ses affaires à personne, ce qui est impardonnable. Il se contente de rire, de boire et d'être un homme de belles manières. Il ne disserte pas sur les passions, il ne fait pas de métaphysique de coeur, ne lit pas les romans à la mode, ne raconte, en fait de bonnes'fortunes, que des intrigues malaises ou chinoises, qui ne peuvent nuire en rien aux grandes darnes du noble faubourg; il ne fait pas les yeux doux à la lune entre la poire et le fromage, et ne parle jamais d'aucune actrice. - Bref, c'est un homme médiocre à qui, je ne sais pourquoi, tout le m onde s'obstine à trouver de l'esprit, et que nous sommes bien fâché d'avoir pris pour principal personnage de notre roman. Nous avons même bien envie de le laisser là. Si nous prenions George à sa place? Bah ! il a l'abominable habitude cie se griser matin et soir et quelquefois dans la journée, et aussi un peu dans la nuit. Que diriez-vous, madame, d'un héros qui serait toujours ivre, et qui parlerait deux heures sur la différence de l'aile droite et de l'aile gauche de la perdrix ? - Et Alfred ? - Il est trop bête. - Et de Marcilly ? - Il ne l'est pas assez. Nous garderons donc Fortunio faute de mieux les premières nouvelles que nous en aurons, nous vous les ferons savoir aussitôt. - Entrons donc, s'il vous plaît, dans la salle de bain de Musîdora. CHAPITRE VI. La salle de bain de Musidora est de forme octogone, revêtue jusqu'à la moitié de sa hauteur en petits carreaux de porcelaine blanche et bleue. Des peintures en camaïeu vert clair, représentant des sujets mythologiques, tels que Diane et Calisto, Salmacis et Hermaphrodite, Hylas entraîné par les nymphes, Léda surprise par le cygne, entourées de cadres très travaillés, avec des roseaux et des plantes marines, sculptés et rehaussés d'argent, sont placées au-dessus des portes couvertes de portières de perse à petites fleurs; des coquillages, des madrépores et des coraux sont rangés sur la corniche et complètent cette décoration aquatique. Les fenêtres, vitrées de carreaux bleu d'azur et vert pâle, ne laissent pénétrer dans cette retraite mystérieuse qu'un jour tamisé et voluptueusement. affaibli, en sorte que l'on se pourrait croire dans le propre palais d'une ondine ou d'une naïade. Une belle cuve de marbre blanc, supportée par des griffes dorées, occupe le fond de la salle; en face est disposé un lit de repos. Musidora vient d'être apportée par Jacinthe jusqu'au bord de la baignoire; pendant que deux belles filles plongent leurs bras roses dans l'eau tiède et fumante pour que la chaleur soit bien égale à la tête et aux pieds, Musidora se promène dans la chambre, montée sur deux petits patins à la mode turque, et se plaint d'une voix mourante de la lenteur et de la maladresse de ses gens avec une aussi gracieuse impertinence qu'une duchesse du meilleur temps. Enfin elle s'approche de la baignoire, garnie d'un linge d'une finesse admirable, lève sa petite jambe ronde et polie, et trempe la pointe de son pied dans l'eau. - Jacinthe, soutenez-moi, dit-elle en se laissant aller en arrière sur l'épaule de la suivante agenouillée, je me sens défaillir. Puis, prenant une voix brève dont la sécheresse ne s'accordait guère avec ses fondantes et précieuses manières : - Vous voulez donc me faire brûler toute vive et me rendre pour huit jour rouge comme un homard ? - je suis sûre que j'ôterai la peau de mon pied ce soir avec mon bas, dit-elle en s'adressant aux deux filles de service. Vous ne saurez donc jamais faire un bain ? On refroidit le bain. Musidora hasarda alors son autre jambe, s'agenouilla, les bras croisés sur la poitrine pareille à l'antique statue de la Pudeur, et finit par s'allonger dans l'eau comme un serpent qu'on force à se dénouer. Alors ce fut une autre plainte : le linge était si gros qu'il l'écorchait et lui gaufrait le dos et les reins; on n'en faisait jamais d'autre; - c'était exprès; - que sais-je ? moi; - tout ce que la mauvaise humeur et la curiosité désappointée peuvent inspirer à une jolie femme volontaire et qui n'a jamais été contrariée de sa vie. Cependant la molle tiédeur du bain assoupit un peu cette colère nerveuse, et Musidora laissa flotter nonchalamment ses beaux bras sur l'eau; quel- quefois elle les relevait et s'amusait avec une curiosité enfantine à voir l'eau se diviser sur sa peau et rouler à droite et à gauche en perles transparentes. Jacinthe entra et vint se pencher à l'oreille de Musidora. C'était Arabelle qui demandait à voir Musidora. - Dites-lui qu'elle entre, fit Musidor.a en soulevant son corps de manière à le ramener du fond de l'eau à la surface, pour 4ue ses perfections submergées ne fussent plus séparées du regard que par une mince couche de cristal; car elle savait qu'Arabelle avait dit qu'elle était Maigre, et elle n'était pas fâchée de lui donner un éclatant démenti. En effet, Musidora, par un privilège spécial à ces vivaces organisations, avait à la fois les formes très frêles et très potelées. - Eh bien ! divine, comment allez-vous ? dit l'Arabelle en embrassant la Musidora. - Passablement ; ma santé devient bonne depuis quelque temps j'engraisse. Et la vindicative petite fille se souleva encore davantage; les pointes de sa gorge et un de ses genoux sortirent tout à fait de l'eau. N'est-ce pas ? à me voir habillée, l'on me dirait plus maigre ? continua-t-elle en fixant ses yeux de chatte sur l'Arabelle, qui ne put s'empêcher de rougir un peu. - Sans doute, vous êtes grasse comme un petit ortolan roulé dans sa barde de lard. C'est une charmante surprise que vous gardez là à vos favorisés. On est ordinairement trompé en sens inverse. Mais vous ne savez ce qui m'amène ? - Non, et vous ? dit Musidora en souriant. - D'abord, le plaisir de vous voir. - Et puis quoi ? car ce serait un pauvre motif. - Je viens vous annoncer une chose absurde, inimaginable, folle, impossible, et qui renverse toutes les idées reçues; si je croyais au diable, je dirais que c'est le diable er personne. - Auriez-vous en effet vu le diable, Arabelle présentez-moi à lui puisque vous le connaissez, dit Musidora d'un air demi-incrédule, il y a longtemps que j'ai envie de me rencontrer avec lui. -- Vous savez bien les pantoufles de la princesse chinoise que Fortunio m'avait promises ? eh bien 1 je les ai trouvées, comme il me l'avait dit, sur la peau de tigre qui est au pied de mon lit. Toutes les portes étaient fermées, et celle de ma chambre à coucher ne s'ouvre qu'avec une combinaison connue de moi seule; n'est-ce pas étrange ? Fortunio est un démon en habit noir et en gants blancs. Comment a-t-il fait pour passer par le trou de la serrure avec ses pantoufles ? - Il y a peut-être quelque porte dérobée dont un de tes amants congédiés lui aura donné le secret, fit la Musidora avec un petit sourire venimeux. - Non, cette chambre est celle où je serre mes diamants et mes bijoux; elle n'a qu'une issue que j'avais soigneusement fermée en sortant pour aller au souper de George. Comprends-tu cela ? En attendant, voici les pantoufles. Arabelle tira de sa poitrine deux petits souliers bizarrement brodés d'or et de perles, du caprice le plus chinois, de la gentillesse la plus folle que l'on puisse imaginer. - Mais ce sont de vraies perles et du plus bel Orient, dit Musidora en examinant les babouches; c'est un cadeau plus précieux que tu ne le penses. Regarde ces deux perles; celles de Cléopâtre n'étaient ni plus pures ni plus rondes. - Le seigneur Fortunio est vraiment d'une magnificence tout à fait asiatique; mais il est aussi invisible qu'un roi oriental; il ne se montre qu'à ses jours. je crains, ma chère Musidora, que tu ne perdes ton pari. - J'en ai bien peur aussi, Arabelle. J'avais feint de m'endormir et profité d'un moment de distraction de Fortunio, qui ne se défiait pas de moi, pour lui enlever son portefeuille, dont les angles se révélaient à travers son habit. D'abord le maudit portefeuille ne voulait pas s'ouvrir, et j'ai bien passé deux heures à trouver le mystérieux Sésarne qui devait faire tourner les ressorts sur eux-mêmes et me livrer les précieux secrets, si soigneusement gardés; mais, comme si Fortunio eût deviné mes intentions, je n'ai trouvé qu'une fleur desséchée, une aiguille et deux chiffons de papier noircis du plus affreux grimoire. N'est-ce pas la plus sanglante dérision du monde ? - Ne pourrait-on pas voir le portefeuille ? dit l'Arabelle. - Oh ! mon Dieu si; je l'ai jeté de colère au milieu de ma chambre. Jacinthe, va le chercher. L'Arabelle le flaira, le retourna, le visita dans les plus intimes recoins et n'y put rien découvrir de neuf; elle resta pensive quelques instants, le tenant toujours entre ses blanches Mains, et, après une pause : - Musidora, dit-elle, il me vient une idée; ces papiers doivent être écrits dans une langue quelconque; il faut aller au Collège de France : il y a là des professeurs pour toutes les langues qui n'existent pas ; nous trouverons bien parmi ces messieurs, qu'on dit si savants, l'explication de l'énigme. - Jacinthe ! Marie ! Annette ! venez vite me tirer de cette cuve où je moisis depuis une mortelle heure; il me pousse déjà des lentilles d'eau sur les bras, et mes cheveux deviennent glauques comme ceux d'une nymphe marine, dit la Musidora en se dressant tout debout dans sa baignoire. Les gouttes d'eau étincelantes suspendus à son corps lui faisaient comme un réseau de perles. Elle était charmante ainsi. Avec sa peau légèremert surprise par les baisers de l'air, ses cheveux pâles allongés par l'humidité, pleurant sur son dos et ses épaules, et son visage doucement rosé de la moite vapeur du bain, elle avait l'air d'une syl- phide sortant, au premier rayon de lune, du coeur de la campanule qui lui a servi de refuge pendant le jour. Les servantes accoururent, épongèrent sur son corps les derniers pleurs de la naîade, l'enveloppèrent précieusement dans un large peignoir de cachemire, sur lequel on jeta un grand châle turc, lui mirent aux pieds d'élégantes pantoufles fourrées en duvet de cygne, et Musidora, appuyée sur l'épaule de la carnériste jacinthe, passa dans son cabinet de toilette avec son amie Arabelle. On la peigna, on la parfuma, on lui mit une chemise garnie d'une admirable valenciennes, on la chaussa, on lui passa pièce à pièce tous ses vêtements sans qu'elle s'aidât le moins du monde; mais, lorsque les femmes de chambre eurent fini, elle se leva, se plaça debout devant la glace de la psyché, et, comme un maître qui pose çà et là quelques touches sur l'ouvrage exécuté d'après ses dessins par un de ses élèves, elle dénoua un bout de ruban, fit prendre une autre forme à un pli, passa ses doigts effilés dans les touffes de ses cheveux pour en déranger la trop exacte symétrie, et donna de l'accent, de la vie et une tournure poétique à l'oeuvre morte de ses femmes. Cela fait, l'on déjeuna à la hâte et Jack vint annoncer que la voiture attendait madame. Nous ne commencerons pas le chapitre suivant et nous ne monterons pas en voiture sans avoir dit quelle était la toilette de Musidora. Musidora avait une robe de mousseline des Indes blanche, à manches très justes, un chapeau de paille de riz avec une gerbe de petites fleurs naines d'une délicatesse et d'une légèreté idéales; - une baüte vénitienne en dentelles noires, gracieusement jetée sur ses épaules, un peu serrée à la taille, faisait ressortir admirablement l'abondance et la richesse des plis de la robe, qui s'allongeaient comme des tuyaux de marbre jusque sur les plus petits pieds du monde; ajoutez à cela un collier de jais à gros grainq, des mitaines de filet noir et une petite montre plus mince qu'une pièce de cinq francs, suspendue par une simple tresse de soie, vous aurez d'un bout à l'autre la toilette de ta Musidora; chose au moins aussi importante à connaître que l'année précise de la mort du pharaon Amenoteph. CHAPITRE VII. La voiture s'arrêta devant une maison de médiocre apparence, dans une rue détournée et solitaire. Vous connaissez ces maisons du siècle dernier qui n'ont pas été touchées depuis leur fondation, et que l'avarice de leurs propriétaires laisse lentement tomber en ruine. Ce sont des murailles grises que la pluie a vermiculées et qui sont frappées çà et là de larges taches de mousse jaune, comme le tronc des vieux frênes : le bas en est vert comme un marécage au printemps, et l'on pourrait composer une flore spéciale de toutes les herbes qui y poussent. L'ardoise du toit n'a plus de couleur; le bois de la porte se dissout en poussière et semble près de voler en éclats au moindre coup de marteau. De fausses fenêtres, autrefois barbouillées en noir pour simuler les carreaux et dont la peinture a coulé du second étage jusqu'au premier, montrent que l'on a fait, en bâtissant la maison, les efforts les moins heureux pour atteindre à la symétrie. Une girouette de fer-blanc découpé, où l'on voit un chasseur qui tire un coup de fusil à un lièvre, grince à l'angle du toit et couronne dignement la somptuosité de l'édifice. Le groom abattit le marchepied et frappa à la porte un coup magistral qui faillit l'effondrer. La portière, effarée de surprise, passa la tête par un carreau cassé qui lui servait de vasistas et de guichet. La tête de la portière tenait à la fois du mufle, de la hure et du groin; son nez, d'un cramoisi violent, taillé en forme de bouchon de carafe, était tout diapré d'étincelantes bubelettes; ces verrues, ornées chacune de trois ou quatre poils blancs, d'une raideur et d'une longueur démesurées, pareils à ceux qui hérissent le museau des hippopotames, donnaient à ce nez l'air d'un goupillon à distribuer l'eau bénite; ses deux joues, traversées de fibrilles rouges et martelées de plaques jaunes, ne ressemblaient pas mal à deux feuilles de vigne safranées par l'automne et grillées par la gelée; un petit oeil vairon, affreusement écarquillé, tremblotait au fond de son orbite comme une chandelle au fond d'une cave; une espèce de croc, d'un ivoire douteux, relevait le coin de sa lèvre supérieure en manière de défense de sanglier, et complétait le charme de cette physionomie; les herbes de son bonnet, flasques et plissées comme des oreilles d'éléphant, tombaient nonchalam- ment le long de ses mâchoires peaussues et encadraient convenablement le tout. Musidora ne fut pas éloignée d'avoir peur à la vue de cette Méduse grotesque qui fixait sur elle deux prunelles d'un gris sale toutes pétillantes d'interrogation. - M. V--- est-il chez lui? demanda l'Arabelle. - Certainement, madame, qu'il y est; il ne sort jamais qu'aux heures de sa leçon, ce pauvre cher homme, un homme bien savant, et qui ne fait pas plus de train dans la maison qu'une souris privée. C'est au fond de la cour, l'escalier à gau- che, au second, la porte où il y a un pied de biche; il n'y a pas à se tromper. La Musidora et l'Arabella traversèrent la cour en relevant le bas de leur robe comme si elles eussent marché dans une prairie mouillée de rosée; l'herbe poussait entre les fentes des pavés aussi librement qu'en pleine terre. Mais, voyant qu'elles hésitaient, l'affreux dogue coiffé sortit de sa loge et s'avança vers elles en se dandinant et en traînant la jambe comme un faucheux blessé. - Par ici, mesdames, par ici ! voilà le chemin au milieu. C'est que ce n'est pas ici une de ces maisons qui sont comme des républiques, où l'on ne fait qu'aller et venir. Il n'y a pourtant pas plus de six semaines que j'ai gratté tout le pavé avec un outil, même que j'en ai mes pauvres mains pleines de durillons. Est-ce que vous seriez parentes de M- V--- ? Musidora fit un signe négatif. - C'est que je lui avais entendu dire qu'il avait des parentes en province qui devaient venir à Paris. On était arrivé devant la porte de M- V--- et, comme ni Arabelle ni Musidora ne lui avaient répondu, l'animal visqueux et gluant empoigna la rampe et se laissa couler en grommelant jus- qu'au bas de l'escalier, s'en rapportant à la dis- crétion de mademoiselle Césarine, gouvernante du savant, pour de plus amples informations. Arabella tira le pied de biche. Un kling-klang éraillé et grêle, provenant d'une sonnette fêlée, se fit entendre dans les profon- deurs mystérieuses de l'appartement; deux ou trois portes s'ouvrirent et se refermèrent dans le lointain; une toux sèche se fit entendre et un bruit de pas alourdis s'approcha de la prrte. Ce fut encore pendant quelques minutes un bruit de clefs et de ferraille, de verrous tirés, de cadenaà ouverts; puis la porte, légèrement entre-bâillée, donna passage au nez pointu et inquisiteur de mademoiselle Césarine, beauté hors d'âge et ne marquant plus depuis longtemps. A la vue des deux jeunes femmes, sa physionomie prit soudain une expression revêche, tempérée cependant par le respect que lui inspirait l'éclat de la chaÎne d'or qu'Arabelle portait à son cou. - Nous voudrions parler à M- V---. La vieille ouvrit la porte tout à fait et introduisit nos deux belles dans une antichambre ser- vant aussi de salle à manger, tapissée d'un papier vert jaspé, ornée de gravures encadrées représentant les quatre saisons et d'un baromètre enveloppé d'une chemise de gaze pour le préserver des mouches. Un poêle de faïence blanche dont le tuyau allait s'enfoncer dans le mur opposé, une table en noyer et quelques chaises foncées de paille formaient tout l'ameublement; de petits ronds de toile cirée étaient placés devant chaque siège pour ménager la couleur rouge du carreau, et une bande de tapisserie allait de la porte d'entrée à la porte de l'autre chambre, aussi dans le but de conserver la précieuse couche d'ocre de Prusse, si soigneusement cirée et passée au torchon par Césarine. Césarine recommanda aux deux jeunes femmes de suivre la bande de tapisserie, ce qui fit sourire Musidora, qui était plutôt préoccupée de l'idée de ne pas salir ses souliers que de celle de ne pas salir le parquet. La seconde pièce était un salon tendu de jaune avec un meuble en vieux velours d'Utrecht également jaune et dont les dossiers limés et râpés prouvaient de longs et loyaux services. Les bustes de Voltaire et de Rousseau en biscuit ornaient cheminée, conjointement avec une paire de flam- beaux de cuivre doré garnis de bougies, et une pendule dont le sujet était lé Temps faisant passer l'Amour, ou l'Amour faisant passer le Temps, je ne sais trop lequel. Le portrait de M- V--- à l'huile et celui de madame sa femme (heureusement trépassée), en grande toilette de 1810, faisaient de ce salon l'endroit le plus splendide de l'appartement, et Césarine elle-même, troublée de tant de magnificence, ne le traversait qu'avec un certain respect intérieur, quoique depuis longtemps elle dût être familiarisée avec ses splendeurs. La duègne pria les deux visiteuses d'avoir la bonté d'attendre quelques minutes, et qu'elle allait prévenir monsieur, qui était enfermé dans son cabinet, occupé, selon son habitude. de recherches savantes. Il était debout devant la cheminée, dans l'attitude de la plus véhémente contemplation ; il tenait entre le pouce et l'index un petit morceau d'échaudé dont il faisait tomber de temps en temps quelques miettes dans un bocal rempli d'une eau claire et diamantée, où se jouaient trois poissons rouges. Le fond du vase était garni de sable fin et de coquilles. Un rayon de jour traversait ce globe cristallin, que les mouvements des trois poissons nuançaient de teintes enflammées et changeantes comme l'iris du prisme; c'était réellement un très beau spectacle, et un coloriste n*eût pas dédaigné d'étudier ces jeux de lumière et ces reflets étincelants, mais M. V... ne faisait nullement attention à l'or, à l'argent et à la pourpre dont le frétillement des poissons teignait tour à tour la prison diaphane qui les enfermait. - Césarine, dit-il avec l'air le plus sérieux et le plus solennel du monde, le gros rouge est trop vorace, il avale tout et empêche les autres de profiter; il faudra le mettre dans un bocal à part. C'était à ces graves occupations que M- V---, professeur de chinois et de mantchou, passait régulièrement trois heures par jour, soigneusement enfermé dans son cabinet, comme s'il eût commenté les préceptes de la sagesse du célèbre Kong-fou-Tsée ou le Traité de l'éducation des vers à soie. - Il s'agit bien des poissons rouges et de leurs querelles, dit Césarine d'un ton sec; il y a dans le salon deux dames qui veulent vous parler. - A moi, deux dames, Césarine ? s'écria le savant alarmé, en portant une main à sa perruque et l'autre à son haut-de-chausses, qui, trop négligemment attaché, laissait apercevoir la chemise entre la ceinture et le gilet comme par un crevé à l'espagnole; deux dames jolies, jeunes ? je ne suis guère présentable. - Césarine, donne-moi ma robe de chambre. Ce sont sans doute des duchesses qui auront lu mon traité sur la ponctua- tion du mantchou et qui seront devenues amoureuses de moi. Il fourra, en tremblant de précipitation, ses maigres bras dans les vastes manches de la houppelande et se dirigea vers le salon. En voyant Arabelle et Musidora, le vieux savant ébloui, renfonça sa perruque jusque sur ses yeux, et leur fit trois saluts, qu'il s'efforça de rendre le plus gracieux possible. - Monsieur, lui dit Musidora, il n'est bruit dans toute la France et dans toute l'Europe que de votre immense savoir. - Mademoiselle, vous êtes bien bonne, dit le professeur, qui rougit de plaisir comme un coquelicot. - L'on dit, continua l'Arabelle, qu'il n'y a personne au monde qui soit plus versé dans la connaissance des langues orientales et qui lise plus couramment ces mystérieux caractères hiéroglyphiques dont la connaissance est réservée aux sagacités les plus érudites. - Sans me flatter, je sais du chinois autant qu'homme de France. Madame a-t-elle lu mon traité sur la ponctuation mantchoue ? - Non, répondit Arabelle. - Et vous, mademoiselle ? fit le savant en se tournant vers Musidora. - Je l'ai parcouru, dit-elle en comprimant avec peine un éclat de rire. C'est un ouvrage très savant et qui fait honneur au siècle qui l'a produit. - Ainsi, reprit le savant bouffi d'orgueil et faisant la roue dans sa gloire, vous partagez mon avis sur la position de l'accent tonique ? - Complètement, répondit Musidora; mais ce n'est pas cela qui nous amène. - Au fait, dit le savant, que voulez-vous de moi, mesdames, en quoi puis-je vous obliger ? Je ferais tout au monde pour être agréable à de si charmantes personnes. ~ Monsieur, fit Musidora en présentant au sinologue le portefeuille qu'elle tenait sous sa mantille, si ce n'était abuser de votre complaisance et de votre savoir, nous désirerions avoir la traduction de ces deux papiers. Le savant prit les deux feuilles que lui tendait Musidora et dit avec un air capable : - Ceci est du véritable papier de Chine, et ceci du papyrus authentique. Puis il arbora sur son vénérable nez une majestueuse paire de lunettes. Mais il ne put déchiffrer un seul mot. Il se tourmentait considérablement sans avancer pour cela dans sa lecture. - Mesdames, je suis désolé, dit-il en rendant le portefeuille à Musidora; cette écriture entrelacée est vraiment indéchiffrable. - 'l'out ce que je puis vous dire, c'est que ces caractères sont chinois et tracés par une main très exercée. Vous savez, mesdames, qu'il y a quarante mille signes dans l'alphabet chinois correspondant chacun à un mot : quoique j'aie travaillé toute ma vie, je ne connais encore que les vingt premiers mille. Il faut quarante ans à un naturel du pays pour apprendre à lire. Sans doute les idées contenues dans cette lettre sont exprimées avec des signes que je n'ai pas encore appris et qui appartiennent aux vingt derniers mille. Quant à l'autre papier, c'est de l'indostani. M- C--- vous traduira cela au courant de la plume. Musidora et sa compagne se retirèrent très désappointées. Leur visite chez M- C--- fut aussi inutile, par l'excellente raison que M- C--- n'avait jamais su d'autre langue que la langue eskuara, ou patois basque, qu'il enseignait à un Allemand naÎf, seul élève de son cours. M- V--- n'avait de chinois qu'un paravent et deux tasses; mais en revanche il parlait très couramment le bas-breton et réussissait dans l'éducation des poissons rouges. Ces deux messieurs étaient du reste deux très honnêtes gens qui avaient eu la précieuse idée d'inventer une langue pour la professer aux frais du gouvernement. En passant sur une place, Arabelle vit des jongleurs indiens qui faisaient des tours sur un méchant tapis. Ils jetaient en l'air des boules de cuivre, avalaient des lames de sabre de trente pouces de longueur, mâchaient de le, filasse et rendaient de la flamme par le nez comme des dragons fabuleux. - Musidora, dit Arabelle, ordonne à ton groom de faire approcher un de ces coquins basanés; il en saura peut-être plus sur l'indostani que les professeurs du Collège de France. Un des jongleurs, sur l'injonction du groom, s'approcha de la voiture en faisant la roue sur les pieds et sur les mains. -- Drôle, dit Arabelle, un louis pour toi si tu lis ce papier, qui est écrit en indostani. - Madame, excusez-moi, je suis Normand, Indien de mon métier, et je n'ai jamais su lire en aucune langue. - Va-t'en au diable, dit Musidora en lui jetant cinq francs. L'Indien de contrebande la remercia, en faisant un magnifique saut périlleux, et fut rejoindre ses compagnons frottés de jus de réglisse. La voiture prit le chemin du boulevard. A la porte d'un bazar, un jeune homme avec une figure jaune d'or, des yeux épanouis au milieu de sa pâleur comme de mystérieuses fleurs noires, le nez courbé, les cheveux plats et bleuâtres, tous les signes de race asiatique, était assis mélancoliquement derrière une petite table chargée de deux ou trois livres de dattes, d'une demi-douzaine de cocos et d'une paire de balances. Il était impossible de voir rien de plus triste et de plus évidemment frappé de nostalgie que ce pauvre diable, ramassé en boule sous un maigre rayon de soleil. Sans doute il pensait aux rives verdoyantes de l'Hoogly, à la grande pagode de Jaggernaut, aux danses des Bibiaderi dans les chauderies et à la porte des palais; il se berçait dans quelque inexprimable rêverie orientale, toute pleine de reflets d'or, imprégnée de parfums étranges et retentissante de bruits joyeux, car il tressaillit comme un homme qu'on réveille en sursaut lorsque le groom de Musidora lui fit signe que sa maîtresse voulait lui parler. Il arriva avec sa petite boutique suspendue à son cou et fit un salut profond aux deux jeunes femmes en portant les deux mains à sa tête. - Lis-nous ceci, dit Musidora, en lui présentant le papyrus. Le marchand de dates prit la feuille qu'on lui tendait et lut avec un accent singulier et profond ces caractères qui avaient résisté aux lunettes de deux savants. Musidora palpitait de curiosité inquiète. -- Excusez-moi, madame, dit le marchand en essuyant une larme qui débordait de ses yeux noirs. je suis le fils d'un rajah; des malheurs trop longs à vous raconter m'ont fait quitter mon pays et réduit à la position où vous me voyez. Il y a six ans que je n'ai entendu ou lu un mot de ma langue; c'est le premier bonheur que j'aie éprouvé depuis bien longtemps. Ce papyrus contient une chanson qui a trois couplets; elle se chante sur un air populaire dans notre pays. Voici ce que ces vers signifient : Les papillons, couleur de neige, Volent par essaims sur la mer. Beaux papillons blancs, quand pourrai-je Prendre le bleu chemin de l'air ? Savez-vous, ô belle des belles ! Ma bayadère aux yeux de jais, S'ils me voulaient prêter leurs ailes, Dites, savez-vous où j'irais ? Sans prendre un seul baiser aux roses, A travers vallons et forêts, J'irais à vos lèvres mi-closes, Fleur de mon âme, et j'y mourrais. Musidora donna sa bourse au marchand de dattes, qui lui baisa la main avec l'adoration la plus profonde. - Je vais retourner dans mon pays. Que Bramah veille sur vous et vous comble de biens ! dit le rajah dépossédé. Musidora, après avoir mis Arabelle chez son amant, rentra dans sa maison aussi peu instruite qu'elle en était sortie, le cerveau travaillé de la plus irritante curiosité et le coeur bouleversé par un commencement de passion sincère. Elle n'avait plus aucun moyen de trouver la trace de Fortunio. George, qui paraissait en savoir sur son compte beaucoup plus long qu'un autre, était muet comme Harpocrate, le dieu du silence, et ne pouvait d'ailleurs aider Musidora à lui gagner la calèche. Fortunio, Fortunio, as-tu donc à ton doigt l'anneau de Lygès, qui rend invisible à volonté ? CHAPITRE VIII. Le lendemain, on apporta une lettre à Musidora. Le cachet était une espèce de talisman arabe. Musidora ne connaissait pas l'écriture, qui était fine, singulière, avec des attitudes et des jambages compliqués comme une écriture étrangère; elle fit sauter la cire et lut ce qui suit: « Mon gracieux petit démon, « Vous avez effarouché mon portefeuille avec une adresse admirable et qui fait le plus grand honneur à vos talents de société. Je suis fâché, mon cher ange, qu'il ne s'y soit pas trouvé quelques billets de mille francs pour vous dédommager de la peiné que vous devez avoir prise pour l'ouvrir. Votre curiosité n'a pas dû être très satisfaite; mais, que diable ! je ne pouvais pas prévoir que vous m'escamoteriez mon portefeuille cette nuit-là; on ne peut pas songer à tout. Sans cela je l'aurais abondamment garni de billets doux, de lettres confidentielle, d'actes civils, de cartes de visite et d'autres renseignements. Je vous recommande seulement de prendre bien garde à l'aiguille d'or. La pointe en a été trempée dans le lait vénéneux de l'euphorbe : la moindre piqûre donne la mort sur-le-champ avec la rapidité de la foudre; cette aiguille est une arme plus terrible que le pistolet et le poignard, elle ne manque jamais son coup. « P- S- Faites détacher les pierres dont la couverture est ornée; elles ont quelque prix : ce sont des topazes qui m'ont été données autrefois par