[1] LE BOL DE PUNCH C'était une chambre singulière que celle de notre ami Philadelphe. [2] Elle avait bien, comme toutes les chambres possibles, comme la vôtre ou la mienne, quatre murs avec un plafond et un plancher; mais la façon dont elle était décorée lui donnait une physionomie étrangement incongrue. [3] Les peintures les plus bizarres étaient appendues aux murs dans des cadres curieusement sculptés, des pastels de la régence, fardés et sourians, se pavanaient à côté de raides figures d'anges sur fond d'or dans la manière de Giotto ou d'Orcagna. [4] Les gravures, les eaux-fortes, se pressaient au long des lambris si serrés et si mal en ordre, qu'on ne pouvait en voir une seule sans en déranger deux ou trois. [5] Rembrandt heurtait Watteau du coude, une fête galante de Pater couvrait la figure d'une sibylle de Michel-Ange, un tartaglia de Callot donnait du pied au cul au portrait du grand roi, par Hyacinthe Rigaud, une nudité charnue et sensuelle de Rubens faisait baisser les yeux à un dessin ascétique de Moralès, une gouache libertine de Boucher montrait impudemment son der- rière à une prude madone du rigide Albert Durer, la muraille était hérissée d'antithèses comme une tragédie du temps de l'empire. [6] Sur toutes les tables, les consoles, les guéridons, les chaises, les fauteuils, et en général sur tout ce qui présentait une surface à peu près plane, étaient entassés une foule d'objets de formes baroques et disparates. [7] Dans une duchesse, inoccupée au milieu de plats bosselés et d'émaux de Bernard de Palissy, une longue fiole flamande allongeait son col de cigogne. [8] Des pots bleus du Japon, des nids d'hirondelles salanganes, des carpes et des chats verts de la Chine, jonchaient des escabeaux vermoulus du temps de Louis XIII. [9] Une tête de mort, des besicles sur le nez, une calotte grecque sur le crâne, une pipe culottée entre les mâchoires, faisait la grimace à un magot de porcelaine placé à l'autre bout de la cheminée, des mandragores difformes se tortillaient hideusement pêle-mêle avec des pétrifications et des madrepores sur un rayon vide de la bibliothèque. [10] Sur la table du milieu, c'était bien autre chose; il était certainement impossible de réunir dans un plus petit espace un plus grand nombre d'objets ayant de la tournure et du caractère. [11] Une babouche turque, Une pantoufle de marquise, Un yataghan, Un fleuret, Un missel, Un arétin, Un médaillon d'Antonin Moine, Du papel espaiïol para cigaritos, Des billets d'amour, Une dague - de Tolède -, Un verre à boire du vin de Champagne, Une épée à coquille, Des priapées de Clodion, Une petite idole égyptienne, Des paquets de différens tabacs (lesdits paquets largement éventrés et laissant voir leurs blondes entrailles), Un paon empaillé, Les Orientales de Victor Hugo, Une résille de muletier, Une palette, Une guitare, Un n'importe quoi d'une belle conservation. [12] Que sais-je! un fouillis, un chaos indébrouillable à faire tomber la plume de lassitude au nomenclateur le plus intrépide, à Rabelais et à Charles Nodier. [13] Les chaises et les fauteuils avaient probablement été à Marignan avec les escabeaux de Saltabadil; les unes étaient boiteuses et les autres manchots, pas plus de trois pieds et pas plus d'un bras. [14] Il n'est pas besoin de vous faire remarquer, judicieux lecteur, que cette description est véritablement superbe et composée d'après les recettes les plus modernes. [15] Elle ne le cède à aucune autre, hormis celle de M- de Balzac, qui seul est capable d'en faire une plus longue. [16] J'ai attifé un peu ma phrase jusqu'ici assez simple, j'ai cousu des paillettes à sa robe de toile, je lui ai mis des verroteries et du stras dans les cheveux, je lui ai passé aux doigts des bagues de chrysocale, et la voilà qui s'en va toute pimpante, aussi fière et aussi brave que si tous ses bijoux n'étaient pas du clinquant, et ses diamans des petits morceaux de cristal. [17] Je fais cela, parce que l'on croirait à la voir aller humble et nue comme elle va, que je n'ai pas le moyen de la vêtir autrement. [18] Pardieu! je veux montrer que j'en suis aussi capable que si je n'avais pas de talent, et je dois supposer que j'en ai beaucoup, si j'ai eu l'art de vous amener, à travers trois cents pages, jusqu'à cette assertion audacieuse et immodeste. [19] En deux traits de plume, je m'en vais lui faire une jupe d'adjectifs, un corset de périphrases, et des panaches de métaphores. [20] D'alinéa en alinéa, je veux désormais tirer des feux d'artifices de style; il y aura des pluies lumineuses en substantifs, des chandelles romaines en adverbes, et des feux chinois en pronoms personnels. [21] Ce sera quelque chose de miroitant, de chatoyant, de phosphorescent, de papillotant, à ne pouvoir être lu que les yeux fermés. [22] Cette description, outre qu'elle est magnifique et digne d'être insérée dans les cours de littérature, l'emporte sur les descriptions ordinaires par le mérite excessivement rare qu'elle a d'être parfaitement à sa place, et d'être d'une utilité incontestable à l'ouvrage dont elle fait partie. [23] En effet, ayant entrepris d'écrire la physiologie du bipède nommé Jeune France, j'ai cru qu'après avoir constaté le nombre de ses ongles et la longueur de son poil, la couleur de son cuir, ses habitudes et ses appé- tits, il ne serait pas d'un médiocre intérêt de vous faire savoir où il vit et où il perche; et j'ai pensé que la description de cette chambre aurait autant d'importance aux yeux des naturalistes que celle du nid de la mésange des roseaux, ou du petit perroquet vert d'Amérique. [24] Les sept à huit personnages réunis dans cette chambre singulière n'étaient guère moins singuliers : les figures étaient en tout dignes du fond. [25] Leur costume n'était pas le costume français, et l'on eût été fort embarrassé de désigner précisément à quelle époque et à quelle nation il appartenait. [26] L'un avait une barbe noire taillée à la François Ier, l'autre une pointe et les cheveux en brosse à la Saint-Megrin, un troisième une royale comme le cardinal Richelieu. [27] Les autres, trop jeunes pour posséder cet accessoire important, s'en dédommageaient par la longueur de leur chevelure; l'un avait un pourpoint de velours noir, et un pantalon collant comme un archer du moyen âge, l'autre un habit de conventionnel, avec un feutre pointu de Raffiné : celui-ci une redingote de dandy d'une coupe exagérée, et une fraise à la Henri IV. [28] Tous les autres détails de leur ajustement étaient entendus dans le même style, et l'on eût dit qu'ils avaient pris au hasard et les yeux fermés, dans la friperie des siècles, de quoi se composer tant bien que mal une garde-robe complète. [29] Les occupations de ces dignes individus étaient tout-à-fait en rapport avec leur extérieur. [30] Le François Ier chantait faux et avec un accent normand une romance espagnole. [31] Le Saint-Megrin jouait au bilboquet, ou lançait des boulettes avec une sarbacane. [32] Le Richelieu fumait gravement un cigarre éteint. [33] Le conventionnel racontait d'une voix de Stentor une de ses bonnes fortunes à son ami le fashionable, et il lui recommandait le secret. [34] L'archer lisait le Courrier des Théâtres, le dandy guillotinait des mouches avec des queues de cerises. [35] Philadelphe, le maître de la maison, faisait de ses bras un Y, et de sa bouche un grand O, en bâillant de la façon la plus paternelle du monde. [36] Bref, toute l'assemblée avait l'air de jouir médiocrement et de se souhaiter dans un autre endroit; je crois, tant ils étaient désespérés et embarrassés d'eux-mêmes, qu'ils n'eussent pas refusé des billets d'Opéra-Comique ou de Vaudeville. [37] ALBERT Par les cornes de mon père! on s'ennuie ici comme en pleine académie. [38] RODOLPHE On se croirait au Théâtre-Français. [39] THÉODORE Que faire pour couper le col au temps ? [40] Si nous faisions des armes ? [41] ALBERT Le fleuret est cassé. [42] THÉODORE Si nous jouions aux dés ? [43] ALBERT Les dés de Philadelphe sont pipés. [44] THÉODORE Si nous lisions un conte de M. [45] de Bouilly, ce serait quelque chose de colossalement bouffon. [46] ALBERT Autant nous faire avaler de la panade sans sel. [47] THÉODORE Si chacun racontait ses bonnes fortunes ? [48] TOUS Allons donc! [49] Ponsif! [50] Pompadour! ce serait bien amusant et bien varié! [51] A bas la motion, à bas l'orateur. [52] RODERICK Si nous faisions de la musique ? [53] Tous, avec une expression de terreur profonde. [54] Non! non! non! [55] PHILADELPHE Le piano n'est pas d'accord, et d'ailleurs c'est un plaisir très médiocre de voir un pauvre diable se démener sur un clavier comme le lapin savant qui tambourinait en l'honneur de Charles X. [56] THÉODORE J'aime mieux que Roderick ait la gueule remplie avec de la bouillie bien chaude, qu'avec des sol et des ut, d'autant que très-souvent le sol est un ut et l'ut un sol, et que la bouillie est toujours de la bouillie, et le bâillonne hermétiquement. [57] PHILADELPHE Cela aurait une belle tournure de chanter des romances de société comme des tartines qui sortent de pension. [58] Tous Au diable la musique, et le musicien surtout. [59] RODERICK Qu'allons-nous faire, au bout du compte ? [60] ALBERT, de l'air le plus dithyrambique du monde. [61] Pardieu ! messieurs, vous mériteriez d'avoir des membranes entre les doigts, car vous n'êtes et ne serez jamais que de francs oisons. [62] PHILADELPHE L'oie est blanche comme le cygne, et le cygne blanc comme l'oie; on court risque de s'y tromper, quand on a la vue courte. [63] O mon ami! l'on voit bien que tu as oublié de chausser tes lunettes; frottes-en les verres au parement de ton habit, et regarde, tu verras que nous sommes de hauts génies et non des imbéciles, des cygnes et non des oies. [64] ALBERT Oie ou cygne, n'importe; de loin l'effet est le même. [65] J'ai en ce moment-ci un avantage sur toi en particulier, et sur vous tous en général; c'est que j'ai une idée, et que vous n'en avez évidemment pas. [66] PHILADELPHE Est-il fat, celui-là, avec sa prétention d'avoir une idée! tu n'as pas plus d'idée que de femmes. [67] ALBERT C'est en quoi tu te trompes, j'ai trois femmes et une idée; différent en cela de toi, qui as peut-être trois idées, et qui n'as certainement pas de femme. [68] Tous L'idée! l'idée! l'idée! [69] ALBERT Messeigneurs, la voici; elle est simple et triomphante. [70] Je m'étonne que pas un d'entre vous ne l'ait eue avant moi. [71] TOUS Voyons. [72] ALBERT, solennellement. [73] Faisons une orgie! [74] Une orgie est indispensable pour nous culotter tout-à-fait : il ne nous manque que cela. [75] Nous nous compléterons, et nous passerons la soirée très-agréablement. [76] Tous, avec un enthousiasme frénétique. [77] Bravo! bravo! [78] ALBERT Rien n'est plus à la mode que l'orgie. [79] Chaque roman qui paraît a son orgie : ayons aussi la nôtre. [80] L'orgie est aussi nécessaire à une existence d'homme, qu'à un in-octavo d'Eugène Renduel --- . [81] En vérité, je ne sais trop pourquoi j'ai pris la forme du dialogue pour vous narrer ce conte véridique; il est clair qu'elle s'y adapte fort mal, et la page précédente est un chef-d'œuvre de mauvais goût. [82] Je ne crois pas qu'il soit possible d'écrire d'une manière plus prétentieuse et plus fatigante : chaque interlocuteur prend le dernier mot de l'autre, et le renvoie comme un volant avec une raquette. [83] Je pense que le seul motif qui m'a poussé à cette abomination, est le désir de faire le plus de pages possibles avec le moins de phrases possibles. [84] Je souhaite de tout mon cœur que ce bienheureux conte, intitulé le Bol de Punch, aille jusqu'à la page 370, qui est la colonne d'Hercule où je dois arriver, et que je ne dois pas dépasser, parce que dans l'un ou l'autre de ces deux cas mon volume serait galette ou billot : écueil également à redouter. [85] Le dialogue a cela d'agréable qu'il foisonne beaucoup : chaque demande et chaque réponse étant sépa- rées par le nom des personnages écrit en lettres majuscules, l'on peut, avec un peu d'adresse, composer une page sans y mettre plus de cinq ou six lignes, en ayant soin de hacher son style court et menu. [86] Il y a dans les Marrons du feu une feuille qui ne contient que treize syllabes; c'est le nec plus ultra du genre, et il n'est pas donné à beaucoup de s'élever à cette hauteur. [87] Vestigia pronus adoro". [88] Quoi qu'il en soit, je renonce au dialogue, temporairement du moins, et le lecteur y gagnera une superficie de deux ou trois pouces carrés par feuillet de pensées exclusivement admirables, ainsi que je me suis engagé à les livrer à mon éditeur très cher. [89] Cette grandeur d'âme est d'autant plus antique et digne qu'on la loue, qu'elle recule l'instant fortuné où je toucherai l'argent qui m'est dû pour ce merveilleux volume, destiné à opérer une régéneration sociale, et à faire progresser l'humanité dans la route de l'avenir. [90] Et si vous désirez savoir, ami lecteur, pourquoi je veux avoir de l'argent, je vous répondrai, primo, comme Gubetta à Lucrèce Borgia, --- Pour en avoir, ce qui est très-logique; secundo, pour acheter des vieux pots du Japon et des magots de la Chine; tertio, pour manger du flan et des pommes de terre frites le long des quais et des boulevards, ce que personne ne pourra trouver subversif de l'ordre de choses, et provoquant au mépris de la monarchie citoyenne. [91] Maintenant, au bol de punch. [92] Si vous n'avez pas de gastrite, ce que je souhaite de toute mon âme, ô vénérable lecteur, tendez votre verre, que je vous verse de ce délectable breuvage. [93] Et vous, ô charmante lectrice (il n'y a aucun doute que vous ne soyez charmante); avancez le vôtre, que je ne répande rien sur la nappe. [94] Vous direz probablement, qu'il est d'une force horrible, vous ferez, en disant cela, la plus jolie petite moue, et la plus adorable grimace que l'on puisse imaginer; mais vous n'en boirez pas moins le calice jusqu'à la dernière goutte, et vous vous en trouverez on ne peut mieux, vous et vos chastes amies. [95] Oui! oui! une orgie pyramidale, phénoménale, crièrent tous les drôles à la fois, une orgie folle, échevelée, hurlante, comme dans la Peau de M. [96] de Balzac, comme dans le Barnave de M. [97] Janin, comme dans la Salamandre de M. [98] Eugène Sue, comme dans le Divorce du bibliophile Jacob. [99] Non, non, à bas celle-là; c'est empire, c'est ponsif! [100] Comme dans la Danse macabre du même. [101] A la bonne heure, c'est moyen âge, au moins, cela a une tournure! [102] Qu'est-ce qui tient pour la Peau ? [103] Moi, - moi, - moi! [104] C'est bien : passez par là, dit Philadelphe. [105] Les Balzaciens se rangèrent à sa droite. [106] Qui pour Barnave ? [107] Nous quatre. [108] A droite aussi, vous êtes les aristocrates de l'orgie, t nous vous guillotinerons à la fin entre la poire et le fromage. [109] Les Janinphiles, les Janinlâtres, ou les Janiniens, car ces trois mots sont d'une composition également régulière, allèrent se placer à côté des Balzaciens. [110] Où sont les flambarts ? [111] Ici, - ici. [112] A gauche les flambarts. [113] Et ils passèrent à gauche. [114] Où sont les truands ? [115] Voilà, - voilà. [116] Et plusieurs mains se levèrent. [117] A gauche, avec les flambarts; vous êtes les démocrates. [118] C'est pourquoi vous chiquerez du caporal, tandis que ces messieurs fumeront du Maryland; c'est pourquoi vous boirez du vin bleu comme les filles de Barbier, tandis que les autres boiront du vin de Cham- pagne. [119] Vous vous râperez le gosier avec du rhum et du rack, avec le trois-six et le sacré-chien dans toute sa pureté, tandis qu'ils se l'humecteront avec les onc- tueuses liqueurs des îles. [120] Ce qui vous prouve que les aristocrates vous sont aussi supérieurs, canailles que vous êtes, que le vin de Chypre est supérieur au vin de Brie. [121] Les truands se mêlèrent aux flambarts. [122] C'est bien, maintenant, où ferons-nous la kermesse ? [123] Pas ici, c'est trop petit. [124] Dans la maison de Théodore, dans la maison du faubourg, vous savez, il y aura plus de place. [125] Que vous en semble ? [126] C'est convenu. [127] A quand l'orgie ? [128] Il est six heures. [129] A minuit, il faut bien cela pour les préparatifs. [130] A propos, comment nous arrangerons-nous pour la décoration de la salle ? [131] Je ne sais trop comment, à moins de faire plusieurs compartiments comme dans le Roi s'amuse. [132] Il me paraît difficile de concilier la Salle à manger du Millionnaire de M. [133] de Balzac avec la Cuisine de P. [134] L. [135] Jacob, la Petite Maison de M. [136] Jules Janin avec l'Auberge de Saint-Tropez de M. [137] Eugène Sue. [138] Ceci est épineux. [139] Et d'ailleurs, le temps nous galoppe; admettons pour cette fois-ci le lieu vague que propose Corneille dans les préfaces de ses tragédies, un lieu qui n'est ni un cabinet, ni un antichambre, ni une maison, ni une rue, mais qui est un peu de tout cela. [140] La chambre de Théodore sera tout à la fois cuisine, salon, auberge et boudoir. [141] Nous y mettrons un peu de complaisance, et nous nous aiderons nous-mêmes à nous faire illusion. [142] On établira une table en fer à cheval : à l'une des extrémités, il y aura une belle nappe damassée, des assiettes de porcelaine, des cris- taux et de l'argenterie; à l'autre, un torchon de toile à voile, des plats de terre, des bouteilles de grès et des fourchettes en métal d'Alger. [143] Et des filles, il nous faut absolument des filles! [144] Des filles! je m'en charge, fit Roderick; mais pour la partie fashionable seulement. [145] Je connais tout ce qu'il y a de mieux de ce genre, et je vous amènerai ce qu'on peut nommer à juste titre l'élite de la société. [146] Quant aux autres, les premières que vous rencontrerez, vous les enverrez ici; plus elles seront laides et ignobles, mieux elles vaudront. [147] Ainsi soit fait comme il est dit. [148] Nous comptons sur toi, Roderick. [149] Soyez tranquilles. [150] Après avoir échangé plusieurs poignées de mains, les dignes jeunes France se séparèrent pour vaquer aux préparatifs de ces mystères orgiaques. [151] Théodore courut à sa maison, fit débarrasser la chambre de tout ce qui pouvait gêner; il envoya chercher de l'eau-de-vie, du rhum, et plusieurs paniers de vin; il posa lui-même un chef et trois ou quatre marmitons auprès des fourneaux; et casseroles, poêles, marmites, d'entrer en danse, et de siffler, et de chanter, et de faire flah-flah, et de faire floh-floh le plus joyeusement du monde. [152] Sancho, Falstaff, Panurge, et tous les moines goinfres de Rabelais, auraient eu la joie au cœur, et se fussent léché les babines rien que de manger leur pain à la fumée de cette cuisine. [153] Le lieu de réunion présentait l'aspect le plus étrange d'un côté, des sièges élégans, un service splendide, des bougies dans des flambeaux dorés; de l'autre, des bancs de chêne, des tables sur des tréteaux, de grosses chandelles de suif ou de poix-résine dans des chandeliers de fer-blanc : la plus complète opposition. [154] La maison, ainsi illuminée, jetait feux et flammes par toutes les ouvertures, et inondait d'une lueur dédai- gneuse les autres maisons, ses voisines, qui s'étaient couchées à neuf heures, et avaient fermé 1'œi1 pour jusqu'au lendemain matin en bonnes rentières et en bourgeoises de la vieille roche, qu'elles étaient effectivement. [155] Cependant les fiacres commençaient à arriver : on criait, on jurait. [156] D'étranges silhouettes se découpaient entre les portes des voitures et les portes de la maison. [157] C'était tantôt des marquis poudrés en habit à la française, l'épée au côté, la poignée en bas, la pointe en l'air, tenant par le doigt des comtesses en panier, avec du rouge, des mouches, des paillettes et un éventail; tantôt des marins le chapeau ciré sur la tête, le poing sur la hanche, la pipe à la gueule, une catin au bras, ou bien des merveilleux haut cravatés, corsés, bridés, gantés, menant des dames chargées de panaches, de fleurs, de rubans et de bijoux, ou des truands et des mauvais garçons avec le camail et le chaperon, la grande plume rouge haute de trois pieds, la dague au poing, un jurement à la bouche, tous pêle-mêle avec des Bohémiennes et des filles folles de leur corps, en jupes bigarrées et étincelantes de clinquant. [158] Au bruit que menait tout ce monde, les maisons les plus voisines commencèrent à se réveiller un peu, à se frotter les yeux, à mettre leurs lunettes sur leur nez, et le nez à la fenêtre, toutes surprises qu'elles étaient d'un pareil tapage à une heure aussi indue. [159] On entrevoyait sous les jalousies de vénérables bonnets de coton avec leur mèche patriarcale, de mystérieuses cornettes et de chastes fontanges. [160] Plus d'un épicier retiré gagna cette nuit-là un rhume de cerveau, plus d'une grisette oublia de faire une corne à la page du roman commencé, plus d'un chat amoureux ébloui de ces clartés et de ces rumeurs insolites, se laissa tomber du haut d'un toit dans la rue. [161] A chaque entrée, c'était un hurrah frénétique; tous les carreaux dansaient dans les châssis, les assiettes remuaient dans les buffets comme par un tremblement de terre. [162] Les honnêtes bourgeois du quartier, ne sachant à quoi attribuer ce tintamarre, s'imaginaient qu'on allait donner une seconde représentation des immortelles au profit de la république. [163] Les bonnes vieilles édentées descendaient à la cave, persuadées que c'était la fin du monde, et que le bon Dieu nous punissait d'avoir renvoyé Charles X. [164] Un abonné du Constitutionnel, le même qui fait des remarques si ingénieuses au quatrième acte d'Antony, prétendit que c'était un conciliabule de jésuites, attendu que plusieurs de ces messieurs avaient des cheveux longs; ce qui est éminemment jésuitique. [165] Un abonné de la Gazette jura ses grands dieux que c'était le comité directeur qui s'assemblait secrètement pour se guillotiner lui-même et manger des petits enfans, ainsi qu'il en a contracté la vicieuse habitude. [166] Un lecteur de M. [167] Jay, oui, un lecteur de M. [168] Jay, quoiqu'au premier coup d'oeil il puisse paraître fabuleux que M. [169] Jay ait eu un lecteur, affirma que c'était des romantiques qui se réunissaient pour insulter aux bustes, et brûler les aeuvres de ces morts immortels que la pudeur m'empêche de nommer. [170] Chacun prit place : les balzaciens et les janinlâtres au bout aristocrate, les autres plus bas; mais ce qu'il y avait de plaisant, c'est qu'à côté de chaque assiette était posé un volume, soit de Barnave, soit de la Peau, soit de la Salamandre, ou de la Danse macabre, ouvert précisément à l'endroit de l'orgie, afin que chacun pût suivre ponctuellement le livre, et en garder consciencieusement la tournure. [171] Les premiers plats se désemplirent, les premières bouteilles se vidèrent, sans qu'il se passât rien de fort remarquable, sans qu'il se dît rien de très superlatif. [172] Un cliquetis de verres et de fourchettes, un bruit sourd de déglutition et de mastication, coupé çà et là de quelques rires stridents, était à peu près tout ce qu'on entendait. [173] De temps en temps, une feuille de livre retombait sur une autre feuille avec un frissonnement satiné. [174] Diable! je ne suis encore qu'à la description du premier service, dit un balzacien. [175] Ce gredin de Balzac n'en finit pas, ses descriptions ont cela de commun avec les sermons de mon père. [176] J'ai encore au moins dix pages pour arriver au bon endroit, cria un flambart de l'autre bout de la salle; j'ai déjà bu deux ou trois bouteilles de vin, Frédéric en a bu autant, et aucun des effets décrits dans la Salamandre n'a daigné se produire. [177] Le nez de Rodolphe est toujours de la même couleur; il n'est que rouge, quoique M. [178] Eugène Sue ait dit formellement que, dans une orgie caractéristique, le rouge devenait pourpre, et le pourpre violet. [179] Bah! bah! c'est que nous ne sommes pas encore assez gris, buvons. [180] Buvons, reprit toute la troupe en cheeur. [181] Et ces messieurs, quoique déjà passablement ivres, s'enton- nèrent rasades sur rasades. [182] C'est une chose à remarquer, les descripteurs orgiaques et les faiseurs de livres obscènes outrepassent les proportions humaines de la manière la plus invraisemblable; les uns font tenir dans le corps d'un misérable petit héros, qui a six pieds tout au plus, dix fois plus de punch et de vin qu'il n'en tiendrait dans la tonne d'Heidelberg; les autres font accomplir à de minces freluquets de vingt ans des travaux amoureux qui énerveraient plusieurs douzaines d'Hercules. [183] Je voudrais bien savoir quel but ont ces exagérations. [184] Peut-être est-ce une flatterie indirecte adressée au lecteur, je penche à le croire. [185] En tout cas, de pareils livres sont très-pernicieux; ils nous font mépriser des marchands de vin et des petites filles, qui, en nous comparant à ces types grandioses, doivent nous trouver de tristes buveurs et de plus tristes amants. [186] Comme j'ai le malheur d'avoir petite poitrine et assez mauvais estomac, et que par conséquent je ne puis guère boire que de l'eau coupée de lait, je laisse mon verre plein à côté de moi, pendant que mes dignes camarades ne font que vider le leur, et semblent en vérité plutôt des pompes ou des éponges, que des hommes ayant reçu le sacrement du baptême. [187] En attendant qu'ils soient tout-à-fait ivres morts, je vais, pour passer le temps, vous faire, ami lecteur, une toute petite description qui, Dieu et les épithètes aidant, n'aura guère que cinq ou six pages. [188] Je ne sais pas si vous vous en souvenez (pourquoi vous en souviendriez-vous ? on oublie bien son chien et sa maîtresse); mais j'ai promis, quelques lignes plus haut, de vous régaler du beau style et des belles manières de dire, en usage aujourd'hui. [189] Vous devez être las de m'entendre jargonner, dans mon grossier patois, comme un vrai paysan du Danube que je suis, et que je serai probablement jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de me retirer de ce monde. [190] Cette description sera aussi belle que celle par où commence ce conte panthéistique et palingenésique. [191] Si toutefois (ce dont je doute) elle ne vous satisfait pas complètement, j'espère, mesdames, que vous dai- gnerez m'excuser, vu le peu d'habitude que j'ai de ces sortes de choses. [192] Certes, c'était un spectacle étrange à voir que tous ces jeunes hommes réunis autour de cette table; on eût dit un sabbat de sorciers et de démons ---. [193] Pouah! pouah! voilà un commencement fétide; c'est le ponsif de 1829. [194] Cela est aussi bête qu'un journal d'hier, aussi vieux qu'une nouvelle de ce matin. [195] Si vous n'êtes pas difficile, lecteur, moi je le suis, et comme Cathos ou Madelon des Précieuses ridicules, il n'y a pas jusqu'à mes chaussettes qui ne soient de la bonne faiseuse, il n'y a pas jusqu'à mes descriptions qui ne soient dans la dernière mode : donc je recommence. [196] Oh! l'orgie! [197] Laissant aller au vent sa gorge folle, toute rose de baisers; l'orgie, secouant sa chevelure parfumée sur ses épaules nues, dansant, chantant, criant, tendant la main à celui-ci et le verre à celui-là; l'orgie, chaude courtisanne, qui fait la bonne à toutes les fantaisies, qui boit du punch et qui rit, qui tache la nappe et sa robe, qui trempe sa couronne de fleurs dans un bain de Malvoisie; l'orgie, débraillée, montrant son pied et sa jambe, penchant sa tête allourdie à droite et à gauche; l'orgie, querelleuse, blasphématrice, prompte à chercher son stylet à sa jarretière; l'orgie frémissante, qui n'a qu'à étendre sa baguette pour faire un poëte d'un idiot, et un idiot d'un poëte; l'orgie, qui double notre être, qui fait couler de la flamme dans nos veines, qui met des diamans dans nos yeux et des rubis à nos lèvres; l'orgie, la seule poésie possible en ces temps de prosaïsme; l'orgie ---. [198] Ouf! voilà une phrase terriblement longue, plus longue que l'amour de ma dernière maîtresse, je vous jure. [199] Ravalons notre salive, et reprenons haleine. [200] La rosse qui me sert de Pégase est tout essoufflée, et renâcle comme un âne poussif. [201] J'aurais pu la bâtir autrement, comme ceci, par exemple: L'orgie, avec ses rires, avec ses cris, avec, etc. [202] etc. [203] pendant autant de pages que j'aurais voulu; mais cette forme de phrase, qui florissait la semaine passée, n'est plus déjà de mise celle-ci, et d'ailleurs l'autre est plus échevelée et plus dithyrambique. [204] Je crois, lecteur, que la partie lyrique de ma description est suffisamment développée. [205] Je vais, avec votre permission, passer à la partie technique. [206] Je ne dirai pas que la nappe avait l'air d'une couche de neige fraîchement tombée, attendu que je ne suis pas assez poëte pour cela, surtout en prose; mais je pren- drai sur moi d'affirmer qu'elle était d'un assez beau blanc, et qu'elle avait probablement été à la lessive. [207] Quant aux verres, ils avaient été sérieusement rincés, et les carafes mêmement. [208] Chaque convive avait une assiette devant lui, et une serviette pour lui tout seul; il avait aussi la jouissance d'un couteau, d'une cuillère et d'une fourchette. [209] Je ne sais si tous ces détails sont très-utiles; mais je me ferais un scrupule d'en priver les lecteurs de cette glorieuse histoire : dans un si grand sujet, il n'y a pas de petite chose. [210] Je voudrais bien vous raconter ici de quoi se composait le fantastique souper; mais je vous avoue, en toute humilité, que je suis d'une ignorance profonde en fait de cuisine. [211] Je suis indigne de manger, car je n'ai jamais su distinguer l'aile gauche d'une perdrix de son aile droite, et pourvu que du vin soit rouge et me grise, je l'avale pieusement, et je dis c'est du bon vin. [212] Pourtant il faut que vous sachiez, plat par plat, bouteille par bouteille, bouchée par bouchée, ce qu'ont mangé et bu les héros de cette mémorable soirée. [213] Je n'ai jamais de ma vie assisté à un grand dîner ma pitance habituelle se compose de mêts très-humbles et très-bourgeois, et vous ne vous figurez pas l'embar- ras où je suis pour trouver les noms d'une vingtaine de plats assez drôlatiques, pour en composer la carte de ce merveilleux festin. [214] Quelle soupe leur ferai-je manger ? [215] Du riz au gras ou de la julienne ? [216] Fi donc! c'est un potage de rentier, de marchand de bonnets de coton retiré. [217] Il me faut un potage fashionable, un potage transcendant. [218] Bon, j'y suis : de la soupe à la tortue. [219] Avez-vous mangé de la soupe à la tortue, vous ? [220] Je veux que le diable m'em- porte si j'en ai mangé, moi, je n'en ai même jamais vu, ni flairé; mais ce n'en doit pas moins être une merveilleuse soupe. [221] Après ? [222] La tortue avec sa carapace et du persil dessous, en guise de bouilli. [223] Après ? [224] Après, après, vous croyez, vous autres, qu'un dîner se compose aussi facilement qu'un poëme. [225] Un cuisinier ferait plutôt une bonne tragédie, qu'un auteur tragique ne ferait un bon dîner. [226] Mais je vois que si je continue ainsi, je cours grand risque de faire avaler à mes héros des côtelettes de tigres, des beefsteaks de chameau et des filets de crocodile, au lieu de les régaler de mêts congrus et approuvés par Carême. [227] Que faire ? [228] Je ne sais qu'un expédient pour me tirer de ce mauvais pas. [229] Mariette! [230] Mariette! [231] Plaît-il, monsieur ? [232] Apportez-moi votre livre de cuisine. [233] Voilà, monsieur. [234] Je m'en vais tout bonnement transcrire un menu de dîner de vingt-quatre couverts, au moins nous serons sûrs de ce qu'ils mangeront. [235] Diable! ce n'est que la Cuisinière bourgeoise; je croyais que c'était le Cuisinier royal. [236] Il n'y a pas de dîner de vingt-quatre couverts, et ces mêts-là ne m'ont pas l'air anacréontiques. [237] Ma foi, tant pis, vous vous en accommoderez pour cette fois-ci. [238] Je transcris littéralement. [239] TABLE de quatorze couverts, et qui peut servir pour vingt à dîner. [240] Premier service. [241] Pour le milieu un surtout qui reste pour tout le service. [242] Très-bien. [243] Aux deux bouts deux potages. [244] Un potage aux choux. [245] Un potage aux concombres. [246] Quatre entrées pour les quatre coins du surtout, Une d'une tourte de pigeons. [247] Une de deux poulets à la reine et sauce appétissante. [248] Une d'une poitrine de veau en fricassée de poulets. [249] Ceci est peut-être fort simple, et me parait néanmoins assez bouffon; je ne comprends guère comment une poitrine de veau est une fricassée de poulets. [250] N'im- porte, le livre le dit, "g-autos g-ephe", et il n'y a que la foi qui sauve. [251] Une d'une queue de bœuf en hoche-pot. [252] Est-ce que vous mangeriez de la queue de bœuf ? [253] Il me semble qu'il faut être anthropophage pour cela. [254] Six hors-d'oeuvres pour les deux flancs et les quatre coins de la table. [255] Un de côtelettes de mouton sur le gril. [256] Je comprends ceci parfaitement. [257] Ce morceau est très-agréablement écrit, et pensé avec beaucoup de profondeur. [258] Un de palais de bœuf en menus droits. [259] Du palais de bceuf! allons donc, autant vaudrait une empeigne de botte. [260] Au reste, il paraît que les cuisiniers font tout servir. [261] Le cuisinier de Sully lui voyant jeter une vieille culotte de peau, lui dit: Pourquoi donc jetez- vous cette culotte ? [262] Donnez-la-moi, je la ferai manger à un ambassadeur. [263] En menus droits, comprenez-vous ce que cela veut dire ?c'est du haut allemand, pour moi, je trouve Hegel et Kant plus clair. [264] Un de boudin de lapin. [265] Par exemple, voilà un cuisinier qui est bien jovial avec son boudin de lapin; je trouve le boudin de lapin très-drôle, et je ne doute pas qu'il n'ait un très-grand succès. [266] Un de choux-fleurs en pain. [267] Le chou-fleur est un estimable légume que je connais particulièrement, et que j'apprécie comme il le mérite; habituellement je le mange à l'huile, parce que je ne peux pas souffrir la sauce blanche. [268] Je ne relèverai pas l'expression en pain, ce n'est pas que je la comprenne, au contraire; mais j'ai vraiment honte d'ignorer des choses si simples, et j'espérais, en n'en parlant pas, vous faire croire que je savais parfaitement ce que c'était. [269] Deux hors-d'ceuvres de petits pâtés friands pour les deux flancs. [270] Les petits pâtés sont bien trouvés, et l'épithète friands est du plus beau choix. [271] Second service. [272] Deux relevés pour les potages. [273] Un de la pièce de bœuf. [274] Un d'une longe de veau à la broche. [275] Au diable! je n'aurais jamais, fini si je voulais dire tout. [276] Figurez-vous qu'il y a encore toute une grande page écrite d'un style aussi soutenu que celui de la page précédente; il est impossible de voir une phraséologie plus substantielle, chaque mot est représentatif d'une indigestion. [277] Et tout cet immense entassement de gibier et de viandes pour quatorze personnes! il y aurait de quoi nourrir pendant quatorze jours quatorze Gargantuas, toute une armée de dîneurs pantagruélistes! [278] Mais ceci n'est que la partie technique. [279] Je ne vois pas en quoi vous avez mérité que je vous fasse grâce de la partie pittoresque; cependant, ces messieurs continuent à boire et cherchent le caractère. [280] Des bougies blanches et transparentes comme des stalactites brûlent en répandant une odeur parfumée, sur de grands flambeaux précieusement ciselés. [281] Leur lumière rose et bleue danse autour de la mèche, tantôt calme, tantôt échevelée, selon les mouvemens des convives et les courans d'air qui traversent la salle, elle monte droite comme un poignard, ou s'éparpille comme une crinière. [282] Les cristaux la répercutent dans leurs mille facettes, et les renvoient à toutes les saillies de l'argenterie et de la porcelaine. [283] Chaque ustensile a son reflet et sa paillette étincelante : tout reluit, tout miroite, le satin des chairs, le satin des robes, les diamants des colliers, les diamans des yeux, les perles des bouches et celles des boucles d'oreilles, les rayons se croisent, se confondent et se brisent; des iris prismatiques se jouent sous toutes les paupières, un brouillard chatoyant, une espèce de poussière lumineuse, enveloppe les convives : c'est le beau moment. [284] Les langues se délient, les mains se cherchent, les confidences et les propos d'amour vont leur train; on mange, on rit, on chante, les verres circulent et se choquent, les bouteilles se brisent, les bouchons du champagne vont frapper le plafond, on pille les assiettes, on se trompe de genoux; c'est un désordre ravissant, un tapage à rendre l'ouïe à un sourd. [285] Je crois qu'en voilà assez pour montrer qu'au besoin je pourrais faire une description, remerciez-moi de ne mettre que cela, car je pourrais continuer sur ce ton pendant huit jours de suite - les heures de repas exceptées - sans que cela m'incommodât aucunement, et m'empêchât de recevoir mes visites, de fumer mon cigarre et de causer avec mes amis. [286] D'ailleurs, je crois que nos drôles sont à point, et que leur conversation doit commencer à être intéressante. [287] Je reprends le dialogue. [288] THÉODORE C'est ici que je dois verser du vin dans mon gilet, et donner à boire à ma chemise. [289] La chose est dite expressément page 171 de la Peau de Chagrin. [290] Voici l'endroit. [291] Diable! c'est précisément mon plus beau gilet, un gilet de velours, avec des boutons d'or guillochés. [292] N'im- porte, il faut que le caractère soit conservé; le gilet sera perdu. [293] Bah ! j'en aurai un autre. [294] Il se verse un grand verre de vin dans l'estomac. [295] Ouf! c'est froid comme le diable; j'aurais dû avoir la précaution de le faire tiédir. [296] Je serai bien heureux si je n'attrape pas une pleurésie. [297] C'est joliment commode d'avoir la poitrine toute mouillée comme je l'ai. [298] RODERICK, à l'autre bout de la table. [299] Allons, voyons, ne fais pas la bête, mets-y un peu de bonne volonté. [300] Tu vois bien, puisque c'est toi qui fais Bénard, qu'il faut que je te fourre une serviette dans la bouche; il n'y a pas à alléguer que tu n'en manges pas, et que c'est une viande trop filandreuse pour ton estomac. [301] Je ne puis pas entrer dans tous ces détails : le texte est formel, voilà ton affaire, page 152. [302] Allons, flambart, ouvre le bec et avale; tu ne voudrais pas faire manquer la scène pour si peu, et chagriner le plus tendre de tes amis. [303] Après tout, ce n'est pas si mauvais une serviette; quand une fois tu t'y seras mis, tu en redemanderas toi-même, et tu ne voudras plus manger autre chose. [304] Voyant qu'il sème en vain les fleurs de sa rhétorique, il passe de la parole à l'action. [305] Rodolphe crie et se débat). [306] RODOLPHE Que quatre-vingts diables te sautent au corps, mille tonnerres! sacré nom de Dieu! [307] Ici Roderick, profitant de l'hiatus occasionné par l'émission de cet horrible jurement, lui fourre subtilement une demi-aune de serviette dans le gosier. [308] L'UN Il étouffe : laisse-le tranquille. [309] L'AUTRE Qu'il tienne seulement le bout de la serviette dans sa bouche, cela suffira pour conserver le caractère. [310] PHILADELPHE Il a manqué d'avaler sa langue avec la serviette; il n'y aurait pas eu grand mal. [311] THÉODORE Pardieu! c'est ici et non autre part que je dois jeter en l'air une pièce de cent sous, pour savoir s'il y a un Dieu. [312] Il fouille dans sa poche. [313] Je ne trouverai pas une scélérate de pièce. [314] Je m'en vais rater ma scène. [315] O mon Dieu! [316] Il fouille dans son gilet. [317] Rien, je n'ai pas seulement sur moi un gredin de sou marqué pour empêcher que le diable m'emporte. [318] ALBERT Qu'est-ce que tu cherches donc comme cela ? et pourquoi retournes-tu toutes tes poches comme un avare qui veut trouver ses pièces fausses pour faire l'aumône avec ? [319] THÉODORE Mon ami, si tu pouvais me prêter cinq francs, je t'en serais reconnaissant jusqu'à la mort, et même après. [320] ALBERT Les voilà, tâche de me les rendre, et je te tiens quitte de la reconnaissance. [321] THÉODORE Pile ou face ? [322] ALBERT Face pour Dieu. [323] THÉODORE, jetant la pièce, qui casse un verre en retombant. [324] C'est face. [325] ALBERT Diable! voilà une pièce de cent sous qui est plus catholique que nous; elle ira en paradis après sa mort avantage que j'espère ne pas avoir. [326] Pièce de cent sous, mon amie, tu n'es qu'une menteuse, il n'y a pas de Dieu; s'il y avait un Dieu, comme tu le dis, il ne laisserait as vivre M. [327] Delrieu, qui a fait Artaxerce. [328] ROSETTE Non, non, je ne le veux pas, c'est une horreur! [329] Monsieur, messieurs, finissez; a-t-on jamais vu pareille chose ? [330] Allez donc, vous êtes ivre comme la soupe. [331] PHILADELPHE Voyons, Rosette, soyons raisonnable. [332] ROSETTE Je le suis : c'est vous qui ne l'êtes pas. [333] PHILADELPHE Au contraire. [334] PLUSIEURS VOIX Qu'est-ce, qu'est-ce ? [335] Rosette qui fait la bégueule pour la première fois de sa vie ? [336] C'est scandaleux! [337] ROSETTE Embrassez-moi et caressez-moi tant que vous voudrez, cela m'est égal, je suis ici pour cela; mais pour ce que vous dites, je n'y consentirai pas. [338] PHILADELPHE, se dressant tant mal que bien sur ses pieds de derrière. [339] Messieurs, ne croyez pas que j'exige de cette auguste princesse quelque chose de monstrueux; ne prenez pas, je vous en prie, une si mauvaise idée de mes mœurs. [340] Je lui demande une petite faveur toute pastorale, et qui ne tire nullement à conséquence. [341] Rien, moins que rien, il ne s'agit que d'une bagatelle, c'est de me laisser mettre mes bottes sur sa gorge : j'ai une autorité pour cela, et je suis dans mon droit; c'est moi qui fais Raphaël, et Rosette Aquilina. [342] Voici le passage dont je m'appuie; vous jugerez vous-mêmes si j'ai tort - Si tu n'avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina ---. [343] C'est Emile qui parle à Raphaël; il n'y a pas à sourciller, c'est on ne peut plus formel. [344] DIFFÉRENTES VOIX Il a raison, il a raison. [345] Allons, Rosette, exécute-toi de bonne grâce. [346] ROSETTE Me faire meurtrir la gorge et tacher ma robe pour satisfaire un pareil caprice ? [347] Jamais. [348] UN OFFICIEUX Il ôtera ses bottes. [349] Philadelphe ôte ses bottes : deux ou trois de ses camarades prennent Rosette et la couchent par terre. [350] Philadelphe pose légèrement son pied dessus. [351] Rosette crie, se débat, et finit par rire : c'est par où elle aurait dû commencer. [352] VOIX DE FEMMES, à l'autre bout de la table. [353] Au secours! au secours! [354] UN FLAMBART Eh bien! quoi ? qu'avez-vous à crier ? [355] On veut vous jeter par les fenêtres, c'est bacchique, c'est échevelé, et cela a une belle tournure, rien au monde n'est moins bourgeois. [356] LAURE Mais c'est un vrai coupe-gorge ici. [357] CELUI-CI On sait vivre, on a des égards pour les dames, on les ouvrira auparavant, non pas les dames, mais les fenêtres; il faut éviter l'amphibologie. [358] Le Français est essentiellement troubadour. [359] CELUI-LA, qui est un peu moins ivre que celui-ci. [360] N'ayez pas peur, mes mignonnes, nous sommes au rez-de-chaussée, et l'on a eu soin, crainte d'accident, de mettre des matelas au dehors. [361] VOIX DE FEMMES ET AUTRES Aie! aie! morbleu ! oh! ah! mille sabords, etc. [362] Ici l'on jette les femmes par les fenêtres. [363] L'économie de quelques jupons est un peu dérangée, et si les assistants avaient été en état de voir, ils auraient vu plusieurs choses et beaucoup d'autres. [364] THÉODORE Heuh ! heuh ! [365] UNE AME CHARITABLE Tenez-lui la tête. [366] THÉODORE Ouf! [367] SECONDE AME CHARITABLE Rangez-le dans un coin, qu'on ne lui marche pas dessus. [368] UN FARCEUR Portons-le au tas avec les autres. [369] Quand il y en aura assez, nous les fumerons pour les conserver à leurs res- pectables parens, selon la recette de la Salamandre. [370] ALBERT Combien suis-je ? [371] Il me semble que je suis plusieurs, et que je pourrais faire un régiment à moi tout seul. [372] RODERICK Tu n'es pas même un : la partie la plus noble de toi n'existe plus, elle s'est noyée dans la mer de vin dont tu t'es rempli l'estomac. [373] Ainsi, l'on peut parler de toi au prétérit défini : Albert fut. [374] ALBERT Mon verre doit être à gauche ou à droite, à moins qu'il ne soit dans le milieu, et cependant je ne le vois nulle part. [375] Qu'est-ce qui a mangé mon verre ? [376] Ah ça, il y a donc des filous ici ? [377] Fermez les portes, et fouillez tout le monde, on le retrouvera. [378] Un honnête homme ne peut pourtant pas se laisser périr faute de boire quand il a soif. [379] Voilà un saladier qui remplacera mer- veilleusement le verre. [380] Il verse une bouteille tout entière et l'avale d'un seul trait. [381] Certainement, Dieu est un très-bon enfant d'avoir donné le vin à l'homme. [382] Si j'avais été Dieu, j'en aurais gardé la recette pour moi seul. [383] O dive bouteille! [384] Quant à moi, j'ai toujours regretté de ne pas être entonnoir au lieu d'être homme. [385] RODERICK En vérité, je crois que tu es plus près de l'un que de l'autre ALBERT Entonnoir! entonnoir! être entonnoir! [386] O rage! [387] Ne pas l'être. [388] GUILLEMETTE Malaquet, mon doux ami, mon gentil ladre, tu n'es mie dans l'esprit de ton rôle : tu as omis un très-beau et très mirifique passage Ils léchaient le plancher couvert d'un enduit gastronomique. [389] MALAQUET Cuides-tu, Ribaude, que j'aie envie de faire un balai de ma langue ? [390] HOURA GÉNÉRAL - Le bol de punch! le bol de punch! [391] Un bol de punch, grand comme le cratère du Vésuve, fut déposé sur la table par deux des moins avinés de la troupe. [392] Sa flamme montait au moins à trois ou quatre pieds de haut, bleue, rouge, orangée, violette, verte, blanche, éblouissante à voir. [393] Un courant d'air, venant d'une fenêtre ouverte, la faisait vaciller et trembler; on eût dit une chevelure de Salamandre ou une queue de comète. [394] Eteignons les lumières, cria la bande. [395] Les lumières furent éteintes; on n'y voyait pas moins clair. [396] La lueur du bol se répandait par toute la chambre, et pénétrait jusque dans les moindres recoins. [397] L'on se serait cru au cinquième acte d'un drame moderne, quand le héros monte au ciel ou à la potence au milieu des feux du Bengale. [398] Des reflets verdâtres et faux couraient sur ces figures déjà pâlies, hébétées par l'ivresse, et leur donnaient un air morbide et cadavéreux. [399] Vous les eussiez pris pour des noyés de la Morgue en partie de plaisir. [400] Ce fut l'instant le plus triomphal de la soirée. [401] Le punch fut versé tout brûlant dans les verres, qui se fendaient et claquaient avec un ton sec. [402] En moins d'un quart d'heure il n'en restait pas une goutte, et l'obscurité la plus complète régna dans la salle. [403] Au reste, le tapage continuait de plus belle; c'était un bruit unique composé de cent bruits, et dont on ne rendrait compte que très-imparfaitement, même avec le secours des onomatopées. [404] Des juremens, des soupirs, des cris, des grognemens, des bruits de robes froissées, d'assiettes cassées, et mille autres. [405] Pan, pan. [406] Glin, glin. [407] Brr. [408] . [409] . [410] Humph. [411] Fi. [412] Euh, euh. [413] Pouah. [414] Frou, frou. [415] Clac. [416] Aie, aie. [417] Ah! [418] Oh! [419] Paf. [420] Ouf. [421] Tous ces bruits finirent par s'absorber et se confondre dans un seul, un ronflement magistral qui aurait couvert les pédales d'un orgue. [422] Phaebus, ayant fait sa nuit, ôta son bonnet de coton à rosette jonquille, donna un coup de peigne à sa per- ruque blonde, monta dans un fiacre, et vint éclairer l'univers. [423] La première chose qu'il vit, ce fut nos drôles dormant comme des morts. [424] Tout indigné, il leur décoche un magnifique rayon très-bien doré, afin de les réveiller et de leur faire honte de leur paresse : il y perdit son latin. [425] Il fit ainsi le tour du quartier; il trouva tout le monde dormant. [426] Il eut beau tirer l'oreille à celui-là, donner une chiquenaude à celui-ci, personne ne se leva que lorsqu'il s'en fut coucher. [427] Le train de l'orgie avait tenu tous les bourgeois d'alentour éveillés jusqu'au matin. [428] Les maris s'en plaignirent plus que les femmes, et quelques neuf mois après la population de l'arrondissement fut augmentée de plusieurs petits épiciers futurs extrêmement intéressants. [429] Pour nos drôles, ils furent bien surpris de se trouver la figure bleue ou verte; ils eurent beau se laver, ils ne purent se débarrasser de cette étrange teinte. [430] Le reflet du punch s'était collé à leur peau, et en était devenu inséparable; ils étaient comme l'Homme-Vert de la Porte-Saint-Martin. [431] Dieu avait permis cela pour les punir d'avoir voulu se rendre autrement qu'il ne les avait faits. [432] Ceci démontre aux jeunes hommes le danger qu'il y a de mettre en action les romans modernes. [433] J'oubliais de dire que l'estimable société, au sortir de la salle du banquet, fut interceptée par les sergents de ville, et conduite en prison comme prévenue de tapage nocturne.