laquelle palpitait l'ombre d'une tente rayée, occupait le milieu de l'édifice; trois degrés de marbre blanc, côtoyés de deux sphinx, les pattes croisées sous leurs mamelles aiguës, menaient à cette porte. La voiture s'arrêta sous la tenté; Fortunio descendit, souleva la belle enfant et la posa délicatement sur la dernière marche du perron; puis il toucha le battant, qui rentra dans le mur et se referma aussitôt qu'ils furent passés. Ils se trouvèrent alors dans un large corridor éclairé d'en haut; quatre portes s'ouvraient sur ce corridor; il était pavé d'une mosaïque representant des pigeons perchés sur le bord d'une large coupe et se penchant pour y boire, avec des enroulements, des fleurs et des festons; la vraie mosaïque de Sosimus de Pergame, que tous les antiquaires croient perdue. Des piliers de brèche jaune à demi engagés dans le mur supportaient un attique délicatement sculpté, et formaient un cadre à des peintures à la cire où voltigeaient sur un fond noir des danseuses antiques, soulevant légèrement le bord de leurs tuniques aériennes, ou arrondissant en l'air leurs bras blancs et frêles comme les anses d'une amphore d'albâtre, et secouant leurs mains chargées de crotales sonores. Jamais Herculanum ni Pompéia ne virent se découper sur leurs murailles de plus gracieuses silhouettes. Musidora s'arrêta pour les considérer. - Ne faites pas attention à ces barbouillages, dit Fortunio en faisant entrer Musidora dans une chambre latérale. Avouez, Musidora, que vous vous attendiez à mieux. Vous devez me trouver un assez maigre Sardanapale. je n'ai offert jusqu'ici à vos yeux que des régals peu chers, mes magnificences asiatiques et babyloniennes sont des plus misérables, et c'est tout au plus si j'atteins à la "mediocritas aurea" d'Horace; un ermite pourrait demeurer ici. En effet, la pièce dans laquelle il avait conduit Musidora était d'une grande simplicité. On n'y voyait d'autres meubles qu'un divan très bas qui en faisait le tour; les murs, le plafond et le plancher étaient recouverts de nattes d'une extrême finesse, zébrées de dessins éclatants. Des jalousies de joncs de la Chine arrosés d'eau de senteur, qui laissaient transparaître les contours estompés d'un paysage lointain, s'abaissaient sur les fenêtres vitrées de verres blancs historiés de pampres rouges. Au milieu du plafond, dans une espèce d'oeil-de-boeuf, s'enchâssait un globe de verre rempli d'une eau claire et splendide où sautelaient des poissons bleus à nageoires d'or; leur mouvement perpétuel faisait miroiter la chambre de reflets changeants et prismatiques de l'effet le plus bizarre. Précisément au-dessous de ce globe, un petit jet d'eau dardait en l'air son mince filet de cristal, tremblotant au moindre souffle, et qui retombait sur une vasque de porphyre en pluie perlée et grésillante. Dans un angle se balançait un hamac de fibres de latanier, et dans l'autre un hooka magnifique tortillait ses anneaux noirs et souples autour d'un vase à rafraîchir la fumée, en cristal de roche, enjolivé de filigranes d'argent. C'était tout. - Asseyez-vous, belle reine, dit Fortunio en enlevant avec beaucoup de dextérité le cachemire de Musidora; et il la conduisit par le bout de la main dans l'angle du divan. - Mettez ce coussin derrière vous, et celui-ci sous votre coude, et cet autre sous vos pieds. Là, bien; voyez-vous, il n'y a que les Orientaux qui sachent s'asseoir convenablement, et un de leurs poètes a fait ce distique, qui a plus de sens que toutes les philosophies du monde : Mieux vaut être assis que debout, couché qu'assis, mort que couché. Trouvez-moi donc dans toutes les lamentations des rimeurs à la mode quelque chose qui vaille le simple distique du bon Ferideddin Atar. Et, en disant cela, Fortunio s'étendit sur une natte de fibres de latanier, en face de Musidora. - Vous êtes couché, vous voilà déjà parvenu au deuxième degré du bonheur, selon votre poète arabe, fit Musidora; ce matin, j'ai été bien près de passer au troisième degré. - Comment ! interrompit Fortunio en se soulevant sur son coude, vous avez manqué mourir ce matin ? Serait-ce seulement votre ombre que je vois ? Mais non, vous êtes bien vivante (et, comme pour s'en assurer, il lui prit le pied et le lui baisa). Je sens votre peau tiède et flexible à travers ce mince réseau. - Cela n'empêche pas que si votre billet n'était pas arrivé à midi moins cinq minutes, je serais maintenant blanche et froide, et assurée pour longtemps du bonheur de l'horizontalité. A midi je devais me tuer. - Si passionné orientaliste que je sois, je ne suis de l'avis de Ferideddin Atar que jusqu'à la moitié de son second vers. Le dernier hémistiche est excellent pour les hommes qui ne sont pas seulement millionnaires et les femmes que la laideur réduit à la vertu. Vous n'êtes pas dans ce cas. Quel motif vous poussait à cette résolution violente de vous tuer à midi précisément ? -- Que sais-je ? j'avais des vapeurs; les diables bleus me martelaient le crâne; j'étais contrariée, excédée; je ne savais à quoi employer ma journée, en sorte que, ne pouvant tuer le temps, j'avais pris le parti de me tuer moi-même; ce que j'aurais sérieusement exécuté, si le désir d'essayer votre calèche ne m'eût rattachée à la vie. - Beaucoup de gens que je connais se sont donné pour vivre de moins bonnes raisons que celle-là. Un de mes amis, qui avait déjà fourré mignonnement la gueule de son pistolet dans sa bouche, se ressouvint fort à propos qu'il avait oublié de se faire une épitaphe. Cette idée de ne pas avoir d'épitaphe le contraria sensiblement; il déposa son pistolet sur la table, prit une feuille de papier et écrivit les vers suivants : Le plus faible mortel peut vaincre le destin. Des cruautés du sort la volonté triomphe; Quand on a du courage et que ---. Ici notre malheureux ami s'arrêta faute de rime; il se gratta le front, se mordit les ongles, mais vainement; il sonna son domestique, se fit apporter un dictionnaire de rimes qu'il feuilleta d'un bout à l'autre sans trouver ce qu'il lui fallait, car triomphe n'a pas de rime; de Marcilly entra par hasard et l'emmena au jeu, où il gagna cent mille francs, ce qui le remit à flot. Depuis ce temps, il vit en joie et ne baise plus le canon de ses pistolets. Cette histoire, très véridique, prouve l'utilité des rimes difficiles en matière d'épitaphe. - Ah ! Fortunio, que vous êtes cruellement persifleur, dit Musidora avec un léger accent de reproche ! Croyez-vous donc que ce ne soit pas une excellente raison de mourir qu'un amour dédaigné ? Fortunio fixa sur elle ses prunelles limpidement bleues avec une expression de douceur infinie; puis, par un brusque mouvement, il s'élança de sa natte sur le divan, et, passant un de ses bras derrière elle, il fit ployer jusqu'à lui sa taille souple et mince. - Eh ! qui vous a dit, enfant, que votre amour fût dédaigné ? --- Un râle efrroyable, enroué et guttural, se fit entendre à peu de distance de la chambre. Musidora se dressa toute épouvantée. - C'est ma tigresse qui me sent et qui voudrait me voir. Cette diable de bête aura rompu sa chaîne; elle n'en fait jamais d'autres; excusez-moi, madame, je vais l'attacher plus solidement et lui parler un peu pour la calmer; elle est jalouse de moi comme une femme. Fortunio prit un kriss malais caché sous un coussin et sortit. Musidora l'entendit qui jouait avec la tigresse dans le corridor; Fortunio parlait dans une langue inconnue que la tigresse semblait comprendre et à laquelle elle répondait par de petits mugissements; les battements joyeux de sa queue résonnaient sur le mur comme des coups de fléau. Au bout de quelques minutes, le bruit s'éteignit, et Fortunio revint. Il avait quitté son habit de cheval, et il portait un costume d'une magnificence bizarre. Une espèce de caftan de brocart, à larges manches, serré à la taille par un cordon d'or, se plissait puissamment autour de son corps gracieux et robuste; sur sa tête était posée une calotte de velours rouge brodée d'or et de perles, avec une longue houppe qui lui pendait jusqu'au milieu du dos; ses cheveux, naturellement boucles, s'en échappaient en noires spirales de l'effet le plus pittoresque. Ses pieds nus jouaient dans des babouches turques. Un vaste caleçon de soie rayée complétait cet ajustement. Par sa chemise ouverte l'on voyait la blancheur de sa poitrine de marbre, sur laquelle brillait une petite amulette ornée de broderie et de paillettes, assez pareille aux petits sachets que portent au cou les pêcheurs napolitains. Etait-ce, chez le Fortunio, superstition, bizarrerie, caprice, tendre souvenir, pur amour de la couleur locale ? c'est ce que l'on n'a jamais bien pu savoir; toujours est-il que les nuances tranchées et le clinquant de l'amulette faisaient merveilleusement ressortir l'éclat marmoréen de sa chair souple et polie. - Musidora, dit-il en rentrant dans la charnbre, avez-vous soif ou faim ? Nous allons tâcher de trouver un morceau à manger et un coup à boire. Vous aurez de l'indulgence pour un ménage de campagne dirigé par un garçon à moitié sauvage, qui en fait de cuisine, ne sait accommoder que des pieds d'éléphant et des bosses de bison. Venez par ici, dit-il en soulevant la portière ; n'ayez pas peur. Fortunio, ayant posé son bras sur la taille de Musidora, comme Othello lorsqu'il reconduisit Desdernona, fit entrer sa tremblante beauté dans un petit salon hexagone décoré à la Pompadour, tapissé d'un damas rose à fleurs d'argent avec des dessus de porte de Watteau, et pour plafond un ciel vert-pomme tout pommelé de petit nuages et peuplé d'essaims de gros Amours joufflus jetant les fleurs à pleines mains. Quoiqu'il fît grand jour partout ailleurs, il était nuit dans le petit salon; car il est du dernier ignoble et tout à fait indigne d'un homme qui fait profession de sensualité élégante de manger autrement qu'aux bougies. Deux lustres pendaient du plafond, attachée à des tresses rose et argent assorties à la tenture. Dix torchères chargées de bougies, entrelaçant leurs branches capricieuses avec les bordures des trumeaux, répandaient une éblouissante clarté sur les dorures des meubles et les fleurs argentées de la tapisserie. Au fond, sous un baldaquin à glands d'argent, s'épanouissait comme un lit gigantesque un merveilleux sofa de satin blanc broché d'or. A toutes les encoignures, des étagères et des cabinets de vieux laque pliaient sous les magots de la Chine, les pots du japon et les groupes de biscuit. C'était un vrai boudoir de marquise. Fortunio prit un fauteuil et le posa au milieu de la chambre; il en plaça un autre précisément en face, et s'assit en invitant Musidora à en faire autant. - Maintenant mangeons, dit-il de l'air le plus sérieux du monde. J'ai plus d'appétit que je ne l'espérais. et il releva ses manches comme quelqu'un qui s'apprête à découper. Musidora le regarda avec quelque inquiétude et eut peur un instant qu'il n'eût perdu la raison; mais il avait l'air parfaitement de sang-froid. Cependant il n'y avait rien dans la chambre qui indiquât que l'on allait y manger, ni table, ni vaisselle, ni domes.tique. Tout à coup deux feuilles du parquet se replièrent à la grande surprise de Musidora, et une table splendidement éclairée se leva lentement avec deux servantes, chargée de tous les ustensiles nécessaires à bien manger. Les figures et les ornements du surtout, écaillés a tous leurs angles de paillettes de lumière, jetaient un éclat à faire baisser les yeux au dieu jour lui-même; le ton vert aqueux des urnes de malachite, où le vin de Champagne grelottait dans sa mince robe de verre sous les blancs cristaux de la glace, contrastait heureusement avec les teintes fauves des ors; des corbeilles de filigrane d'or et d'argent, précieusement travaillées, avec des découpures plus frêles et plus fenestrées qu'une dentelle de Brabant, étaient remplies des fruits les plus rares : c'étaient des raisins vermeils et blonds comme l'ambre, d'énormes pêches aux joues de velours incarnat, des ananas aux feuilles dentelées en scie, exhalant les chauds parfums du tropique; des cerises et des fraises d'une grosseur monstrueuse. Les primeurs du printemps et les derniers présents que l'automne verse de sa corbeille tardive se rencontraient sur cette table, étonnés de se voir pour la première fois face à face. Les saisons et l'ordre ordinaire de la nature ne paraissaient pas exister pour Fortunio. Sur des coupes de porphyre s'élevaient en pyramide des sucreries, des confitures des îles, des conserves de rose, des grenades, des oranges, des cédrats et tout ce que la plus luxueuse gourmandise peut réunir de raffiné, d'exquis et de ruineusement rare. Nous avons tout d'abord, intervertissant l'ordre habituel commencé par le dessert ; mais le dessert n'est-il pas tout le dîner pbur une jolie femme ? Cependant, afin de rassurer le lecteur qui trouverait ces mets trop peu substantiels pour un héros de la taille et de la force de Fortunio, nous lui dirons que, dans des plats armoriés et et d'une ciselure admirable, posés sur des réchauds de platine niellé, fumaient des cailles rôties, entourées d'un chapelet d'ortolans, des quenelles de poissons, des purées de gibier, et, pour pièce principale, un faisan de la Chine avec ses plumes. je ne sais quoi encore, des laitances de surmulet, des rougets, des - crevettes et autres éperons à boire. Le vin d'Aï, que nous avons seul nommé, pourrait sembler trop frivole et d'une pétulance trop évaporée pour un buveur aussi sérieux que Fortunio; des flacons de verre de Bohême, tout brodés d'arabesques d'or, contenaient dans leur ventre transparent de quoi établir une ivresse sur un pied de solidité convenable. C'était du vin de Tokay comme M- de Metternich lui-même n'en a jamais bu, du Johannisberg six fois au-dessus du nectar des dieux pour la saveur et le bouquet, du véritable vin de Schiraz dont, au moment où cette histoire a été écrite, il n'existait que deux bouteilles en Europe, l'une chez George, et l'autre chez de Marcilly, qui les gardaient sous triple clef pour quelque occasion suprême. - Fortunio, vous ne me tenez pas parole, vous vous jetez, pour me recevoir, dans des magnificences effroyables, dit Musidora d'un ton de reproche amical. Est-ce que vous attendez du monde ? voici une collation qui pourrait servir de repas de noce à Gamache ou à Gargantua. - Aucunement, chère reine; je n'ai pas fait le moindre préparatif; personne ne hait plus que moi les cérémonies, et je trouve que la cordialité est le meilleur assaisonnement d'un repas. Ce n'est qu'un simple encas que l'on me tient toujours prêt le jour comme la nuit, afin que si la faim me prend à une heure ou à une autre, l'on ne soit pas obligé de descendre dans la basse-cour couper le cou à un poulet, le plumer et le mettre à la broche. Je vous l'ai dit, je suis d'une simplicité tout à fait patriarcale. Je ne mange que lorsque j'ai faim, et ne bois que lorsque j'ai soif; et quand j'ai envie de dormir, je me couche. Mais, je vous en prie, mon petit ange, pénétrez-vous un peu plus de cette pensée que vous êtes à table. Vous ne touchez à rien, et les morceaux restent tout entiers sur votre assiette. Ne craignez pas de me désenchanter en dînant de bon appétit; je n'ai pas là-dessus les idées de lord Byron, et d'ailleurs je n'aime pas les ailes de volaille. Je serais immensément fâché, madame, que vous fussiez une simple vapeur. Malgré les instances de Fortunio, Musidora se contenta de sucer quelques drogues et de boire deux ou trois verres de tisane rosée, avec un doigt de crème des Barbades. Elle était trop émue pour avoir faim, et la présence de l'idole de son coeur la troublait à ce point qu'elle pouvait à peine porter sa fourchette à sa bouche. Quelle félicité parfaite!dîner en tête-à-tête avec le Fortunio impalpable, être servie par lui dans sa retraite inconnue a tous, être vengée d'une façon aussi splendide des petits airs compatissants de Phébé et d'Arabelle, et peut-être, tout à l'heure, idée voluptueuse et charmante à laquelle on n'osait trop s'arrêter, poser sa tête sur cette belle poitrine, solide et blanche, et nouer ses bras autour de ce cou, si rond et si pur! Fortunio était aux petits soins pour elle, et il lui disait, avec cet air grand seigneur et presque royal qui lui était naturel, des choses d'une grâce et d'une délicatesse exquises. Nous aurions bien voulu rapporter cette conversation étincelante, mais nous ne le pouvons sans afficher un orgueil intolérable; en romancier consciencieux, nous avons fabriqué un héros si parfait, que nous n''osons pas nous en servir. Nous éprouvons a peu près le même embarras - "si parua licet componere magnis" [Virgile, Géorgiques IV,176], - que dut éprouver Milton lorsqu'il avait à faire parler le bon Dieu dans son admirable poème du Paradis perdu; nous ne trouvons rien d'assez beau, d'assez splendide. Le cours de la narration nous force en outre à des phrases de cette nature : « A cette spirituelle saillie de Fortunio, un délicieux sourire illumina la bouche de Musidora. » Il est de toute nécessité que la saillie soit spirituelle, ou tout au moins en ait l'air, ce qui est déjà fort difficile. Il y aussi une situation bien déplorable pour un auteur doué de quelque modestie : c'est lorsque le héros récite une pièce de vers produisant un grand effort sur son auditoire, qui s'écrie à la fin de chaque strophe : Admirable! sublime!bient très bien! encore mieux ! Pour nous, plus timides, nous emploierons volontiers le moyen commode des anciens peintres, qui lorsqu'ils ne savaient pas dessiner un objet ou qu'ils le trouvaient trop difficile à rendre, écrivaient à la place : "Currus uenustus", ou "pulcher homo", selon que c'était un homme ou une voiture. [Cf. Balzac, Le chef-d'oeuvre inconnu, 1831] La collation était achevée depuis longtemps, la table avait disparu par sa trappe comme un damné d'opéra, et Fortunio, assis sur le canapé, noyait sa main dans les ondes blondissantes des cheveux de Musidora, dont la tête, chargée d'amour, ployait comme une fleur pleine d'eau; des frissons spasmodiques couraient sur son corps, sa gorge en éveil sautelait sous la robe; ses bras pâmés languissaient et mouraient : on eût dit qu'elle allait s'évanouir. Fortunio se pencha vers elle, et leurs bouches se prirent dans un délicieux et interminable baiser. CHAPITRE XVII. Il ne nous est plus permis de rester dans le petit salon. La sainte Pudeur, voilant ses beaux yeux de sa blanche main aux doigts écartés, se retire en regardant quelquefois par-dessus son épaule, apparemment pour voir si son ombre la suit. Nous serions volontiers resté : rien ne nous paraît plus chaste et plus sacré que les caresses de deux êtres jeunes et beaux; mais peu de personnes sont de notre avis. Ainsi donc, à notre grand regret, nous laissons nos deux amants emparadisés dans les bras l'un de l'autre, et nous allons nouq occuper à réfuter quelques objections qu'on nous fera sans doute. Musidora n'a pas dit un seul mot de son amour à Fortunio ; c'est là une faute grossière : elle aurait dû parler à perte de vue et se livrer à la métaphysique de sentiment la plus transcendante; nous aurions eu là une bellè occasion de faire voir combien notre coeur est fait pour l'amour, et nous aurions pu remplir un nombre de pages assez confortable. Mais le fait est qu'elle n'a rien dit, et, en notre qualité de romancier fantastique, la vérité nous est trop sacrée pour que nous puissions nous permettre de supposer une seule phrase. Ses yeux inondés de moites lueurs, sa gorge agitée, sa voix tremblante, ses pâleurs et ses rougeurs subites, expliquaient l'état de son âme beaucoup plus éloquemment que ne l'auraient pu faire les périodes les plus savantes. Et le baiser muet de Fortunio était, dans son genre, une réponse parfaite. Vous savez bien d'ailleurs que l'on ne parle que lorsqu'on n'a rien à dire. Peut-être trouvera-t-on que Musidora a cédé bien vite à Fortunio : ce n'est que la seconde fois qu'elle se trouve avec lui, et il n'a déjà plus rien à désirer. Nous alléguerons pour excuse que la profession de Musidora n'était pas d'être vertueuse. Ensuite nous dirons, en manière d'apophthegme, que la passion est prodigue, et qu'aimer c'est donner. Il y a beaucoup de femmes estimables qui, la première quinzaine, accordent la main, et à la fin du premier mois, le pied; au second, elles abandonnent la joue, et puis la bouche, et ainsi de suite. Leur personne est divisée en compartiments, qu'elles cèdent un à un, se ménageant et se détaillant pour faire durer un peu leurs frêles intrigues, persuadées apparemment que leur possession est le plus excellent antidote contre l'amour. Il faut pour cela une grande modestie, modestie du reste plus commune qu'on ne pense: la pudeur des femmes n'est autre chose que la crainte de n'être pas trouvées assez belles. C'est ce qui fait que les belles filles se donnent plus facilement que les laides. Il n'y a pas de résistance plus furieuse que celle d'une femme qui a le genou mal tourné. Musidora n'avait pas cette idée humble et modeste que le don de sa personne dût éteindre l'amour; elle se livra tout entière et sur-le-champ à Fortunio, non pour contenter ses désirs, mais pour lui en inspirer; elle se donnait à lui pour qu'il eût envie de l'avoir : c'est un calcul habile et qui réussit plus souvent qu'on ne pense. Chez les belles et fortes natures, l'amour c'est la reconnaissance du plaisir. Aussi Musidora a-t-elle attaqué le coeur de Fortunio par la volupté, excellente manière d'entrer en campagne. D'ailleurs, à quoi bon attendre ? Avec un homme aussi fugitif que le Fortunio, ce serait une chose chanceuse. Profitons donc du moment où nos deux principaux personnages oublient l'existence du monde, pour dire quelque chose de notre héros, car le devoir de tout écrivain est de débrouiller devant son lecteur l'écheveau qu'il a emmêlé à plaisir et de dissiper les nuages mystérieux qu'il a assemblés lui-même, dès le commencement de l'ouvrage, pour empêcher d'en apercevoir trop clairement la fin. Fortunio est un jeune seigneur de la plus pure noblesse, aristocrate comme le roi et aussi bon gentilhomme. Le marquis Fortunio, son père, dont la fortune était dérangée, l'a envoyé tout jeune dans l'Inde chez un de ses oncles (pardon de l'oncle), nabab d'une richesse colossale et titanique. La jeunesse de Fortunio s'est passée à chasser au tigre et à l'éléphant, à se faire porter en palanquin, à boire de l'arack, à mâcher du bétel, ou à regarder, assis sur un tapis de Perse, danser les bibiaderi avec leurs petits pieds chargés de clochettes d'or, et leurs seins enfermés dans des étuis de bois de senteur. Son oncle, vieillard voluptueux et spirituel, qui avait ses idées particulières sur l'éducation des enfants, avait laissé le caractère de Fortunio se développer en toute liberté, curieux, disait-il, de voir ce que pourrait devenir un enfant à qui l'on ne ferait jamais une observation et qui aurait tous les moyens de mettre sa volonté au jour. Son inépuisable fortune lui donnait toutes les facilités pour exécuter ce plan d'éducation, et jamais son neveu n'eut de caprice qui ne fut accompli sur-le-champ. Il ne lui parlait jamais ni morale, ni religion; il ne lui fit peur ni de Dieu, ni du diable, ni même du Code, les lois n'existant plus pour quelqu'un qui a vingt millions de rente; il laissa cette vigoureuse plante humaine pousser à droite et à gauche ses jets vivaces et chargés d'un parfum sauvage; il n'émonda rien, ne retrancha rien, ni une épine, ni un noeud, ni une branche bizarrement contournée; mais aussi il ne fit pas tomber une seule feuille, une seule fleur. Fortunio resta tel que Dieu l'avait fait. Jamais un désir inassouvi ne rentra dans son coeur pour le dévorer avec ses dents de rat; ses passions, toujours satisfaites, ne laissaient sur son front aucun pli, aucune ride; il était doux, calme et fort comme un dieu, dont il avait presque la puissance exterminatrice. Jeune, bien fait, vigoureux, riche, spirituel, il ne connaissait personne au monde qu'il pût envier, et il se sentait envié partout. Il n'avait pas même à désirer la beauté de la femme, car ses maîtresses se plaisaient à s'avouer vaincues et inférieures à lui pour l'inimitable perfection de ses formes. A quinze ans il avait un sérail, cinq cents esclaves de toutes couleurs pour le servir, et autant de lacks de roupies qu'il en pouvait dépenser; le trésor de son oncle lui était ouvert, et il y puisait largement. Jamais le souci de son avenir ou de sa fortune ne vint ternir son beau front du reflet de son aile de chauve-souris : il vivait nonchalamment dans une atmosphère d'or, ne s'imaginant pas qu'il en pût être autrement. Sa surprise fut grande lorsqu'il découvrit qu'il existait des gens qui n'avaient pas même trois cent mille livres de rentes. Comme tous les enfants gâtés, Fortunio devint un homme supérieur; il avait ses vices, mais il avait aussi ses qualités. Les instituteurs ordinaires ne veulent pas comprendre que la montagne suppose une vallée, la tour un puits, et toute chose qui brille au soleil une excavation profonde et ténébreuse d'où on l'a tirée. Rien n'est plus détestable au monde qu'un homme uni et raboté comme une planche, incapable de se faire pendre, et qui n'a pas en lui l'étoffe d'un crime ou deux. Fortunio était capable de tout, en bien comme en mal, mais sa position était telle qu'il lui était tout à fait inutile de nuire. Du haut de sa richesse il voyait les hommes si petits, qu'il ne daignait pas s'en occuper; cette noire fourmilière de misérables s'agitant sous ses pieds, et suant toute une année pour gagner a grand'peine ce qu'il avait d'or à dépenser par minute, lui semblait peu digne d'attirer l'attention d'un homme bien né; il ne comprenait guère la charité ni la philanthropie, mais ses caprices faisaient toujours pleuvoir autour de lui une abondante rosée d'or, et tous ceux qui vivaient dans son ombre devenaient bientôt riches; en somme, il faisait plus de bien que trente mille hommes vertueux et distributeurs de soupes économiques. Il était bienfaisant à la manière du soleil, qui, sans donner un sou à personne, fait la vie et la richesse du monde. Comme il n'avait eu aucun précepteur ni aucun maître, il savait beaucoup de choses et les savait parfaitement, les ayant apprises tout seul; étant placé haut et n'étant arrêté par aucun préjugé de naissance ou de position, il voyait au loin et au large. S'il avait voulu être empereur ou roi, il l'aurait été; avec son audace, son intelligence, sa beauté, sa connaissance des hommes et ses puissants moyens de corruption, rien ne lui eût été plus facile. Par nonchalance et par dédain, il laissa les potentats en paix sur le trône, se contentant d'être roi de fait. Un caractère distinctif de Fortunio, c'est que, pouvant tout, il n'était blasé sur rien; il n'estimait aucune chose au-dessus de sa valeur, mais il n'avait pas de mépris systématique. Comme tous ses désirs étaient accomplis presque aussitôt que formés, il n'éprouvait pas cette fatigue que cause la tension de l'âme vers un objet qu'elle ne peut atteindre; car ce n'est pas la jouissance qui use, mais le désir. Il aimait le vin, la bonne chère, les chevaux et les femmes, comme s'il n'en avait jamais eu; tout ce qui était beau, splendide et rayonnant lui plaisait; il comprenait aussi bien les magnificences d'une chaumière avec un seuil encadré de pampres, un toit velouté de mousses brunes, panaché de giroflées sauvages, que les splendeurs d'un palais de marbre aux colonnes cannelées, à l'attique hérissé d'un peuple de blanches statues. Il admirait également l'art et la nature; il aimait passionnément les femmes à cheveux rouges, ce qui ne l'empêchait pas de s'accommoder fort bien des négresses et des filles de couleur; les Espagnoles le charmaient, mais il adorait les Anglaises et ne dédaignait aucunement les Indiennes; les Françaises même lui paraissaient fort agréables; il avait aussi un goût très vif pour les vierges de Raphaël et les courtisanes du Titien; bref, un éclectique de la plus haute volée, et personne ne poussa plus loin le cosmopolitisme. Cependant, nous l'avouons à sa honte ou à sa louange, on ne lui vit jamais de maîtresse en pied, et personne ne lui connut de domicile légal. Quant à ses esclaves, noirs, jaunes ou rouges, ils étaient aussi souvent rossés que les Scapins de comédie ou les Davus des pièces de Plaute. Chose étrange ! il était adoré de cette valetaille, et ils se fussent jetés au feu pour lui complaire; il les traitait tellement en animaux, qu'il leur avait fait croire qu'ils étaient des chiens, et leur en avait inspiré la servilité passionnée. Jamais il ne lui arriva de répéter deux fois le même ordre, mais il était rare qu'il prît la peine de formuler sa volonté avec la parole : un geste, un clin d'oeil suffisait. Il y avait toujours, sous la remise, une voiture attelée et deux chevaux sellés; un dîner perpétuel était tenu prêt dans l'office : il n'était pas encore arrivé à Fortunio d'attendre quelqu'un ou quelque chose; deux belles filles se tenaient, nuit et jour, dans un cabinet à côté de sa chambre à coucher, en cas qu'il lui passât par la tête quelque fantaisie amoureuse. C'était, comme on le voit, un homme de précaution. L'obstacle et le retard lui étaient inconnus; il ne savait pas ce que c'était que le lendemain. Pour lui tout pouvait être aujourd'hui, et il avait la puissance de faire de l'avenir le présent. Lorsque son oncle mourut, il avait vingt ans environ; le désir le prit de voir l'Europe, la France et Paris. Il y vint, emportant avec lui vingt fortunes, tonnes d'or, cassette de diamants et le reste. D'abord, accoutumé qu'il était aux magnificences orientales, tout lui parut misérable, étriqué, mesquin. Les grands seigneurs les plus riches lui faisaient l'effet de mendiants déguenillés; cependant il découvrit bientôt, sous cet aspect pauvre et terne, des mondes d'idées dont il ne soupçonnait pas l'existence. Il fit dans ces régions nouvelles des enjambées de géant. Il fut bientôt aussi au courant qu'un Parisien de race, grâce au flair admirable dont la nature l'avait doué. Cela lui plaisait, après avoir goûté les charmes pénétrants et sauvages de la vie barbare, d'essayer de tous les raffinements de la civilisation la plus extrême; après avoir chassé le tigre sur un éléphant, avec les Malais, dans les jungles de Java, il lui semblait piquant de courir le renard, en habit rouge, avec les membres du parlement, sur un cheval demi-sang; après avoir vu, à l'ombre de la grande pagode de Bénarès, danser les véritables bibiaderi, assis les jambes croisées, en robe de mousseline, sur une natte de joncs parfumés, il trouvait plaisant de voir, à l'Opéra, avec un binocle et des gants jaunes, mademoiselle Taglioni dans "le Dieu et la Bayadère"; seulement, dans les premiers temps, il avait beaucoup de peine à se retenir de couper la tête des bourgeois qui l'ennuyaient. La seule chose à laquelle ses habitudes orientales ne purent se plier, c'est de voir sa maison ouverte à tout le monde et de hardis pirates se glisser jusqu'aux plus secrets recoins de sa vie sous le nom d'amis intimes. Il rencontrait ses compagnons de plaisir dans le monde, aux théâtres, dans les promenades, mais aucun n'avait mis le pied chez lui, ou, s'il ne pouvait s'empêcher de les recevoir, c'était dans quelque appartement loué pour la circonstance et qu'il quittait aussitôt, de peur de les y voir revenir. Sa vie était divisée en deux parties bien complètes : l'une tout extérieure, courses au clocher, soupers fins et folies de toute espèce, l'autre mystérieuse, séparée et profondément inconnue. On avait fait cette remarque à Fortunio, qu'il n'avait ni duchesse ni danseuse, et qu'il lui manquait cela pour être tout à fait du bel air; à quoi il répondit qu'il trouvait les unes trop vieilles et les autres trop maigres. Pourtant on le rencontra le lendemain, aux Bouffes, avec une danseuse, et le surlendemain, à l'Opéra, avec une duchesse : la danseuse était grasse et la duchesse jeune, chose doublement extraordinaire. Fortunio, ayant fait ce sacrifice aux convenances, reprit son train de vie ordinaire, apparaissant et disparaissant sans jamais dire où il allait ni d'où il venait. La curiosité de ses camarades avait d'abord été excitée au plus haut degré, mais peu à peu elle s'était assoupie, et l'on avait accepté le Fortunio tel qu'il se donnait. L'amour de Musidora avait réveillé ce désir de pénétrer les mystères de sa vie, et l'on parlait plus que jamais de ses bizarreries; cependant on était forcé de s'en tenir à de vagues conjectures. La vérité n'était sue de personne. George lui-même ne connaissait de Fortunio que ce qui se rapportait à son séjour dans l'Inde. Nous n'avons rien à communiquer au lecteur de plus intime sur le compte de Fortunio; toutefois nous espérons le traquer bientôt dans sa dernière retraite.