni bien des matériaux pour la composition de votre jeune chimère; ces reins souples et forts que vous enlacez de vos bras avec tant de passion ont été sculptés par Praxitèle. Cette divinité a laissé tout exprès passer le petit bout de son pied charmant hors des cendres d'Herculanum pour que votre idole ne fût pas boiteuse. La nature a aussi contribué pour sa part. Vous avez vu au prisme du désir, çà et là, un bel cril sous une jalousie, un front d'ivoire appuyé contre une vitre, une bouche souriant derrière un éventail. - Vous avez deviné un bras d'après la main, un genou d'après une cheville. Ce que vous voyiez était parfait : - vous supposiez le reste comme ce que vous voyiez, et vous l'acheviez avec les morceaux d'autres beautés enlevés ailleurs. - La beauté idéale, réalisée par les peintres, ne vous a pas même suffi, et vous êtes allé demander aux poètes des contours encore plus arrondis, des formes plus éthérées, des grâces plus divines, des recherches plus exquises ; vous les aviez priés de donner le souffle et la parole à votre fantôme, tout leur amour, toute leur rêverie, toute leur joie et leur tristesse, leur mélancolie et leur morbidesse, tous leurs souvenirs et toutes leurs espérances, leur science et leur passion, leur esprit et leur coeur ; vous leur avez pris tout cela, et vous avez ajouté, pour mettre le comble à l'impossible, votre passion à vous, votre esprit à vous, votre rêve et votre pensée. L'étoile a prêté son rayon, la fleur son parfum, la palette sa couleur, le poète son harmonie, le marbre sa forme, vous votre désir. - Le moyen qu'une femme réelle, mangeant et buvant, se levant le matin et se couchant le soir, si adorable et si pétrie de grâces qu'elle soit d'ailleurs, puisse soutenir la comparaison avec une pareille créature! on ne peut raisonnablement l'espérer, et cependant on l'espère, on cherche. - Quel singulier aveuglement! cela est sublime ou absurde. Que je plains et que j'admire ceux qui poursuivent à travers toute la réalité de leur rêve, et qui meurent contents, pourvu qu'ils aient baisé une fois leur chimère à la bouche! Mais quel sort affreux que celui des Colombs qui n'ont pas trouvé leur monde, et des amants qui n'ont pas trouvé leur maîtresse! Ah! si j'étais poète, c'est à ceux dont l'existence est manquée ; dont les flèches n'ont pas été au but, qui sont morts avec le mot qu'ils avaient à dire et sans presser la main qui leur était destinée ; c'est à tout ce qui a avorté et à tout ce qui a passé sans être aperçu, au feu étouffé, au génie sans issue, à la perle inconnue au fond des mers, à tout ce qui a aimé sans être aimé, à tout ce qui a souffert et que l'on n'a pas plaint que je consacrerais mes chants ; - ce serait une noble tâche. Que Platon avait raison de vouloir vous bannir de sa république, et quel mal vous nous avez fait, ô poètes! Que votre ambroisie nous a rendu notre absinthe encore plus amère; et comme nous avons trouvé notre vie encore plus aride et plus dévastée après avoir plongé nos yeux dans les perspectives que vous nous ouvrez sur l'infini! que vos rêves ont amené une lutte terrible contre nos réalités! et comme, durant le combat, notre coeur a été piétiné et foulé par ces rudes athlètes! Nous nous sommes assis comme Adam au pied des murs du paradis terrestre, sur les marches de l'escalier qui mène au monde que vous avez créé, voyant étinceler à travers les fentes de la porte une lumière plus vive que le soleil, entendant confusément quelques notes éparses d'une harmonie séraphique. Toutes les fois qulun élu entre ou sort au milieu d'un flot de splendeur, nous tendons le cou pour tâcher de voir quelque chose par le battant ouvert. C'est une architecture féerique qui n'a son égale que dans les contes arabes. Des entassements de colonnes, des arcades superposées, des piliers tordus en spirale, des feuillages merveilleusement découpés, des trèfles évidés, du porphyre, du jaspe, du lapis-lazuli, que sais-je, moi! des transparences et des reflets éblouissants, des profusions de pierreries étranges, des sardoines, du chrysobéryl, des aigues-marines, des opales irisées, de l'azerodrach, des jets de cristal, des flambeaux à faire pâlir les étoiles, une vapeur splendide pleine de bruit et de vertige, - un luxe tout assyrien! Le battant retombe ; vous ne voyez plus rien, - et vos yeux se baissent, pleins de larmes corrosives, sur cette pauvre terre décharnée et pâle, sur ces masures en ruine, sur ce peuple en haillons, sur votre âme, rocher aride où rien ne germe, sur toutes les misères et toutes les infbrtunes de la réalité. Ah 1 du moins, si nous pouvions voler jusque-là, si les degrés de cet escalier de feu ne nous brûlaient pas les pieds ; mais, hélas! l'échelle de Jacob ne peut être montée que par les anges! Quel sort que celui du pauvre à la porte du riche! quelle ironie sanglante qu'un palais en face d'une cabane, que l'idéal en face du réel, que la poésie en face de la prose! quelle haine enracinée doit tordre les noeuds au fond du coeur des misérables! quels grincements de dents doivent retentir la nuit sur leur grabat, tandis que le vent apporte jusqu'à leur oreille les soupirs des téorbes et des violes d'amour! Poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, pourquoi nous avez-vous menti? Poètes, pourquoi nous avez-vous raconté vos rêves ? Peintres, pourquoi avez-vous fixé sur la toile ce fantôme insaisissable qui montait et descendait de votre coeur à votre tête avec les bouillons de votre sang, et nous avez-vous dit : Ceci est une femme? Sculpteurs, pourquoi avez-vous tiré le marbre des profondeurs de Carrare pour lui faire exprimer éternellement, et aux yeux de tous, votre plus secret et plus fugitif désir? Musiciens, pourquoi avez-vous écouté , pendant la nuit, le chant des étoiles et des fleurs, et l'avez-vous noté? Pourquoi avez-vous fait de si belles chansons que la voix la plus douce qui nous dit : - je t'aime! - nous paraît rauque comme le grincement d'une scie ou le croassement d'un corbeau ? - Soyez maudits, imposteurs 1... et puisse le feu du ciel brûler et détruire tous les tableaux, tous les poèmes, toutes les statues et.toutes les partitions... Ouf! voilà une tirade d'une longueur interminable, et qui sort un peu du style épistolaire. - Quelle tartine! Je me suis joliment laissé aller au lyrisme, mon très cher ami, et voilà déjà bien du temps que je pindarise assez ridiculement. Tout ceci est fort loin de notre sujet, qui est, si je m'en souviens bien, l'histoire glorieuse et triomphante du chevalier d'Albert au pourchas de Daraïde, la plus belle princesse du monde, comme disent les vieux romans. Mais en vérité, l'histoire est si pauvre que je suis forcé d'avoir recours aux digressions et aux réflexions. J'espère qu'il n'en sera pas toujours ainsi, et qu'avant peu le roman de ma vie sera plus entortillé et plus compliqué qu'un imbroglio espagnol. Après avoir erré de rue en rue, je me décidai à aller trouver un de mes amis qui devait me présenter dans une maison, où, à ce qu'il m'a dit, on voyait un monde de jolies femmes, - une collection d'idéalités réelles, - de quoi satisfaire une vingtaine de poètes. - Il y en a pour tous les goûts : - des beautés aristocratiques avec des regards d'aigle, des yeux vert de mer, des nez droits, des mentons orgueilleusement relevés, des mains royales et des démarches de déesse ; des lis d'argent montés sur des tiges d'or ; - de simples violettes aux pâles couleurs, au doux parfum, ceil humide et baissé, cou frêle, chair diaphane ; - des beautés vives et piquantes ; des beautés précieuses, des beautés de tous les genres ; - car c'est un vrai sérail que cette maison-là moins les eunuques et le kislar aga. - Mon ami me dit qu'il y a déjà fait cinq ou six passions, - tout autant; - cela me paraît extrêmement prodigieux, et j'ai bien peur de ne pas avoir un pareil succès ; de C--- prétend que si, et que je réussirai bientôt plus que je ne le voudrai. Je n'ai, suivant lui, qu'un défaut dont je me corrigerai avec l'âge et en prenant du monde, c'est de faire trop de cas de la femme, et pas assez des femmes. - Il pourrait bien y avoir quelque chose de vrai là-dedans. - Il dit que je serai parfaitement aimable quand je me serai défait de ce petit travers. Dieu le veuille! Il faut que les femmes sentent que je les méprise . car un compliment, qu'elles trouveraient adorable et du dernier charmant dans la bouche d'un autre, les met en colère et leur déplaît dans la mienne, autant que l'épigramme la plus sanglante. Cela tient probablement à ce que de C--- me reproche. Le coeur me battait un peu en montant l'escalier, et j'étais à peine remis de mon émotion que de C---, me poussant par le coude, me mit face à face avec une femme d'une trentaine d'années environ, - assez belle, - parée avec un luxe sourd et une prétention extrême de simplicité enfantine, - ce qui ne l'empêchait pas d'être plaquée de rouge Comme une roue de carrosse : - c'était la dame du lieu. De C---, prenant cette voix grêle et moqueuse si différente de sa voix habituelle, et dont il se sert dans le monde quand il veut faire le charmant, lui dit avec force démonstrations de respect ironique, où perçait visiblement le plus profond mépris, moitié bas, moitié haut: - C'est ce jeune homme dont je vous ai parlé l'autre jour, - un homme d'un mérite très distingué ; - il est on ne peut mieux né, et je pense qu'il ne pourra que vous être agréable de le recevoir; c'est pourquoi j'ai pris la liberté de vous le présenter. - Assurément, monsieur, vous avez très bien fait, répliqua la dame en minaudant de la manière la plus outrée. Puis elle se retourna vers moi, et, après m'avoir détaillé du coin de l'oeil en connaisseuse habile, et d'une façon qui me fit rougir par-dessus les oreilles : - Vous pouvez vous regarder comme invité une fois pour toutes, et venir aussi souvent que vous aurez une soirée à perdre. Je m'inclinai assez gauchement et balbutiai quelques mots sans suite qui ne durent pas lui donner une haute idée de mes moyens ; d'autres personnes entrèrent, ce qui me délivra des ennuis inséparables de la présentation. De C--- me tira dans un coin de fenêtre, et se mit à me sermonner d'importance. - Que diable! tu vas me compromettre ; je t'ai annoncé comme un phénix d'esprit, un homme à imagination effrénée, un poète lyrique, tout ce qu'il y a de plus transcendant et de plus passionné, et tu restes là comme une souche, sans sonner mot! Quelle pauvre imaginative! je te croyais la veine plus féconde ; allons donc, lâche la bride à ta langue, babille à tort et à travers ; tu n'as pas besoin de dire des choses sensées et judicieuses, au contraire, cela pourrait t'être nuisible ; parle, voilà l'essentiel ; parle beaucoup, parle longtemps ; attire l'attention sur toi ; jette-moi de côté toute crainte et toute modestie ; mets-toi bien dans la tête que tous ceux qui sont ici sont des sots, ou à peu près, et n'oublie pas qu'un orateur qui veut réassir ne peut mépriser assez son auditoire. - Que te semble de la maîtresse de la maison? - Elle me déplaît déjà considérablement ; et, quoique je lui aie parlé à peine trois minutes, je m'ennuyais autant que si j'eusse été son mari. - Ah! voilà ce que tu en penses? - Mais oui. - Ta répugnance pour elle est donc tout à fait insurmontable? - Tant pis ; il aurait été décent pour toi de l'avoir, ne fût-ce qu'un mois, cela est du bon air, et un jeune homme un peu bien ne peut être mis dans le monde que par elle. - Eh bien! je l'aurai, fis-je d'un air assez piteux, puisqu'il le faut ; mais cela est-il aussi nécessaire que tu as l'air de le croire? - Hélas, oui! cela est du dernier indispensable, et je m'en vais t'en expliquer les raisons. Mme de Théraines est à la mode maintenant , elle a tous les ridicules du jour d'une manière supérieure, quelquefois ceux de demain, mais jamais ceux d'hier : elle est parfaitement au courant. On portera ce qu'elle porte, et elle ne porte pas ce qu'on a porté. Elle est riche d'ailleurs, et ses équipages sont du meilleur goût. - Elle n'a pas d'esprit, mais beaucoup de jargon ; elle a des goûts fort vifs et peu de passion. On lui plaît, mais on ne la touche pas ; c'est un coeur froid et une tête libertine. Quant à son âme, si elle en a une, ce qui est douteux, elle est des plus noires, et il n'y a pas de méchancetés et de bassesses dont elle ne soit capable; mais elle est extrêmement adroite et conserve les dehors, juste ce qu'il est nécessaire pour qu'on ne puisse rien prouver contre elle. Ainsi, elle couchera très bien avec un homme et ne lui écrira pas le billet le plus simple. Aussi ses ennemis les plus intimes ne trouvent rien à dire sur elle, sinon qu'elle met son rouge trop haut, et que certaines portions de sa personne n'ont pas, en vérite, toute la rondeur qu'elles paraissent avoir, - ce qui est faux. - Comment le sais-tu? - La question est bonne! - comme on sait ces sortes de choses, en m'en assurant par moi-même. - Tu as donc eu aussi Mme de Thémines! - Certainement! Pourquoi donc ne l'aurais-je pas eue? Il eût été de la dernière inconvenance que je ne l'eusse pas. - Elle m'a rendu de grands services, et je lui en suis fort reconnaissant. - Je ne comprends pas le genre de services qu'elle peut t'avoir rendus... - Serais-tu réellement un sot? me dit alors de C--- en me regardant avec la mine la plus comique du monde. - Ma foi, j'en ai bien peur et faut-il donc tout te dire? Mme de Thémines passe, et à juste titre, pour avoir des lumières spéciales à de certains endroits, et un jeune homme qu'elle a pris et gardé pendant quelque temps peut hardiment se présenter partout, et être sûr qu'il ne restera pas longtemps sans avoir une affaire, et deux plutôt qu'une. - Outre cet ineffable avantage, il y en a un autre qui n'est pas moindre, c'est que, dès que les femmes de cette société te verront l'amant en titre de Mme de Thémines, n'eussent-elles pas le plus léger goût pour toi, elles se feront un plaisir et un devoir de t'enlever à une femme à la mode comme est celle-ci ; et, au lieu des avances et des démarches que tu aurais à faire, tu n'auras que l'embarras du choix, et tu deviendras nécessairement le point de mire de toutes les agaceries et de toutes les minauderies possibles. Cependant si elle t'inspire une répugnance trop forte, ne la prends pas. Tu n'y es pas précisément obligé, quoique cela eût été dans la politesse et les convenances. Mais fais vite un choix et attaque-toi à celle qui te plaira le mieux ou qui semblera offrir le plus de facilités, car tu perdrais, en di.férant, le bénéfice de la nouveauté et l'avantage qu'elle te donne pendant quelques jours sur tous les cavaliers qui sont ici. Toutes ces dames ne conçoivent rien à ces passions qui naissent dans l'intimité et se développent lentement dans le respect et dans le silence : elles sont pour les coups de foudre et les sympathies occultes ; - chose merveilleusement bien imaginée pour épargner les ennuis de la résistance et toutes ces longueurs et ces redites que le sentiment entremêle au roman de l'amour, et qui ne font qu'en différer inutilement la conclusion. - Ces dames sont très économes de leur temps, et il leur paraît tellement précieux qu'elles seraient au désespoir d'en laisser une seule minute inemployée. - Elles ont une envie d'obliger le genre humain qu'on ne saurait trop louer, et elles aiment leur prochain comme elles-mêmes, - ce qui est parfaitement évangélique et méritoire ; ce sont de très charitables créatures, qui ne voudraient, pour rien au monde, faire mourir un homme de désespoir. Il doit déjà y en avoir trois ou quatre de frappées en ta faveur, et je te conseillerais amicalement de pousser ta pointe avec vivacité de ce côté-là, au lieu de t'amuser à bavarder avec moi dans l'embrasure d'une fenêtre, ce qui ne t'avancera pas à grand-chose. - Mais, mon cher C---, je suis tout à fait neuf sur ces matières-là. je n'ai p3int ce qu'il faut du monde pour distinguer au premier coup d'oeil une femme frappée d'avec une qui ne l'est point ; et je pourrais commettre d'étranges bévues, si tu ne m'aidais de ton expérience. - En vérité, tu es d'un primitif qui n'a pas de nom, et je ne croyais pas qu'il fût possible d'être aussi pastoral et aussi bucolique que cela dans le bienheureux siècle où nous sommes! - Que diable fais-tu donc de cette grande paire d'yeux noirs que tu as là, et qui serait de l'effet le plus vainqueur, si tu savais t'en servir? - Regarde-moi là-bas un peu, dans ce coin auprès de la cheminée, cette petite femme en rose qui joue avec son éventail : elle te lorgne depuis un 'quart d'heure avec une assiduité et une fixité tout à fait significatives : il n'y a qu'elle au monde pour être indécente d'une manière aussi supérieure, et déployer une aussi noble effronterie. Elle déplaît beaucoup aux femmes, qui désespèrent de parvenir jamais à cette hauteur d'impudence, mais, en revanche, elle plaît beaucoup aux hommes, qui lui trouvent tout le piquant d'une courtisane. - Il est vrai qu'elle est d'une dépravation charmante, pleine d'esprit, de verve et de caprice. - C'est une excellente maîtresse pour un jeune homme qui a des préjugés. - En huit jours elle vous débarrasse une conscience de tout scrupule, et vous corrompt le coeur de manière à ce que vous ne soyez jamais ridicule ni élégiaque. Elle a sur toutes choses des idées d'un positif inexprimable ; elle va au fond de tout avec une rapidité et une sûreté qui étonnent. C'est l'algèbre incarnée que cette petite femme-là ; c'est précisément ce qu'il faut à un rêveur et à un enthousiaste. Elle t'aura bientôt corrigé de ton vaporeux idéalisme : c'est un grand service qu'elle te rendra. Elle le fera du reste avec le plus grand plaisir, car son instinct est de désenchanter des poètes. Ma curiosité étant éveillée par la description de C---, je sortis de ma retraite, et, me glissant entre les groupes, je m'approchai de la dame et je la regardai fort attentivement : - elle pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Sa taille était petite, mais assez bien prise, quoique un peu chargée d'embonpoint; elle avait le bras blanc et potelé, la main assez noble, le pied joli et même trop mignon, - les épaules grasses et lustrées, peu de gorge, mais ce qu'il y en avait fort satisfaisant et ne donnant pas mauvaise idée du reste ; pour les cheveux, ils étaient extrêmement brillants et d'un noir bleu comme des ailes de geai ; - le coin de l'oeil troussé assez haut vers la tempe, le nez mince et les narines fort ouvertes, la bouche humide et sensuelle, une petite raie à la lèvre inférieure, et un duvet presque imperceptible aux commissures. Et dans tout cela une vie, une animation, une santé, une force, et je ne sais quelle expression de luxe adroitement tempérée par la coquetterie et le manège, qui en faisaient en somme une très désirable créature et justifiaient et au-delà les goûts très vifs qu'elle avait inspirés et qu'elle inspirait tous les jours. Je la désirai mais je compris néanmoins que ce ne serait pas cette femme, tout agréable qu'elle fût, qui réaliserait mon voeu et me ferait dire : - Enfin j'ai une maîtresse! Je revins à de C---, et je lui dis : - La dame me plaît assez, et je m'arrangerai peut-être avec elle. Mais, avant de rien dire de précis et qui m'engage, je voudrais bien que tu eusses la bonté de me faire voir celles des indulgentes beautés qui ont eu l'obligeance de se frapper pour moi, afin que je puisse choisir. - Tu me ferais plaisir aussi, puisque tu me sers ici de démonstrateur, d'y ajouter une petite notice et la nomenclature de leurs défauts et qualités ; la manière dont il faut les attaquer et le ton qu'on doit employer avec elles pour que je n'aie pas trop l'air d'un provincial ou d'un littérateur. - Je veux bien, dit de C---. - Vois-tu ce beau cygne mélancolique qui déploie son cou si harmonieusement et fait remuer ses manches comme des ailes ~ c'est la modestie même, tout ce qu'il y a de plus chaste et de plus virginal au monde ; c'est un front de neige, un coeur de glace, des regards de madone, un sourire d'Agnès, elle a une robe blanche et l'âme pareille ; elle ne met dans ses cheveux que des fleurs d'oranger ou des feuilles de nénuphar, et ne tient à la terre que par un fil. Elle n'a jamais eu une mauvaise pensée et ignore profondément en quoi un homme diffère d'une femme. La sainte Vierge est une bacchante à côté d'elle, ce qui d'ailleurs ne l'empêche pas d'avoir eu plus d'amants qu'aucune femme que je connaisse, et assurément ce n'est pas peu dire. Examine-moi un peu la gorge de cette discrète personne; - c'est un petit chef-d'oeuvre, et réellement il est difficile de montrer autant en cachant davantage; dis-moi si, avec toutes ses restrictions et toute sa pruderie, elle n'est pas dix fois plus indécente que cette bonne dame qui est à sa gauche et qui étale bravement deux hémisphères qui, s'ils étaient réunis, formeraient une mappemonde d'une grandeur naturelle, ou que cette autre qui est à sa droite, décolletée jusqu'au ventre et qui fait parade de son néant avec une intrépidité charmante ? - Cette virginale créature, ou je me trompe fort, a déjà supputé dans sa tête ce que les promesses de ta pâleur et de tes yeux noirs pouvaient tenir d'amour et de passion ; et ce qui me fait dire cela, c'est qu'elle n'a pas regardé une seule fois de ton côté, du moins en apparence ; car elle sait faire jouer sa prunelle avec tant d'art et la faire couler si adroitement dans le coin de ses yeux que rien ne lui échappe; on croirait qu'elle y voit par le derrière de la tête, car elle sait parfaitement ce qui se passe derrière elle. - C'est un Janus féminin. - Si tu veux réussir auprès d'elle, il faut laisser là les manières débraillées et victorieuses. Il faut lui parler sans la regarder, sans faire de mouvement, dans une attitude contrite, et d'un ton de voix étouffé et respectueux ; de cette façon, tu pourras lui dire tout ce que tu voudras, pourvu que cela soit convenablement gazé, et elle te permettra les choses les plus libres en paroles d'abord, et ensuite en action. Aie soin seulement de rouler tendrement les yeux quand elle aura les siens baissés, et parle-lui des douceurs de l'amour platonique et du commerce des âmes, tout en employant avec elle la pantomime la moins platonique et la moins idéale du monde! Elle est fort sensuelle et très susceptible ; embrasse-la tant que tu voudras ; mais, dans l'abandon le plus intime, n'oublie pas dé l'appeler madame au moins trois fois par phrase : elle s'est brouillée avec moi, parce qu'étant couché dans son lit je lui ai dit je ne sais plus quoi en la tutoyant. Que diable! on n'est pas honnête femme pour rien. - Je n'ai pas grande envie, d'après ce que tu me dis, de risquer l'aventure : une Messaline prude! l'alliance est monstrueuse et nouvelle. - Vieille comme le monde, mon cher! cela se voit tous les jours, et rien n'est plus commun. - Tu as tort de ne pas te fixer à celle-là : - Elle a un grand agrément, c'est qu'avec elle on a toujours l'air de commettre un péché mortel, et le moindre baiser paraît tout à fait damnable ; tandis qu'avec les autres on croit à peine faire un péché véniel, et souvent même on ne croit rien faire du tout. - C'est la raison pourquoi je l'ai gardée plus longtemps qu'aucune maîtresse. - je l'aurais encore, si elle ne m'avait pas quitté elle-même ; c'est la seule femme qui m'ait devancé, et je lui porte un certain respect à cause de cela. - Elle a de petits raffinements de volupté on ne peut plus délicats, et ce grand art de paraître se faire extorquer ce qu'elle accorde très librement : ce qui donne à chacune de ses faveurs le charme d'un viol. Tu trouveras dans le monde dix de ses amants qui te jureront sur leur honneur que c'est la plus vertueuse créature qui soit. - Elle est précisément le contraire. - C'est une curieuse étude que d'anatomiser cette vertu-là sur un oreiller. - Étant prévenu, tu ne cours aucun risque, et tu n'auras pas la maladresse d'en devenir sincèrement amoureux. - Quel âge a donc cette adorable personne? demandai-je à de C---, car il m'était impossible de le déterminer en l'examinant avec l'attention la plus scrupuleuse. - Ah! voilà, quel âge a-t-elle? c'est le mystère, et Dieu seul le sait. Pour moi, qui me pique d'assigner leur âge aux femmes à une minute près, je n'ai jamais pu trouver le sien. Seulement, d'une manière approximative, j'estime qu'elle peut avoir de dix-huit à trente-six ans. - je l'ai vue en grande toilette, en déshabillé, sous le linge, et je ne puis rien t'apprendre à cet égard : ma science est en défaut ; l'âge qu'elle semble le plus avoir, c'est dix-huit ans, et cependant ce ne peut être son âge. - C'est un corps de vierge et une âme de fille de joie, et, pour se corrompre aussi profondément et aussi spécieusement, il faut beaucoup de temps ou de génie ; il faut un coeur de bronze dans une poitrine d'acier : elle n'a ni l'un ni l'autre ; alors je pense qu'elle a trente-six ans, mais au fond je ne sais rien. - Est-ce qu'elle n'a pas d'amie intime qui te pourrait donner des lumières à ce sujet? - Non ; elle est arrivée dans cette ville il y a deux ans. Elle venait de la province ou de l'étranger, je ne sais plus lequel - c'est une admirable position pour une femme qui sait en profiter. Avec une figure comme elle en a une, elle peut se donner l'âge qu'elle veut et ne dater que du jour où elle est arrivée ici. - Voilà qui est on ne peut plus agréable, surtout quand quelque ride impertinente ne vient pas vous démentir, et que le temps, ce grand destructeur, a la bonté de se prêter à cette falsification de l'extrait de baptême. Il m'en fit voir encore quelques-unes qui, selon lui, recevraient favorablement toutes les requêtes qu'il me plairait de leur adresser et me traiteraient avec une philanthropie toute particulière. Mais la femme en rose du coin de la cheminée et la modeste colombe qui lui servait d'antithèse étaient incomparablement mieux que toutes les autres ; et, si elles n'avaient pas toutes les qualités que je demande, elles en avaient quelques-unes, du moins en apparence. Je parlai toute la soirée avec elles, surtout avec la dernière, et j'eus soin de jeter mes idées dans le moule le plus respectueux ; - quoiqu'elle me regardât à peine, je crus voir quelquefois luire ses prunelles sous leur rideau de cils, et à quelques galanteries assez vives, mais habillées de la gaze la plus pudique que je hasardai, passer à deux ou trois lignes sous sa chair une petite rougeur contenue et étouffée, assez pareille à celle que produit une liqueur rose versée dans une tasse à moitié opaque. - Ses réponses, en général, étaient sobres, mesurées, mais pourtant aiguës et pleines de trait, et donnaient à penser beaucoup plus qu'elles n'exprimaient. Tout cela était entremêlé de réticences, de demi-mots, d'allusions détournées, chaque syllabe avait son intention, chaque silence sa portée; rien au monde n'était plus diplomatique et plus charmant. - Et pourtant, quelque plaisir que j'y aie pris momentanément, je ne pourrais supporter longtemps une pareille conversation. Il faut être perpétuellement en éveil et sur ses gardes, et ce que j'aime le mieux dans une causerie, c'est l'abandon et la familiarité. - Nous avons parlé d'abord de musique, ce qui nous a conduits tout naturellement à parler de l'Opéra, et ensuite des femmes, puis de l'amour, sujet dans lequel il est plus facile que dans tout autre de trouver des transitions pour passer de la généralité à la spécialité. - Nous avons fait du beau coeur à qui mieux mieux; - tu aurais ri de m'entendre. - En vérité, Amadis sur la Roche pauvre n'était qu'un cuistre sans flamme auprès de moi. C'étaient des générosités, des abnégations, des dévouements à faire rougir de honte feu le Romain Curtius. - je ne me croyais sincèrement pas capable d'un galimatias et d'un pathos aussi transcendants. - Moi, faisant du platonisme le plus quintessencié, cela ne te paraît-il pas une des choses les plus bouffonnes la meilleure scène de comédie qu'il se puisse voir? Et puis cet air confit en perfection, ces petites façons papelardes et chattemites que je vous avais! tubleu! - je n'avais pas la mine d'y toucher, et toute mère qui m'aurait entendu raisonner n'aurait pas hésité à me laisser coucher avec sa fille, tout mari m'aurait confié sa femme. C'est la soirée de ma vie où j'ai eu le plus l'air vertueux et où je l'ai été le moins. - Je pensais qu'il fût plus difficile que cela d'être hypocrite et de dire des choses que l'on ne croyait point. - Il faut que ce soit assez aisé ou que j'aie de fort belles dispositions pour avoir aussi agréablement réussi du premier coup. - J'ai en vérité de fort beaux moments. Quant à la dame, elle a dit beaucoup de choses très finement détaillées, et qui, malgré l'air de candeur qu'elle y mettait, prouvent une expérience des plus consommées ; on ne peut se faire une idée de la subtilité de ses distinctions. Cette femme-là scierait un cheveu en trois dans sa longueur, et elle ferait quinauds tous les docteurs angéliques et séraphiques. Au reste, à la manière dont elle parle, il est impossible de croire qu'elle ait même l'ombre d'un corps. - C'est d'un immatériel, d'un vaporeux, d'un idéal à vous casser les bras ; et, si de C--- ne m'avait prévenu des allures de la bête, j'aurais assurément désespéré du succès de mes alfaires, et je me serais tenu piteusement à l'écart. Comment diable aussi, lorsqu'une femme vous dit pendant deux heures, de l'air le plus détaché du monde, que l'amour ne vit que de privations et de sacrifices et autres belles choses de ce genre, peut-on décemment espérer de lui persuader un jour de se mettre entre deux draps avec vous, pour vous fomenter la complexion et voir si vous êtes faits l'un comme l'autre? Bref, nous nous sommes séparés très amis, et nous félicitant réciproquement de l'élévation, de la pureté de nos sentiments. La conversation avec l'autre a été, comme tu l'imagines, d'un genre tout à fait opposé. Nous avons ri autant que parlé. Nous nous sommes moqués, et fort spirituellement, de toutes les femmes qui étaient là; - quand je dis : Nous nous sommes moqués et fort spirituellement, je me trompe; je devrais dire : Elle s'est moquée; un homme ne se moque jamais bien d'une femme. Moi, j'écoutais et j'approuvais, car il est impossible de crayonner un trait plus vif et de le colorer plus ardemment; c'est la plus curieuse galerie de caricatures que j'aie jamais vue. Malgré l'exagération, on sentait la vérité là-dessous; de C--- avait bien raison : la mission de cette femme est de désenchanter des poètes. Il y a autour d'elle une atmosphère de prose dans laquelle une idée poétique ne peut vivre. Elle est charmante et pétillante d'esprit, et cependant, à côté d'elle, on ne pense qu'à des choses ignobles et vulgaires ; tout en lui parlant, je me sentais une foule d'envies incongrues et impraticables dans le lieu où je me trouvais, comme de me faire apporter du vin et de me soûler, de la camper sur un de mes genoux et de lui baiser la gorge, - de relever le bord de sa jupe et de voir si sa jarretière était au-dessus ou au-dessous du genou, de chanter à tue-tête un refrain ordurier, de fumer une pipe ou de casser les carreaux : que sais-je? - Toute la partie animale, toute la brute se soulevait en moi ; j'aurais très volontiers craché sur l'Iliade d'Homère et je me serais mis à genoux devant un jambon. - Je comprends parfaitement aujourd'hui l'allégorie des compagnons d'Ulysse changés en pourceaux par Circé. Circé était probablement quelque égrillarde comme ma petite femme en rose. Chose honteuse à dire, j'éprouvais un grand délice à me sentir gagné par l'abrutissement ; je ne m'y opposais pas, j'y aidais de toutes mes forces, tant la corruption est naturelle à l'homme, et tant il y a de boue dans l'argile dont il est pétri. Cependant j'eus une minute peur de cette gangrène qui me gagnait, et je voulus quitter la corruptrice ; mais le parquet semblait avoir monté jusqu'à mes genoux, et j'étais comme enchâssé à ma place. A la fin je pris sur moi de la quitter, et, la soirée étant fort avancée, je m'en retournai chez moi très perplexe, très troublé et ne sachant trop ce que je devais faire. - J'hésitais entre la prude et la galante, - je trouvais de la volupté dans l'une et du piquant dans l'autre ; et, après un examen de conscience très détaillé et très approfondi, je m'aperçus non que je les aimais toutes les deux, mais que je les désirais toutes les deux, l'une autant que l'autre, avec assez de vivacité pour en prendre de la rêverie et de la préoccupation. Selon toute apparence, ô mon ami! j'aurai une de ces deux femmes, je les aurai peut-être toutes les deux, et pourtant je t'avoue que leur possession ne me satisfait qu'à moitié . ce n'est pas qu'elles ne soient fort jolies, mais à leur vue rien n'a crié dans moi, rien n'a palpité, rien n'a dit. - C'est elles ; je ne les ai pas reconnues. - Cependant je ne crois pas que je rencontrerai beaucoup mieux du côté de la naissance et de la beauté, et de C--- me conseille de m'en tenir là. Assurément je le ferai, et l'une ou l'autre sera ma maîtresse, ou le diable m'emportera avant qu'il soit bien longtemps; mais au fond de mon coeur, une secrète voix me reproche de mentir à mon amour, et de m'arrêter ainsi au premier sourire d'une femme que je n'aime point, au lieu de chercher infatigablement à travers le monde, dans les cloîtres et dans les mauvais lieux, dans les palais et dans les auberges, celle qui a été faite pour moi et que Dieu me destine, princesse ou servante, religieuse ou femme galante. Puis je me dis que je me fais des chimères, qu'il est bien égal après tout que je couche avec cette femme ou avec une autre ; que la terre n'en déviera pas d'une ligne dans sa marche, et que les quatre saisons n'intervertiront pas leur ordre pour cela ; que rien au monde n'est plus indifférent, et que je suis bien bon de me tourmenter de pareilles billevesées : voilà ce que je me dis. - Mais j'ai beau dire, je n'en suis ni plus tranquille ni plus résolu. Cela tient peut-être à ce que je vis beaucoup avec moi-même, et que les plus petits détails dans une vie aussi monotone que la mienne prennent une trop grande importance. je m'écoute trop vivre et penser : j'entends le battement de mes artères, les pulsations de mon coeur ; je dégage, à force d'attention, mes idées les plus insaisissables de la vapeur trouble où elles flottaient et je leur donne un corps. - Si j'agissais davantage, je n'apercevrais pas toutes ces petites choses, et je n'aurais pas le temps de regarder mon âme au microscope, comme je le fais toute la journée. Le bruit de l'action ferait envoler cet essaim de pensées oisives qui voltigent dans ma tête et m'étourdissent du bourdonnement de leurs ailes : au lieu de poursuivre des fantômes, je me colletterais avec des réalités ; je ne demanderais aux femmes que ce qu'elles peuvent donner : - du plaisir, - et je ne chercherais pas à embrasser je ne sais quelle fantastique idéalité parée de nuageuses perfections. - Cette tension acharnée de l'oeil de mon âme vers un objet invisible m'a faussé la vue. je ne sais pas voir ce qui est, à force d'avoir regardé ce qui n'est pas, et mon ceil si subtil pour l'idéal est tout à fait myope dans la réalité; - ainsi, j'ai connu des femmes que tout le monde assure être ravissantes, et qui ne me paraissent rien moins que cela. - J'ai beaucoup admiré des peintures généralement jugées mauvaises, et des vers bizarres ou inintelligibles m'ont fait plus de plaisir que les plus galantes productions. - je ne serais pas étonné qu'après avoir tant adressé de soupirs à la lune et regardé les étoiles entre les deux yeux, après avoir tant fait d'élégies et d'apostrophes sentimentales, je ne devienne amoureux de quelque fille de joie bien ignoble ou de quelque femme laide et vieille; - ce serait une belle chute. - La réalité se vengera peut-être ainsi du peu de soin que j'ai mis à lui faire la cour : - cela ne serait-il pas bien fait, si j'allais m'éprendre d'une belle passion romanesque pour quelque maritorne ou quelque abominable gaupe? Me vois-tu jouant de la guitare sous la fenêtre d'une cuisine et supplanté par un marmiton portant le roquet d'une vieille douairière crachant sa dernière dent? - Peut-être aussi que, ne trouvant rien en ce monde qui soit digne de mon amour, je finirai par m'y adorer moi-même, comme feu Narcisse d'égoïste mémoire. - Pour me garantir d'un aussi grand malheur, je me regarde dans tous les miroirs et dans tous les ruisseaux que je rencontre. Au vrai, à force de rêveries et d'aberrations, j'ai une peur énorme de tomber dans le monstrueux et le hors nature. Cela est sérieux, et il y faut prendre garde. - Adieu, mon ami , - je vais de ce pas chez la dame rose, de peur de me laisser aller à mes contemplations habituelles. - je ne pense pas que nous nous occupions beaucoup de l'entéléchie, et je crois que, si nous faisons quelque chose, ce ne sera pas à coup sûr du spiritualisme, bien que la créature soit fort spirituelle : je roule soigneusement et serre dans un tiroir le patron de ma maîtresse idéale pour ne pas l'essayer sur celle-ci. je veux jouir tranquillement des beautés et des mérites qu'elle a. je veux la laisser habillée d'une robe à sa taille, sans tâcher de lui adapter le vêtement que j'ai taillé d'avance et à tout événement pour la dame de mes pensées. - Ce sont de fort sages résolutions, je ne sais pas si je les tiendrai. - Encore une fois, adieu.